Réflexions sur les divers génies du peuple romain/Chapitre XVI

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CHAPITRE XVI.
D’Auguste, de son gouvernement, et de son génie.

Je ne parlerai point des commencements de la vie d’Auguste : ils ont été trop funestes. Je prétends le considérer depuis qu’il fut parvenu à l’empire ; et, à mon avis, jamais gouvernement n’a mérité de plus particulières observations que le sien.

Après la tyrannie du triumvirat, et la désolation qu’avoit apportée la guerre civile, il voulut enfin gouverner par la raison un peuple assujetti par la force ; et, dégoûté d’une violence où l’avoit peut-être obligé la nécessité de ses affaires, il sut établir une heureuse sujétion, plus éloignée de la servitude que de l’ancienne liberté.

Auguste n’étoit pas de ceux qui trouvent la beauté du commandement dans la rigueur de l’obéissance ; qui n’ont de plaisir du service qu’on leur rend, que par la nécessité qu’ils en imposent.

Ce raffinement de domination a été à un point de délicatesse, sous quelques empereurs, qu’il n’étoit pas permis aux sujets de vouloir ce qu’on vouloit d’eux. Une disgrâce que l’on recevoit sans peine, un bannissement où l’on s’accommodoit avec facilité, une soumission aisée, en quoi que ce fût, faisoit le dégoût du prince. Pour obéir à son gré, il falloit obéir malgré soi. Mais il falloit aussi être bien juste dans la répugnance ; car celle qui osoit se produire avec éclat, excitoit le dépit et la colère : en sorte que les misérables Romains ne savoient où trouver un milieu trop délicat entre deux choses périlleuses.

Auguste a jugé tout autrement. Il a cru que pour bien disposer des hommes, il falloit gagner les esprits, avant que d’exiger les devoirs ; et il fut si heureux à les persuader de l’utilité de ses ordres, qu’ils songeoient moins à l’obligation qu’ils avoient de les suivre, qu’à l’avantage que l’on y trouvoit.

Un des plus grands soins qu’il eut toujours, fut de bien faire goûter aux Romains le bonheur du gouvernement, et de leur rendre, autant qu’il put, la domination insensible. Il rejetta jusqu’aux noms qui pouvoient déplaire, et sur toutes choses, la qualité de Dictateur, détestée dans Sylla, et odieuse en César même1. La plupart des gens qui s’élèvent, prennent de nouveaux titres, pour autoriser un nouveau pouvoir. Il voulut cacher une puissance nouvelle, sous des noms connus et des dignités ordinaires. Il se fit appeler Empereur de temps en temps, pour conserver son autorité sur les légions : il se fit créer Tribun, pour disposer du peuple ; Prince du Sénat, pour le gouverner. Mais, quand il réunit en sa personne tant de pouvoirs différents, il se chargea aussi de divers soins, et il devint l’homme des armées, du peuple et du Sénat, quand il s’en rendit le maître ; encore n’usa-t-il de son pouvoir que pour ôter la confusion qui s’étoit glissée en toutes choses. Il remit le peuple dans ses droits, et ne retrancha que les brigues aux élections des magistrats. Il rendit au Sénat son ancienne splendeur, après en avoir banni la corruption ; car il se contenta d’une puissance tempérée, qui ne lui laissoit pas la liberté de faire le mal : mais il la voulut absolue, quand il s’agit d’imposer aux autres la nécessité de bien faire.

Ainsi, le peuple ne fut moins libre que pour être moins séditieux : le Sénat ne fut moins puissant que pour être moins injuste. La liberté ne perdit que les maux qu’elle peut causer, rien du bonheur qu’elle peut produire.

Après avoir établi un si bon ordre, il se trouva agité de différentes pensées, et consulta longtemps en lui-même, s’il devoit garder l’empire, ou rendre au peuple sa première liberté. Les exemples de Sylla et de César, quoique différents, faisoient une impression égale en faveur de ce dernier sentiment. Il considéroit que Sylla, qui avoit quitté volontairement la dictature, avoit eu une mort paisible au milieu de ses ennemis ; et que César, pour l’avoir gardée, avoit été assassiné par ses meilleurs amis qui en faisoient gloire.

