Réfutation d’Helvétius/Réfutation de l’Homme/2

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Réfutation de l’Homme : Tome II
Réfutation d’Helvétius, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierII (p. 405-456).


TOME SECOND


SECTION V.


CHAPITRE I.


Comment démontre-t-on que la lune est cause du flux et reflux de la mer ? C’est par la correspondance rigoureuse de la variété des marées avec la variété des mouvements de la lune. Or, quelle correspondance plus rigoureuse que celle de l’état de mon corps avec l’état de mon esprit[1] ? Quelle est la vicissitude, si légère qu’elle soit, qui ne passe de mon organisation à mes fonctions intellectuelles ? J’ai mal dormi, je pense mal ; je digère mal, je pense mal ; je souffre, et mon esprit est affaissé ; je recouvre mes forces, et mon esprit sa vigueur. Le vice et la qualité de mon esprit restent ou passent selon que le dérangement de mes organes est constant ou momentané. Il y a même des circonstances singulières où le désordre de mon économie animale profite à mon esprit, et, réciproquement, où le désordre de mon esprit profite à mon corps. Un homme ne prend point d’embonpoint apoplectique sans que sa tête et son esprit ne s’appesantissent. L’état sain ou malsain des organes, durable ou passager, pendant un jour ou pendant tout le cours de la vie, depuis l’instant de la naissance jusqu’au moment de la mort, est le thermomètre de l’esprit.


CHAPITRE II.


Page 13. — L’homme est-il bon ou méchant en naissant ?

Si l’on ne peut donner le nom de bon qu’à celui qui a fait le bien, et le nom de méchant qu’à celui qui a fait le mal, assurément l’homme, en naissant, n’est ni bon ni méchant. J’en dis autant de l’esprit et de la sottise.

Mais l’homme apporte-t-il en naissant des dispositions organiques et naturelles à dire et faire des sottises, à se nuire à lui-même et à ses semblables, à écouter ou négliger les conseils de ses parents, à la diligence ou à la paresse, à la justice ou à la colère, au respect ou au mépris des lois ? Il n’y a que celui qui n’a jamais vu deux enfants en sa vie, et qui n’entendit jamais leurs cris au berceau, qui puisse en douter. L’homme ne naît rien, mais chaque homme naît avec une aptitude propre à une chose.

— Monsieur Helvétius, vous êtes chasseur, je crois ?

— Oui, je le suis.

— Voyez-vous ce petit chien-là ?

— Qui a les jambes torses, le corps bas et long, le museau pointu et les pattes et la peau tachetées de feu ?

— Oui. Qu’est-ce ?

— C’est un basset ; cette espèce a du nez, de l’ardeur, du courage : cela se fourre dans le terrier d’un renard, au hasard d’en sortir les oreilles et les flancs déchirés.

— Et cet autre ?

— C’est un braque. C’est un animal infatigable : son poil dur et hérissé lui permet de s’enfoncer dans les buissons épineux et touffus ; il arrête la perdrix, il chasse le lièvre à voix ; il supplée lui seul à trois ou quatre chiens.

— Et cet autre ?

— Ce sera un des plus beaux lévriers.

— Et ce troisième ?

— Un chien couchant. Je ne puis rien vous en dire : sera-t-il docile, ne le sera-t-il pas ? aura-t-il du nez ou n’en aura-t-il point ? C’est une affaire de race.

— Et ce quatrième ?

— Il promet un très-beau chien courant.

— Ce sont tous des chiens ?

— Oui.

— Et, dites-moi, j’ai un excellent garde-chasse, il fera tout ce que je voudrai ; ne pourrais-je pas lui ordonner de faire du basset un braque, du braque un lévrier, du lévrier un chien de plaine, du chien de plaine un chien courant, et du chien courant un barbet ?

— Gardez-vous-en bien.

— Et pourquoi ?… Ils ne font que de naître, ils ne sont rien ; propres à tout, l’éducation en disposera à mon gré.

— Vous vous moquez de moi.

— Monsieur Helvétius, vous avez raison. Mais si cependant il y avait dans l’espèce humaine la même variété d’individus que dans la race des chiens, si chacun avait son allure et son gibier ?


CHAPITRE III.


Page 15. — Mal d’autrui n’est que songe.

Vous interprétez mal ce proverbe. C’est-à-dire que le mal qui arrive à autrui me touche moins que le même mal qui m’arrive.


CHAPITRE IV.


Page 23. — Si le cerf aux abois m’émeut, si ses larmes font couler les miennes, ce spectacle si touchant par sa nouveauté est agréable au sauvage que l’habitude y endurcit.

— Pourquoi le cerf aux abois vous émeut-il ? Quel est le motif de votre commisération pour un animal à la place duquel vous ne vous mettez pas ?

— La nouveauté.

— La nouveauté surprend et ne touche pas. Cette commisération est d’animal à animal, ou si l’on aime mieux, c’est une illusion rapide amenée par des symptômes de douleur communs à l’homme et à l’animal, et qui nous montre un homme à la place d’un cerf.

Page 24. — Si le peuple retourne aux exécutions publiques, ce n’est point pour voir souffrir ; au contraire, il va chercher un sentiment de pitié, un sujet de pérorer ; à son retour, il fait un rôle, les voisins s’assemblent autour de lui, pendentes ab ore loquentis.

Ibid. — Je comparerais volontiers un champ de bataille[2] à une table d’un jeu ruineux. Le soldat victorieux emporte la dépouille du soldat moribond, comme le joueur fortuné la bourse du joueur désespéré. J’en use avec autrui comme il en aurait usé avec moi ; pourquoi aurais-je aujourd’hui une sotte pitié que je ne trouverais pas demain ?

Page 25. — Celui qui donne des commisérations à son maître lave ses mains dans son propre sang. C’est Saadi qui le dit.

Mais ce poëte raconte qu’un malheureux traîné au supplice chargeait le tyran d’imprécations, que le tyran, trop éloigné du malheureux pour l’entendre, ayant demandé ce qu’il disait, un courtisan lui répondit : « Seigneur, il dit que celui qui fera miséricorde en ce monde l’obtiendra dans l’autre… » qu’un autre courtisan reprenant la parole, ajouta : « Seigneur, on te fait un mensonge ; le malheureux que tu as condamné au supplice pour ses forfaits le mériterait par les imprécations qu’il vomit contre toi… — N’importe, reprit le sultan, je lui fais grâce, qu’on le lâche ; j’aime mieux un mensonge qui me rend miséricordieux qu’une vérité qui me rendrait cruel. »

Page 26. — Il est des hommes bons, mais l’humanité est en eux l’effet de l’éducation et non de la nature.

Toujours ! Je n’en crois rien. Quelque éducation qu’on eût donnée à la bête féroce qui examinait avec une joie curieuse les convulsions du capucin qu’il avait assassiné, j’ai peine à m’imaginer qu’elle en eût fait un homme bien tendre et bien compatissant.

On ne donne point ce que la nature a refusé ; peut-être détruit-on ce qu’elle a donné. La culture de l’éducation améliore ses dons.

Ibid. — La sensibilité physique est le seul don que nous a fait la nature.

Mais cette sensibilité diffuse dans toutes les parties de l’homme est-elle également partagée entre elles ? Cela n’est pas, cela ne peut être.

Si la portion de sensibilité physique est faible au cerveau et au diaphragme, peu d’imagination, peu de pitié, peu de bienfaisance.

La sensibilité physique est-elle égale dans tous les individus ? Cela n’est pas, cela ne peut être.

Obtiendrez-vous donc les mêmes effets d’une machine en qui ce ressort est trop fort, et d’une machine en qui il est trop faible ?


CHAPITRE V.


Page 28. — Où trouve-t-on des héros ? Chez des peuples plus ou moins policés.

Il y a des héros partout : il y en a au fond des forêts du Canada que l’éducation n’a pas faits ; il y en a dans les cahutes des esclaves que la tyrannie des maîtres n’a pas détruits.

On prend à Cayenne une troupe de sauvages marrons ; on offre la vie à celui qui pendra ses camarades, aucun ne s’y résout. Un maître ordonne à un de ses nègres de les pendre tous, sous peine d’être pendu lui-même. Il y consent ; il va dans sa cabane sous prétexte de se préparer. Il prend une hache, il s’abat le poignet, revient et dit à son maître, en lui montrant son bras mutilé et ruisselant de sang : « Fais à présent de moi un bourreau, si tu peux. »

Le maître de ce nègre se conduisit bien. Il saisit d’une main le poignet sanglant de son esclave, il jette son autre bras autour de son cou et lui dit en l’embrassant : « Tu n’es plus mon esclave, tu es mon ami. »


CHAPITRE VII.


Page 37. — Comment, monsieur Helvétius, vous accordez à l’adolescence[3] une plus grande capacité d’apprendre qu’à l’âge mûr, et vous convenez qu’il n’y a guère d’autre différence sensible entre ces deux âges que celle de l’organisation plus ou moins développée ; et vous n’accordez aucun effet à l’organisation de deux enfants, bien que cette organisation de deux enfants d’un même âge n’ait d’autre différence que celle de deux hommes d’âges différents !

Vous accusez Rousseau de contradiction, et vous avez raison ; mais vous lui donnez bien sa revanche. Si je vous demande en plusieurs endroits de votre premier volume d’où naît la pensée sublime qui doit illustrer tel homme, vous me répondrez nettement : d’une heureuse chance. Ici ce n’est plus cela, c’est une conséquence de l’âge, de la sève, des fleurs et d’un fruit qui se noue, un enchaînement de causes naturelles et connues.

Page 39. — À mesure que la vieillesse approche, l’homme est moins attaché à la terre.

Cela est-il bien vrai ?


CHAPITRE VIII.


Page 41. — Si les caractères étaient l’effet de l’organisation, il y aurait en tout pays un certain nombre d’hommes de caractère.

Aussi cela est-il vrai.

Pourquoi n’en voit-on communément que dans les pays libres ?

Pourquoi en voit-on quelques-uns chez les nations les plus esclaves ?

Est-il quelque maxime morale qui fasse fondre une loupe ?

Toujours l’organisation de la tête comparée à celle du pied. Mon philosophe, vous aurez remarqué sans doute que l’exercice fortifiait les organes, et vous auriez pu remarquer que l’inaction les détruit. Liez à un enfant un de ses bras en naissant, faites qu’il ne s’en serve point, et vous réduirez ce membre à rien. Pareillement une disposition naturelle à quelque vice, à quelque vertu, à quelque talent, à force d’être contrariée, peut être anéantie : l’organe reste, mais sans vigueur. Faute de marcher, nos femmes ont presque perdu l’usage de leurs jambes, mais si la nature leur avait refusé des jambes, y aurait-il quelque moyen artificiel de leur en donner ? L’avantage de l’éducation consiste à perfectionner l’aptitude naturelle, si elle est bonne, à l’étouffer ou à l’égarer, si elle est mauvaise, mais jamais à suppléer l’aptitude qui manque. C’est à cette infructueuse opiniâtreté d’un travail ingrat que j’attribuerais volontiers la nuée des imitateurs en tout genre. Ils voient faire les autres, ils s’efforcent de faire comme eux ; leurs yeux ne sont jamais tournés au dedans d’eux-mêmes, ils sont toujours attachés sur un modèle qui est au dehors. La sorte d’impulsion qu’on leur remarque, c’est le choc d’un génie étranger qui la leur communique. La nature pousse l’homme de génie, l’homme de génie pousse l’imitateur. Il n’y a point d’intermédiaire entre la nature et le génie qui est toujours interposé entre la nature et l’imitateur. Le génie attire fortement à lui tout ce qui se trouve dans la sphère de son activité, qui s’en exalte sans mesure. L’imitateur n’attire point, il est attiré ; il s’aimante par le contact avec l’aimant, mais il n’est pas l’aimant.

Page 44. — La faim se renouvelle plusieurs fois par jour et devient dans le sauvage un principe très-actif.

Cela se peut ; mais ce principe si impérieux produit moins de forfaits en cent ans parmi les sauvages, qu’à la Chine, dans le plus sage des empires, il ne s’en commet en un mois de disette.

Ce que j’ose avancer de la faim est encore plus vrai de toutes les autres passions.

Vous préférez donc l’état sauvage à l’état policé ? Non. La population de l’espèce va toujours en croissant chez les peuples policés, et en diminuant chez les nations sauvages. La durée moyenne de la vie de l’homme policé excède la durée moyenne de la vie de l’homme sauvage. Tout est dit.

La contrée la plus heureuse n’est pas celle où il s’élève le moins d’orages ; c’est celle qui produit le plus de fruits. J’aimerais mieux habiter les pays fertiles où la terre tremble sans cesse sous les pieds, menace d’engloutir et engloutit quelquefois les hommes et leurs habitations, que de languir sur une plaine aride, sablonneuse et tranquille. J’aurai tort lorsque je verrai les peuples de Saint-Domingue ou de la Martinique aller chercher les déserts de l’Afrique.

