Rédemption (Girard)/01/07

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Imprimerie Guertin (p. 68-82).


L’ENGRENAGE.


Midi. Le knock-off vient de sonner aux établissements des pêcheries sur le banc. Réginald traverse le grand pont rouge en compagnie de Romaine, du grand-père et de l’oncle Jérôme.

Les journaliers des maisons Robin et Le Bouthillier qui n’ont pas emporté leur lunch montent en toute hâte chez eux se mettre quelque chose sous la dent avant de reprendre leur travail.

Romaine, tout en marchant à pas lents pour prolonger l’entretien, donne à Réginald quelques informations sur l’industrie de la pêche à la morue dans la baie des Chaleurs.

La maison Robin, dans ses trente établissements des provinces de Québec, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick, emploie cinq mille hommes. Celui de Paspébiac est le plus considérable. Il a ses menuisiers, ses charpentiers, ses tonneliers, ses forgerons-mécaniciens, sans compter, naturellement, les ouvriers employés à la préparation de la morue. Autrefois, la maison Robin possédait jusqu’à ses petits docks et ses chantiers pour la construction des barges et des goélettes de pêche.

Certains ont prétendu que, dans les années passées, aucun des employés n’avait la liberté de se marier. On n’a jamais défendu aux employés de prendre femme. Seulement, si l’un d’eux le faisait, il devait laisser sa femme dans l’île de Jersey, si elle était de ce pays, ou l’y conduire si elle était canadienne. En outre, on ne lui permettait d’aller la voir qu’à tous les dix-huit mois. C’était demi-mal quand la femme était une Jersiaise, mais les Canadiennes ne se sentaient pas aises d’aller vivre au milieu d’étrangers et de ne voir leurs maris qu’à des intervalles aussi éloignés. Conséquemment la maison Robin perdit beaucoup de ses meilleurs employés. Aujourd’hui, cet ordre sévère de la compagnie a été relâché, et les employés ont l’autorisation de se marier à leur gré, autorisation dont ils n’abusent pas, tant s’en faut.

La maison fut fondée en 1766 par un Jersiais du nom de Charles Robin. Durant un siècle, la maison fut connue sous la raison sociale de « Charles Robin & Cie ». Deux banques de Jersey ayant fait faillite, la maison Robin dut fermer ses portes. Trois mois plus tard, quelques Jersiais s’associèrent et formèrent une société sous le nom de « Charles Robin & Co., Limited ». Enfin, il y a quelques années, cette maison s’est fondue avec celle de J. & E. Collas, et depuis elle est connue sous la raison sociale de « The C. Robin Collas Company, Limited. »

Le fondateur de la maison rivale, celle des Frères LeBouthillier, était commis dans la compagnie Robin quand, en 1837, il fut élu député du comté de Gaspé au gouvernement représentatif du Bas-Canada. Ses patrons n’ayant pas vu d’un bon œil qu’il s’occupât de la chose publique, il leur donna sa démission et établit cette maison que depuis il a laissée à ses quatre fils. Il mourut conseiller législatif.

Romaine donne ensuite un aperçu général de la préparation de la morue.

On commence par enlever la tête, les entrailles et la colonne vertébrale. Puis on la sale et on la met de côté durant une semaine, après quoi on la lave dans de grandes cuves. Vient ensuite l’asséchement de la morue sur la grève durant deux ou trois jours. L’opération subséquente consiste à faire suer la morue dans un bâtiment. On l’étend, de nouveau au soleil, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’elle soit parfaitement sèche.

Après que la morue a été cordée sur la grève sous la forme de gros paniers, elle est rentrée pour être mise en barils.

La morue de première qualité est exportée au Brésil, et celle de qualité inférieure aux Antilles. Certaines cargaisons prennent aussi la route du Portugal, de l’Italie, et de quelques autres parties du monde. La maison Robin possède ses propres vaisseaux pour les marchés étrangers. Elle a également des goélettes de léger tonnage qui font le cabotage tout l’été sur les côtes des provinces maritimes.


Après que la morue a été cordée sur la grève…

Le produit annuel de la pêche à la morue dans la province de Québec est de six millions de dollars.