Je sais que ces matières-ci ne souffrent guère les vers ; mais on peut alléguer ceux de Corneille, sur les Romains, puisqu’il les fait mieux parler qu’ils ne parlent eux-mêmes.

Sylla m’a précédé dans ce pouvoir suprême,
Le grand César mon père en a joui de même ;
D’un œil si différent tous deux l’ont regardé,
Que l’un s’en est démis, et l’autre l’a gardé.
Mais l’un cruel, barbare, est mort aimé, tranquille,
Comme un bon citoyen dans le sein de sa ville :
L’autre, tout débonnaire, au milieu du Sénat
A vu trancher ses jours, par un assassinat2.

Combattu d’une incertitude si fâcheuse, il découvrit l’agitation de son âme à ses deux amis principaux, Agrippa et Mécénas. Agrippa, qui lui avoit acquis l’empire par sa valeur, lui conseilla, par modération, de le quitter ; si ce n’est peut-être qu’il ait eu des fins plus cachées, et que, pour se trouver plus grand homme de guerre que n’étoit Auguste, il ait attendu les principaux emplois de la république, quand elle seroit rétablie.

Pour Mécénas, qui n’avoit eu aucune part aux victoires, il lui conseilla de retenir ce qu’elles lui avoient donné. Ce ne fut pas sans faire entrer dans ses raisons la considération du public, qui ne pouvoit plus, disoit-il, se passer d’Auguste. Mais, quoique cela pût être, en quelque sorte, il suivit en effet son inclination pour la personne du prince, et ses propres intérêts.

Mécénas étoit homme de bien ; de ces gens de bien, néanmoins, doux, tendres, plus sensibles aux agréments de la vie, que touchés de ces fortes vertus qu’on estimoit dans la république. Il étoit spirituel, mais voluptueux, voyant toutes choses avec beaucoup de lumière, et en jugeant sainement ; mais plus capable de les conseiller que de les faire. Ainsi, se trouvant foible, paresseux, et purement homme de cabinet, il espéroit de sa délicatesse avec un empereur délicat, ce qu’il ne pouvoit attendre du peuple romain, où il eût fallu se pousser par ses propres moyens, et agir fortement par lui-même.

Pour revenir des personnes à la chose : l’empire fut retenu par son conseil ; et la résolution de le garder étant prise, Auguste ne laissa pas d’offrir au Sénat de s’en démettre. Quelques-uns en furent touchés comme d’une grande modération ; plusieurs reconnurent la simple honnêteté de l’offre ; mais tous s’accordèrent véritablement en ce point de refuser l’ancienne liberté. Vous eussiez dit que c’étoit une contestation de civilités, qui aboutirent à une satisfaction commune ; car Auguste gouverna l’empire par le Sénat, et le Sénat ne se gouverna que par Auguste.

Un gouvernement si tempéré plut à tout le monde ; et le prince ne suivit pas moins en cela son intérêt, que son humeur modérée : car enfin, on passe mal aisément de la liberté à la servitude, et il pouvoit se tenir heureux de commander, en quelque façon que ce fût, à un peuple libre.

De plus, le funeste exemple de César l’avoit peut-être obligé de prendre des voies différentes, pour éviter une même fin. Le grand Jules, né, pour ainsi dire, dans une faction opposée au Sénat, eut toujours une envie secrète de l’opprimer ; et l’ayant trouvé contraire à ses desseins, dans la guerre civile, il en prit une aversion nouvelle pour le corps, quoiqu’il eût beaucoup de douceur et de clémence pour les sénateurs en particulier. Depuis son retour à Rome, comme il se vit assuré du peuple et des légions, il compta le Sénat pour peu de chose, et le traita même insolemment, en quelques occasions : tant il est difficile aux plus retenus de ne se pas oublier, dans une grande fortune. Or, il est certain que ce mépris orgueilleux irrita beaucoup de gens, et fit naître, ou du moins avancer la conspiration qui le perdit.

