Réflexions sur les divers génies du peuple romain/Chapitre I

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CHAPITRE PREMIER.
De l’origine fabuleuse des Romains, et de leur génie,
sous les premiers rois.

Il est de l’origine des peuples, comme des généalogies des particuliers. On ne peut souffrir des commencements bas et obscurs. Ceux-ci, vont à la chimère : ceux-là donnent dans les fables. Les hommes sont naturellement défectueux et naturellement vains. Parmi eux, les fondateurs des États, les législateurs, les conquérants, peu satisfaits de la condition humaine, dont ils connoissoient les foiblesses et les défauts, ont cherché bien souvent, hors d’elle, les causes de leur mérite ; et de là vient que les anciens ont voulu tenir ordinairement à quelque Dieu dont ils se disoient descendus, ou dont ils reconnoissoient une protection particulière.

Quelques-uns ont fait semblant d’en être persuadés, pour persuader les autres, et se sont servis ingénieusement d’une tromperie avantageuse, qui donnoit de la vénération pour leur personne, et de la soumission pour leur puissance. Il y en a eu qui s’en sont flattés sérieusement. Le mépris qu’ils faisoient des hommes, et l’opinion présomptueuse qu’ils avoient de leurs grandes qualités, leur a fait chercher chimériquement, une origine différente de la nôtre ; mais il est arrivé, plus souvent, que les peuples, pour se faire honneur, et par un esprit de gratitude envers ceux qui les avoient bien servis, ont donné cours à cette sorte de fable.

Les Romains n’ont pas été exempts de cette vanité. Ils ne se sont pas contentés de vouloir appartenir à Vénus par Énée, conducteur des Troyens en Italie ; ils ont rafraîchi leur alliance avec les dieux, par la fabuleuse naissance de Romulus, qu’ils ont cru fils du dieu Mars, et qu’ils ont fait dieu lui-même, après sa mort. Son successeur Numa n’eut rien de divin, en sa race ; mais la sainteté de sa vie lui donna une communication particulière avec la déesse Égérie, et ce commerce ne lui fut pas d’un petit secours, pour établir ses cérémonies. Enfin les Destins n’eurent autre soin que de fonder Rome, si on les en croit. Jusque-là, qu’une providence industrieuse voulut ajuster les divers génies de ses rois aux différents besoins de son peuple.

Je hais les admirations fondées sur des contes, ou établies par l’erreur des faux jugements. Il y a tant de choses vraies à admirer, chez les Romains, que c’est leur faire tort que de les vouloir favoriser, par des fables. Leur ôter toute vaine recommandation, c’est les servir. Dans ce dessein, il m’a pris envie de les considérer par eux-mêmes, sans aucun assujettissement à de folles opinions, laissées et reçues. Le travail seroit ennuyeux, si j’entrois exactement dans toutes les particularités ; mais je ne m’amuserai pas beaucoup au détail des actions. Je me contenterai de suivre le génie de quelques temps mémorables, et l’esprit différent dont on a vu Rome diversement animée.

Les rois ont eu si peu de part à la grandeur du peuple romain, qu’ils ne m’obligent pas à des considérations fort particulières. C’est avec raison que les historiens ont nommé leurs règnes l’enfance de Rome ; car elle n’a eu, sous eux, qu’un très-foible mouvement. Pour connoître le peu d’action qu’ils ont eu, il suffira de savoir que sept rois, au bout de deux cents et tant d’années, n’ont pas laissé un État beaucoup plus grand que celui de Parme ou de Mantoue. Une seule bataille gagnée aujourd’hui, en des lieux serrés, donneroit plus d’étendue.

Pour ces talents divers et singuliers qu’on attribue à chacun, par une mystérieuse providence, il n’est arrivé, en eux, que ce qui étoit arrivé auparavant à beaucoup de princes. Rarement on a vu le successeur avoir les qualités de celui qui l’avoit précédé. L’un, ambitieux et agissant, a mis tout le mérite dans la guerre. L’autre, qui aimoit naturellement le repos, s’est cru le plus grand politique du monde, de se conserver dans la paix. Celui-là faisoit de la justice sa principale vertu. Celui-ci n’a eu de zèle que pour ce qui regarde la religion. Ainsi, chacun a suivi son naturel, et s’est plu dans l’exercice de son talent ; et il est ridicule de faire une espèce de miracle d’une chose si ordinaire. Mais, je dirai plus : tant s’en faut qu’elle ait été avantageuse au peuple romain, qu’on lui doit imputer, à mon avis, le peu d’accroissement qu’a eu Rome, sous les rois ; car il n’y a rien qui empêche tant le progrès que cette différence de génie, qui fait quitter bien souvent le véritable intérêt qu’on n’entend point, par un nouvel esprit qui veut introduire ce qu’on connoît mieux, et ce qui d’ordinaire ne convient pas.

Quand même ces institutions nouvelles auroient toutes leur utilité, il arrive de la diversité des applications, que diverses choses sont bien commencées, sans pouvoir être heureusement achevées.