Oui, monsieur Rousseau, j’aime mieux le vice raffiné sous un habit de soie que la stupidité féroce sous une peau de bête.

J’aime mieux la volupté entre les lambris dorés et sur la mollesse des coussins d’un palais, que la misère pâle, sale et hideuse étendue sur la terre humide et malsaine et recelée avec la frayeur dans le fond d’un antre sauvage.


CHAPITRE IX.


Page 49. — Rousseau s’est dit à lui-même : Les hommes, en général, sont paresseux, par conséquent ennemis de toute étude qui les force à l’attention. Les hommes sont vains, par conséquent ennemis de tout esprit supérieur. Les hommes médiocres enfin ont une haine secrète pour les savants et pour les sciences. Que j’en persuade l’inutilité, je flatterai la vanité du stupide, je me rendrai cher aux ignorants, je serai leur maître, eux mes disciples, et mon nom, consacré par leurs éloges, remplira l’univers, etc.

Rousseau ne s’est point dit tout cela, vous le calomniez ; ce n’est point un méchant par système, c’est un orateur éloquent, la première dupe de ses sophismes.

Quelle que soit la révolution qui se fasse dans les esprits, jamais Rousseau ne tombera dans la classe des auteurs méprisés. Il sera parmi les littérateurs ce que sont parmi les peintres les mauvais dessinateurs, grands coloristes.


CHAPITRE X.


Page 53. — Dans le même chapitre où je lis un reproche que les hommes de lettres ont mérité, celui d’avoir adulé les tyrans, je lis le nom de Frédéric accolé à celui d’Antonin.

Frédéric a irrité tous les poëtes, philosophes, orateurs et savants de l’Allemagne par ses mépris.


CHAPITRE XI.


Page 54. — Les nations sont barbares lorsqu’elles fondent des empires, et c’est lorsqu’elles reviennent à la barbarie que les empires se dissolvent[4].

Ces deux instants de barbarie ne sont que deux dates, l’une de l’origine, l’autre de la fin. Si les peuples qui attaquèrent de tous côtés l’empire romain n’avaient pas été barbares, sa destruction aurait été bien plus rapide. Si les Romains n’étaient pas retombés dans la barbarie lorsqu’ils furent attaqués par les barbares, je doute qu’ils en eussent été subjugués. Je me joins ici à Helvétius contre Rousseau.

Page 56. — En tout genre de commerce, c’est la demande qui précède l’offre.

Je ne pense pas que cela soit toujours vrai. Un artiste ingénieux invente un objet de luxe, il l’exécute, il le produit, il plaît : à l’instant les demandes sans nombre s’adressent à lui, il y satisfait et le voilà riche. Il est vrai qu’au moment où la demande cesse, l’art disparaît.


NOTES.


Page 61. — Ce n’est pas le sentiment du beau moral qui fait travailler l’ouvrier, mais bien la promesse de vingt-quatre sous pour boire.

Je ne sais si c’est le premier, mais l’expérience m’a souvent appris que ce n’était pas toujours le second. Il y a tel ouvrier honnête et tellement jaloux de sa réputation, qu’on lui offrirait inutilement de l’argent pour faire un mauvais ouvrage. J’en ai connu un qui excellait dans l’art de travailler les instruments de la chirurgie dont les opérations lui étaient familières ; quoique sa fortune fût peu considérable et qu’il y eût beaucoup plus à gagner à se prêter aux visions d’un mauvais chirurgien qu’à fabriquer un bon instrument, une forte somme d’argent ne l’y aurait pas déterminé : il se serait regardé comme le complice d’une opération funeste ; il ne faisait aucune différence entre un ouvrier qui aurait fabriqué un pareil instrument, contre ses lumières et sa conscience, et celui qui aurait fabriqué un poignard destiné à tuer le malade.

Page 62. — N’aperçoit-on plus dans les souffrances celles auxquelles on est soi-même sujet, on devient dur.

Je ne crois pas que ce soit par cette raison que le médecin ou le chirurgien s’endurcit ; c’est que la sensibilité s’affaiblit par l’habitude. Le médecin cesse de compatir, à peu près comme, dans une longue maladie, le malade, et dans la longue infortune, le malheureux, cessent de se plaindre, ou, plus exactement, comme, à la quatrième représentation d’une tragédie, le spectateur cesse de pleurer.

Ibid. — Les méchants comme les bons sont susceptibles d’amitié.

Cela se peut. Cependant j’ai de la peine à concevoir une véritable amitié entre les méchants : le méchant ne voit guère dans la mort de son ami que la perte d’un confident de ses forfaits. Deux méchants doivent se craindre et ne peuvent guère s’estimer.

Page 63. — On voit des enfants enduire de cire chaude des hannetons, des cerfs-volants, les habiller en soldats, et prolonger ainsi leur mort pendant deux ou trois mois. En vain dira-t-on que ces enfants ne réfléchissent point aux douleurs qu’éprouvent ces insectes. Si le sentiment de la compassion leur était aussi naturel que celui de la crainte, il les avertirait des souffrances de l’insecte, comme la crainte les avertit du danger à la rencontre d’un animal furieux.

La commisération ne me paraît guère moins naturelle que la crainte. L’une suppose la connaissance de la douleur, l’autre la connaissance du péril.

Page 67. — Quelques officiers veulent des soldats automates.

Quelle en est la cause ? Ne serait-ce pas qu’aujourd’hui la discipline sert plus que l’intelligence et le courage ? Je crois que le général se soucie beaucoup d’être obéi et craint fort peu d’être jugé.


SECTION VI.


CHAPITRES III À XVIII INCLUSIVEMENT.


Page 121. — L’auteur a tellement compliqué la question du luxe, qu’après avoir lu tout ce qu’il en dit, on n’en a guère des notions plus nettes.

Je donne le nom de luxe à tout ce qui est au delà des besoins nécessaires, relativement au rang que chaque citoyen occupe dans la société.

D’après cette définition l’histoire du luxe me paraît écrite en gros caractères au-dessus des portes de toutes les maisons de la capitale.

Je divise, relativement au luxe, les citoyens en trois classes : des riches, des aisés et des pauvres.

Il n’y a point de luxe chez le riche, s’il n’accorde à ses goûts, à ses passions, à ses fantaisies, rien qui excède les justes limites qui lui sont prescrites par sa richesse. Il a de l’or ; quel emploi veut-on qu’il en lasse, si ce n’est de multiplier ses jouissances ?

Il n’y a point de luxe chez le citoyen aisé, s’il n’a ni goûts, ni passions, ni fantaisies ruineuses.

Il ne peut y avoir de luxe chez le pauvre, puisqu’il manque du nécessaire à ses besoins.

Le luxe naît donc d’un usage insensé de sa fortune.

Et quelle peut être la cause de cet usage insensé, je ne dis pas dans un citoyen, mais chez toute une nation ?

Cette cause ? C’est le trop d’importance attachée à la richesse jointe à une distribution trop inégale de la fortune.

Alors la société se divise en deux classes : une classe très-étroite des citoyens qui sont riches et une classe très-nombreuse des citoyens qui sont pauvres.

Dans la première classe, le luxe est une ostentation de la richesse ; dans la seconde, le luxe est un masque de la misère. Cette ostentation, poussée à l’excès, amène la ruine du riche, et, de là, le peu de durée des grandes fortunes.

Ce masque comble la misère du pauvre.

Cette espèce de luxe est nécessairement suivi de la corruption des mœurs, de la décadence du goût et de la chute de tous les arts.

Par une sotte émulation il n’y a point d’extravagances dans lesquelles le riche ne se précipite, point de bassesses auxquelles le pauvre ne se détermine.

L’extérieur confond tous les rangs. Pour soutenir cet extérieur, hommes et femmes, grands et petits, tous se prostituent en cent manières diverses. L’indigence est la seule chose dont on rougisse.

On fait beaucoup de statues, mais on les fait mauvaises ; on fait beaucoup de tableaux, mais on n’en fait point de bons ; on fait beaucoup de pendules, de montres, mais on les fabrique mal. Rien n’est d’utilité, tout est de parade.

Si l’on suppose une répartition plus égale de la richesse et une aisance nationale proportionnée aux différentes conditions, si l’or cesse d’être la représentation de toutes les sortes de mérite, alors on verra naître un autre luxe. Ce luxe, que j’appelle le bon, produira des effets tout contraires au premier.

Si la femme du peuple veut acheter une robe, elle ne la demandera pas légère et voyante, parce qu’elle aura de quoi la payer durable, solide et bien manufacturée.

Si la fantaisie lui prend de se faire peindre, elle n’appellera point un barbouilleur.

Si elle veut une montre, il ne lui suffira pas que le bouton aplati la simule à répétition.

Il y aura peu de crimes, mais beaucoup de vices, mais de ces vices qui font le bonheur dans ce monde-ci et dont on n’est châtié que dans l’autre.

Je pense donc qu’un souverain n’aurait rien de mieux à faire que de travailler de toute sa force à la damnation de ses sujets.

Tout cela n’est que croqué, mais je fais une note et non pas un Traité.


CHAPITRE VI.


DE LA FORMATION DES PEUPLADES.


Page 90. — Quelques familles ont passé dans une île. Je veux que le sol en soit bon, mais inculte et désert. Quel est, au moment du débarquement, le premier soin de ces familles ? Celui de construire des huttes, de défricher l’étendue du terrain nécessaire à leur subsistance. Dans ce premier moment quelles sont les richesses de l’île ? Les récoltes et le travail qui les produit…

Voilà des suppositions dont j’ai peine à me contenter. Au premier moment il n’y aura point de richesse, chacun cultivera pour le besoin actuel, et le paresseux risquera de mourir de faim ; car, manquant de tout, que pourrait-il donner en échange des denrées qu’il n’aura pas recueillies ? Et celui dont les bras auront été les plus actifs et les plus forts que fera-t-il du superflu de sa récolte ? Mais ne chicanons point, et passons.

Page 91. — Il n’est qu’un moyen de soustraire un empire au despotisme de l’armée, c’est que ses habitants soient comme à Sparte citoyens et soldats.

Partout où tout citoyen est soldat il ne faut point d’armée. Une armée subsistante, quel qu’en soit le chef, menace la liberté des autres citoyens. Quand la présence de l’ennemi ne l’exige pas, il faut que tous les habitants soient armés ou désarmés ; ceux qui sont en corps ont trop d’avantage sur ceux qui sont isolés.


CHAPITRE VII.


Page 97. — Je dirai à l’occasion d’un peuple gouverné par des représentants et par un monarque, tel que l’Angleterre, l’idée qui me vient, peut-être vraie, peut-être fausse. On imaginait que la loi qui défendrait de corrompre les peuples, le serment de s’être conformé strictement à cette loi, et par conséquent toute liberté conservée dans la nomination des représentants, rendraient la nation anglaise la mieux gouvernée et la plus redoutable qu’il y eût au monde. Là-dessus je pensai que la représentation ne coûtant plus rien à celui qui représentait, la représentation en serait à d’autant meilleur marché pour la cour. On répondit qu’alors il n’y aurait plus que les gens de bien qui pussent arriver à la représentation ; à quoi je répliquai que Walpole avait le tarif de toutes les probités du royaume, et que le seul effet de la loi projetée, ce serait de faire baisser ce tarif[5].


CHAPITRE IX.


Page 102. — Mais il est une autre source de l’inégalité des industries et de la parcimonie des pères qui doivent transmettre à leurs enfants quelquefois des richesses immenses. Ces fortunes sont légitimes, et je ne vois pas comment, avec justice et en respectant la loi sacrée de la propriété, on peut obvier à cette cause de luxe.

Réponse. C’est qu’il n’y faut point obvier ; c’est que les fortunes seront légitimement réparties lorsque la répartition sera proportionnée à l’industrie et aux travaux de chacun ; c’est que cette inégalité n’aura point de suite fâcheuse ; c’est qu’au contraire elle sera la base de la félicité publique si l’on trouve un moyen je ne dis pas d’avilir, mais de diminuer l’importance de l’or ; et ce moyen, le seul que je connaisse, c’est d’abandonner toutes les dignités, toutes les places de l’État au concours.

Alors un père opulent dira à son fils : Mon fils, si tu ne veux que des châteaux, des chiens, des femmes, des chevaux, des mets délicats, des vins exquis, tu les auras ; mais si tu as l’ambition d’être quelque chose dans la société, c’est ton affaire, ce n’est pas la mienne ; travaille le jour, travaille la nuit, instruis-toi, car avec toute ma fortune je ne ferais pas de toi un huissier.