Auguste, un des plus avisés princes du monde, ne manqua pas de profiter d’une observation si nécessaire ; et à peine se fut-il acquis l’empire par les légions, qu’il songea à le gouverner par le Sénat. Il connoissoit la violence des gens de guerre et le tumulte des peuples ; les uns et les autres lui paroissant plus propres à être employés dans une occasion présente, qu’aisés à conduire, quand elle est passée.

Il voulut donc fonder le gouvernement sur le Sénat, comme sur le corps le mieux ordonné et le plus capable de sagesse et de justice : mais en même temps, il s’assura le peuple et les légions par des largesses et par des bienfaits. Ainsi tout le monde fut content, comme j’ai dit ; et Auguste trouva dans sa modération la sûreté de sa personne et de sa puissance ; en quoi certes il eut un bonheur extraordinaire : n’y ayant rien de si heureux, dans la vie, que de pouvoir suivre honnêtement son inclination et son intérêt.

Je ne veux pas excuser ses commencements : mais je ne doute point que dans la violence du triumvirat, il ne s’en soit fait beaucoup à lui-même. Il est certain qu’il haïssoit naturellement l’humeur cruelle de Marius, de Sylla et de leurs semblables. Il haïssoit ces âmes fières, qui n’ont qu’un plaisir imparfait d’être les maîtres, s’ils ne font sentir leur pouvoir ; qui mettent la grandeur à être craints, et le bonheur de leur condition à faire, quand il leur plaît, des misérables.

Il avoit éprouvé qu’un honnête homme se fait le premier malheureux, quand il en fait d’autres ; et il ne fut jamais si content, que lorsqu’il se vit en état de faire le bien selon son inclination, après avoir fait le mal contre son gré. Il alloit toujours au bien des affaires : mais il vouloit que les affaires allassent au bien des hommes, et considéroit dans les entreprises beaucoup moins la gloire que l’utilité. Durant son gouvernement, aucune guerre ne fut négligée, qui pût être utile ; et on laissa pour les héros celles qui sont purement glorieuses.

C’est ce qui le fit accommoder avec les Parthes, et renoncer au projet que faisoit César, quand il fut assassiné ; c’est ce qui fit rejetter la proposition de certaine guerre en Allemagne, où il ne voyoit pas un véritable intérêt ; c’est ce qui lui fit donner des bornes à l’empire, quelque interprétation qu’ait donnée Tacite à un si sage dessein3. Enfin, il se laissa peu aller à l’opinion, au bruit, à la vanité. Il estima la réputation solide, qui rend la vie des hommes plus douce et plus sûre.

Il est bien vrai qu’Auguste n’avoit qu’un talent médiocre pour la guerre ; et pour louer sa sagesse et sa capacité, il ne faut pas louer sa vertu, en toutes choses.

Hirtius et Pansa conduisirent la première guerre contre Antoine4, dont Auguste seul profita. Il acquit peu de gloire dans celle de Brutus, qui fut conduite et achevée par Antoine. La perte d’Antoine fut un effet de sa passion pour Cléopâtre, et de la valeur d’Agrippa. Auguste eut peu de part aux combats et gagna l’empire. Ce n’est pas qu’il ne se soit trouvé en plusieurs occasions, et qu’il n’ait été blessé même en quelqu’une, mais avec plus de succès pour les affaires, que de gloire pour sa personne. Aussi la dixième légion, un peu insolente par la haute estime qu’avoit eue pour elle le grand César, ne pouvoit goûter le neveu, toutes les fois qu’elle se souvenoit de l’oncle ; d’où il arriva qu’elle fut cassée, avec tout son mérite, pour l’avoir méprisé une fois en sa présence.

