Réflexions sur l’esclavage des nègres/Chapitre V

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V.

De l’injustice de l’eſclavage des Negres, conſidérée par rapport au légiſlateur.


Tout légiſlateur, tout membre particulier d’un corps légiſlatif, eſt aſſujetti aux loix de la morale naturelle. Une loi injuſte qui bleſſe le droit des hommes, ſoit nationaux, ſoit étrangers, eſt un crime commis par le légiſlateur, où dont ceux des membres du corps légiſlatif qui ont ſouſcrit à cette loi, ſont tous complices. Tolerer une loi injuſte, lorſqu’on peut la détruire, eſt auſſi un crime ; mais ici la morale n’exige rien des légiſlateurs au-delà de ce qu’elle preſcrit aux particuliers, lorſqu’elle leur impoſe le devoir de reparer une injuſtice. Ce devoir eſt abſolu en lui-même, mais il eſt des circonſtances où la morale exige ſeulement la volonté de le remplir, & laiſſe à la prudence le choix des moyens & du tems. Ainſi dans la réparation d’une injuſtice, le légiſlateur peut avoir égard aux intérêts de celui qui a ſouffert de l’injuſtice, & cet intérêt peut demander, dans la maniere de la reparer, des précautions qui entraînent des délais. Il faut avoir égard auſſi à la tranquillité publique, & les meſures néceſſaires pour la conſerver peuvent demander qu’on ſuſpende les opérations les plus utiles.

Mais on voit qu’il ne peut être ici queſtion que de délais, de formes plus ou moins lentes. En effet, il est impoſſible qu’il ſoit toujours utile à un homme, & encore moins à une claſſe perpétuelle d’hommes, d’être privés des droits naturels de l’humanité, & une aſſociation où la tranquillité générale exigeroit la violation du droit des citoyens ou des étrangers, ne ſeroit plus une ſociété d’hommes, mais une troupe de brigands.

Les ſociétés politiques ne peuvent avoir d’autre but que le maintien des droits de ceux qui les compoſent, ainſi toute loi contraire au droit d’un citoyen ou d’un étranger eſt une loi injuſte, elle autoriſe une violence, elle eſt un véritable crime. Ainſi la protection de la force publique accordée à la violation du droit d’un particulier, eſt un crime dans celui qui diſpoſe de la force publique. Si cependant il exiſte une ſorte de certitude qu’un homme eſt hors d’état d’exercer ſes droits, & que ſi on lui en confie l’exercice, il en abuſera contre les autres, ou qu’il s’en ſervira à ſon propre préjudice : alors la ſociété peut le regarder comme ayant perdu ſes droits, ou comme ne les ayant pas acquis. C’eſt ainſi qu’il y a quelques droits naturels dont les enfans en bas âge ſont privés, dont les imbécilles, dont les fous reſtent déchus. De même ſi par leur éducation, par l’abrutiſſement contracté dans l’eſclavage, par la corruption des mœurs, ſuite néceſſaire des vices & de l’exemple de leurs maîtres, les eſclaves des colonies Européennes ſont devenus incapables de remplir les fonctions d’hommes libres : on peut (du moins jusqu’au tems où l’uſage de la liberté leur aura rendu ce que l’eſclavage leur a fait perdre) les traiter comme ces hommes que le malheur ou la maladie a privés d’une partie de leurs facultés, à qui on ne peut laiſſer l’exercice entier de leurs droits, ſans les expoſer à faire du mal à autrui ou à ſe nuire à eux-mêmes, & qui ont beſoin, non-ſeulement de la protection des loix, mais des ſoins de l’humanité.

Si un homme doit à la perte de ſes droits l’aſſurance de pourvoir à ſes besoins, ſi en lui rendant ſes droits, on l’expoſe à manquer du néceſſaire, alors l’humanité exige que le légiſlateur concilie la ſureté de cet homme avec ſes droits. C’eſt ce qui a lieu dans l’eſclavage des noirs comme dans celui de la glebe.