Alors l’éducation prendra un grand caractère, alors l’enfant en sentira toute l’importance ; car s’il demande qui est-ce qui est grand chancelier de France, il arrivera souvent qu’on lui nommera le fils du menuisier ou du tailleur de son père, peut-être celui de son cordonnier.

Si les concurrents sont jugés sur leurs mœurs et leurs lumières, si les vices donnent aussi sûrement l’exclusion que l’ignorance, il y aura d’honnêtes gens et des gens habiles.

Je ne prétends pas que ce moyen soit absolument sans inconvénient, ni que, quels que soient les juges du mérite, il n’y aura ni prédilection, ni esprit de parti, ni aucune sorte de partialité ; mais il y a une pudeur qui même de nos jours en a quelquefois imposé aux ministres, et je ne pense pas qu’on osât préférer un fripon ou un sot à un concurrent honnête et éclairé. Ce qui pourrait arriver de pis, c’est que, peut-être, on ne nommerait pas toujours à la place vacante celui qui en serait le plus digne.

Il n’y a que le concours du mérite aux grandes places qui puisse réduire l’or à sa juste valeur.

Dans cette supposition je demande quel motif étrange pourrait déterminer un père à se tourmenter toute sa vie pour n’accumuler que des biens et ne transmettre à son fils que les moyens d’être un avare, ou un dissipateur ou un voluptueux ?

En même temps que le mérite sera plus honoré, la cupidité diminuée, le prix de l’éducation mieux senti, les fortunes seront moins inégales. Ces effets désirés s’enchaînent nécessairement les uns aux autres.

La seule richesse vraiment désirable est celle qui satisfait à tous les besoins de la vie, et qui met les pères en état de donner d’excellents maîtres à leurs enfants.

Toutes les conséquences des principes qui précèdent sont faciles à tirer.

Sans de bonnes mœurs publiques, point de vrai goût ; sans instruction et sans probité, point d’honneurs à poursuivre. Un souverain peut combler son favori de richesses, mais il ne peut lui donner ni des connaissances ni de la vertu


CHAPITRE XI


Page 105. — Les moyens que l’auteur propose pour prévenir l’inégalité des fortunes me déplaisent. Ils gênent la liberté, ils doivent nuire à l’industrie et au commerce, et donner aux citoyens un esprit de fausseté : ils seront sans cesse occupés des moyens de cacher leurs richesses et d’en disposer à leur gré.

Page 106. — Le riche fourni du nécessaire mettra toujours le superflu de son argent à l’achat des superfluités.

Et qu’importe qu’il ait des magots sur sa cheminée, pourvu qu’il n’y en ait point dans nos tribunaux ?


CHAPITRE XII.


Page 107. — Un peuple sans argent, s’il est éclairé, communément est sans tyran.

Je le crois ; mais est-il bien facile aux nations de s’éclairer, sans un signe conventionnel de toutes les choses nécessaires à la vie ? Détruisez ce principe moteur, et vous en verrez naître un état de stagnation générale ; et cet état est-il bien favorable au progrès des sciences, des arts, et à la perfection de l’esprit humain ? Tout à l’heure vous avez défendu les connaissances contre Jean-Jacques, et voilà que vous ouvrez la porte à une ignorance universelle.


CHAPITRE XIII.


Page 111. — Celui qui peut donner de l’argent n’en donne pas toujours à la personne la plus honnête.

Et que m’importe qu’il fasse des catins, pourvu que les catins ne fassent pas des ministres ?

On peut certainement enflammer un peuple de la passion de la gloire sans l’intervention de l’or, c’est-à-dire qu’on aura des sujets très-belliqueux, des conquérants, des chevaliers, des paladins ; pour des savants, je vous en délie, à moins que votre petite colonie placée comme Lacédémone, ne soit environnée de nations instruites : mais alors sa durée sera bien précaire.

La résolution générale de toutes les nations de jeter dans la mer tout leur or est absurde à supposer. Il est donc bien plus raisonnable de réduire la richesse à ses seuls avantages naturels par une institution qui n’exige qu’un acte pur et simple de la volonté du souverain ; il ne serait même question que de généraliser une loi qui subsiste déjà dans quelques cas particuliers où les bons effets en sont évidents. Toutes les chaires de notre Faculté de droit sont abandonnées au concours, et il n’y en a pas une qui ne soit remplie par un homme de mérite.


CHAPITRE XVI.


Page 113. — L’amour de l’argent est destructif des talents, du patriotisme et de la vertu.

Oui, de l’argent représentatif de tout mérite, je l’accorde ; de l’argent représentatif des seules voluptés, je le nie.

Pourquoi veut-on avoir de l’or, et puis quoi ? encore de l’or ? C’est qu’avec de l’or on a tout : de la considération, du pouvoir, des honneurs, et même de l’esprit.

Qu’avec de l’or on n’ait que les choses qui se payent, et que l’on soit privé de toutes celles qui ne s’escomptent pas, et l’or sera très-innocent ; la bienfaisance, l’humanité, la commisération en seront même plus communes. Aujourd’hui que l’argent est tout, on est et l’on doit être avare d’un écu ; un écu est trop de choses à la fois pour en être libéral.

Je ne sais si le ministère en serait également avide, mais il ne pourrait perdre de ses prérogatives sans que la nation en devînt moins avare.


CHAPITRE XVIII.


Page 121. — Qui se déclare protecteur de l’ignorance, se déclare l’ennemi de l’État.

Or, qui se déclare ennemi de l’or, sans restriction, se déclare, ou je me trompe fort, protecteur de l’ignorance.


NOTES.


Page 127. — Le monarque doit être avare du bien de ses sujets.

Cela me rappelle un mot de l’impératrice de Russie régnante. Falconet était venu à Pétersbourg avec un assez grand nombre de tableaux qu’il avait recueillis en Angleterre. L’impératrice les vit et n’en prit que quelques-uns, et à un prix très-modéré, ajoutant à ce sujet que Falconet père serait mécontent, mais qu’il ne considérerait pas que ce n’était pas elle qui payait.

Ibid. — À quel signe reconnaît-on le luxe nuisible ? À l’espèce de marchandise étalée sur les boutiques. Plus ces marchandises sont riches, moins il y a de proportion dans la fortune des citoyens.

Au lieu de dire plus ces marchandises sont riches, il eût peut-être été plus juste de dire : Plus ces marchandises sont mauvaises, et plus elles affichent la richesse ; plus les fortunes sont inégales, plus le luxe de misère est étendu.

Les boutiques où les marchandises sont vraiment riches sont en petit nombre et peu fréquentées. Celles où la richesse apparente des marchandises sert de masque à la misère sont sans nombre.

Page 131. — Qu’on anéantisse la moitié des richesses d’une nation, si l’autre moitié est à peu près également répartie entre tous les citoyens, l’État sera presque également heureux et puissant.

Je doute de l’un et je nie l’autre. Comment resterait-elle aussi puissante, si les nations circonvoisines et rivales ont conservé toute leur richesse ? Comment serait-elle aussi heureuse, si ses jouissances sont moindres ? Et elles le seront de tout ce que la modicité de la fortune ne permettra pas d’appeler à grands frais des contrées éloignées.

On ne boit guère de vin de Bourgogne et de Champagne dans la Suisse. Diminuez la richesse des Suisses de moitié, et l’on y en boira bien moins.

Il faut à une contrée, dit Helvétius (page 132), ou de l’argent, ou les lois de Sparte, ou le danger d’une invasion prochaine. Les lois de Sparte seraient la ruine de la nation, s’il était possible de les y introduire. C’est Helvétius qui le dit. Le danger de l’invasion sera donc d’autant plus grand que la somme de la richesse sera moindre. Comment a-t-il donc pu assurer, paragraphe précédent, que si l’on jetait dans la mer la moitié de notre or, nous n’en serions ni moins heureux ni moins puissants ?

Ibid. — Le crime le plus habituel des gouvernements de l’Europe, c’est leur avidité à s’approprier tout l’argent du peuple.

On accroît la diligence des abeilles en les châtrant d’une partie de leur cire et de leur miel. Prenez tout, et les abeilles quittent la ruche ; prenez-en trop, les abeilles restent et meurent.

Page 135. — Les honneurs sont une monnaie qui hausse et baisse selon le plus ou le moins de justice avec laquelle on les distribue.

L’avilissement des honneurs mal décernés produit au moral le même effet que l’altération des monnaies au physique.

Ibid. — À quelle cause attribuer l’extrême puissance de l’Angleterre ? À son gouvernement.

Mais à quelle cause attribuer la pauvreté de l’Écosse et de l’Irlande, et l’extravagance de la guerre actuelle contre les colonies[6] ? À l’avidité des commerçants de la métropole.

On vante cette nation pour son patriotisme. Je défie qu’on me montre dans l’histoire ancienne ou moderne un exemple de personnalité nationale ou d’anti-patriotisme plus marqué.

Je vois ce peuple sous l’emblème d’un enfant vigoureux qui naît avec quatre bras, mais dont un de ces bras arrache les trois autres.

Une autre observation qui tache encore à mes yeux le caractère de cette nation, c’est que ses nègres sont les plus malheureux des nègres. L’Anglais, ennemi de la tyrannie chez lui, est le despote le plus féroce quand il en est dehors.

D’où naît cette bizarrerie, si elle est réelle comme on n’en saurait douter ? Se soulagerait-il au loin de l’empire de la loi qui le tient courbé dans ses foyers ? Sa méchanceté serait-elle aussi celle de l’esclave débarrassé de sa chaîne ? ou ne serait-ce que la suite du mépris qu’il a conçu pour celui qui a la bassesse de se soumettre à l’autorité arbitraire d’un maître ?


SECTION VII.


CHAPITRE I.


Page 139. — Lorsque le roi Jacques disait qu’il était difficile d’être à la fois bon théologien et bon sujet[7], il répétait le proverbe qui dit qu’il est difficile de servir deux maîtres à la fois.


CHAPITRE IV.


Page 151. — La doctrine des jésuites favorisait le larcin ; cependant le magistrat qui la condamna par décence ne s’était point aperçu qu’elle eût multiplié le nombre des filous.

C’est qu’il est une multitude de filouteries domestiques qui ne viennent point à la connaissance du magistrat.

Un prédicateur du vol renfermé dans une espèce de boîte où il parle à l’oreille de mon valet ne me semble point du tout un personnage indifférent à la sûreté de ma personne et de mes effets.


CHAPITRE V.


DU GOUVERNEMENT DES JÉSUITES.


Une observation vraie que je n’ai lue dans aucun auteur, c’est qu’on aimait un jacobin, un capucin, un autre moine, sans aimer l’ordre ; au lieu que l’ami d’un jésuite était l’ami des jésuites. La plus petite partie représentait le tout.

Page 170. — Ici l’auteur est décousu. Il n’est point de muse à laquelle on n’ait érigé un temple ; point de science qu’on n’ait cultivée dans quelque académie ; point d’académie où l’on n’ait propose quelque prix pour la solution de certains problèmes d’optique, d’agriculture, d’astronomie, de mécanique, etc. Par quelle fatalité les sciences de la morale et de la politique, les plus importantes de toutes celles qui contribuent le plus à la félicité nationale, sont-elles encore sans écoles publiques ?…

Ce morceau ne tient ni à ce qui précède, ni à ce qui suit, et n’était pas assez saillant pour le conserver aux dépens de la liaison des idées. Cet endroit n’est pas le seul où l’on sente ce défaut. Quand on est instruit de la manière de travailler de l’auteur, on doit être surpris de ne pas le reconnaître plus souvent dans son ouvrage.

Page 171. — Les lois monastiques devraient être les plus parfaites, j’en conviens ; pour les plus durables, je le nie. Il n’y a de durable que ce qui est conforme à la nature, qui ne cesse de réclamer ses droits.

Ni Helvétius, ni aucun des écrivains qui l’ont précédé ou suivi, n’a bien connu le caractère primitif du jésuitisme.

Lorsqu’ils se présentèrent en France et qu’on leur demanda ce qu’ils étaient : réguliers ? Ils répondirent non ; séculiers ? Ils répondirent non, et ils avaient raison.

Leur fondateur était un militaire. Leur institution fut militaire : le Christ fut le chef de la troupe, le général en fut le colonel ; le reste fut ou capitaine, ou lieutenant, ou sergent ou soldat.

Cela fait rire, mais cela n’en est pas moins vrai.

C’était un véritable ordre de chevalerie. Et quels étaient les ennemis qu’ils avaient à combattre ? Le diable, ou l’incrédulité, le vice et l’ignorance. Ils faisaient des missions aux environs et au loin contre l’incrédulité. Ils prêchaient dans les villes contre le vice, ils tenaient des écoles contre l’ignorance ; tous marchaient sous l’étendard de la vierge Marie, la Dulcinée de saint Ignace.

