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Qui sera roi ? (Gautier)

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Œuvres de Théophile Gautier — PoésiesLemerreVolume 1 (p. 338-343).
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Qui sera roi ?


I

BÉHÉMOT


Moi, je suis Béhémot, l’éléphant, le colosse.
Mon dos prodigieux, dans la plaine, fait bosse
                Comme le dos d’un mont.
Je suis une montagne animée et qui marche :
Au déluge, je fis presque chavirer l’arche,
Et quand j’y mis le pied, l’eau monta jusqu’au pont.

Je porte, en me jouant, des tours sur mon épaule ;
Les murs tombent broyés sous mon flanc qui les frôle
                Comme sous un bélier.
Quel est le bataillon que d’un choc je ne rompe ?
J’enlève cavaliers et chevaux dans ma trompe,
Et je les jette en l’air sans plus m’en soucier !

Les piques, sous mes pieds, se couchent comme l’herbe
Je jette à chaque pas, sur la terre, une gerbe
                De blessés et de morts.
Au cœur de la bataille, aux lieux où la mêlée
Rugit plus furieuse et plus échevelée,
Comme un mortier sanglant, je vais gâchant les corps.


Les flèches font sur moi le pétillement grêle,
Que par un jour d’hiver font les grains de la grêle
                Sur les tuiles d’un toit.
Les plus forts javelots, qui faussent les cuirasses,
Effleurent mon cuir noir sans y laisser de traces,
Et par tous les chemins je marche toujours droit.

Quand devant moi je trouve un arbre, je le casse ;
À travers les bambous, je folâtre et je passe
                Comme un faon dans les blés.
Si je rencontre un fleuve en route, je le pompe,
Je dessèche son urne avec ma grande trompe,
Et laisse sur le sec ses hôtes écaillés.

Mes défenses d’ivoire éventreraient le monde,
Je porterais le ciel et sa coupole ronde
                Tout aussi bien qu’Atlas.
Rien ne me semble lourd ; pour soutenir le pôle ;
Je pourrais lui prêter ma rude et forte épaule.
Je le remplacerai quand il sera trop las !

II


Quand Béhémot eut dit jusqu’au bout sa harangue,
Léviathan, ainsi, répondit, en sa langue.

III

LÉVIATHAN


Taisez-vous, Béhémot, je suis Léviathan ;
Comme un enfant mutin je fouette l’Océan
        Du revers de ma large queue.

Mes vieux os sont plus durs que des barres d’airain,
Aussi Dieu m’a fait roi de l’univers marin,
        Seigneur de l’immensité bleue.

Le requin endenté d’un triple rang de dents,
Le dauphin monstrueux, aux longs fanons pendants,
        Le kraken qu’on prend pour une île,
L’orque immense et difforme et le lourd cachalot,
Tout le peuple squameux qui laboure le flot,
        Du cétacé jusqu’au nautile ;

Le grand serpent de mer et le poisson Macar,
Les baleines du pôle, à l’œil rond et hagard,
        Qui soufflent l’eau par la narine ;
Le triton fabuleux, la sirène aux chants clairs,
Sur le flanc d’un rocher, peignant ses cheveux verts
        Et montrant sa blanche poitrine ;

Les oursons étoilés et les crabes hideux,
Comme des coutelas agitant autour d’eux
        L’arsenal crochu de leurs pinces ;
Tous, d’un commun accord, m’ont reconnu pour roi.
Dans leurs antres profonds, ils se cachent d’effroi
        Quand je visite mes provinces.

Pour l’œil qui peut plonger au fond du gouffre noir,
Mon royaume est superbe et magnifique à voir :
        Des végétations étranges,
Éponges, polypiers, madrépores, coraux,
Comme dans les forêts, s’y courbent en arceaux,
        S’y découpent en vertes franges.

Le frisson de mon dos fait trembler l’Océan,
Ma respiration soulève l’ouragan
        Et se condense en noirs nuages ;

Le souffle impétueux de mes larges naseaux,
Fait, comme un tourbillon, couler bas les vaisseaux
        Avec les pâles équipages.

Ainsi, vous avez tort de tant faire le fier ;
Pour avoir une peau plus dure que le fer
        Et renversé quelque muraille ;
Ma gueule vous pourrait engloutir aisément.
Je vous ai regardé, Béhémot, et vraiment
        Vous êtes de petite taille.

L’empire revient donc à moi, prince des eaux ;
Qui mène chaque soir les difformes troupeaux
        Paître dans les moites campagnes ;
Moi témoin du déluge et des temps disparus ;
Moi qui noyai jadis avec mes flots accrus
        Les grands aigles sur les montagnes !

IV


Léviathan se tut et plongea sous les flots ;
Ses flancs ronds reluisaient comme de noirs îlots.

V

L’OISEAU ROCK


Là bas, tout là bas, il me semble
Que j’entends quereller ensemble
Béhémot et Léviathan ;
Chacun des deux rivaux aspire,

Ambition folle, à l’empire
De la terre et de l’Océan.

Eh quoi ! Léviathan l’énorme,
S’asseoirait, majesté difforme,
Sur le trône de l’univers !
N’a-t-il pas ses grottes profondes,
Son palais d’azur sous les ondes ?
N’est-il pas roi des peuples verts ?

Béhémot, dans sa patte immonde,
Veut prendre le sceptre du monde
Et se poser en souverain.
Béhémot, avec son gros ventre,
Veut faire venir à son antre,
L’Univers terrestre et marin.

La prétention est étrange
Pour ces deux pétrisseurs de fange,
Qui ne sauraient quitter le sol.
C’est moi, l’oiseau Rock, qui dois être,
De ce monde, seigneur et maître,
Et je suis roi de par mon vol.

Je pourrais, dans ma forte serre,
Prendre la boule de la terre
Avec le ciel pour écusson.
Créez deux mondes ; je me flatte
D’en tenir un dans chaque patte,
Comme les aigles du blason.

Je nage en plein dans la lumière,
Et ma prunelle sans paupière
Regarde en face le soleil.
Lorsque, par les airs, je voyage,

Mon ombre, comme un grand nuage,
Obscurcit l’horizon vermeil.

Je cause avec l’étoile bleue
Et la comète à pâle queue ;
Dans la lune je fais mon nid ;
Je perche sur l’arc d’une sphère ;
D’un coup de mon aile légère,
Je fais le tour de l’infini.

VI

L’HOMME


Léviathan, je vais, malgré les deux cascades
Qui de tes noirs évents jaillissent en arcades ;
La mer qui se soulève à tes reniflements,
Et les glaces du pôle et tous les éléments,
Monté sur une barque entr’ouverte et disjointe,
T’enfoncer dans le flanc une mortelle pointe ;
Car il faut un peu d’huile à ma lampe le soir,
Quant le soleil s’éteint et qu’on n’y peut plus voir.
Béhémot, à genoux, que je pose la charge
Sur ta croupe arrondie et ton épaule large ;
Je ne suis pas ému de ton énormité ;
Je ferai de tes dents quelque hochet sculpté,
Et je te couperai tes immenses oreilles,
Avec leurs plis pendants, à des drapeaux pareilles
Pour en orner ma toque et gonfler mon chevet.
Oiseau Rock, prête-moi ta plume et ton duvet,
Mon plomb saura t’atteindre, et, l’aile fracassée,
Sans pouvoir achever la courbe commencée,
Des sommités du ciel, à mes pieds, sur le roc,
Tu tomberas tout droit, orgueilleux oiseau Rock.