Cela n’empêche pas qu’il ne se soit servi de la guerre admirablement, pour son intérêt et pour celui de l’empire. Jamais prince n’a su donner un meilleur ordre, ni se transporter plus volontiers, partout où les affaires l’appeloient : en Égypte, en Espagne, dans les Gaules, en Allemagne, dans l’Orient. Mais enfin, on voyoit que la guerre ne s’accommodoit pas à son véritable génie ; et quoiqu’il triomphât avec l’applaudissement de tout le monde, on ne laissoit pas de connoître que ses lieutenants avoient vaincu. Il eut passé pour un grand capitaine, du temps de ces empereurs, qui, par leur peu de vertu, ou par une fausse grandeur, n’osoient prendre ou tenoient au-dessous d’eux le commandement des armées. Étant venu dans un siècle où l’on ne se rendoit recommandable que par ses propres exploits, et succédant particulièrement à César, qui se devoit tout, il lui fut désavantageux de devoir plus à autrui qu’à lui-même.

Il n’en étoit pas ainsi dans le gouvernement, où le Sénat ne faisoit rien de bon ni de sage, qu’Auguste ne l’eût inspiré. Le bien de l’État étoit toujours sa première pensée ; et il n’entendoit pas par le bien de l’État, un nom vain et chimérique, mais le véritable intérêt de ceux qui le composoient : le sien le premier (car il n’est pas juste de quitter les douceurs de la vie privée, pour s’abandonner au soin du public, si on n’y trouve ses avantages), et celui des autres, qu’il ne crut jamais être séparé du sien.

Les personnes du plus grand service avoient la première considération : et le mérite avançoit sous lui ceux qu’il eût ruinés sous ses successeurs, où le crime étoit moins dangereux que la vertu. Agrippa n’avoit pas tant de part en sa confidence que Mécénas ; mais ses grandes qualités le rendirent bien plus considérable : et l’étant devenu à un point, dans Rome, qu’Auguste se trouvoit obligé de s’en défaire, ou de l’acquérir tout à fait, il aima mieux lui donner sa fille, quelque peu de naissance qu’il eût, que d’écouter les inspirations de la jalousie. Quant à Mécénas, comme il étoit plus agréable et plus homme de cabinet, aussi fut-il plus avant que lui dans ses plaisirs et dans ses secrets.

Auguste fit du bien à ses courtisans, et ne fut pas fâché que ces Romains, autrefois si fiers et si libres, voulussent profiter de ses bonnes grâces. Ainsi l’on s’étudia à lui plaire, et le soin de la cour devint un véritable intérêt. Ce ne fut pas néanmoins le plus considérable. Le mérite qui se rapportoit à l’État, étoit préféré à celui qu’on s’acquéroit par l’attachement à sa personne : ce qu’il établissoit lui-même par ses discours, ne parlant jamais de ce qui lui étoit dû, mais toujours de ce qu’il devoit lui-même à la république.

Cependant il n’y a point de vie si uniforme, où des actions particulières ne démentent quelquefois le gros de l’habitude et de la conduite. Il défendit un jour un de ses amis, accusé d’une méchanceté horrible5 ; et apparemment il le sauva par sa seule considération. Ce ne fut pas sans choquer tous les gens de bien ; mais il eut tant de modération à garder les formes, et à souffrir la liberté de ceux qui lui répondoient un peu hautement, qu’il en regagna les esprits ; et les mêmes qui s’étoient scandalisés, revenus de leur indignation, excusèrent ce qu’il y a d’injuste à protéger un méchant homme, par l’honnêteté qui se trouve à ne pas abandonner un ami.

Les gens de lettres eurent part à sa familiarité, Tite-Live entre autres, Virgile et Horace : par où l’on peut voir la bonté de son jugement, aussi bien pour les ouvrages, que pour les affaires. Il aimoit le goût exquis de son siècle, dont la délicatesse a été peu commune dans tous les autres. Mais il craignoit les singularités qui venoient d’un esprit faux, et dont les méchants connoisseurs font le mérite extraordinaire. Comme il vivoit parmi des gens délicats, il prenoit plaisir à voir ses choix approuvés ; et son opinion étoit qu’il vaut mieux tomber naturellement dans le bon sens des autres, par sa raison, que de faire recevoir ses caprices, par autorité.

