Questions sur les miracles/Édition Garnier/Extrait

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AVERTISSEMENT[1].

Monsieur le proposant ayant écrit ces trois lettres à M. le professeur R…, son ami, ce professeur, profondément pénétré de la candeur et de la sincérité du proposant, communiqua ces lettres à quelques personnes pieuses, sages, et tolérantes : elles parvinrent au sieur Needham, jésuite irlandais, qui était alors à Genève, et qui servait de précepteur à un jeune Irlandais. Needham fit imprimer les trois lettres, pour avoir le mérite d’y répondre : on ne sut pas d’abord que cette réponse fût de lui. Nous dirons dans la suite de ce recueil à quelle occasion M. Théro aparlé d’anguilles au jésuite Needham, et quelle figure l’illustre M. Covelle a faite dans cette savante dispute. Il suffit à présent de savoir que Needham donna absolument incognito la réponse qu’on va lire si on peut.


EXTRAIT DE LA RÉPONSE DE NEEDHAM
à m. le proposant[2].

Avant de s’engager dans une discussion qui demande un certain degré de science, on doit commencer par acquérir les connaissances nécessaires[3]. Si un philosophe m’objecte que les miracles ne sont pas vraisemblables, parce que, selon lui, l’univers se gouverne comme une machine, sans cause première[4], je réponds que le vraisemblable n’est pas toujours vrai, ni le vrai toujours vraisemblable. Selon vous, la morale, qui est bien peu de chose[5], doit être assujettie à la physique… La morale évangélique a donné une suite d’hommes vertueux, dans tous les siècles, qui ne valaient pas moins que M. le proposant des autres questions…[6]. La prolongation d’un jour ne demande pas autre chose que la simple suspension de la rotation de la terre autour de son axe…[7]. Pour que M. le proposant puisse se proposer comme digne d’assister au conseil du Très-Haut, il lui conviendra de prendre d’avance quelques leçons d’astronomie…[8]. C’est comme si l’on disait qu’il ne valait pas la peine d’avoir une législation en France, pour que deux cents maltôtiers s’enrichissent aux dépens du peuple…[9]. Les papes valent bien les Tibère et les Néron…[10]. Je raisonne ici ad hominem… « Répondez, dit Salomon, à un insensé selon sa folie…[11]. » Nos philosophes sont venus malheureusement plus de cent ans trop tard, ou pour réprimer la puissance exorbitante des papes, ou pour déclamer avec avantage contre l’intolérance des ecclésiastiques…[12].

Les insensés reviennent sans cesse à la quadrature du cercle…[13]. Si les soi-disant philosophes avaient tant fait par leurs objections que d’écraser parfaitement la religion, et de la réduire dans l’esprit de tout homme sensé à l’état de la fable de Mahomet…[14] Au lieu donc de nous persécuter avec leurs doutes minutieux, et de s’accrocher aux mots et aux syllabes, en épluchant la Bible, ils nous mépriseraient trop pour se donner tant de peine…[15]. La religion se soutient toujours malgré la tempête. « Merses profundo[16], pulchrior evenit. Per damna, per cædes, ab ipso ducit opes animumque ferro…[17]. » Celui qui lui répond (au proposant), par ce court imprimé, est qualifié par ses recherches, pour s’inscrire en faux contre la prétendue invincibilité de ses objections…[18]. Je ne puis pardonner à sa simplicité ni à celle de cette assemblée (où l’esprit, dont il nous donne un échantillon si beau, voltigeait librement aux dépens de nos pauvres croyants), qu’ils ignoraient tous que Jonas n’allait pas alors par mer à Ninive, mais qu’au contraire il s’était embarqué exprès dans un port de mer pour s’enfuir, et s’éloigner de plus en plus de cette ville méditerranée…[19]. Et quoique nous semblions toucher de près à ce temps malheureux…[20]. Dieu vous préserve, mes chers lecteurs, vous et votre postérité, de la bête féroce du Gévaudan…[21]. Les incrédules sont nommés communément esprits forts[22]. Ces messieurs prennent tout pour argent comptant, et croient tout, excepté la Bible[23]. Cette dernière espèce d’incrédule, qui fait le peuple dans cette secte, ne mérite pas le pompeux titre d’esprit fort : car il n’en coûte rien pour rejeter une fable manifeste, telle que le Koran de Mahomet ; et on ne peut pas s’arroger le caractère de hardi et de courageux en ce genre sans risquer son âme. Or, pour tout conclure en peu de mots (et c’est précisément là où j’ai voulu venir par une espèce de méthode socratique), une fable très-compliquée, qui est le produit d’un temps immense, qui dépend par une liaison nécessaire dans ses principes d’une suite de six mille ans, et de plus de deux cents générations ; qui a été la fable universellement reçue de tant de différentes nations[24], de tant de climats, de tant de siècles, de tant de génies différents, de la première classe en tout genre, et de tant de tempéraments ;… une fable… enfin qui est soutenue par tant de preuves qui, nous venant de tous côtés, aboutissent sans se croiser au même point, par tant de marques de vérité, dont la lumière augmente à raison de la réflexion multipliée, assez fortes pour enchaîner le déiste savant dans un doute éternel, est une fable unique, une fable d’une espèce qu’on ne conçoit pas, qui n’a jamais existé ailleurs depuis la création du monde, et qui n’existera jamais dans toute la suite des siècles, quand le monde durerait éternellement[25].