Puis Johnny Castilloux raconte qu’il n’y a pas très longtemps, quelques années à peine, un des anciens curés de Paspébiac avait défendu à ses paroissiennes de travailler sur le banc, où elles étendaient la morue pour la faire sécher au soleil. Il s’était commis dans cette population, en ce temps-là rude et sauvage, des choses innommables, et ce genre de travail était une occasion continuelle de débauche. Mais l’appât de l’argent, le désir de faire quelques sous de plus chaque jour, l’avaient emporté sur la défense du curé, et les femmes et les filles de Paspébiac continuaient de plus belle leur labeur. Or, un bon jour, ce curé, s’apercevant que sa parole n’avait pas assez d’autorité pour être écoutée de ses ouailles récalcitrantes, entra dans une grande colère. Il s’arma d’un long fouet et descendit sur la grève. Là sans crier gare, il se mit à frapper à droite et à gauche, pourchassant jusque chez elles toutes les rebelles, qui fuyaient comme un troupeau devant la tempête. Depuis, on n’a plus vu une seule femme travailler sur le banc.

Le fouet, du reste, avait dû être un argument des plus convaincants à Paspébiac. Il y avait de cela trois ou quatre ans, deux hommes, — les deux frères, — et quels hommes, des colosses ! — se battaient d’une façon révoltante sur la place de l’église. C’est là que se vidaient tous les différends. Un rassemblement s’était fait. Les femmes et les enfants des deux batailleurs pleuraient et criaient, sans parvenir à séparer ces forcenés. C’est alors que la vieille mère des combattants avait paru sur la scène, un fouet à la main, accablant de coups ces mauvais frères. Puis, elle leur commanda de retourner en paix chacun chez eux. Et eux, l’oreille basse, d’obéir aussitôt, sans le moindre murmure.

Au haut de la côte, Romaine fit remarquer à son compagnon un vieillard à longue barbe blanche qui venait de franchir la porte de son jardin.

— C’est, dit-elle, le notaire Alain, l’homme le plus spirituel, le plus affable et le plus respectable de toute la baie des Chaleurs.

Réginald avait remarqué que tous les gens qu’il croisait sur la route le saluaient, soit de la main, soit d’un signe de la tête, soit avec leur chapeau ; les femmes mêmes inclinaient la tête en esquissant un sourire. Il crut, naturellement, que toutes ces marques de politesse s’adressaient à la jeune fille. D’un autre côté, il se rappelait que, depuis son arrivée à Paspébiac, toutes les personnes qu’il avait rencontrées lui avaient montré la même déférence. Il en fit la réflexion à Romaine, qui répondit :

— N’en soyez pas surpris, monsieur Olivier. Ici, plus que partout ailleurs, les habitants ont conservé cette coutume si touchante dans sa simplicité de saluer les personnes qu’ils rencontrent sur la route. En saluant ainsi, même et surtout les étrangers, ils vous disent par cette salutation muette que nous sommes tous frères et que vous êtes le bienvenu chez eux. Les pêcheurs et les autres habitants de Paspébiac, si longtemps privés des bienfaits de la civilisation moderne, ont gardé l’écorce raboteuse des anciennes mœurs bretonnes et jersiaises. En revanche, ils ont conservé dans tout leur charme les vieilles lois et traditions de l’hospitalité. Ils y vont carrément, mais avec le cœur sur la main. Demandez-leur un service quelconque, ils seront heureux de vous le rendre. Cette politesse chez eux est même exagérée ; c’est pour cette raison peut-être que serviteurs et servantes veulent être appelés « monsieur » ou « madame » ou « mademoiselle » lorsqu’on leur adresse la parole.

On était arrivé vis-à-vis la pension de Réginald. Le grand-père d’abord, puis la petite-fille, qui n’avait osé parler la première, insistèrent auprès du jeune homme, l’invitant à aller prendre le repas du midi avec eux. D’avance, ils s’excusaient sur leur table modeste, mais ils ajoutaient que le cœur suppléerait au reste.

Réginald remercia, regrettant de ne pouvoir accepter leur bonne et gracieuse invitation. La pêche de la matinée, prétexta-t-il, l’avait mis dans un état tel qu’il avait besoin de changer de vêtements. On lui fit alors promettre qu’il se rendrait au souper.

Dans l’impatience qu’il avait de revoir Romaine le plus tôt possible, il ne se fit pas trop prier.

Et cependant, il éprouvait une certaine répulsion d’aller gêner par sa présence le laisser-aller de ces gens simples et bons. Il en coûtait à sa délicatesse de rompre le tête-à-tête délicieux du vieux grand père et de la petite fille, dans l’intimité chaude et sacrée du foyer. La pensée de voir Romaine de nouveau fut plus forte que son aversion. Et d’ailleurs, il l’avait promis.