Ajoutez que l’établissement de cet ordre fut presque immédiat au temps de la chevalerie espagnole, des paladins et du don-quichottisme.

Il ne resta de l’esprit du fondateur que le fanatisme. Ils avaient tellement dégénéré sous le troisième généralat, qu’un de leurs anciens écrivains, dont le nom ne me revient pas, leur disait : « Vous êtes devenus ambitieux et politiques ; vous courez après l’or ; vous méprisez les études et la vertu ; vous fréquentez les grands. Vous vous acheminez si promptement au vice et à la puissance, que les souverains désireront votre extinction et ne sauront comment l’exécuter. »


NOTES.


Page 173. — Il est vrai que la loi militaire contraint un soldat à fusiller son compagnon et son ami[8] ; mais c’est une loi atroce contre laquelle on s’est récrié de tout temps.

Est-il juste de reprocher à une nation le vice d’un état particulier ? Est-il juste de reprocher à un siècle policé une loi établie dans un temps barbare ?

C’est une façon de raisonner aussi singulière que celle d’un historien qui prétendrait prouver par l’exemple de Brutus que, dans les premiers temps de Rome, les pères ou n’aimaient pas leurs enfants, ou les aimaient moins que la patrie. Il n’y avait peut-être parmi tous les citoyens que cet homme capable de son action héroïque ou féroce ; l’étonnement général qu’elle causa le prouve assez.

Ce serait très-mal juger de l’esprit général d’un peuple que de conclure sa force ou sa faiblesse, la pureté ou la corruption de ses mœurs, sa richesse ou sa pauvreté, des actions de quelques particuliers, et de dire : « Apicius se laissa mourir de faim, parce qu’il ne lui était plus possible de vivre avec huit ou neuf cent mille livres qui lui restaient ; donc un Romain, alors, était dans la misère avec ce capital. »

Ibid. — Est-il un instant où la liberté de l’homme puisse être rapportée aux différentes opérations de son âme ?

Cette phrase est louche.

Page 174. — Il n’est presque pas un saint qui n’ait une fois dans sa vie lavé ses mains dans le sang humain.

J’ai un souverain mépris pour les saints, mais je ne puis me résoudre à les calomnier ; à moins que par les austérités qu’ils ont exercées sur eux-mêmes et auxquelles ils en ont encouragé d’autres par leur exemple et leur conseil, on ne se croie autorisé à les regarder comme des suicides ou des assassins, et c’est peut-être là la pensée de l’auteur.

Page 177. — Pourquoi si peu d’hommes honnêtes ? C’est que l’infortune poursuit presque partout la probité.

Il n’y a point de peuple si généralement corrompu qu’on n’y puisse trouver quelques hommes vertueux ; parmi ces hommes vertueux il n’y en a peut-être pas un seul qui ne fût parvenu aux honneurs et à la richesse par le sacrifice de sa vertu. Je voudrais bien savoir par quelle bizarrerie ils s’y sont refusés, quel motif ils ont eu de préférer une probité indigente et obscure au vice opulent et décoré.

Ibid. — Il est vrai, la religion fait restituer un écu, mais elle fait poignarder Henri IV.

Page 178. — Je ne puis me dispenser de rappeler ici le discours que j’ai entendu tenir à un docteur de Sorbonne, c’était l’abbé L’Avocat, bibliothécaire de la maison. Dans ce temps le garde des sceaux Machault avait projeté l’extinction des immunités ecclésiastiques. « Voilà, disait le docteur, une querelle qui serait bientôt finie, si j’étais à la place de l’archevêque.

— Que feriez-vous ?

— Ce que je ferais ? j’irais trouver Mme de Pompadour et je lui dirais : Madame, vous vivez dans un commerce scandaleux avec le roi ; je vous avertis que si dans la huitaine vous n’êtes pas rentrée dans la maison de votre époux, je vous excommunierai. »

Page 181. — Si le bourreau peut tout sur les armées, dit un grand prince, il peut tout sur les villes.

Un grand prince, dites-vous, Helvétius ! dites un grand scélérat, un César Borgia. Malheur à la nation gouvernée par un souverain, je ne dis pas qui se conduit par de pareils principes, mais dont l’âme cruelle est capable de les concevoir[9].

Page 182. — Le despotisme du chef des jésuites ne peut être nuisible.

À son ordre, j’en conviens ; mais à la société ? vous ne le pensez pas.

Et si le souverain s’avisait de gouverner son empire d’après les principes de la politique jésuitique, comment croyez-vous que les autres souverains s’en trouveraient ?

Une nation où tous les sujets seraient dans la main du souverain comme le bâton dans la main du vieillard, où le souverain commanderait à tous ses sujets comme le Vieux de la Montagne commandait à ses fanatiques, exterminerait incessamment toutes les autres nations ou en serait incessamment exterminée.

Que de meurtres, que d’assassinats je vois commis ! quelles rivières de sang je vois couler de tous côtés ! L’idée seule m’en fait frémir. Un pareil monarque serait-il menacé par un de ses voisins d’une guerre juste ou injuste ? il n’aurait qu’à dire : « Qu’on aille le tuer… » et à l’instant il y aurait des milliers de bras à ses ordres.


SECTION VIII.


CHAPITRE II.


de l’emploi du temps.


Page 188. — J’ai lu ce chapitre avec le plus grand plaisir ; je n’ai pas la force de le contredire en forme, mais je crains bien qu’il n’y ait un peu plus de poésie que de vérité. J’aurais plus de confiance dans les délices de la journée d’un charpentier, si c’était un charpentier qui m’en parlât, et non pas un fermier général dont les bras n’ont jamais éprouvé la dureté du bois et la pesanteur de la hache. Ce bienheureux charpentier, je le vois essuyer la sueur de son front, porter ses mains sur ses hanches et soulager par le repos la fatigue de ses reins, haleter à chaque instant, mesurer avec son compas l’épaisseur de la poutre. Peut-être est-il fort doux d’être charpentier ou scieur de pierre, mais franchement je ne veux point de ce bonheur-là, même avec l’agréable souvenir, à chaque coup de cognée ou de scie, du payement qui m’attendrait à la fin de ma journée.

Toutes les sortes de travaux soulagent également de l’ennui, mais tous ne sont pas égaux. Je n’aime point ceux qui amènent rapidement la vieillesse, et ce ne sont ni les moins utiles, ni les moins communs, ni les mieux récompensés.

La fatigue en est telle, que l’ouvrier est bien plus sensible à la cessation de son travail qu’à l’avantage de son salaire : ce n’est pas sa récompense, c’est la dureté et la longueur de sa tâche qui l’occupent pendant toute sa journée. Le mot qui lui échappe lorsque la chute du jour lui ôte la bêche de la main, ce n’est pas : « je vais donc toucher mon argent… » c’est : « m’en voilà donc quitte pour aujourd’hui. »

Et vous croyez que quand il est de retour chez lui, il est bien pressé de se jeter entre les bras de sa femme ? Vous croyez qu’il y est aussi ardent qu’un oisif entre les bras de sa maîtresse ? Presque tous les enfants des gens de peine ne se font que le matin d’un dimanche ou d’une fête.

J’ai pourtant fait une expérience que je vais rapporter : on en conclura tout ce qu’on voudra. Je revenais du bois de Boulogne avec un ami. Cet ami me dit : « Nous allons rencontrer des carrosses qui vont à Versailles ; je gage que nous ne verrons un visage serein dans aucun… » Tous en effet avaient ou la tête penchée sur la poitrine, ou le corps jeté dans un des angles de leur voiture, avec un air plus rêveur et plus soucieux que je ne saurais vous le peindre. Mais ce n’est pas tout : c’est que plusieurs de ces malheureux occupés à scier la pierre le long des bords de la rivière chantaient, en mordant avec appétit dans un morceau de pain bis. Donc, me direz-vous, ce dernier était plus heureux que le premier ? Oui, dans ce moment-là, ce jour-là peut-être. Mais nous ne parlons ni d’un moment, ni d’un jour. Le scieur de pierre sciait la pierre tous les jours et ne chantait pas tous les jours. L’homme de cour n’était pas tout le jour sur le chemin de Versailles, n’y allait pas tous les jours, et n’était pas toujours triste, soit qu’il y allât, soit qu’il en revînt.

Si le scieur de pierre a ressenti moins de peine d’une veine de pierre très-dure que le courtisan de l’inadvertance du monarque ou du sourcil froncé de son ministre, un regard du monarque, un mot favorable de son ministre a rendu le courtisan plus heureux que le scieur de pierre ne l’a été par une veine tendre de la pierre qui diminuait sa fatigue et abrégeait son travail.

Je ne crois pas d’un autre côté que ce seigneur qui est privé du souverain bonheur de souper dans les petits appartements, soit aussi satisfait à sa table ou à celle de ses amis, malgré la délicatesse des mets et la variété des vins les plus exquis, que le scieur de pierre, de retour du port dans sa chaumière, avec sa cruche d’eau ou son pot de mauvaise bière, à côté de sa femme et de ses enfants.

Mais si l’un est malheureux, c’est qu’il a la tête mauvaise ; et que la religion, l’habitude de la misère et du travail, avec le meilleur jugement suffisent à peine à l’autre pour le réconcilier avec son état.

Enfin, Helvétius, lequel des deux aimeriez-vous mieux être, ou courtisan ou scieur de pierre ? Scieur de pierre, me direz-vous. Cependant avant la fin du jour vous seriez dégoûté de la scie qu’il faudrait reprendre le lendemain ; et vous auriez bientôt envoyé paître et le monarque, et son ministre et toute la cour, si votre rôle de courtisan vous déplaisait.

Croyez-moi, huit ou dix heures de scie vous auraient bientôt adouci les ennuis de l’Œil-de-Bœuf.

Je sais très-bien que chaque état a ses disgrâces. Je lisais à quinze ans, je relisais à trente, dans Horace, que nous ne sentons bien que les peines du nôtre, et je riais et de l’avocat qui envie le sort de l’agriculteur, et de l’agriculteur qui envie le sort du commerçant, et du commerçant qui envie le sort du soldat, et du soldat qui jure et tempête contre les dangers de son métier, la modicité de sa paye et la dureté de son caporal ou de son capitaine[10] ; avec tout cela je m’aime mieux étendu nonchalamment dans mon fauteuil, mes rideaux tirés, mon bonnet renfoncé sur les yeux, occupé à décomposer des idées, qu’à battre le ciment, quoique je ne fasse aucune comparaison de la réprimande du piqueur et de la satire du critique rongé d’envie et plein de mauvaise foi. Certainement un coup de sifflet au théâtre fait plus de mal à un auteur que dix coups de bâton n’en font au manouvrier paresseux ou maladroit ; mais, au bout de huit jours, l’auteur sifflé n’y pense plus, et le plâtre pèse toujours également sur les épaules courbées du porteur d’oiseau[11].


CHAPITRE III.


Page 193. — L’ennui est un mal presque aussi redoutable que l’indigence.

Voilà bien le propos d’un homme riche et qui n’a jamais été en peine de son dîner.

Je vois à la préférence qu’Helvétius donne à la condition du valet sur celle du maître, qu’il a été bon maître, et qu’il ignore la brutalité, la dureté, les humeurs, la bizarrerie, le despotisme de la plupart des autres.

Servir est la dernière des conditions, et ce n’est jamais que la paresse ou quelque autre vice qui fasse balancer entre la livrée et des crochets. Puisque ayant des épaules fortes et des jarrets nerveux ils ont mieux aimé vider une chaise percée que de porter un fardeau, c’est qu’ils avaient l’âme vile.

Ce n’est donc point le grand nombre des valets, c’est le très-petit nombre des bons qui doit étonner.

Ibid. — De toutes les réflexions qui se présentent sur cette page et sur la suivante, je n’en ferai qu’une, c’est qu’il y a beaucoup d’états dans la société qui excèdent de fatigue, qui épuisent promptement les forces et qui abrègent la vie, et quel que soit le salaire que vous attachiez au travail, vous n’empêcherez ni la fréquence ni la justice de la plainte de l’ouvrier.

Avez-vous jamais pensé à combien de malheureux l’exploitation des mines, la préparation de la chaux de céruse, le transport du bois flotté, la cure des fosses causent des infirmités effroyables et donnent la mort ?

Il n’y a que les horreurs de la misère et l’abrutissement qui puissent réduire l’homme à ces travaux. Ah ! Jean-Jacques, que vous avez mal plaidé la cause de l’état sauvage contre l’état social !