Outre l’honneur de son jugement dont il fut jaloux, il croyoit encore qu’un bienfait désapprouvé n’étoit grâce que pour un seul, et injure pour plusieurs ; que la disgrâce d’un honnête homme, au contraire, étoit ressentie de tous les honnêtes gens, par la pitié qu’elle fait aux uns, et l’allarme qu’elle donne aux autres.

Il avoit un discernement admirable à connoître l’humeur et l’ambition des personnes les plus élevées, sans concevoir néanmoins des soupçons funestes à leur vertu.

La liberté des sentiments ne lui déplut point sur les choses générales, estimant que les hommes y ont leurs droits ; que c’est un crime de rechercher curieusement les secrets du prince, et une infidélité de ne pas bien user de sa confidence ; mais que les affaires devenues publiques appartenoient, malgré qu’on en eût, au jugement du public ; qu’il falloit se le représenter avant que d’agir, et ne pas prétendre de le pouvoir empêcher, quand les actions étoient faites.

Ce fut peut-être sur la connoissance de son humeur, que Tite-Live osa écrire si hardiment la guerre de César et de Pompée, sans qu’il en ait été moins bien avec lui. Cremutius Cordus lui récita son histoire, et il ne se scandalisa point d’y voir nommer Brutus et Cassius, les derniers des Romains. Louange funeste à Cremutius, sous Tibère, dont on lui fit, dit Tacite, un crime inouï jusqu’alors, et qui lui coûta la vie6. Mécénas lui avoit donné un conseil plus particulier encore, mais d’un usage plus difficile : c’étoit « de ne se piquer jamais de ce qu’on diroit contre lui.

« Si ce qu’on dit de nous est vrai, ajoutoit Mécénas, c’est plutôt à nous de nous corriger, qu’aux autres de se contraindre. Si ce qu’on dit est faux, aussitôt que nous nous en piquerons, nous le ferons croire véritable. Le mépris de tels discours les décrédite, et en ôte le plaisir à ceux qui les font. Si vous y êtes plus sensible que vous ne devez, il dépend du plus misérable ennemi, du plus chétif envieux, de troubler le repos de votre vie ; et tout votre pouvoir ne sauroit vous défendre de votre chagrin. »

Auguste alla plus loin en certaines choses, et demeura fort au-dessous en quelques autres. Je vois des injures oubliées ; je le vois si hardi dans sa clémence, qu’il ose pardonner une conspiration non-seulement véritable, mais toute prête à s’exécuter7.

Cependant, quelque vertueux que soient les hommes, ils ne donnent jamais tant à la vertu, qu’ils ne laissent beaucoup à leur humeur. Il n’est pas croyable combien il fut délicat sur son domestique. Rien n’étoit si dangereux que de parler des amours de Julie, si ce n’étoit d’avoir quelque intérêt avec elle. Ovide en fut chassé sans retour ; et ce qui me paroît extraordinaire, le mari même eut à se ressentir de cette méchante humeur. Que la conduite de Julie ne plût pas à Auguste, c’étoit une chose naturelle ; mais que le pauvre Agrippa ait eu à souffrir le chagrin de son beau-père et les débauches de sa femme en même temps, c’est une affaire bizarre, et le dernier malheur de la condition d’un mari.

Il faut avouer que la famille de l’empereur lui donna trop d’embarras. Dans un applaudissement général de tout l’empire, il ne pouvoit résister à de petits chagrins que lui donnoit sa maison ; et il s’y portoit plus en simple personne privée, qu’en grand homme, car il ne savoit ni finir le mal par un bon ordre, ce qui véritablement n’est pas aisé ; ni du moins se mettre l’esprit en repos. Après s’être trop affligé d’un côté, il se laissa aller trop nonchalamment à la douceur qu’il trouvoit de l’autre ; et, si Julie le chagrina tant qu’elle vécut, Livie sut le posséder si bien, dans le déclin de son âge, que l’adoption de Tibère fut plutôt un effet de sa conduite, que le véritable choix de l’empereur.

