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Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/Austerlitz

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Napoléon/Austerlitz
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 232-235).



XXIII

AUSTERLITZ

 
" Duroc, il fait grand jour ? Mon cheval, mon épée !…
Elle est dans le fourreau de sang déjà trempée !
On nous attend là-bas, messieurs les maréchaux,
Où la tour d’Austerlitz pavoise ses créneaux.
À cheval ! à cheval ! Voyez-vous mon étoile,
Au loin vers ce clocher, où l’horizon se voile ? "
Il parle dans les rangs tout haut à ses soldats :
" Quel est ton nom, ton âge, et combien de combats ?
"

Ton sabre est-il tranchant et sa lame polie ?
" Toi, viens-tu du Thabor ? Toi, viens-tu d’Italie ?
" Toi, je te vis au camp dans le désert de Tyr.
" Reconnais-tu là-bas le soleil d’Aboukir ? "
Il dit un mot plus bas qu’écoute la bruyère ;
Puis cent fois on redit : " en avant ! En arrière !
À vos rangs de bataille ! Hourrah ! Allons, du cœur !
Saint George ! Saint Ivan ! Et vive l’empereur !
Et plus de cent canons le répètent encore,
Et les sabres luisants ont salué l’aurore.
Qui fait alors la fête et s’éveille en sursaut ?
Quand le lac est glacé, qui se mire en son flot ?
Est-ce au bord de l’étang un faucon sur sa proie ?
À présent sous la haie un aiguillon flamboie.
Est-ce un serpent d’airain qui s’éveille en hiver ?
C’est le sabre de Lanne avec ses dents de fer.
Ah ! Que la baïonnette et que la carabine
Sont belles dans ce champ où rougit la chaumine !
Ah ! Que dans le ravin les fusils sont joyeux
Quand le grand empereur leur fait signe des yeux !
Les balles sur sa tête, autour de ses trophées,
S’assemblent en sifflant comme des chœurs de fées.
Et les aigles de bronze ont dit : " Buvons du sang ! "
Et les chevaux blessés : " Levons-nous sur le flanc ! "
Et les freins tout meurtris : " Brisons-nous dans leur bouche !
Et les grands étendards : " Malheur à qui me touche ! "
Et les casques de fer : " Agitons nos cimiers ! "
Et les boulets lassés : " Traînons-nous à ses pieds ! "


Et lui, comme un géant, debout dans son domaine,
Il attise à ses pieds son foyer dans la plaine.
Comme un feuillage mort qu’on ramasse en janvier,
Il jette à pleines mains ses peuples au brasier ;
Et, crénelant leurs toits d’une flamme rougeâtre
Les hameaux, alentour, pétillent dans son âtre.
Un messager survient, puis un autre après lui.
Et puis un autre encor. — " L’arrière-garde a fui !
—Sire, couvrez vos flancs ! -Sire, votre aile ploie !
—Sire, tout est perdu ! -Lanne en son sang se noie !
—C’est assez, comte Rapp ! Ils sont à nous, marchez !
La bataille est là-bas au pied de ces clochers.
Puis, comme un serpent d’eau qui sous l’herbe s’agite,
Il foule au fond des lacs le serpent moscovite.
Son épée a frémi sans sortir du fourreau,
Et cent villes déjà se creusent leur tombeau.
Que serait-ce, mon Dieu ! Si devant leurs murailles
Elle eût lui toute nue au soleil des batailles ?
Ah ! Czar, il faut pleurer. C’est toi qui l’as voulu.
L’arc du nord est-il donc fait de bois vermoulu ?
Tes canons sur le flanc, à la gueule affamée,
Ne sont-ils aujourd’hui gorgés que de fumée ?
Tes espadons ont-ils oublié leurs tranchants,
Et tes lances perdu leur acier dans les champs ?
Dans tes vieux arsenaux, dans tes villes d’Asie,
N’as-tu plus de tromblons à la lèvre noircie,
Plus d’affût sur l’essieu, plus un seul étendard,
Ni clairon pour gémir, ni sabre, ni poignard,

Ni cuirasse de bronze à la trempe divine,
Pour enfermer ce soir ta plainte en ta poitrine ?
Écoute ! Le jour baisse ; un sabre resplendit.

Une voix a crié : " Rendez-vous ! -Qui l’a dit ?
—Moi, Murat, duc De Berg ! éperviers de Crimée !
Et combien êtes-vous ? Répondez. -Une armée.
—Suivez-moi. " puis alors maints prisonniers, pieds nus,
Le front bas ont pleuré, comme font les vaincus.
Ils pensaient dans leurs cœurs aux forêts de l’Ukraine,
À leurs champs de bruyère auprès du Borysthène,
À leurs petits enfants dans les cours des boyards,
À leurs huttes de serfs, puis au palais des czars,
Puis aux pins sous la neige, aux troupeaux de cavales
Qui mordent les glaçons de leurs steppes natales.
Oh ! Vieille aigle du nord, retourne en tes frimas,
Et monte avant le jour sur l’arbre des combats.
Que le Wolga t’entende, et redise au Bosphore
Ton cri dans la nuit noire, et ton cri dans l’aurore :
" Moscou, fuis vers Azof ! Smolenski, prends le deuil !
" Kalouga, baisse-toi pour creuser ton cercueil ! "