Oui, l’appétit du riche ne diffère point de l’appétit du pauvre, je crois même l’appétit de celui-ci beaucoup plus vif et plus vrai ; mais pour la santé et le bonheur de l’un et de l’autre, peut-être faudrait-il mettre, le pauvre au régime du riche et le riche au régime du pauvre. C’est l’oisif qui se gorge de mets succulents, c’est l’homme de peine qui boit de l’eau et mange du pain, et tous les deux périssent avant le terme prescrit par la nature, l’un d’indigestions et l’autre d’inanition. C’est celui qui ne fait rien qui s’abreuve à longs traits du vin généreux qui réparerait les forces de celui qui travaille.

Si le pauvre et le riche étaient également laborieux et frugals, tout ne serait pas compensé entre eux. La différence des aliments et des travaux, des aliments pauvres et succulents, des modérés et continus, mettraient encore une grande différence entre la durée moyenne de leur vie.

Ou passez-vous de métaux, ou permettez aux mines d’être pestilentielles.

Les mines du Hartz recèlent dans leurs immenses profondeurs des milliers d’hommes qui connaissent à peine la lumière du soleil et qui atteignent rarement l’âge de trente ans. C’est là qu’on voit des femmes qui ont eu douze maris.

Si vous fermez ces vastes tombeaux, vous ruinez l’État et vous condamnez tous les sujets de la Saxe ou à mourir de faim ou à s’expatrier.

Combien d’ateliers dans la France même, moins nombreux, mais presque aussi funestes !

Lorsque je repasse en revue la multitude et la variété des causes de la dépopulation, je suis toujours étonné que le nombre des naissances excède d’un dix-neuvième celui des morts.

Si Rousseau, au lieu de nous prêcher le retour dans la forêt, s’était occupé à imaginer une espèce de société moitié policée et moitié sauvage, on aurait eu, je crois, bien de la peine à lui répondre.

L’homme s’est rassemblé pour lutter avec le plus d’avantage contre son ennemie constante, la nature ; mais il ne s’est pas contenté de la vaincre, il en a voulu triompher. Il a trouvé la cabane plus commode que l’antre et il s’est logé dans une cabane ; fort bien, mais quelle énorme distance de la cabane au palais ! Est-il mieux dans le palais que dans la cabane ? j’en doute. Combien il s’est donné de peines pour n’ajouter à son sort que des superfluités et compliquer à l’infini l’ouvrage de son bonheur !

Helvétius a dit, avec raison, que le bonheur d’un opulent était une machine où il y avait toujours à refaire. Cela me semble bien plus vrai de nos sociétés. Je ne pense pas, comme Rousseau, qu’il fallût les détruire quand on le pourrait, mais je suis convaincu que l’industrie de l’homme est allée beaucoup trop loin, et que si elle se fût arrêtée beaucoup plus tôt et qu’il fût possible de simplifier son ouvrage, nous n’en serions pas plus mal. Le chevalier de Chastellux[12] a très-bien distingué un règne brillant d’un règne heureux ; il serait tout aussi facile d’assigner la différence d’une société brillante et d’une société heureuse. Helvétius a placé le bonheur de l’homme social dans la médiocrité ; et je crois qu’il y a pareillement un terme dans la civilisation, un terme plus conforme à la félicité de l’homme en général et bien moins éloigné de la condition sauvage qu’on ne l’imagine ; mais comment y revenir quand on s’en est écarté, comment y rester quand on y serait ? Je l’ignore. Hélas ! l’état social s’est peut-être acheminé à cette perfection funeste dont nous jouissons, presque aussi nécessairement que les cheveux blancs nous couronnent dans la vieillesse. Les législateurs anciens n’ont connu que l’état sauvage. Un législateur moderne plus éclairé qu’eux, qui fonderait une colonie dans quelque recoin ignoré de la terre, trouverait peut-être entre l’état sauvage et notre merveilleux état policé un milieu qui retarderait les progrès de l’enfant de Prométhée, qui le garantirait du vautour, et qui fixerait l’homme civilisé entre l’enfance du sauvage et notre décrépitude.


CHAPITRE IV.


Page 195. — L’idée de vertu et l’idée de bonheur se désuniront à la longue, mais ce sera l’œuvre du temps et même d’un long temps.

Il me semble qu’Helvétius dit ailleurs que cette dissociation d’idées sera l’ouvrage d’un instant, que le tyran n’a qu’à parler, et qu’elle sera faite[13].

Ibid. — Mais de meilleures lois établies, s’imagine-t-on que sans être également riches ou puissants, les hommes se croiront également heureux ?

L’expérience des peines de notre état et l’ignorance des peines de l’état d’autrui ne commencent-elles pas à séparer l’idée de bonheur de notre médiocrité de fortune, et à l’attacher à l’idée de la puissance et de la richesse dont nous sommes privés ? Si cela est, vos bonnes lois auront servi à peu de chose.

Non certes, l’idée de bonheur ne s’associe pas à l’idée de l’or et des dignités au fond des forêts où il n’y a ni dignités ni or. Mais en est-il ainsi au centre d’une société où l’enfant et l’homme du peuple voient sans cesse autour d’eux, à leur porte, à côté d’eux ces fantômes du bonheur ?

Tous nos éloges de l’état humble, de l’état aisé ont-ils persuadé à un seul citoyen que c’était celui du bonheur, et éteint dans son cœur la cupidité de l’or, l’ambition des honneurs ?


CHAPITRE V.


Page 198. — Partout où les citoyens n’ont point de part au gouvernement, où toute émulation est éteinte, quiconque est au-dessus du besoin est sans motif pour étudier et pour s’instruire.

L’auteur vivait dans une contrée telle qu’il la désigne, il était au-dessus du besoin, ou il s’est instruit sans motif, ou il y a encore des motifs de s’instruire.

Ibid. — Trop paresseux pour aller au-devant du plaisir, il voudrait que le plaisir vînt au-devant de lui.

Les exemples de ces paresseux-là ne sont pas communs. L’auteur applique à une classe nombreuse d’hommes ce qui ne convient qu’à un Français apoplectique et stupide. Les autres me paraissent poursuivre l’amusement et les plaisirs avec la même fureur qu’ils fuient l’ennui. L’atteignent-ils toujours ? Ce n’est pas ce dont il s’agit.

Ibid. — On n’échappe à l’ennui qu’avec des chevaux, des chiens, des équipages, des concerts, des musiciens, des peintres, dis statuaires, des fêtes et des spectacles.

Eh bien, l’on a tout cela, et l’on se ruine.

Ou je connais mal les hommes, ou tout cela (page 199) me semble outré. J’ai souvent entendu parler de malheureux qui se sont tués, jamais de riches qui aient terminé leur ennui par ce moyen si sûr et si court.


CHAPITRES VII ET VIII[14].


Page 200. — Ce n’est pas toujours l’habitude qui ôte à l’aube d’un beau jour sa fraîcheur, au lever du soleil son éclat, au chant du coq, au murmure des eaux, au bêlement du troupeau leurs sensations agréables ; c’est que l’âme du possesseur de ces biens est malade ; c’est que, travaillé de mille passions folles, il arrive à sa campagne comme le diable de Milton dans le jardin d’Éden. Trouvez, si vous le pouvez, l’ellébore qui purge son cerveau dérangé, et vous restituerez au spectacle de la nature des charmes dont il ne se lassera point. Tous fatigués des frivoles amusements de la ville, s’écrient avec Horace : O rus ! quando te aspiciam ? ô ma terre ! ô mes champs ! ô mon parc ! quand te reverrai-je ? tous les revoient et tous y périssent d’ennui. C’est, me direz-vous, que tous ne savent pas s’y occuper comme Horace, et vous me montrerez par votre réponse que les mœurs d’Horace ne vous sont pas mieux connues que le cœur humain. Le poëte quittait Rome, persuadé que c’était ou dans son foyer rustique, ou sous le tilleul qui ombrageait sa fontaine que la muse et son génie l’attendaient ; on entassait dans sa malle Ménandre sur Aristophane et celui-ci sur Platon ; à son départ il avait annoncé à ses amis non pas un, mais plusieurs chefs-d’œuvre : il arrivait, il jouissait du repos et de l’innocence des champs. Si Mécène le rappelait à la ville, il se courrouçait contre son bienfaiteur, il s’indignait qu’on crût avoir acquis sa liberté par des richesses, il offrait de les restituer si l’on y avait mis un si haut prix. La saison se passait, et il reparaissait entre ses amis sans avoir ouvert un livre, sans avoir écrit une ligne. Peut-être que par un séjour habituel le poëte eût oublié l’art des vers à la campagne, sans y éprouver un instant d’ennui. Cependant, qui fut plus recherché des grands, qui fut plus corrompu par leurs faveurs que ce poëte ? Il est des âmes au fond desquelles il reste je ne sais quoi de sauvage, un goût pour l’oisiveté, la franchise et l’indépendance de la vie primitive. Ils se sentent toujours étrangers dans les villes, ils y promènent un secret dégoût qui cesse par intervalles, mais qui ne tarde pas à renaître, et qui renaît quelquefois au milieu des distractions les plus violentes et les plus agréables. Si c’est un poëte, il attribue son malaise à des importunités qui l’empêchent d’être tout à son talent ; il s’en délivre, il s’éloigne, le voilà seul. Que fait-il ? il erre dans les champs, il s’étend nonchalamment sur l’herbe des prés ; il passe des heures entières à voir couler un ruisseau ; il s’arrête près du paysan qui laboure et s’entretient avec lui des travaux rustiques ; il s’assied quelquefois à la table de ses valets, il aime leurs propos, il interroge la femme de basse-cour sur ses oies, sur ses pigeons, sur ses canards ; il ordonne à son jardinier d’emmeublir un terrain qui lui paraît épuisé ; il fouille quelquefois lui-même le pied d’un arbre qui languit ; il projette une pompe qui élève les eaux de son puits et qui soulage la femme de son jardinier de la fatigue de la tirer ; il rend visite à son curé et ne s’en sépare guère sans s’être informé des pauvres de la paroisse. Il fait tout, excepté la chose qu’il était venu faire.


CHAPITRE IX[15].


Page 205. — Je rencontrai en voyage Lady *** qui passait la moitié de l’année à Paris, le reste à Londres, et qui possédait également bien les langues des deux nations. Je lui demandai si les mœurs des Français lui paraissaient plus ou moins corrompues que les mœurs des Anglais ; elle me répondit que la seule différence qu’elle y mettait, c’est que le vice de ses compatriotes lui paraissait plus grossier. Elle ajoutait encore que c’était la mauvaise compagnie des femmes qui nous perdait, et qu’au contraire dans sa patrie la compagnie dangereuse pour un homme était la mauvaise compagnie des hommes.

Page 206. — Les femmes sont donc priées de se prêter avec égard à la triste situation d’un ministre et d’être pour lui moins difficiles. Peut-être n’a-t-on rien à leur reprocher sur ce point.

Si cela n’est pas de mauvais goût, on conviendra du moins que ces gaietés contrastent un peu avec la gravité de l’ouvrage.


CHAPITRE X[16].


Je traiterais volontiers avec la même sévérité tout le chapitre suivant. Quand j’ai lu au frontispice et quand je lis au haut de la page de l’Homme et de son éducation, je suis un peu surpris de lire, chapitre X : Quelle maîtresse convient à l’oisif ; je ne sais plus si l’auteur est un apôtre des bonnes ou des mauvaises mœurs. Je crois que son ton aurait été moins licencieux s’il eût pressenti l’avantage que ses ennemis en prendraient contre lui. Il y a plus d’un endroit dans son livre dont on peut être scandalisé sans être un bigot. Quand on attaque les préjugés religieux, on ne saurait avoir ni montrer trop de retenue.

Page 207. — Il faut des coquettes aux oisifs et de jolies filles aux occupés. La chasse des femmes, comme celle du gibier, doit être différente selon le temps qu’on y veut mettre. N’y peut-on donner qu’une heure ou deux ? On va au tiré…

La femme adroite se fait longtemps courir par le désœuvré…

Une femme est une table bien servie qu’on voit d’un œil différent avant ou après le repas.

Fi, fi, rayez-moi toutes ces grosses polissonneries-là. On se les permettrait à peine sur la fin d’un souper, encore faudrait-il qu’il n’y eût point de femmes.

J’en dis autant de la page 208.

Page 209. — Laissez toutes ces gentillesses-là à nos insipides petits poëtes de ruelle ; elles siéent mal dans la bouche d’un moraliste.

L’envie de plaire à tout le monde a fait dire bien des choses frivoles à cet auteur.


CHAPITRE XII.


Page 210. — Nos femmes atteignent-elles un certain âge, quittent-elles le rouge, les amants, les spectacles ? elles se font dévotes.