Dans le premier, la caſe des Negres, leurs meubles, les proviſions pour leur nourriture appartiennent au maître. En leur rendant bruſquement la liberté, on les réduiroit à la miſere.

De même, dans l’eſclavage de la glebe, le cultivateur dont le champ, dont la maiſon appartient au maître, pourroit ſe trouver, par un changement trop bruſque, libre, mais ruiné.

Ainſi, dans de pareilles circonſtances, ne pas rendre ſur le champ à des hommes l’exercice de leurs droits, ce n’eſt ni violer ces droits, ni continuer à en protéger les violateurs, c’eſt ſeulement mettre dans la maniere de détruire les abus la prudence néceſſaire, pour que la juſtice qu’on rend à un malheureux devienne plus ſûrement pour lui un moyen de bonheur.

Le droit d’être protégé par la force publique contre la violence, eſt un des droits que l’homme acquiert en entrant dans la ſociété ; ainſi le légiſlateur doit à la ſociété de n’y point admettre des hommes qui lui ſont étrangers & qui pourroient la troubler ; il doit encore à la ſociété de ne point faire les loix, même les plus juſtes, s’il préſume qu’elle y porteront le trouble, avant de s’être aſſuré ou des moyens de prévenir ces troubles, ou de la force néceſſaire pour punir ceux qui les cauſent avec le moindre danger poſſible pour le reſte des citoyens. Ainſi, par exemple, avant de placer les eſclaves au rang des hommes libres, il faut que la loi s’aſſure qu’en cette nouvelle qualité, ils ne troubleront point la ſureté des citoyens, il faut avoir prévu tout ce que la ſureté publique peut, dans un premier moment, avoir à craindre de la fureur de leurs maîtres offenſés à la fois dans deux paſſions bien fortes, l’avidité & l’orgueil, car l’homme accoutumé à ſe voir entouré d’eſclaves ne ſe conſole point de n’avoir que des inférieurs.

Tels ſont les ſeuls motifs qui puiſſent permettre au légiſlateur de differer ſans crime la deſtruction de toute loi qui prive un homme de ſes droits.

La proſpérité du commerce, la richeſſe nationale ne peuvent être miſes en balance avec la juſtice. Un nombre d’hommes aſſemblés n’a pas le droit de faire ce qui, de la part de chaque homme en particulier, ſeroit une injustice. Ainsi l’intérêt de puiſſance & de richeſſe d’une nation doit diſparoître devant le droit d’un ſeul homme[1], autrement il n’y a plus de différence entre une ſociété réglée & une horde de voleurs. Si dix mille, cent mille hommes ont le droit de tenir un homme dans l’eſclavage, parce que leur intérêt le demande, pourquoi un homme fort comme Hercule n’auroit-il pas le droit d’aſſujettir un homme foible à ſa volonté ? Tels ſont les principes de juſtice qui doivent guider dans l’examen des moyens qui peuvent être employés pour détruire l’eſclavage. Mais il n’eſt pas inutile, après avoir traité la queſtion dans ces principes de juſtice, de la traiter ſous un autre point de vue, & de montrer que l’eſclavage des Negres eſt auſſi contraire à l’intérêt du commerce qu’à la juſtice. Il eſt eſſentiel d’enlever à ce crime l’appui même de ces politiques de comptoir ou de bureau, à qui la voix de la juſtice eſt étrangere & qui ſe regardent comme des hommes d’état & de profonds politiques, parce qu’ils voient l’injuſtice de ſang froid & qu’ils la ſouffrent, l’autoriſent ou la commettent ſans remords.

  1. Ce principe eſt abſolument contraire à la doctrine ordinaire des politiques. Mais la plupart de ceux qui écrivent ſur ces objets ayant pour but ou d’avoir des places, ou de ſe faire payer par ceux qui en ont, ils n’auroient garde d’adopter des principes avec leſquels ils ne pourroient ni louer perſonne, ni trouver personne qui voulut les employer, ſauf une ou deux exceptions qu’on pourroit citer, comme par exemple, dans l’année 58 avant Jeſus-Chriſt & dans l’année 1775 après Jeſus-Chriſt.