L’après-midi lui parut interminablement longue. Plusieurs fois, il se surprit à regarder à sa montre. Même, il partit longtemps avant l’heure, se proposant de marcher lentement pour ne pas arriver trop tôt. Il était vêtu d’un complet en serge bleu marin. Pas un seul bijou : il ne voulait pas, par un luxe insolent qui, d’ailleurs, détonnerait, humilier la vie modeste de ces braves gens.

Il marchait très lentement. Il rencontra une femme qui marchait très vite.

Ce fut la femme qui s’arrêta. Elle demanda, après avoir hésité :

— Voulez-vous m’dire quelle heure qu’il est, le monsieu. J’avais promis à mon homme, qui travaille su’ le banc, d’aller le prendre de bonne heure pour l’aguinder à remonter des paquets. C’est ma voisine qui m’a retardé avec son histoire de chicane qu’al a eue avec son mari, à cause d’un pommier de prunes.

— Cinq heures et demie, répondit Réginald.

Et il ajouta :

— Vous êtes Canadienne ?

— Non, j’sus une Chapadeau.

— Votre mari ?

— C’est un pêcheux.

— Son nom ?

— Comment qu’i s’onpelle ? Jean-Baptiste.

— Jean-Baptiste qui ?

— Jean-Baptiste Chatillon, le garçon à Philippe, qu’a habitué quinze ans à la Contrée.

Réginald salua et continua son chemin, réfléchissant à part lui qu’il était très difficile de savoir le nom de madame Jean-Baptiste Chatillon.

Lorsqu’il arriva près de la maisonnette blanche, il aperçut Romaine accoudée à la barrière, entre les deux cormiers faisant voûte. Elle semblait l’attendre. Comme la première fois qu’il l’avait vue, elle avait cette robe de mousseline blanche qui, de loin, sous le fauve éclat des cheveux d’or rouge, lui donnait une apparence de quelque antique prêtresse gauloise. Bien qu’il eût été séparé d’elle quelques heures seulement, il la retrouva encore plus belle.

Elle l’invita à entrer. Le grand-père l’attendait. Et cependant, le vieux pêcheur n’avait fait aucun frais dans sa toilette, ayant gardé son tricot de grosse laine brune et son pantalon rapiécé comme la voilure de sa barge. Au sortir de table, il lui fallait aller tendre ses rets pour la boëtte du lendemain.

Johnny Castilloux n’était pas riche, loin de là. Cela sautait aux yeux quand on franchissait le seuil de sa demeure. Pourtant, tout était propre et attrayant. Là, le bonhomme vivait seul avec sa petite-fille, sa femme étant morte il y avait huit ou neuf ans.

— Une brave femme que Marie Huard, disait-il souvent, mais que voulez-vous ? elle a pas vit, c’est le bon Dieu qui l’a voulu. Elle a démorti p’tit à p’tit comme une lampe qu’a pus d’huile. Que l’Seigneur ait sa pauv’ âme en son saint paradis !

La maisonnette, dont les abords étaient si avenants, grâce à Romaine, contenait trois pièces : la cuisine, qui servait en même temps de salle à manger et de salon appelé grand’chambre, la chambre à coucher du grand-père et celle de sa petite-fille. Ces pièces étaient séparées par de minces cloisons de planches brutes, tapissées de papier peint à bon marché. Ce papier représentait des petites fleurs de myosotis sur un fond blanc jauni par le temps.

En entrant, ce qui frappait d’abord les regards était un bahut, sans porte, disposé en triangle, dans un coin de la cuisine à droite. Sur le can, avec une symétrie parfaite, et en ordre de bataille, la vaisselle massive en pierre bleue était alignée sur cinq ou six rayons, les principaux morceaux en avant à l’instar de capitaines et les autres en arrière comme des soldats. On distinguait sur le fond de cette vaisselle des paysages fantastiques, des donjons aux créneaux en ruine, des torrents bondissants, des bois mystérieux, des pagodes chinoises, des habitations bizarres dans des pays fabuleux.