Il me semble que cet usage commence à tomber et que nos femmes ne prennent ni si fréquemment ni si promptement le triste parti de la dévotion. Elles restent dans le monde, elles ont de l’indulgence pour les amusements de la jeunesse ; elles jouent, elles causent et causent bien, parce qu’elles parlent d’après l’expérience ; elles vont à la campagne, aux promenades, aux spectacles ; elles médisent peu. Leur occupation principale est celle de leur santé et l’étude de toutes les petites commodités de la vie. Elles gardent le rouge, et au lieu d’aller pleurer leurs sottises passées aux pieds d’un prêtre, elles en rient avec quelques amis intimes. Cette résolution, si toutefois elle est réelle, est la suite du mépris général de la religion : elles ont cessé d’y croire dans la jeunesse, et elles ne peuvent plus y chercher leur consolation dans la vieillesse. Autrefois, on allait à la messe au sortir des bras de son amant ; aujourd’hui, ou l’on ne va point à la messe, ou, si l’on y va, c’est par égard pour ses valets, contrainte dont on s’affranchit de jour en jour. L’incrédulité est aussi commune chez les femmes que chez les hommes, elle y est un peu moins raisonnée, mais elle y est presque aussi ferme.


CHAPITRE XIII.


Page 213. — Le beau cesse à la longue de l’être pour moi.

Je ne crois pas cela. Ce qui est vrai reste vrai, ce qui est bon ne cesse pas de l’être, le beau est toujours beau. Il n’y a que ma sensation qui varie. Je passe devant la colonnade du Louvre sans la regarder, en est-elle moins belle pour moi ? Nullement.


CHAPITRE XIV.


Page 220. — Helvétius suppose ici avec Longin et Boileau une beauté dans Homère qui n’y est point. Homère ne dit pas :


Grand Dieu, chasse la nuit qui nous couvre les yeux
Et combats contre nous à la clarté des cieux…


Il dit : Grand Dieu, chasse la nuit qui nous couvre les yeux, et si tu as résolu de nous perdre, perds-nous du moins à la clarté des cieux.

Ce passage devint, il y a une vingtaine d’années et plus, le sujet d’une discussion assez vive entre le jésuite Berthier et moi[17]. Je soutenais que l’Ajax de Longin et de Boileau n’était qu’un impie, et que l’Ajax d’Homère était pieux et touchant. Il m’arriva ce qui arrive presque toujours à ceux qui ne se possèdent pas assez, c’est de perdre une partie de leur avantage.

Je voudrais bien savoir ce que le Journaliste m’eût répondu si je lui avais dit : Eh bien, mon père, Ajax, à votre avis, est donc un impie, un sublime impie qui défie le maître des dieux ? Cependant si dans toute l’Iliade, si parmi tous les héros grecs il y en avait un seul qui, sur le point de s’engager dans un combat périlleux, invitât l’armée à se mettre en prière, que penseriez-vous de ce héros ? l’appelleriez-vous un impie ? serait-ce là le caractère que le poëte se serait proposé de lui donner ? Vous savez par cœur, je n’en doute pas, tous les noms des chefs de la Grèce ; comment appelez-vous celui-là ? Est-ce Achille, Agamemnon, Patrocle, Diomède, Ajax ? Certainement ce ne peut être ce dernier ; il serait trop absurde que celui qui s’adresse fièrement à Jupiter et qui lui dit : Prends ton foudre et combats contre nous… dît à l’armée : Je vais combattre ; mes amis prosternez-vous devant les dieux et priez pour moi… Le militaire qui de nos jours en ferait autant, montrerait plus de religion que de bravoure. C’est pourtant Ajax lui-même, si conséquent dans Homère à son rôle. Au pied du mont Ida, voici comment il parle.


Ἀλλ’ ἄγετ’, ὄφρ’ ἄν ἐγὼ πολεμήια τεύχεα δύω,
Τόφρ’ ὑμεῖς εὔχεσθε Διὶ Κρονίωνι ἄνακτι,
Σιγῇ ἐφ' ὑμείων, ἵνα μὴ Τρῶές γε πύθωνται,
Ἠὲ καὶ ἀμφαδίην, ἐπεὶ οὔτινα δείδιμεν ἔμτης·
Homère, Iliade, chant VII, v. 193 et suiv.


« Allons, mes amis, tandis que j’endosse ma cuirasse, adressez-vous au maître des dieux ; priez-le à voix basse afin que les Troyens ne puissent vous entendre, ou plutôt faites votre prière tout haut, car nous ne craignons qui que ce soit. »

Ou vous avez mal entendu le poëte, ou le poëte a mal soutenu le caractère de son héros. Choisissez. Mais il n’y a pas à choisir ; la faute n’est pas dans Homère, mais dans les commentateurs. Seulement il ne faut pas confondre l’erreur d’un homme de génie, tel que Longin ou Boileau, avec l’impertinence de son écho.


CHAPITRE XV.


Page 223. — Quand une maîtresse n’est pas nouvelle, il est agréable de se trouver au rendez-vous qu’elle a donné et de ne l’y point trouver.

Ce propos du président Hénault est celui d’un homme qui n’a jamais aimé que de jolies pécores.


CHAPITRE XVII[18].


Page 220. — Il me semble que l’auteur n’attache pas assez d’importance à plusieurs qualités rares sans lesquelles, toutefois, on n’écrit jamais bien ; la pureté de la langue, le choix de l’expression propre ou figurée, sa place et l’harmonie. Un paysan, un homme du peuple aura des idées fortes, des images frappantes, mais il manquera des qualités précédentes qu’on ne tient point de la nature, mais que le goût seul peut donner. L’art d’écrire s’apprend, celui de penser et de sentir ne s’apprend guère.


CHAPITRE XX.


Page 239. — Il ne faut qu’un moment pour admirer, il faut un siècle pour faire des choses admirables.

Oui, pour admirer sans jugement ; mais il y a des morceaux de sculpture qui m’ont arrêté des heures entières ; je ne me suis jamais lassé, je ne me lasserai jamais devant le Laocoon, j’y souffrirai toujours en le regardant, et je m’en arracherai toujours avec peine. J’ai lu et relu vingt fois Homère ; il y a des pages de Buffon dont je n’ai peut-être pas encore senti toute la perfection ; mon Horace est usé et mon Racine est sale.


CHAPITRE XXI[19].


Page 240. — Je ne pense pas qu’il en soit de la jouissance d’une belle femme comme de la peinture de cette femme et de la description voluptueuse des plaisirs qu’on a trouvés sur son sein : la jouissance est plus vive, l’image dure plus longtemps. Un amateur est plus fidèle à son tableau qu’à sa maîtresse. Un homme se blase plus vite sur les objets des sens qu’un homme de bon goût sur les imitations de l’art.

J’aime mieux changer d’ennuis comme le riche que de souffrir toujours la même peine comme le journalier. J’aime mieux courir, même sans succès, après le bonheur, que rester à côté de l’infortune et de la misère.

Bonnier[20] mourut d’ennui au milieu des délices.

Je n’en crois rien. Bonnier s’ennuya et mourut de maladie.


CHAPITRE XXII.


Page 242. — Si la félicité était toujours compagne du pouvoir, quel homme eût été plus heureux que le calife Abdoulraman ! Cependant telle fut l’inscription qu’il fit graver sur sa tombe : « Honneurs, richesses, puissance souveraine, j’ai joui de tout. Estimé et craint des princes mes contemporains, ils ont envié mon bonheur, ils ont été jaloux de ma gloire, ils ont recherché mon amitié. J’ai, dans le cours de ma vie, exactement marqué tous les jours où j’ai goûté un plaisir pur et véritable, et dans un règne de cinquante années je n’en ai compté que quatorze… »

Le calife avait calculé ses journées comme tous ceux qui se plaignent de la vie, par les grands plaisirs qui sont assez rares et par les grandes peines qui le sont un peu moins. Si Turenne n’avait compté qu’autant de moments heureux qu’il pouvait compter de batailles gagnées, Turenne aurait pu dire comme le calife : Je n’ai eu que quatorze beaux jours.

Ibid. — On est, dit-on, bien nourri, bien couché à la Bastille, et l’on y meurt de chagrin. Pourquoi ? C’est qu’on n’y vaque point à ses occupations ordinaires.

Ce n’est pas cela. C’est qu’on n’est pas maître d’y vaquer ou de n’y pas vaquer ; c’est qu’en quelque endroit que l’on soit on s’y trouve mal, ne fût-ce que pour un jour, lorsqu’on n’en saurait sortir. C’est qu’au moment où un despote vous dit : Je veux que tu restes là… il vous ramène au caractère sauvage et primitif, et si la parole est arrêtée, le cœur répond tout bas : je ne veux pas rester. Et puis, ne dirait-on pas qu’on a tout ce qui fait le bonheur d’un homme sensible, honnête, compatissant, studieux, actif, lorsqu’on est bien nourri et bien couché ? L’auteur ne sait pas que celui que l’autorité tient dans une prison, innocent ou coupable, tremble pour sa vie, et qu’il n’y a que la liberté qu’on lui accordera qui puisse le délivrer de cette terrible inquiétude ; il ne sait pas ce que c’est que l’idée d’une détention qui n’aura point de fin, et il n’y a pas un des malheureux renfermés à la Bastille qui n’ait cette idée.

Page 243. — La condition de l’ouvrier qui, par un travail modéré, pourvoit à ses besoins et à ceux de sa famille, est de toutes les conditions peut-être la plus heureuse.

Toute condition qui ne permet pas à l’homme de tomber malade sans tomber dans la misère est mauvaise.

Toute condition qui n’assure pas à l’homme une ressource dans l’âge de la vieillesse est mauvaise.

Si le petit peuple perd la perspective effroyable de l’hôpital ou s’il la voit sans en être troublé, c’est qu’il est abruti.

Tout ce que l’auteur dit en éloge de la médiocrité sera démenti par tous ceux qui en éprouvent le malaise.


NOTES.


Page 252. — Ici l’auteur plaide la cause du divorce, mais un peu superficiellement.

Il n’a pas considéré qu’après le divorce les enfants ne peuvent guère demeurer soit à côté du père, soit à côté de la mère sans être malheureux.

La mort exécute ici le divorce. Si le survivant passe à de nouvelles noces, que deviennent les enfants du premier lit mêlés avec les enfants du second lit, sous un beau-père ou une belle-mère ? On le sait.

Le divorce qui restitue à deux époux la liberté de se remarier, exige donc que les enfants leur soient soustraits. Il exige donc des tuteurs.

Qui chargerez-vous, sans fâcheuse conséquence, de la tutelle des enfants ?

Rien de si difficile que de trouver de bons tuteurs. Le magistrat est le père de tous.

Faire du divorce le prix du mérite est une absurdité. Est-ce que le sot n’est pas aussi malheureux avec une mauvaise femme que l’homme du plus grand génie ? Est-ce que la jouissance n’amène pas le dégoût également pour tous ? Est-ce que tous les mariages ne sont pas indistinctement exposés aux incompatibilités de caractère qui font le supplice de deux époux ?


SECTION IX.


CHAPITRE II.


Page 263. — Lorsqu’une famille diminue, pourquoi ne céderait-elle pas partie de ses propriétés à des familles voisines et plus nombreuses ?

Pourquoi ? c’est que cette cession forcée disposant du fruit de mon industrie blesse le droit de propriété. C’est qu’elle anéantit toute industrie. Demandez aux pères quel est l’objet de leurs travaux ; ils vous répondront, le bonheur de leurs enfants.


CHAPITRE III.


Page 271. — Rien de moins envié que le talent d’un Voltaire ou d’un Turenne. Preuve du peu de cas qu’on en fait.

Preuve de la difficulté d’y atteindre. Quel est l’homme assez vain pour se dire secrètement à lui-même : Travaille, en travaillant tu seras Voltaire ou Turenne. Tu n’as qu’à le vouloir.

C’est bien le contraire qu’on se dit ; et il ne faut que le ressouvenir d’une très-belle page ancienne ou moderne pour faire tomber la plume des mains.


CHAPITRE IV[21].


Toutes les volontés individuelles sont ambulatoires, mais la volonté générale est permanente. Voilà la cause de la durée des lois, bonnes ou mauvaises, et de la vicissitude des goûts.

Page 274. — Les lois nuisibles sont tôt ou tard abolies.

Il naît un homme éclairé qui parle, et sa voix se fait entendre sinon de ses contemporains, au moins de ses neveux.

Elles ne sont pas toujours abolies, mais peu à peu elles tombent en désuétude. Telle est la loi sur l’adultère, et cette désuétude est l’effet naturel de leur vice.

Page 275. — Je ne blâme point les lois de Lycurgue, je les crois seulement incompatibles avec un grand État et avec un État commerçant.


CHAPITRE V.


Page 284. — L’amour qu’on affecte pour la vertu dans les contrées despotiques est toujours faux.

Je n’en crois rien. Moins commun et plus périlleux, il y doit être plus admiré.