  1. Cet Avertissement est de Voltaire. Je le rétablis tel qu’il est dans la Collection de 1765, où il parut pour la première fois, et dans l’édition de 1767. (B.)
  2. Voyez, dans l’Avertissement de Beuchot, le titre de cette Réponse, dont on ne donne ici que des extraits.
  3. Acquérez-les donc. (Note de Voltaire.)
  4. Jésuite calomniateur, on n’a jamais rien dit de cela ; on a dit tout le contraire : que « Dieu gouverne l’univers, son ouvrage, par ses lois éternelles ». Pourquoi as-tu l’impudence d’accuser de nier une cause première ceux qui ne parlent que d’une cause première ? Tu devais savoir que cette arme rouillée, dont tes pareils se sont tant de fois servis, est aujourd’hui aussi abhorrée qu’inutile. (Note de Voltaire.)
  5. Jésuite calomniateur, comment es-tu assez abandonné pour dire de toi-même que la morale est peu de chose, ou pour imputer lâchement ce crime à ton adversaire, qui ne prêche que la morale ? (Id.)
  6. Et qui valaient un jésuite. (Id.)
  7. On voit par les lettres suivantes quelle est l’ignorance de ce jésuite Needham, qui oublie que la lune s’arrêta sur Aïalon. (Id.)
  8. Apprends-la donc, maître Needham, et sache que, pour que le soleil et la lune s’arrêtent dans leur cours, il est nécessaire qu’ils ne répondent plus aux mêmes étoiles ; un écolier de deux jours te l’apprendrait. (Id.)
  9. Quelle pitié de comparer des lois éternelles, émanées de la Divinité, aux règlements établis par les hommes ! Voyez la septième lettre de M. le proposant Théro. (Id.)
  10. Je le crois bien. (Id.)
  11. Crois-moi, mon pauvre Needham, pour raisonner extravagamment tu n’as pas besoin de te gêner ; abandonne-toi à ton beau naturel. (Note de M. Covelle.) (Id.)
  12. Non, Needham, on ne viendra jamais ni trop tôt ni trop tard pour réprimer des usurpations qui durent encore, et pour déplorer des désastres dont la mémoire ne périra jamais. Il faut que tous les siècles se lèvent en jugement contre les siècles affreux qui ont vu les massacres des Albigeois, ceux de Mérindol, ceux de la Saint-Barthélémy, ceux d’Irlande et des Cévennes ; parce que, tant qu’il y aura des théologiens dans le monde, ces temps horribles peuvent renaître ; parce que l’Inquisition subsiste, parce que les convulsionnaires ont troublé depuis peu la France, parce que les billets de confession ont produit sous nos yeux un parricide. Apprends que les sages doivent en tout temps réprimer tes pareils.
  13. Pauvre Needham, on ne répond plus aujourd’hui à ceux qui trouvent la quadrature du cercle, non plus qu’à ceux qui changent de la farine en anguilles. (Note de M. Euler.) (Note de Voltaire.)
  14. Que veut dire ce barbouilleur ? traite-t-il de fable l’histoire de Mahomet ? Prétend-il que le Koran soit un recueil d’historiettes ? Le Koran est, à la vérité, un amas de sentences morales, de préceptes, d’exhortations, de prières, de traits de l’Ancien Testament rapportés selon la tradition arabe. Le tout est composé sans ordre, sans liaison ; il y règne beaucoup de fanatisme ; il est plein d’erreurs physiques ; mais ce n’est point ce que nous appelons une fable, (Note de M. Beaudinet.) (Id.)
  15. Non, jésuite Needham, je ne me fâcherai pas contre un bonze du Japon qui ne me persécutera pas. Je me fâcherai contre un bonze d’Europe qui voudra me susciter des persécutions, et je mépriserai un jésuite d’Irlande. (Note de M. Boudry.) (Id.)
  16. Voici le texte d’Horace, livre IV, ode v, vers 59, 60, 65:

    Per damna, per cædes ab ipso
    Duxit opesque animumque ferro.
    · · · · · · · · · · · · · · ·
    Merses profundo, pulchrior evenit.

  17. Courage, Needham ! prouve la religion par Horace. (Note de Voltaire.)
  18. Tu es plaisamment qualifié. (Id.)
  19. Le propre des gens qui ont tort est de ne pas entendre raillerie. (Note de M. Claparède.) (Id.)
  20. Ainsi donc le jésuite Needham croit que le monde va finir ; il est fini en effet pour les jésuites. (Note de M. Covelle.) (Id.)
  21. Tu n’es pas au fait, mon ami; notre professeur Clap avait prêché sur la bête du Gévaudan, et c’est de quoi monsieur le proposant l’avait remercié dans sa seconde lettre. Tu prends toujours martre pour renard. (Note de M. Deluc le père.) (Id.)
  22. Et des esprits faibles, et des esprits faux, et des esprits lourds, qu’en dirons-nous ? (Note de monsieur le capitaine.) (Id.)
  23. Oh que non ! mon ami ; nous n’avons jamais cru à tes expériences. (Note d’un professeur de physique.) (Note de Voltaire.)
  24. Tu ne sais ce que tu dis, mon ami ; je crois aux miracles de Jésus-Christ plus que toi ; et si tu es un théologien irlandais, je suis un théologien suisse. Tu soutiens une bonne cause que personne ne te dispute, mais par de bien mauvaises raisons. Comment ne vois-tu pas qu’on en pourrait dire autant du mahométisme ? il remonte à six mille ans comme le judaïsme ; il est embrassé par des nations qui diffèrent de mœurs et de génie, par des Africains, des Persans, des Indiens, des Tartares, des Syriens, des Thraces, des Grecs. Il s’appuie sur des prophéties, et il y a peut-être en Turquie des Needham. (Note de M. Théro.) (Id.)
  25. Nous avons transcrit ce long passage pour donner au lecteur une idée de l’éloquence du jésuite. Nous n’avons conservé du reste que ce qui est nécessaire pour entendre les notes. (K.)