Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/I/29

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Pierre Jean Mariette (Première partiep. 243-254).

PARTIE 1 SECTION 29


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si les poëtes tragiques sont obligez de se conformer à ce que la geographie, l’histoire et la chronologie nous apprennent positivement. remarques à ce sujet sur quelques tragedies de Corneille et de Racine.

je crois donc qu’un poëte tragique va contre son art, quand il peche trop grossierement contre l’histoire, la chronologie, et la geographie, en avançant des faits qui sont démentis par ces sciences. Plus le contraire de ce qu’il avance est notoire, plus son erreur devient nuisible à son ouvrage. Le public ne pardonne gueres de pareilles fautes, quand il les connoît, et jamais il ne les excuse si pleinement qu’il n’en estime un peu moins l’ouvrage. Un poëte ne doit donc pas faire sauver la vie à Tomiris par Cyrus, ni faire tuer Brutus par Cesar. Je crois encore qu’il doit à la fable universellement établie le même respect qu’à l’histoire. Ce

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que la fable nous débite de ses heros et de ses dieux s’est acquis le droit de passer pour verité dans les poëmes, et nous ne sommes plus parties capables de contredire ses narrations. Un poëte ne doit aussi rien changer, sans une grande necessité, à ce que l’histoire et la fable nous apprennent des évenemens, des mœurs, des coûtumes et des usages des païs où il place sa scene. Ce que je dis ne doit pas s’entendre des faits de peu d’importance, et consequemment peu connus. Par exemple, ce seroit une pedanterie que de reprendre M Racine d’avoir fait dire à Narcisse, dans Britannicus, que Locuste, cette fameuse empoisonneuse du tems de Neron, a fait expirer un esclave à ses yeux, pour essayer l’activité du poison qu’elle avoit preparé pour Britannicus, parce que les historiens racontent que cette épreuve fut faite sur un porc. La circonstance que le poëte change n’est point assez importante pour la conserver aux dépens du pathetique que la vie d’un homme, sacrifiée pour faire une épreuve, jette dans le recit, et de l’embarras qu’il y auroit à raconter cet incident comme le narrent les historiens. Mais je ne condamnerois pas de

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même celui qui reprendroit dans cette piéce de Racine beaucoup de choses pleinement démenties par ce que nous sçavons positivement des mœurs et de l’histoire des romains de ce tems-là. Junia Calvina, l’amante de Britannicus, sur laquelle le poëte prend soin de nous instruire dans sa préface, et qu’il a tant de peur que nous ne confondions avec Junia Silana, n’étoit point à Rome dans le tems de la mort de Britannicus. Il n’est pas possible qu’elle ait été un personnage de l’action qu’il met sur le théatre. Junia Calvina avoit été exilée vers la fin du regne de Claude, comme coupable d’inceste avec son frere, et Neron ne la rappella de son exil que lorsqu’il voulut faire un certain nombre d’actions de bonté, afin d’adoucir les esprits, aigris contre lui par le meurtre de sa mere. D’ailleurs le caractere que M Racine s’est plû à donner à cette Junia Calvina est bien démenti par l’histoire. Il affecte de la peindre comme une fille vertueuse en jeune personne : et plus d’une fois il lui fait dire, en phrases poëtiques, qu’elle n’a point vû le monde, et qu’elle ne le connoît pas encore. Tacite, qui doit avoir vû Junia Calvina,

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puisqu’elle a vêcu jusques sous le regne de Vespasien, dit dans l’histoire de Claudius qu’elle étoit une effrontée. Avant que Claudius épousât Agrippine, et plus de sept ans avant la mort de Britannicus, elle avoit été mariée à Lucius Vitellius, le frere de Vitellius qui fut empereur dans la suite. Seneque, dans la satire ingenieuse qu’il écrivit sur la mort de l’empereur Claudius, parle de Junia Calvina en homme qui la tenoit réellement coupable du crime d’inceste avec son propre frere, pour lequel elle avoit été exilée sous le regne de ce prince. Racine rapporte une partie du passage de Seneque d’une maniere à faire croire qu’il ne l’avoit pas lû tout entier. Il cite bien l’expression dont Seneque se sert pour dire qu’elle étoit la jeune personne de son tems la plus enjouée ; festivissimam omnium puellarum. Mais Racine ne nous dit pas ce qu’ajoute Seneque : que Junia Calvina paroissoit une venus à tout le monde, mais que son frere aimoit mieux en faire sa Junon. Personne n’ignore que Junon étoit à la fois la sœur et la femme de Jupiter. M Racine suppose dans sa préface que l’ âge

