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Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/Longwood

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Napoléon/Longwood
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 313-317).

XLIX

LONGWOOD


 
Mais lui, pâle, mourant, tout courbé sur sa cime,
Disait : -Amis, c’est bien. Remercions l’abîme,
Et Longwood et son roc, et sa dure prison.
Sans eux je n’eusse été qu’un fantôme sans nom ;
Un orage qui gronde au plus haut de sa nue,
Une fable ! Un mystère ! Une énigme inconnue.
Mais, grâce à cet écueil où plonge mon regard,
Ma vie ici s’explique et se montre sans fard.

Sur son roc Prométhée a lu sa destinée ;
Tout entière, il la voit, à ses pieds enchaînée.
Écoutez le mystère… et dites s’il est beau ;
C’est la voix d’un mourant et le cri d’un tombeau.
J’ai tout vu, tout senti, tout possédé sur terre !
Cendre des vieux états, et fumée, et poussière !
Dans ma main, j’ai pesé le monde et le néant ;
Vous le savez, amis ; et mes pas de géant
Ne sont pas tous ici marqués sur cette grève ;
Vous vous en souvenez ! Non, ce n’est point un rêve.
—Sire, il nous en souvient ! -Ne m’interrompez pas ;
Je n’ai point achevé. Dans mes mille combats,
Sans connaître mon œuvre, à mon œuvre fidèle,
À chaque heure attaché comme à l’heure éternelle,
J’écoutais sans entendre, et je marchais sans voir,
Et je ne savais rien que tout l’humain savoir.
Et je ne voyais pas, comme un aiglon dans l’aire,
Sur le bord escarpé de l’espérance altière
Quelle main me gardait et m’empêchait de choir ;
Ni quelle aile divine, abritant mon vouloir,
De mes cieux vagabonds caressait les nuages
Et berçait mon empire au branle des orages.
Mais, dieu merci ! La tombe, après que tout est dit,
Toujours porte conseil en sa profonde nuit.
Les fronts découronnés ont, après la tempête,
Toujours su ce qu’il faut pour rester sur le faîte ;
On voit sa faute à nu, voyant son châtiment ;
Et c’est le mort qui sait les secrets du vivant.

J’ai du vague avenir dénoué par l’épée
Dans ses nœuds gordiens l’énigme enveloppée.
J’ai repétri le monde ; et dans ma large main
Façonné le limon d’un nouveau genre humain ;
J’ai fait dans mon abîme, où je me vois descendre,
Une place au passé pour y semer sa cendre.
Pour toujours, j’ai donné, prodigue du tombeau,
Au glaive sa boisson, sa pâture au corbeau.
Pour toujours, désormais, l’épée est émoussée ;
Sa soif est assouvie et sa faim est passée.
Dans ce flot qui s’écoule et qui me survivra,
Je la rejette au loin… qui la ramassera ?
Des sépulcres blanchis j’ai semé la poussière ;
Des états dispersés j’ai rompu la barrière ;
De cent peuples errants aux visages divers
J’ai fait un même peuple, un monde, un univers.
Des siècles en un jour j’ai corrigé l’injure,
Et ma lance partout a guéri sa blessure.
J’ai tenu rassemblé sous mon glaive tranchant
Le nord… puis le midi, le levant, le couchant ;
J’abaissais, comme un homme, au gré de ma pensée,
La cime au haut des monts sur la cime entassée ;
Et puis, à l’avenir les pas de mon cheval
Sur le sable traçaient son chemin triomphal.
Quand j’avais fait mon œuvre, au bout de ma journée,
Je me couchais content sur ma gerbe fanée.
Puis, la saison changée, autres soins, autres jours !
Soi-même rejeter, de sa main, aux vautours,

Les états condamnés, les nations finies,
Les cadavres d’empire et les choses vieillies ;
Ou fouler sous ses pas un monde paresseux ;
Ou soi-même attacher un bandeau sur ses yeux ;
Ou des dieux écroulés relever la machine
Pour les ensevelir dans sa propre ruine ;
Ou jouer l’univers pour la dernière fois ;
Ou clore le sépulcre et la liste des rois.
J’ai couronné le peuple en France, en Allemagne ;
Je l’ai fait gentilhomme autant que Charlemagne :
J’ai donné des aïeux à la foule sans nom.
Des nations partout j’ai gravé le blason ;
Je leur ai fait veiller leur longue veille d’armes ;
Et j’ai sacré leurs fronts dans le sang et les larmes.
Voilà ce que j’ai fait ; je ne m’en repens pas ;
Et je le referais dans les mêmes combats.
C’était l’œuvre de Dieu ; qu’il l’achève à sa guise !
C’est lui qui me poussait, et c’est lui qui me brise.
Mes fautes sont à moi ; mon génie est à tous,
Et ma vie est remplie… amis, consolez-vous.
Demain je vais mourir. Mais, comme un vieux pilote,
Mon fantôme en cette île où l’océan sanglote,
Au vaisseau radoubé d’une autre humanité
Apprendra le sentier de la postérité,
Et montrera du doigt et le port et la plage,
Et l’abîme divin où l’homme fait naufrage.
Demain, je vais mourir, mais non pas tout entier.
Tout courbé que je suis, à mon étroit foyer

Si je change de place, un univers murmure ;
Et pour épouvanter les rois sous leur armure,
Il ne faut sur leur rive, au lieu de mon vaisseau,
Que ma capote grise ou mon petit chapeau.
Amis, vous reverrez ce grand pays de France ;
Vous reverrez sans moi ses hauts monts de vaillance,
Et ses bois, et ses champs, et sa tour des héros ;
Portez-y ma poussière et cachez-y mes os,
Afin qu’en mon sillon, de mes cendres semées,
On voie, en une nuit, renaître mille armées.
Sinon, emportez-moi sous le saule pleureur
Dont l’ombre était si douce à mon front d’empereur.
Je lègue en ma pensée : aux peuples, ma couronne ;
Mon orage éternel au ciel qui m’abandonne,
À chaque jour qui luit mon pesant souvenir,
Ma gloire au genre humain, mon œuvre à l’avenir.
Je lègue à mon enfant une place en ma tombe ;
Et mon orgueil au flot qui s’élève et retombe ;
De mes projets altiers le sable à l’océan ;
De mes mille désirs la poussière au néant ;
Au sommet sourcilleux le vent de ma colère ;
Et mon nom à l’écho, mon trône au ver de terre.
Amis… il se fait tard. Adieu, retirez-vous !
Ailleurs qu’en cet exil nous nous reverrons tous.