Auguste connoissoit mieux que personne les vices de Tibère, et les desseins de Livie ; mais il n’avoit pas la force d’agir selon le jugement qu’il en faisoit. Tandis qu’il voyoit tout d’une vue saine, qui ne le portoit à rien, sa femme laissoit là son entendement avec des lumières inutiles, et se rendoit maîtresse de sa volonté. C’est ce qui a trompé Tacite, à mon avis, dans ce raffinement malicieux qu’il donne à Auguste8. Il savoit que le naturel de Tibère ne lui étoit pas inconnu ; et, pour ne pas croire qu’un grand empereur pût aller, dans une chose si importante, contre son propre sentiment, il a mis du dessein et du mystère où il n’y a eu, si je ne me trompe, que de la facilité.

Après ces particularités du domestique, revenons au général. Il rendit le monde heureux, et il fut heureux dans le monde. Il n’eut rien à souhaiter du public, ni le public de lui : et, considérant les maux qu’il a faits pour parvenir à l’empire, et le bien qu’il fit depuis qu’il fut empereur, je trouve qu’on a dit avec beaucoup de raison, qu’il ne devoit jamais naître, ou jamais ne mourir9.

Il mourut enfin, regretté de tous les hommes ; moins grand, sans comparaison, que César, mais d’un esprit plus réglé ; ce qui me fait croire qu’il et été plus glorieux d’être de l’armée de César, et plus doux de vivre sous le gouvernement d’Auguste.

Pour les Romains, ils n’avoient rien de si élevé que dans le temps de la république, ni pour la grandeur du génie, ni pour la force de l’âme ; mais quelque chose de plus sociable. Après tous les maux qu’on avoit soufferts, on fut bien aise de trouver de la douceur, en quelque manière que ce fût. Il n’y avoit plus assez de vertu pour soutenir la liberté ; on eût eu honte d’une entière sujétion ; et, à la réserve de ces âmes fières que rien ne put contenter, chacun se fit honneur de l’apparence de la république, et ne fut pas fâché en effet d’une douce et agréable domination.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Non Regno tamen, neque Dictatura, sed Principis nomine constitutam Rempublicam ; mari Oceano, aut amnibus longinquis sæptum Imperium. C. Tacit., Annal., I, 9.

2. Cinna, acte II, sc. i.

3. Addideratque, dit Tacite, parlant d’un Mémoire qu’Auguste avoit laissé écrit de sa propre main, consilium coercendi intra terminos imperii : incertum metu an per invidiam. Annal., I, ii.

4. Marc-Antoine, qui assiégeoit D. Brutus dans Modène. Antoine fut défait devant cette ville ; mais les deux consuls Hirtius et Pansa y périrent. Tout cela contribua beaucoup à l’élévation d’Auguste, qu’on appeloit alors Octavius César. (Des Maizeaux.)

5. Nonius Asprenas. Voyez Pline, Hist. Nat., lib. XXXV, cap. 12 ; et Suétone, Aug., cap. 56.

6. Voy. Tacit., Annal., IV, cap. 34. — Objectum et historico (Cremutio Cordo) quod Brutum Cassiumque ultimos Romanorum dixisset. Suétone, in Tiberio, cap. 61.

7. La conspiration de Cinna.

8. Annal., lib. I, cap. 10. — Suétone, Tiber., cap. 21.

9. Excerpta ex libris Sexti Aurelii Victoris, cap. i, § 28, 29. On a dit la même chose de l’empereur Sévère. Voyez Aurelius Victor, de Cæsaribus, cap. xx, in Septimio Severo ; et Ælii Spartiani Severus.