CHAPITRE VI.


Page 284. — Le législateur qui donne des lois suppose tous les hommes méchants.

Je ne crois pas cela. Si le méchant portait sur son front un caractère visible qui le distinguât, le législateur n’adresserait plus ses lois qu’à ces stigmatisés. Il sait qu’il y a des méchants, il n’y a aucun moyen de les discerner : il rend ses lois générales.

Page 285. — L’on paraît sacrifier, mais l’on ne sacrifie jamais son bonheur à celui d’autrui.

Et que fait donc ce Curtius quand il se jette dans un gouffre ?


CHAPITRE XVIII


Page 320. — Les mœurs et les actions des animaux prouvent qu’ils comparent, qu’ils portent des jugements ; ils sont à cet égard plus ou moins raisonnables, plus ou moins ressemblants à l’homme.

Après cet aveu, je ne conçois pas comment Helvétius accorde tant à l’organisation dans la comparaison de l’homme à l’animal, et comment il peut réduire son influence à rien dans la comparaison de l’homme à l’homme.

Page 321. — Il faut que le raisonnement par lequel j’ai détruit le préjugé des revenants, pour opérer son effet, se présente aussi habituellement et aussi rapidement que le préjugé même.

Et quand cela serait, vous trembleriez encore. Est-ce que la pensée a quelque pouvoir sur le mouvement intérieur ? Le tic est pris. Votre tête dit : il n’y a point de revenants ; non, il n’y a point de revenants ; et votre cœur se trouble, et vos entrailles s’émeuvent, et le frissonnement se répand dans tous vos membres, vous avez peur. Hobbes se moque de lui-même, sa frayeur lui fait pitié ; et sa frayeur dure[22].


CHAPITRE XIX.


Page 322. — Ce n’est donc que la conservation ou la perte des extraits de naissance qui distingue le noble du roturier ?

Qui refuserait le titre de gentilhomme à celui qui, par des extraits de naissance, de circoncision ou de baptême prouverait une descendance en ligne directe depuis Abraham jusqu’à lui ?

Celui qui aurait une notion précise de la noblesse. La noblesse ne commence qu’au moment du titre accordé par le souverain ; c’est ou la récompense d’un service ou la marque de sa faveur. La distinction des nobles et des roturiers est de nouvelle date. Le roturier Adam mit au monde le premier roturier. Le patriarche Abraham fut roturier, Jésus-Christ fut roturier. Je crois que l’opposé de gentil est serf, et que le premier serf qui mérita par quelque grande action, non pas d’être affranchi, mais d’être considéré à l’égal de son seigneur ; le premier soldat qui fut élevé au rang de son chef fut le premier gentilhomme. La noblesse n’est ni plus ancienne ni plus nouvelle que le gouvernement féodal. Il y avait dans Athènes des esclaves et des citoyens ; à Rome des esclaves, des affranchis, des citoyens ou plébéiens et des patriciens ; dans les Gaules libres, des chefs et des soldats ; dans les Gaules, après la destruction de l’empire romain et leur division entre les chefs barbares, des serfs, des affranchis, des seigneurs ou gentilshommes, et un chef ou souverain. Au reste, j’expose mes idées sans en garantir l’exactitude. Il faut consulter là-dessus les auteurs qui ont écrit de la noblesse, ce que je ne manquerais pas de faire si je me proposais de publier ces notes.


CHAPITRE XX.


Page 324. — L’intérêt fait honorer le vice dans un protecteur.

Témoin Helvétius. Il va à la cour de Denis ; Denis le comble de faveurs, et de ce moment il n’appellera plus Denis que le grand Prince, le prince κατ’ ἐξοχὴν[23].

Il fait le voyage de Londres. La manière honnête dont il a traité tous les étrangers en France et son mérite personnel lui concilient l’accueil le plus distingué des hommes de lettres et des grands ; et la nation anglaise devient à ses yeux la première des nations[24].

Mais si l’intérêt fait honorer le vice dans un protecteur, le ressentiment fait décrier le mérite dans un persécuteur.

Témoin Helvétius. Il publie son ouvrage de l’Esprit ; au lieu d’en recueillir l’honneur et les éloges qu’il est en droit de s’en promettre, le voilà exposé à une longue suite de disgrâces qui flétrissent son cœur et qui aigrissent son humeur. Aussitôt il ne voit plus dans sa patrie que la plus méchante et la plus vile des nations.

Cependant il loue Catherine II, qu’il n’a point approchée et dont les bienfaits ne séduisirent point son jugement ; mais il était assez bon pour s’approprier les marques de bonté que j’en avais reçues et s’en faire un devoir de reconnaissance personnel. Helvétius aimait tendrement ses compagnons d’études. Ce n’était pas un génie facile, mais c’était un beau génie, un grand penseur et un très-honnête homme.

Page 325. — L’intérêt éclaire le souverain sur le mérite ; le péril et le besoin passés, il ne le distingue plus.

Je ne crains pas qu’on m’accuse de flatter les souverains ; mais Turenne, enterré à Saint-Denis et honoré par le souverain dans ses cendres ; le vainqueur des Turcs dans la dernière guerre, Romanzoff[25], comblé de gloire et de richesses par l’impératrice de Russie, et tant d’autres élèvent la voix contre le reproche d’Helvétius.

Ce dont je les accuserais plus volontiers, ce ne serait pas d’ingratitude, mais c’est d’avoir souvent accordé au vice et à la bassesse la même récompense qu’à l’héroïsme et à la vertu et confondu l’homme rare avec le faquin.

Jamais le mérite reconnu ne tombe dans l’avilissement ; on oublie, mais on n’avilit point Catinat.

On persécute la vérité, mais on ne la méprise pas ; on la craint.

Que peut-elle alors en faveur de l’humanité ? Tout avec le temps. Je ne sais comment cela se fait ; mais elle finit et finira éternellement par être la plus forte. Hommes rares à qui la nature a départi du génie et du courage, votre lot est assuré : une longue mémoire, des bénédictions qui ne finiront jamais. Hommes envieux, hommes ignorants, hommes hypocrites, hommes féroces, hommes lâches, le vôtre l’est aussi : l’exécration des siècles vous attend, et vos noms ou seront oubliés ou ne seront jamais prononcés sans les épithètes que je vous donne ici.


CHAPITRE XXI.


Page 326. — L’intérêt du puissant commande plus impérieusement que la vérité aux opinions générales.

Je n’en crois rien ; mes amis, n’en croyez rien. Si vous le croyiez, vous seriez des insensés de sacrifier votre repos, votre santé, votre vie à une recherche infructueuse.

L’intérêt du puissant passe, l’empire de la vérité dure à jamais : il faut que les mers soulevées couvrent la surface du globe ; il faut qu’elle soit dévorée par quelque déflagration générale ; il faut qu’elle reste, cette vérité, ou que tout périsse avec elle.

Helvétius n’a raison qu’un instant, il aura tort dans la suite des siècles pour lesquels vous travaillez.

Il paraîtra, il paraîtra un jour, parce que le temps amène tout ce qui est possible, et il est possible, l’homme juste, éclairé et puissant que vous attendez.

Ces vérités enterrées dans les ouvrages des Gordon, des Sydney, des Machiavel, elles en sortent de tous côtés, et il n’y a qu’un moment qu’ils écrivaient.

Assurément elles seront employées par l’homme puissant dans les positions et les circonstances où les intérêts de sa gloire le forceront d’en faire usage ; mais pourquoi l’impulsion de la bonté, de la justice, de l’humanité, fruits d’une heureuse nature ou d’une bonne institution, ne précéderait-elle, ne concourrait-elle, ne suivrait-elle pas la loi de la nécessité ? Pourquoi décourager les nations, pourquoi désoler les philosophes en restreignant le nombre des causes de bonheur ?

Ibid. — C’est à la longue le puissant qui régit l’opinion.

Cela est-il bien vrai ? Un puissant se conduira comme si les droits de la propriété n’étaient rien, mais nous le fera-t-il jamais croire ? Celui qui dira au lion : Seigneur, en les dévorant vous leur faites beaucoup d’honneur[26], sera aussi scélérat, mais ne sera pas plus crédule que le renard de la fable. Le distributeur des honneurs, des richesses, des châtiments s’attache les personnes, obtient des applaudissements, mais il n’asservit pas même les âmes qu’il a corrompues. Si vous croyez que l’on s’honore du titre d’esclave, que l’on méprise sincèrement l’état d’homme libre, vous vous en rapportez aux grimaces d’un malheureux dont un mot romprait le fil qui tient le glaive suspendu sur sa tête.

Je ne connais rien de plus contradictoire à vos principes que tout ce que vous avancez ici. Est-ce que l’esclave en faveur n’est pas sans cesse dans les transes du péril ? Est-ce que l’esclave opprimé n’est pas toujours souffrant ? Comment se peut-il faire que l’homme qui craint et l’homme qui souffre aient un vrai mépris pour l’homme qui ne craint ni ne souffre ? Vous avez pris l’inaction, le silence ou l’hypocrisie pour la véritable expression du sentiment, qui las, tôt ou tard, de sa contrainte, s’échappe par un coup de poignard qui fait ruisseler le sang noir du tyran.

Si le monstre pouvait commander à l’opinion, il serait en sûreté. Et que prouvent les opinions religieuses que vous m’objectez ? Il s’agit de l’homme, et vous me parlez de Dieu, d’un être fantastique, maître du juste et de l’injuste, dont j’adore les jugements et que je remercie des coups de fouet dont il me déchire, parce qu’ils sont le gage de sa commisération pour moi et presque l’assurance d’une félicité éternelle.

Le tyran est un homme que je hais au fond de mon cœur ; Dieu est un tyran auprès duquel je me fais un mérite de ma patience, et je me résigne.

Page 327. — Sans la force, que peut le bon sens ?

Tout avec le temps. Une erreur tombe et fait place à une erreur qui tombe encore ; mais une vérité qui naît et une vérité qui lui succède sont deux vérités qui restent.


CHAPITRE XXIII.


Page 329. — L’intérêt est une carrière d’idées fines et grandes.

Oui, en prenant le mot intérêt dans son acception la plus générale.


CHAPITRE XXIV.


Page 330. — L’intérêt dérobe à la connaissance du prêtre honnête homme l’atrocité de ses principes[27].

Preuve qu’il faut plus d’étoffe qu’on ne croit pour être honnête homme.

Le prêtre que je redoute le plus, ce n’est pas celui à qui son intérêt voile la cruauté de ses principes ; c’est celui qui ne s’en impose point et dont les actions sont conséquentes à des principes dictés par son intérêt avoué.

La religion empêche les hommes de voir, parce qu’elle leur défend, sous des peines éternelles, de regarder.

S’il y a un enfer dans l’autre monde, les damnés y voient Dieu comme les esclaves voient leur maître dans celui-ci. S’ils pouvaient le tuer, ils le tueraient.


CHAPITRE XXX.


Page 34S. — Je n’aime pas cette distinction frivole de la religion de Jésus-Christ et de la religion du prêtre[28]. Dans le fait, c’est la même, et il n’y a pas un prêtre qui n’en convînt.

Page 349. — La tolérance soumet le prêtre au prince ; l’intolérance soumet le prince au prêtre.

Aussi n’y a-t-il point de prêtre qui ne dise que la tolérance ou l’indifférence en religion, c’est la même chose sous deux noms différents ; et je crois qu’il n’y a guère de philosophes qui le niassent.


NOTES.


Page 357[29]. — Presque toutes les disputes théologiques cessent au moment où elles ne donnent aucune préférence aux dignités de l’Église. Si, lorsqu’on dit au monarque : « Sire, il est janséniste ; Sire, il est moliniste, » le monarque répondait : « Mais a-t-il des mœurs ? est-il éclairé ? Je lui donne cette abbaye ; rien n’empêche que je ne le nomme à cet épiscopat vacant… » ce n’est pas le public, c’est le théologien même qui jetterait du mépris sur l’objet de la dispute ; il n’en serait plus question que dans les thèses insignifiantes du bachelier.

Page 358. — Si Poniatowski eût imité Trajan[30], il se serait comblé de gloire dans toute l’Europe ; il eût été l’idole de son pays, et sa conduite généreuse aurait étrangement déconcerté les puissances copartageantes de la Pologne. Il fallait assembler une diète, prendre le sceptre et la couronne, les déposer et dire : « Si vous en connaissez un plus digne que moi de régner sur vous, nommez-le… » Ou il eût obtenu d’un consentement unanime de la nation une autorité qu’il abdiquait, ou il eût laissé à un autre le soin de sauver la patrie du péril qui la menaçait.


SECTION X.


CHAPITRE II.


de l’éducation des princes.