Entre la cuisine et les autres pièces, le gros poêle à deux ponts, dans lequel on fait briller d’énormes bûches de bois dur. Au-dessus de la porte rapiécée d’un morceau de ferblanc était suspendu le suroît du pêcheur. Un escalier, très étroit et très raide conduisant au grenier formé par le toit en pignon, montait près de la porte à un pied d’une fenêtre. Cette fenêtre à petits carreaux étaient gaie et proprette avec ses rideaux de mousseline blanche. Sur le large appui de l’autre fenêtre, plusieurs pots de fleurs. À gauche, poussée contre la cloison, une huche ; près de l’escalier, un lavabo ; et quelques pas plus loin, une table recouverte d’une toile cirée blanche veinée de bleu. Trois chaises en bois. Sur une tablette, une statue en plâtre de la Madone, une lampe à pétrole, un chandelier et un buis bénit. Clouée à la cloison, une grande image coloriée : une jeune fille qui se retient à une croix sur un rocher au milieu de la mer en démence. En face, un calendrier. Sous le poêle, plusieurs bûches de sapin, et un épagneul au repos. Le plancher était d’un jaune clair.

bar la porte entrebâillée, l’hôte du pêcheur jeta un coup d’œil indiscret et profane dans la chambre de Romaine. Il put voir une partie de la couchette qui était de bois peinturé en blanc, et la bibliothèque, qui consistait en trois planches reliées entre elles par des cordes suspendues au mur. Ces modestes rayons étaient garnis de livres, des souvenirs du couvent probablement. Il vit encore une couple d’estampes quelconques dont ils ne put distinguer le sujet, un miroir à son avis trop petit pour refléter toutes les grâces de celle qui s’y regardait ; ça et là un nœud de ruban, et quelques-uns de ces mille riens, qui ne coûtent rien et que les doigts de fée d’une jeune fille savent faire charmants.

Voilà tout ce qu’il aperçut dans la chambre de Romaine, Et cependant, il craignit d’en avoir trop vu puisqu’il se reprocha comme une grave indiscrétion ce coup d’œil furtif dans cette retraite virginale.

— Comme vous pouvez le constater vous-même, monsieur Olivier, dit Romaine, craignant que l’apparence de cet intérieur modeste n’eût laissé une mauvaise impression dans l’esprit du jeune homme, vous êtes loin d’être dans une jolie maison, ici, mais nous n’y pouvons rien : nous sommes de pauvres pêcheurs.

Et comme si elle eût voulu plaider sa cause :

— Du reste, si nous songeons que dans nombre de familles de pêcheurs, il n’y a pas même de lits, les hommes dormant la tête appuyée sur leurs bottes enveloppées dans leur pantalon, et les femmes, sur leurs gros souliers entourés de leur jupon, nous nous trouvons alors très confortablement.

On n’est pas riche à Paspébiac. Ceux qui possèdent un lopin de terre de dix-huit arpents croient valoir autant que ceux qui sont propriétaires de quatre cents acres ailleurs. Tout est morcelé ici. Quelquefois même la grange d’un cultivateur est construite en partie sur la terre de son voisin.

Grand-père m’aime, je l’aime, nous avons de quoi manger, nous dormons bien, que faut-il de plus pour être heureux ici-bas ?

Réginald ne répondit pas, mais il pensa qu’avec une jeune fille aussi bonne, aussi sensée, aussi affectueuse, aussi belle, le grand-père, lui aussi, devait être bien heureux.

— Allons, la p’tite fille, dit Johnny Castilloux, dépêche-toé à greyer la table et à nous faire de la gâche, par rapport qu’il faut que j’doinde bintôt pour aller tendre mes rets.

Il parlait fort. On eût cru qu’il était impatienté et qu’il gourmandait sa petite-fille.

Nullement, le vieux pêcheur n’avait d’yeux que pour Romaine. Jamais il ne s’était mis en colère contre elle ; il nee se rappelait même pas lui avoir dit une parole dure. Mais comme tous le pêcheurs qui passent la moitié de leur vie sur la mer, il parlait très haut, par habitude, le grondement des vagues et le mugissement des vents étouffant souvent la voix des pêcheurs lorsqu’ils s’adressent à leurs compagnons.

Romaine sortit de la huche une nappe de toile qui avait gardé un reste de cette senteur fraîche de l’herbe où elle avait séché au dernier lavage. Cette nappe ne sortait de la huche que les dimanches et le jours de fête.

