Récits de voyages/Kingston

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Typographie C. Darveau (p. 19-26).


CHAPITRE II

KINGSTON

Nous voilà arrivés à Kingston, la troisième ville militaire du Dominion, qui ne cède le pas qu’à Québec et à Halifax. Elle s’élève à l’extrémité supérieure du fleuve, au fond d’un havre formé par la rivière Cataraqui, qui débouche ici dans le lac Ontario, Il est aujourd’hui dimanche. Grand Dieu ! voilà une chose terrible. Arriver dans une ville d’Ontario le dimanche, cela équivaut à un suicide partiel, mais qui n’est pas moins douloureux qu’un suicide complet et bien ménagé. Heureusement qu’on en repart aussi bien ce jour-là qu’on y arrive ! Nous avons déjà fait cent soixante-douze milles. Désormais le fleuve est chose du passé ; nous ne verrons plus que le ciel et l’eau, deux grandes choses, mais dont l’une est trop loin, et l’autre souvent trop près.


Kingston est une ville qui a joué un rôle assez considérable dans les annales militaires du pays, notamment en 1812, lors de la guerre entre la Grande-Bretagne et les États-Unis. Elle devint alors la rivale de Sacketts Harbour, port également fortifié, sur la rive américaine du lac Ontario. Le recensement de 1881 donne à Kingston une population de 14,091 habitants. Elle en avait 12,407, dix ans auparavant, en sorte que, pendant les dix années écoulées de « 71 » à « 81 », elle n’a augmenté que de 1,684 âmes. C’est là l’allure commune aux petites villes fortifiées. Elles étouffent dans leurs enceintes de granit. Comment peut-on se développer et marcher à pas rapides dans le progrès, quand il faut pour cela enjamber par dessus des batteries et escalader des bastions, des barbacanes et des murs et contremurs qui vous barrent le chemin de tous les côtés ?

Voyez par exemple Québec. On est là sur un roc. Cela n’était pas suffisant. Il a fallu mettre sur ce roc d’autres rochers, mais ceux-ci taillés, découpés et disposés selon les règles, pour effrayer les Américains avec symétrie. On n’y peut risquer un pas sans se heurter, dans tous les sens, à un cercle de remparts inviolables autant qu’impuissants, auxquels on ne saurait faire la plus petite égratignure sans manquer de loyauté ; et si l’on arrive à se sauver par les portes, qui ne sont que des trous dans les remparts, c’est pour tomber sur les barrières, un demi-mille plus loin. Comment s’allonger ou s’étendre, dans un sens ou dans un autre, quand on ne peut même pas tourner le cou sans se cogner le nez sur quelque chose de fédéral ou d’impérial, qui fait que nous sommes comme des étrangers dans notre propre ville et que nous n’y habitons, pour ainsi dire, que par tolérance ?

Fortifiée ! Kingston l’est pour le sûr. Il y a un fort sur la pointe Mississaga et tous les points accessibles sont protégés par des batteries. Il y a en outre des ouvrages militaires considérables à la pointe à la Marine (Navy Point), et sur la pointe Henry s’élève une forteresse qui commande absolument le havre et la ville. Du reste Kingston est la seule ville fortifiée de tout Ontario, ce qui fait voir que les habitants de cette province ont des tendances incontestables vers l’annexion.

Kingston est une des plus anciennes villes du vieux Canada ; on le devine du reste à sa physionomie gravement souriante, à l’allure de ses habitants, empreinte de réserve et de dignité latente, et surtout aux noms que portent plusieurs de ses principales rues, noms historiques et aristocratiques retentissants, tels que Wellington, Clarence, York, Bagot, Princess… Les maisons sont généralement construites en belle pierre bleuâtre, dont il y a des carrières en abondance dans les environs, et les rues, macadamisées, se coupent à angle droit. L’École Militaire, désormais établie en permanence à Kingston, où est aussi caserné le bataillon d’artillerie communément appelé « batterie B », n’offre absolument rien de monumental.