La disposition étoit tout entière à la guerre, sous Romulus ; on ne fit autre chose, sous Numa, que d’établir des pontifes et des prêtres. Tullus Hostilius eut de la peine à tirer les hommes d’un amusement si doux, pour les tourner à la discipline militaire. Cette discipline n’étoit pas encore établie, qu’on vit Ancus se porter aux commodités et aux embellissements de la ville. Le premier Tarquin, pour donner plus de dignité au sénat, et plus de majesté à l’empire, inventa les ornements et donna les marques de distinction. Le soin principal de Servius fut de connoître exactement le bien des Romains, et de les diviser par tribus, selon leurs facultés, pour contribuer, avec justice et proportion aux nécessités publiques. « Tarquin le Superbe, dit Florus, rendit un grand service à son pays, quand il donna lieu, par sa tyrannie, à l’établissement de la république1. » C’est le discours d’un Romain, qui, pour être né sous des empereurs, ne laissa pas de préférer la liberté à l’empire. Mon sentiment est qu’on peut bien admirer la République, sans admirer la manière dont elle fut établie.

Pour revenir à ces rois, il est certain que chacun a eu son talent particulier ; mais, pas un d’eux n’eut une capacité assez étendue. Il falloit à Rome de ces grands rois qui savent embrasser toutes choses, par une suffisance universelle. Elle n’auroit pas eu besoin d’emprunter de différents princes les diverses institutions qu’un même auroit pu faire aisément durant sa vie.

Le règne de Tarquin est connu de tout le monde, aussi bien que l’établissement de la liberté. L’orgueil, la cruauté, l’avarice étoient ses qualités principales. Il manquoit d’habileté à conduire sa tyrannie. Pour définir sa conduite, en peu de mots : il ne savoit ni gouverner selon les lois, ni régner contre.

Dans un état si violent pour le peuple, et si mal sûr pour le prince, on n’attendoit qu’une occasion pour se mettre en liberté, quand la mort de la misérable Lucrèce la fit naître. Cette prude, farouche à elle-même, ne put se pardonner le crime d’un autre : elle se tua, de ses propres mains, après avoir été violée par Sextus, et remit, en mourant, la vengeance de son honneur à Brutus et à Collatin. Ce fut là que se rompit la contrainte des humeurs assemblées depuis si longtemps, et jusqu’alors retenues.

Il n’est pas croyable quelle fut la conspiration des esprits à venger Lucrèce. Le peuple, à qui tout servoit de raison, fut plus animé contre Sextus, de la mort que Lucrèce se donna, que s’il l’eût tuée véritablement lui-même ; et, comme il arrive dans la plupart des choses funestes, la pitié se mêlant à l’indignation, chacun augmentait l’horreur du crime, par la compassion qu’on avoit de cette grande vertu si malheureuse.

Vous voyez, dans Tite-Live, jusqu’aux moindres particularités de l’emportement et de la conduite des Romains2 : mélange bizarre de fureur et de sagesse, ordinaire dans les grandes révolutions, où la violence produit les mêmes effets que la vertu héroïque, quand la discipline l’accompagne. Il est certain que Brutus se servit admirablement des dispositions du peuple : mais de le bien définir, c’est une chose assez difficile.

La grandeur d’une République, admirée de tout le monde, en a fait admirer le fondateur, sans examiner beaucoup ses actions. Tout ce qui paroît extraordinaire paroît grand, si le succès est heureux : comme tout ce qui est grand paroît fou, quand l’événement est contraire. Il faudroit avoir été de son siècle, et même l’avoir pratiqué, pour savoir s’il fit mourir ses enfants, par le mouvement d’une vertu héroïque, ou par la dureté d’une humeur farouche et dénaturée.

Je croirois, pour moi, qu’il y a eu beaucoup de dessein, en sa conduite. La profonde dissimulation dont il usa, sous le règne de Tarquin, me le persuade, aussi bien que son adresse à faire chasser Collatin du consulat. Il peut bien être que les sentiments de la liberté lui firent oublier ceux de la nature. Il peut être, aussi, que sa propre sûreté prévalut sur toutes choses ; et que, dans ce dur et triste choix de se perdre ou de perdre les siens, un intérêt si pressant l’emporta sur le salut de sa famille. Qui sait si l’ambition ne s’y trouva pas mêlée ? Collatin se ruina, pour favoriser ses neveux. Celui-ci se rendit maître du public, par la punition rigoureuse de ses enfants. Ce qu’on peut dire de fort assuré, c’est qu’il avoit quelque chose de farouche : c’étoit le génie du temps. Un naturel aussi sauvage que libre produisit alors, et a produit fort longtemps depuis, des vertus mal entendues.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Postremo, Superbi illius importuna dominatio nonnihil, immo vel plurimum profuit. Sic enim effectum est ut, agitatus injuriis populus, cupiditate libertatis incenderetur. Florus, Epitome rerum Romanarum, lib. I, cap. 8.

2. Tite-Live, liv. I, chap. 59.