Le menu comprenait un potage aux légumes, une morue fraîche à la sauce blanche avec le foie rôti dans la graisse, un bouilli au lard, une boulette de beurre, de la mélasse et de la galette de farine de sarrazin, de la gâche comme avait dit le grand-père.

La gâche est un des mets favoris des pêcheurs. Lorsqu’ils invitent un hôte à leur table, ils croiraient l’offenser s’ils ne lui faisaient pas manger de la gâche. Pour breuvage, du thé.

Avant de se mettre à table, Johnny Castilloux offrit au jeune homme un verre de rhum. Choquant son verre contre le sien, il dit :

— À la vôtre, le monsieu, c’est pas tous les jours fête, et pisque vous voulez ben nous faire l’honneur de casser une croûte avec nous aut’ i faut mouiller ça si on veut pas échouer.

Il ajouta en riant :

En pocheurs qu’vous êtes, vous avez pas mon expérience ni celle de mon oncle. Mon oncle Jérôme, c’est l’ arrière-barge, moé, c’est l’avant-barge, et vous, et ben ! c’est le pocheur.

— C’est-à-dire, interpréta Romaine en riant aux éclats, que grand-père est le capitaine, l’oncle Jérôme le lieutenant, et vous l’aspirant.

Après que la jeune fille eût versé le thé :

— Eh ! la p’tite fille, dit Johnny Castilloux, tu as oublié la douceur dans l’armoire.

Romaine aussitôt mit sur la table le sucrier contenant un sucre brunâtre au grain très gros.

Réginald, malgré les émotions qui l’assaillaient, mangea de fort-bon appétit. Le vieux pêcheur et sa petite-fille en parurent flattés. Après le repas, le pêcheur dit :

— Serrez-moé l’grappin, le monsieu, à cause qu’à c’t’heure faut que je m’en vas. Mais quand tu seras parée, Romaine, va donc faire un bout avec le monsieu, si ça lui fait plaisir.

— Vous êtes bien bon, monsieur Castilloux, répondit le jeune homme.

Il eut voulu dire plus.

Enfin ! il allait être seul avec Romaine ! Il lui parlerait sans témoins. Il lui dirait… non, jamais il n’osera … Et quand même, il ne lui ferait pas cet aveu dont son âme était pleine, il l’admirerait, il marcherait à ses côtés au sein de cette nature enchanteresse, de ce pays incomparable.

— Faites-moi le plaisir d’accepter un cigare, dit-il au pêcheur.

Celui-ci accepta en faisant remarquer :

— J’voudrais pas vous en épuiser.

— Du tout, du tout. Tenez.

Rouvrant son porte-cigares en maroquin, il en vida le contenu dans les mains de son hôte qui faisait des façons pour accepter.

Et le vieillard, qui ne voyait aucun mal à laisser Réginald seul avec Romaine, parce que sa vie était droite et que, ne commettant pas le mal lui-même, il ne supposait pas qu’un autre pût le commettre, sortit, les deux mains rejointes derrière son dos large et légèrement voûté.

Resté seul avec Romaine, Réginald s’assit sur la huche, et regarda la jeune fille desservir la table.

Il ne parlait pas, il contemplait. Et puis, plus le silence se prolongeait, plus il lui en coûtait de le rompre.

Lorsque, candidement, elle retroussa ses manches au-dessus du coude, pour laver la vaisselle, il étouffa un cri d’admiration : jamais un bras d’un contour aussi parfait, un poignet aussi délié, un coude aussi bien dessiné ne s’étaient offerts à ses regards.

Il était à Paspébiac depuis quelques jours à peine, et déjà il était effrayé du changement qui s’était opéré en son âme, de la métamorphose qui s’était faite dans son esprit. Tout chaste qu’il fût encore, il lui semblait que dans ces quelques jours il avait vécu un siècle.

— Pourquoi avait il fui Montréal si ce n’était pour se sauver des attraits d’une jeune fille belle et ardente. Et maintenant, la fatalité l’ayant poussé de Charybde en Scylla, il était arrivé sur le bord d’un gouffre plus terrible, plus irrésistible que le premier.

Il gravissait un pie dangereux, au bas duquel s’ouvrait un abîme béant dont les profondeurs inconnues l’attiraient avec la puissance du vertige. Continuerait-il de monter, ou s’il redescendrait en toute hâte ? Avec épouvante, il pressentait qu’il était trop tard déjà. Une force invincible l’attirait vers ce sommet fascinateur d’où il serait précipité dans le vide.