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seul de Junia Calvina l’empêcha d’être reçuë chez les vestales, puisqu’il pense avoir rendu sa reception dans leur college vrai-semblable, en lui faisant donner par le peuple une dispense d’ âge, évenement ridicule par rapport à ce tems-là, où le peuple ne faisoit plus les loix. Mais outre que l’ âge de Junia Calvina étoit trop avancé pour sa reception parmi les vestales, il y avoit encore plusieurs raisons qui rendoient sa reception dans leur college impossible. Enfin ce fait est détruit par tout ce que les historiens nous apprennent de la vie de Junia Calvina. Je ne pense pas aussi qu’il fut permis à M Racine de ressusciter Narcisse, personnage aussi fameux dans l’histoire romaine que les consuls les plus illustres, pour en faire un des acteurs de sa piece. Tacite nous apprend que dès les premiers jours du regne de Neron, Agrippine obligea cet affranchi celebre à se donner la mort. On trouve dans Britannicus plusieurs autres fautes pareilles à celles que je viens d’exposer ; mais il y en a encore davantage dans la tragedie de Berenice. M Racine y fait agrandir, par Titus, les états de cette reine. Il est parlé

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vingt fois des états de Berenice dans la piece, et cette princesse n’eut jamais ni roïaume, ni principauté. On l’appelloit reine, ou parce qu’elle avoit épousé des souverains, ou parce qu’elle étoit fille de roi : l’usage d’appeller reines les filles des rois a eu cours dans plusieurs païs et même en France. Racine suppose que son Antiochus, celui qui fut blessé dans un combat des troupes d’Othon contre celles de Vitellius, et qui avoit mené un secours aux romains devant Jerusalem, fut roi de Commagene sous l’empire de Titus, quoique les historiens nous apprennent que le pere de ce prince infortuné ait été le dernier roi de commagene. Il fut soupçonné sous l’empire de Vespasien, le pere et le prédecesseur de Titus, d’intelligence avec les parthes, et il fut obligé de se sauver chez eux avec ses fils, dont l’Antiochus de Racine étoit un, pour éviter de tomber entre les mains de Cesennius Poetus qui avoit ordre de les enlever. Poetus se mit en possession de la Commagene, qui fut deslors reduite pour toujours en province de l’empire. Ainsi lors de l’avenement de Titus au trône, Antiochus

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épiphane étoit réfugié chez les parthes, et il n’y avoit plus de roi de Commagene. Notre poëte peche encore contre la verité, quand il fait dire à Paulin que Titus charge, comme son confident, de lui parler sur le mariage de Berenice : qu’on a vû des fers de Claudius Felix encore fletri de deux reines, seigneur, devenir le mari, et s’il faut jusqu’au bout que je vous obéisse, ces deux reines étoient du sang de Berenice. Ce Felix, si connu par Tacite et par Joseph, n’épousa jamais qu’une reine ou fille d’un sang roïal, qui fut Drusille. Il est vrai qu’elle étoit du sang de Berenice. C’étoit sa propre sœur. Je ne voudrois donc pas accuser de pedanterie celui qui censureroit M Racine d’avoir fait un si grand nombre de fautes contre une histoire autant averée, et generalement aussi connuë que l’histoire des premiers empereurs des romains, comme d’être tombé dans des erreurs de geographie qu’il pouvoit aisément s’épargner. Telle est l’erreur qu’il fait commettre par Mithridate, en lui faisant dire à ses fils, dans l’exposition de son projet, de passer en Italie et de surprendre Rome.

