Quinze Lettres de Wagner/Note

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Quinze Lettres de Richard Wagner, accompagnées de souvenirs et d’éclaircissements, par Eliza Wille, née Sloman
Traduction par Augusta Staps.
Imprimerie Veuve Monnom (p. 3-8).


Tous ceux qui ont lu ce petit livre dans la langue originale en ont éprouvé une jouissance si pénétrante et si complète, que j’ai cru faire chose utile en le rendant accessible au public de langue française. Il appartient aux œuvres nombreuses qu’a suscitées et que suscitera sans cesse le nom magique de Wagner, mais il occupe une place spéciale dans cette merveilleuse bibliothèque, sa valeur étant toute psychique ; ce n’est pas sur la scène qu’il nous montre le drame, dans le superbe épanouissement de la fusion de tous les arts parvenus à leur degré suprême d’intensité, le drame est dans l’âme même du maître, dans la phase douloureuse et fatale du sentiment et de la sensation purs ; c’est le dedans qu’il éclaire et l’homme s’en dégage avec sa puissante originalité et son naïf abandon, avec ses contradictions et ses faiblesses, ses impatiences et ses colères, ses grands élancements vers ce que le vulgaire appelle l’impossible et ses lourdes chutes de l’illusion dans le réel, l’homme que l’immensité de ses aspirations et l’acharnement du sort revêtent en ce moment d’une grandeur tragique et rendent si semblable à quelqu’un de ses héros. — Lui aussi n’a-t-il pas lancé un fier défi aux puissances établies, n’a-t-il pas à lutter contre une mer furieuse et tous les ports ne lui sont-ils pas fermés ? Pour que sa voie soit libre et qu’il puisse aborder en la terre de son Désir, il faut qu’un miracle se fasse ! — Ce miracle, l’amour le fait deux fois pour lui : la faveur et le dévouement d’un roi l’enlèvent par-delà les tempêtes dans le ciel de ses rêves et donnent la paix à l’artiste ; l’amour et le dévouement d’une femme donnent à l’homme le repos et le bonheur.

L’amie dévouée à qui Wagner, dans un sentiment d’ardente gratitude, adressa ces lettres et qui les a publiées « afin que d’autres, à leur tour, aient part à ce qu’elles contiennent de vraiment bon et partant de vraiment émouvant », Mme Eliza Wille eut au plus haut degré le don de la sympathie. C’est cette flamme divine qui a rendu sa longue vie si harmonieuse et si féconde, qui a fait de son foyer, plus encore peut-être que les lumières de l’intelligence, un centre béni où tout ce que Zurich a compté de célébrités nationales, tout ce qu’il a vu passer de célébrités étrangères, est venu s’asseoir tour à tour ; c’est cette puissance de vivre en autrui qui, rayonnant plus loin encore, s’est répandue dans ses livres avec un charme profond et bienfaisant. Morte récemment à Mariafeld, au bord du lac de Zurich (23 décembre 1893), elle était née à Itzehoe (Holstein) le 9 mars 1809. Son enfance avait été bercée par les fiers accents de la guerre de l’Indépendance ; elle en conserva toute sa vie le souvenir, avec une conscience très haute de la justice et du devoir, une foi inébranlable en la nécessité de leur triomphe final et un irrésistible élan vers tous ceux qui revendiquent leurs droits méconnus, exilés politiques, proscrits dont elle vit si souvent défiler le sinistre cortège, opprimés de toutes sortes ayant à lutter contre quelque iniquité sociale ou politique.

Ce sont ces nobles sentiments qui forment en quelque sorte l’atmosphère morale des œuvres de Mme Wille, mais ce clair et judicieux esprit de femme était trop loyal envers lui-même pour ne point observer avec une égale fidélité, à côté des grandeurs de la nature humaine, ses fautes et ses petitesses caractéristiques. « C’est de contrastes et de contradictions, de la multiplicité des impressions et des expériences disparates, de beau et de laid, d’une part de vérité et d’une autre part d’excentricité que se forme notre originalité », dit-elle excellemment d’elle-même : il y a de tout cela dans le monde complexe qu’elle a créé et qui surgit avec d’autant plus d’intensité devant nous, que le style de Mme Wille, toujours simple et expressif, s’élève parfois à une pureté et une concision vraiment classiques. Telle page que lui a suggérée la mer du Nord, la terre désolée des Halligen, avec quelque simple et primitive figure se profilant sur ces horizons lourds et bas, est aussi grandiose et aussi suggestive pour l’esprit que tel tableau de Mesdag ou d’Israëls. Quant à sa magistrale description de l’incendie de Hambourg, la flamme poursuit le lecteur haletant de rue en rue, de canal en canal, le ciel, la terre et l’eau l’enserrant peu à peu dans un gigantesque brasier. (Johannes Olaf.)

Le professeur Lazarus, saisi d’admiration pour cette riche nature si harmonieusement développée et se renouvelant jusqu’à la vieillesse toute blanche, a dit d’Éliza Wille que « ce fut une des femmes les plus remarquables du XIXe siècle ». Nous y associerons le souvenir de Wagner et de son calvaire qu’elle l’a aidé à gravir et nous n’oublierons pas cette parole qu’il lui écrivait en septembre 1864 : « Quand j’en étais en quelque sorte arrivé à être congédié par tous mes vieux amis, vous seule, à parler franchement, vous croyiez encore en moi. »

Le traducteur.

Novembre 1894.