Lorsque Romaine eut terminé son ouvrage, elle sortit sans mettre de chapeau.

Passant près d’une touffe de pensées au velours blanc et violet, elle se pencha et en cassa trois.

— Vous me permettez, dit elle, en les épinglant à la boutonnière de Réginald.

— Ah ! mademoiselle, répondit-il, pour se faire décorer par vous de ces trois petites fleurs, il n’y a pas de sacrifice qu’un homme ne fût prêt à faire.

Comme il avait la tête penchée, les mains de Romaine, parfumées de l’arôme des pensées, étaient tout près de sa bouche. Il éprouva un désir violent d’y déposer ses lèvres brûlantes et sèches. Mais la raison fut plus forte et il se contint.

Il la dominait de toute la tête. Elle leva vers lui ses prunelles joyeuses, et dans un sourire elle dit.

— C’est fait, vous êtes libre.

— Déjà ! répondit-il spontanément, fâché après l’avoir dite de cette banalité.

Tous deux cheminaient à pas lents sur la route de l’église. Un enfant qu’ils rencontrèrent pieds nus, s’arrêta, examina curieusement le jeune homme, et porta gauchement la main à sa calotte. Puis lorsque le couple l’eut dépassé, il se retourna et longtemps le regarda aller.

Çà et là dans un champ ou sur le bord de la route, Réginald remarquait des maisons construites toutes pareilles, en bois, à un seul étage terminé en pignon. Disséminées ainsi dans la vastitude de la campagne, elles ressemblaient à des cabanes. Elles étaient ou blanches, ou jaunes, ou noires, ou rouges. Puis c’étaient sur une longue distance de petits champs de foin et de blé, ou des buissons d’osiers, de sapins et d’érables coupés d’étroits sentiers.

Sur un ponceau, un taureau attelé à une charrette attendait : deux femmes aux bras mâles emplissaient une tonne à l’eau d’un ruisseau.

Les promeneurs étaient arrivés à une route croisant celle de l’église. À leurs pieds, une longue côte se déroulait en un gigantesque ruban briqueté. Là-bas, là-bas, c’étaient des collines vertes en amphithéâtre, auxquelles étaient suspendues, de distance en distance, des maisons que l’on preIl imprima sur ses lèvres plus douces que le miel de l’abeille le premier baiser qu’il eût jamais donné à une femme.nait dans le lointain, pour des cabanes en carton peint ou de gros flocons de neige accrochés aux arbres.

Derrière eux le soleil, qui se couchait dans la mer, empourprait l’horizon de ses derniers feux, doralisait la poussière de la route et les enveloppait tous deux dans une auréole lumineuse. Rythmées et adoucies par l’espace les dernières notes de l’angélus chantaient en ténor léger la prière vespérale à la Juive immaculée.

Réginald et Romaine s’étaient arrêtés. Dominant cette apothéose du jour à son couchant, de toute la grandeur de leur supériorité de roi et de reine de la création, ils se tenaient debout, seuls, spirituellement réunis par cette religieuse solitude du soir naissant.

Maintenant, plus aucun bruit. C’était un silence immense, infini.


Il imprima sur ses lèvres plus douces que le miel de l’abeille le premier baiser qu’il eût jamais donné à une femme.

Alors, subjugué, fasciné, Réginald, posément, religieusement, comme pour les saintes que l’on vénère dans leur châsse d’or, prit entre ses mains le front de Romaine, et, les yeux dans les yeux, comme s’ils se fussent aimés de toute éternité, imprima sur ses lèvres plus douces que le miel de l’abeille le premier baiser qu’il eût jamais donné à une femme.

 

Ce soir-là Romaine, en se déshabillant, se mira plus attentivement qu’elle n’avait l’habitude de le faire dans sa petite glace.

— Me trouve-t-il belle ? se demanda-t-elle avec une curiosité anxieuse.

Et avant de s’endormir, pelotonnée dans sa pauvre couchette de bois blanc, elle reporta son cœur et sa pensée vers celui qui, posément, religieusement, comme pour les saintes que l’on vénère dans leur châsse d’or, avait pris son front entre ses mains, et, les yeux dans les yeux, comme s’ils se fussent aimés de toute éternité, avait imprimé sur ses lèvres un baiser extatique.

— Si je devais ne plus le revoir, pensa-t-elle, je pleurerais toutes les larmes de mes yeux.