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Doutez vous que l’Euxin ne me porte en deux jours aux lieux où le Danube y vient finir son cours ? Il en pouvoit bien douter, dit un prince qui a commandé des armées sur les bords du Danube, et qui, comme Mithridate, a conservé sa réputation de grand capitaine dans l’une et dans l’autre fortune, puisque la chose est réellement impossible. L’armée navale de Mithridate, en partant des environs d’Asaph et du détroit de Caffa, où Racine établit la scene de sa piece, avoit près de 300 lieuës à faire pour débarquer sur les rives du Danube. Des vaisseaux qui naviguent en flotte, et qui n’ont d’autres moïens d’avancer que des rames et des voiles, ne sçauroient se promettre de faire cette route en moins de huit ou dix jours. M Racine, sans craindre d’ ôter le merveilleux de l’entreprise de Mithridate, pouvoit bien encore accorder six mois de marche à son armée qui avoit sept cens lieuës à faire pour arriver à Rome. Le vers qu’il fait dire à Mithridate je vous rends dans trois mois aux pieds du Capitole.

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Revolte ceux qui ont quelque connoissance de la distance des lieux. Quoique les armées grecques et romaines marchassent avec plus de celerité que les nôtres, il est toujours vrai qu’il n’y a point de troupes qui puissent durant trois mois, et sans jamais sejourner, faire chaque jour près de huit lieuës, sur tout en passant par des païs difficiles et ennemis, ou du moins suspects, tels qu’étoient la plûpart des païs que Mithridate avoit à traverser. Ces sortes de critiques courent dans le monde, sur tout quand une piece est nouvelle, et souvent on les fait valoir contre un poëte encore plus qu’elles ne devroient valoir. Monsieur Corneille est souvent tombé dans la même inattention, que M Racine. Je n’en citerai qu’un exemple, ce que dit Nicomede à Flaminius, l’ambassadeur des romains auprès du roi Prusias son pere. Nicomede après avoir fait ressouvenir l’ambassadeur qu’Annibal avoit gagné la bataille de Trasiméne sur un Flaminius, il l’avertit encore de ne pas oublier. Qu’autrefois ce grand homme commença par son pere à triompher de Rome mais Titus Quintus Flaminius, celui

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à qui parle Nicomede, et qui avoit contraint Annibal d’avoir recours au poison, n’étoit pas le fils de celui qui perdit la bataille de Trasiméne contre Annibal. Ils étoient même de maison et de races differentes. Flaminius défait à Trasiméne étoit plebeïen, et Flaminius qui fut ambassadeur de la republique auprès de Prusias, et qui fut cause de la mort d’Annibal, étoit patricien. D’ailleurs la bataille de Trasiméne ne fut point le premier succès d’Annibal en Italie. Elle avoit été précedée par la bataille de la Trebbia, et par le fameux combat du Tésin que le general carthaginois avoit déja gagnez, quand il battit Flaminius auprès du lac de Perouse. Je ne sçais pourquoi il a plû à M Corneille de faire cette faute en confondant deux Flaminius, quand les sçavans la reprochoient depuis long-tems à l’auteur de la vie des hommes illustres, qui est sous le nom d’Aurelius Victor. Il est vrai que les tragiques grecs ont fait quelquefois de semblables fautes, mais elles n’excusent point celles des modernes, d’autant plus que l’art devroit du moins être aujourd’hui plus parfait. D’ailleurs on a toujours repris

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les poëtes trag iques de la Grece de ces fautes qui nuisent à la vrai-semblance de leurs suppositions, en combattant des veritez certaines et connuës. Paterculus reproche même à ces poëtes, comme une erreur grossiere, d’avoir appellé Thessalie cette partie de la Grece qui fut ainsi nommée dans la suite, en des tems où elle ne portoit pas encore ce nom. En effet, la faute choque d’autant plus dans le poëte tragique, qu’il la fait commettre à un personnage qui vivoit dans des tems où il ne pouvoit point faire cette faute. Nous pouvons encore confirmer notre sentiment par ce qu’Aristote dit au sujet de la vrai-semblance historique qu’il faut garder dans les poëmes. Il blâme ceux qui prétendent que l’exactitude à se conformer à cette vrai-semblance soit une affectation inutile, et même il réprend Sophocle d’avoir fait annoncer dans la tragedie

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d’électre qu’Oreste s’étoit tué aux jeux pythiens, parce que ces jeux ne furent instituez que plusieurs siecles après Oreste. Mais il est plus facile aux poëtes de traiter cette exactitude de pedanterie, que d’acquerir les connoissances necessaires pour ne point faire de fautes pareilles à l’erreur qu’Aristote reproche à Sophocle.