Le canal Rideau relie Kingston à la capitale fédérale, et un chemin de fer, allant en droite ligne jusqu’à Pembroke, sur la rivière des Outaouais, la met en communication directe avec la ligne du Pacifique canadien.


Kingston est construite sur l’emplacement de l’ancien fort de Frontenac. Ce fut le gouverneur de Courcelles qui, dès 1672, y fonda un premier établissement, connu d’abord sous le nom de fort Cataraqui, nom changé plus tard en l’honneur du comte de Frontenac, le plus célèbre des gouverneurs français. Le fort fut détruit en 1758, lors de l’expédition du colonel Bradstreet, durant cette guerre néfaste qui décida du sort des colonies françaises d’Amérique, et, en 1762, les Anglais, maîtres de tout le pays, donnèrent à Kingston le nom qu’elle porte actuellement.

C’est à Kingston que fut fondée, en 1776, la première école de grammaire, sous la direction du « docteur » Stuart, qui était en même temps le premier professeur et le premier ministre protestant qui se fût établi dans la province du haut Canada. Le duc de la Rochefoucauld fait une mention très honorable des écoles de grammaire de Kingston, dans le récit du voyage qu’il fit en Amérique, au commencement de ce siècle. Remarquons avant tout l’Université qui, sous le nom de « Queen’s Collège » est un des ornements d’architecture et la gloire intellectuelle de la ville. Elle a été fondée en 1840 par un certain nombre de membres de l’Église presbytérienne d’Écosse.

Il y a encore dans Kingston quelques édifices très passables ; mais, chose digne de remarque dans cet endroit essentiellement protestant, c’est que la cathédrale catholique est la plus belle de toutes les églises de la ville, et si ses tours étaient achevées, elle aurait un aspect monumental qui relèverait de beaucoup la physionomie bourgeoise, un peu fatiguée, de cette petite cité, dont la population est cependant très éveillée, et dont une partie surtout prétend avoir conservé, à l’exclusion de toutes les autres villes canadiennes, les vieilles manières aristocratiques. Disons en terminant que Kingston ne renferme malheureusement guère plus de cinq cents habitants, de race française.

On ne peut pas tout avoir.

En partant de Kingston, on longe pendant près de deux heures la grasse et luxuriante île de Wolfe, qui a vingt-et-un mille de long et sept de large. On l’appelle communément la reine des Mille-Îles. Ses rivages sont coupés en maints endroits par de charmantes petites baies où se dirigent en foule les promeneurs et les touristes, pendant les beaux mois de l’année. Il n’y a pas une partie d’Ontario dont le sol soit plus riche que celui de cette reine des Îles. Elle n’était encore, il y a cinquante ans à peine, qu’une épaisse forêt non interrompue, asile des loups et autres animaux sauvages. Aujourd’hui de magnifiques vergers et de vastes champs, portant l’espoir du colon, ont remplacé les bois ténébreux, pendant que tout autour des rivages se promène une eau claire comme le cristal, foisonnant de myriades de poissons délicieux, tels que le saumon, la truite, le poisson blanc, la perche, le brochet et le maskinongé. Cette île était autrefois habitée par des tribus indiennes, comme le démontrent les os humains qu’on a découverts, ainsi que divers autres objets dont les Indiens seuls avaient l’habitude de se servir.

Le voyageur n’a pas plutôt dépassé l’île de Wolfe qu’il atteint une autre grande île, celle d’Amherst, qui s’étend à l’extrémité orientale du lac Ontario et qui est habitée, comme la précédente, sans avoir ni ses charmes ni sa fécondité. L’île d’Amherst portait, sous le régime français, le nom d’île de Tonti. Nous la laissons derrière nous, après une heure et demie de navigation à peu près, nous tournons la pointe de la vaste presqu’île du Prince Édouard, et nous voilà enfin dans les eaux du lac Ontario, le premier de cet admirable système de navigation lacustre, unique au monde, qui se prolonge sur une étendue de quatorze cents milles et se termine, à l’extrémité du lac Supérieur, par un mince filet d’eau, bientôt perdu dans quelque retraite cachée de la chaîne laurentienne.

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