Aller au contenu

Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/L’Invasion

La bibliothèque libre.
Napoléon/L’Invasion
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 291-295).

XLI

L’INVASION


 
Et maintenant, c’est l’heure où la terre des gaules
Gémit, comme une harpe, à l’ombre des vieux saules.
Des fleuves murmurants, des lacs et des vallons,
Des bois, des monts ombreux où nichent les aiglons,
Et de l’anse des mers où la vague retombe
Un immense soupir sort d’une immense tombe.
Car ils sont morts, au loin, en mille champs épars,
Ceux qu’elle avait nourris des os des léopards.
Car ils sont morts, au loin, ceux qui portaient l’épée
Et la lance au long bras, toujours de sang trempée ;
Et rien ne reste d’eux pour défendre leurs toits,
Hors leurs petits enfants cachés au fond des bois.
Dans le pli du rocher, dans l’antre de la grotte,
La bruyère soupire et la brise sanglote.
Car ils sont morts, là-bas, et gisent sans tombeaux,
Pâles, nus, déchirés sous l’ongle des corbeaux,
Ceux qui, pour mieux hâter leurs lentes funérailles,
Pressaient de l’éperon les chevaux de batailles.
Et ceux qui se courbaient sur le bord de l’arçon,
Comme les moissonneurs au bord de leur sillon ;
Et ceux qui combattaient comme des tours vivantes ;
Et tous les fils du glaive, errants, loin de leurs tentes ;
Le glaive a délié leurs cuirasses d’airain,
Et l’aiguillon de mort est entré dans leur sein.


N’oublions pas non plus au fond de leur poussière
Le nom de leurs chevaux à la blême crinière.
Car, dès que le clairon hennissait sous les cieux,
Bondissants, dans l’étable, ils s’appelaient entre eux,
Disant : c’est l’heure ! Allons ronger l’herbe sanglante.
Et leurs pieds réveillaient leurs maîtres sous la tente.
Et leurs maîtres penchés sur les selles de fer
Descendaient des vallons comme un torrent d’hiver.
Oh ! Que le vent gonflait le pli de leur bannière !
Que leurs pas orgueilleux soulevaient de poussière !
Qu’ils prenaient en un jour de royaumes peuplés
De villes et de tours et de murs écroulés !
Sans parler du désert, ni visiter l’Asie,
Ni le flot du Jourdain, ni sa source asservie ;
Sans toucher vingt états, vers le Nil égarés,
Ni les tours du kremlin, ni les hauts minarets ;
Ni les châteaux du Rhin sur leurs rives humides ;
Sans nommer l’alhambra, ni les sept pyramides.
Et maintenant les boucs ont dispersé leurs os ;
Et leur chef en son île, insulté par les flots,
Muet, découronné, prisonnier, sur la plage
Écoute jour et nuit le bruit de son naufrage ;
Et, comme un porte-clef, sur ses pas, l’océan
Fait sonner haut sa grève et l’abîme béant.
Reviendront-ils bientôt dans la terre de France,
Ceux qui savaient briser la lance avec la lance ?
Que tardent-ils ? Le glaive a-t-il tari leur sang ?
La maison dépeuplée attend son maître absent.


Les femmes sur les murs debout, avant l’aurore,
Comptent l’heure en disant : reviendront-ils encore ?
Mais voilà qu’à leur place, au loin, sur le chemin,
De pâles cavaliers arrivent par essaim.
Ils parlent l’un à l’autre une langue inconnue.
Nul ne sait leur pays ; et leur épée est nue ;
Elle est ensanglantée ; et d’orageux climats
Aux crins de leurs chevaux ont pendu leur frimas.
Malheur ! Ils sont entrés, comme fait la tempête,
Sous le toit des héros, sans incliner la tête.
Ils ont foulé sans peur le banc et l’escalier ;
Sans peur, ils ont souillé la porte et le foyer ;
Sans peur, ils ont aussi vidé jusqu’à la lie
Toute coupe d’orgueil sur la table remplie.
Malheur ! Malheur ! Ils ont rompu le pain des morts.
Ils ont rompu le glaive et la lance des forts.
Pour ombrager leur tête, ils ont cueilli sans gloire,
Sur l’arbre des héros, un rameau de victoire ;
Et, voyant sur son banc la veuve tout en deuil,
Ils ont ri de la tombe et moqué le cercueil.
Malheur ! Malheur ! Malheur ! Voilà qu’un grand royaume
Se sèche sous leurs pieds ainsi qu’un brin de chaume.
Sur l’argile et le roc, sur le mont, le ravin,
Sur les prés odorants, sur le sable et l’airain,
Sur la rive et le flot, sur l’herbe, sur sa tige,
Les pas de l’étranger ont laissé leur vestige !
Demain l’herbe croîtra ; demain le flot plus pur
Oubliera son limon dans son lit tout d’azur ;

Demain le rossignol chantera sous les saules ;
Demain reverdira le vieux chêne des gaules ;
Mais demain ni jamais les pas de l’étranger
Ne pourront, sur le roc, s’effacer ni changer.

Désespoir ! Désespoir ! En tous lieux, à toute heure,
N’avoir plus sous son toit, ni place, ni demeure,
Ni couche, ni festin, ni feu, ni loi, ni droit !
À la face du monde être montrés du doigt,
Muets, sans nom, sans chefs, dépouillés par le faîte,
Ainsi qu’un grand cadavre à qui manque la tête !
Trouver partout son maître au bout de son sentier !
Le retrouver encore auprès de son foyer !
Sur son banc, à sa table, en son lit adultère ;
Et ne pouvoir parler, et ne pouvoir se taire !
N’avoir plus d’un état que le pâle semblant !
Être une ombre, en effet, qui s’efface en tremblant !
L’ombre d’un peuple mort ! Moins que cela, peut-être,
Une fable, un jouet, pour amuser son maître,
Un vieux conte oublié qu’apprennent les enfants !
Vivants, être rayés du nombre des vivants,
Comme un mot, par hasard, mal écrit sur le sable !
C’est là, c’est là la plaie immense, inguérissable !
Car voilà vers le soir, pour couronner le deuil,
Qu’une race de rois scellée en son cercueil,
Fantôme de mille ans qui convoite un fantôme,
A secoué sa cendre et cherché son royaume.
Pèlerins du tombeau, sans joie et sans remords,
Ils ont dit : levons-nous ! Et régnons sur les morts.

Et l’autel du passé retrouve sa dépouille ;
Le casque se remplit de poussière et de rouille.
L’étendard s’enveloppe en son sanglant manteau.
Il se plaint à l’épée, et l’épée au tombeau.
Et maintenant, c’est l’heure où la terre des gaules
Gémit, comme une harpe, à l’ombre des vieux saules.