Page 377. — Je trouve ici[31] un passage cité de Lucien, dont il n’y a pas le premier mot dans cet auteur ; mais de Lucien, ou d’un autre, ou même de moi, je ne l’en estime pas moins.

Jupiter se met à table ; il plaisante sa femme ; il adresse des mots équivoques à Vénus ; il regarde tendrement Hébé ; il claque la fesse à Ganymède ; il fait remplir sa coupe. Tandis qu’il boit, il entend des cris s’élever des différentes contrées de la terre : les cris redoublent, il en est importuné. Il se lève d’impatience ; il ouvre la trappe de la voûte céleste et dit : « La peste en Asie, la guerre en Europe, la famine en Afrique, de la grêle ici, une tempête ailleurs, un volcan… » puis il referme sa trappe, se remet à table, s’enivre, se couche, s’endort, et il appelle cela gouverner le monde.

Un des représentants de Jupiter sur la terre se lève, prépare lui-même son chocolat et son café[32], signe des ordres sans les avoir lus, ordonne une chasse, revient de la forêt, se déshabille, se met à table, s’enivre comme Jupiter, ou comme un portefaix, s’endort sur le même oreiller que sa maîtresse, et il appelle cela gouverner son empire.


CHAPITRE III.


Page 380. — L’émulation est un des principaux avantages de l’éducation publique sur l’éducation domestique.

J’ai passé les premières années de ma vie dans les écoles publiques, et j’ai vu quatre ou cinq élèves supérieurs à tous les autres se succéder pendant le cours entier de l’année dans les places d’honneur, et décourager le reste de la classe.

J’ai vu tous les soins du professeur se concentrer dans ce petit nombre de sujets d’élite, et tous les autres enfants négligés.

J’ai vu ces cinq ou six sujets merveilleux occupés, pendant six ou sept ans, de l’étude des langues anciennes qu’ils n’ont point apprises.

Je les ai vus tous sortir du collège sots, ignorants et corrompus.

Je les ai vus passer successivement sous six professeurs, dont chacun avait sa manière d’enseigner.

J’ai vu l’instruction générale des élèves négligée, pour en préparer deux ou trois à des actes publics.

J’ai vu cette règle, inflexible pour les enfants des pauvres, se prêter à toutes les petites fantaisies des enfants des riches.

J’ai vu les enfants de ces derniers aller chercher deux fois la semaine, dans la maison paternelle, le dégoût des études et le répandre parmi leurs camarades.

Et je me suis écrié : Malheur au père qui peut faire élever son enfant à côté de lui et qui l’envoie dans une école publique.

Que reste-t-il dans le monde de cette institution de collège ? Rien. Les connaissances qui distinguent dans les lettres quelques hommes élevés dans les collèges, où les ont-ils puisées ? à qui les doivent-ils ? À leurs études particulières. Combien de fois n’ont-ils pas regretté, dans leur cabinet, le temps qu’ils avaient perdu sur les bancs d’une école !

Que faire donc ? Changer, du commencement jusqu’à la fin, la méthode de l’enseignement public.

Ensuite ? Ensuite, quand on est riche, élever son enfant chez soi.

L’éducation des Grecs et des Romains se faisait dans la maison, et cette éducation en valait bien une autre.

Il serait bien singulier que tous les soins d’un instituteur, rassemblés sur un seul enfant, lui profitassent moins que les mêmes soins partagés entre cet enfant et une centaine d’autres.

Je n’approuve le couvent pour les filles que quand les mères sont malhonnêtes.

Je n’approuve le collège pour les garçons que quand les pères donnent mille écus à un bon cocher, deux mille écus à un bon cuisinier, et veulent un homme de mérite pour cinq cents francs.


CHAPITRE IV.


Page 383. — L’éducation physique est négligée chez presque tous les peuples européens.

L’éducation physique n’est point négligée à Pétersbourg. Le spectacle en est effrayant ; et l’idée qu’on en donne dans l’ouvrage intitulé Plans et Règlements des différents établissements de Sa Majesté impériale[33], etc., est fidèle.


CHAPITRE VI.


Page 337. — Je veux faire de mon fils un Tartini[34].

J’approuve votre dessein. Mais votre fils a-t-il de l’oreille ? a-t-il de la sensibilité ? a-t-il de l’imagination ? S’il manque de ces qualités que tous les maîtres du monde ne lui donneront pas, faites-en tout ce qu’il vous plaira, mais non pas un Tartini. Mille, deux mille violons ont passé les jours et les nuits les doigts sur les cordes de l’instrument, et ne sont pas devenus des Tartini ; mille, deux mille ont eu le crayon à la main dès l’enfance, et il n’y a encore qu’un Raphaël. Il est bien extraordinaire que jusqu’à présent il n’y ait eu que ce hasard. Mon cher philosophe, voilà votre folie qui vous reprend.

Page 389. — Point d’écoles publiques où l’on enseigne la science de la morale.

Le même homme de jugement, M. Rivard[35], qui introduisit dans nos écoles publiques l’étude des mathématiques et substitua les questions à l’argumentation, s’était proposé d’enseigner, à la place de la mauvaise morale scolastique, de bons éléments du droit public et du droit civil. La chose allait s’exécuter, lorsque la Faculté de droit intervint, prétendant qu’on empiétait sur son district. Qu’en arriva-t-il ? Que le droit public et le droit des gens ne furent enseignés ni dans nos collèges, ni sur les bancs de la Faculté.


CHAPITRE IX.


Page 405. — Si mon fils apprend par l’usage du monde que les principes que je lui ai donnés dans la jeunesse ferment la voie aux honneurs et à la richesse, il y a cent à parier contre un qu’il ne verra dans moi qu’un radoteur absurde, qu’un fanatique austère, qu’il méprisera ma personne, que son mépris pour moi réfléchira sur mes maximes, et qu’il s’abandonnera à tous les vices autorisés par la forme du gouvernement et les mœurs de ses compatriotes.

En vers je vous passerais ces exagérations, en prose, je ne saurais. Lorsqu’un enfant bien élevé s’aperçoit que les préceptes de son père sont incompatibles avec les moyens usités d’arriver aux honneurs et d’acquérir de la richesse, il se trouve d’abord, comme Hercule au coin de la forêt, incertain sur le chemin qu’il suivra. Peu à peu la corruption générale le gagne, il oublie les leçons vertueuses qu’il a reçues, il s’abandonne au torrent ; il connaît le bien, il l’approuve, il fait le mal. Mais au milieu du désordre il respecte son père, c’est toujours pour lui non pas un radoteur absurde, mais un homme de bien, qu’il n’a pas la force d’imiter : il n’en vient jamais ni au mépris de sa personne, ni au dédain de ses principes. Il ne s’applaudit point lui-même de ses vices, mais il s’en excuse en disant qu’il faut hurler avec les loups. Seulement, le chemin dans la carrière de la dépravation se fait plus ou moins rapidement, selon les circonstances et le caractère.

Page 407. — La louange des hommes magnanimes est dans la bouche de tous et dans le cœur d’aucun.

Je crois qu’elle est dans la bouche et dans le cœur de tous, parce que rien n’est plus commun que la pratique du vice après l’éloge le plus sincère de la vertu.

Ibid. — Sous le despotisme, les conseils d’un père à son fils se réduisent à cette phrase effrayante : Mon fils, sois bas, rampant, sans vertus, sans vices, sans talent, sans caractère ; sois ce que la Cour veut que tu sois, et chaque instant de la vie souviens-toi que tu es esclave.

En quelque lieu du monde, sous quelque gouvernement que ce soit, je ne crois pas qu’un père ait jamais rien fait entendre de pareil à son fils. Il lui recommandera la circonspection, mais non la bassesse. S’il avait un instituteur à lui donner, je ne sais s’il confierait son éducation à un homme courageusement vertueux ; mais je suis bien sûr que s’il s’adressait à son ami le plus intime, il ne lui dirait pas : « Ne connaîtriez-vous point quelque homme d’esprit, rompu au manège des cours, qui pût en inspirer les vraies maximes à mon fils et le rendre bien faux, bien vil, bien hypocrite, en un mot tout ce que vous savez qu’il faut être pour faire son chemin ? »

Je ne sais pas si le Maillebois[36] a des enfants, mais s’il en a, je gage que c’est un homme de bien qui les élève ; je gage que s’il entendait cet homme leur tenir le langage que vous prétendez qu’un père tient à son fils, il ne lui épargnerait pas les épithètes de malheureux, de gueux et de scélérat, et qu’il ne le souffrirait pas un quart d’heure dans son hôtel. Je gage que si cet instituteur leur avait inspiré le patriotisme, la frugalité, une probité mâle, il n’aurait jamais l’imprudence de lui dire : « J’espérais que mes fils deviendraient à côté de moi des courtisans adroits, et tu ne m’en as fait que des héros et des hommes vertueux. »


CHAPITRE X.


Page 409. — Quelques hommes illustres ont jeté de grandes lumières sur l’éducation, et cependant elle est restée la même.

Ce n’a été ni l’effet de la méchanceté, ni celui de la pusillanimité de ceux qui pouvaient et devaient la réintégrer, à l’expulsion de nos mauvais instituteurs ; c’est une conséquence de leur imbécillité. Ils considérèrent les idées des réformateurs comme des chimères, et ils se prêtèrent à une vieille routine qu’ils regardèrent comme la meilleure. Tâchons de ne pas voir les hommes plus hideux qu’ils ne le sont. Le stupide croit que tout est bien comme il est.

Page 410. — Ici le philosophe Helvétius fait aux hommes courageux et éclairés la même exhortation que je leur ai faite ailleurs[37].


RÉCAPITULATION.


SECTION II.


Page 420. — Comparer, c’est voir alternativement.

Ne serait-ce pas plutôt voir ensemble ?


CHAPITRE I.


de l’analogie des opinions de l’auteur avec celles de locke.


Page 43S. — L’esprit n’est que l’assemblage de nos idées ; les idées viennent par les sens ; donc l’esprit n’est qu’une acquisition.

Oui, une acquisition que tous ne sont pas en état de faire.

Ibid. — L’attribuer à l’organisation sans pouvoir nommer son organe, c’est rappeler les qualités occultes.

Peut-être. Mais on le nomme, c’est la tête.

Ibid. — L’expérience et l’histoire nous apprennent que l’esprit est indépendant de la plus ou moins grande finesse des sens.

Je ne sais jusqu’où cela est vrai.

Ibid. — Les hommes de constitution différente sont susceptibles des mêmes passions.

Cela est faux de tout côté. On ne se donne pas toutes les passions. On naît colère, on naît insensible, on naît brutal, on naît tendre, et les circonstances excitent ces passions dans l’homme, et quand elles seraient communes à tous les hommes ils ne les auraient point au même degré.

L’éducation fait beaucoup, mais ne fait ni ne peut tout faire. Ayez dix enfants à rendre discrets et prudents ; ils seront certainement tous moins indiscrets et moins imprudents que si l’on ne s’était pas appliqué à cultiver en eux cette vertu, mais il y en aura peut-être un ou deux sur qui l’éducation ne fera rien ou fort peu de chose.

Page 439. — Si l’esprit, le caractère et les passions des hommes dépendaient de l’inégale perfection de leurs organes, et que chaque individu fût une machine différente, comment la justice du ciel ou même celle de la terre exigerait-elle les mêmes effets de machines dissemblables ?

Si la justice de la terre châtie également des machines dissemblables, c’est qu’elle ne saurait ni apprécier ni tenir état de ces dissemblances.

Ibid. — Toute vertu est de précepte, parce qu’il ne s’agit pas de donner des penchants louables, mais d’empêcher de commettre des actions mauvaises.



  1. « Ce que je me propose dans l’examen des principales assertions de Rousseau, c’est que toutes ses erreurs sont des conséquences nécessaires de ce principe trop légèrement admis, savoir : que l’inégalité des esprits est l’effet de la perfection plus ou moins grande des organes des sens, et que nos vertus comme nos talents sont également dépendants de la diversité de nos tempéraments. » De l’Homme.
  2. « Qu’on se rappelle le tableau d’un champ de bataille au moment qui suit la victoire, lorsque la plaine est encore jonchée de morts et de mourants ; lorsque l’avarice et la cupidité portent leurs regards avides sur les vêtements sanglants des victimes encore palpitantes… s’en approchent et les dépouillent. » De l’Homme.
  3. « Il en est du printemps de la vie comme du printemps de l’année… C’est dans la jeunesse de l’homme que se nouent en lui les pensées sublimes qui doivent un jour le rendre célèbre. » De l’Homme. — Voyez aussi Montaigne, Essais, liv. I, ch. lvii.
  4. Cette phrase n’est point une citation textuelle.
  5. Ceci ne répond pas directement à l’observation d’Helvétius. Il ne cite l’Angleterre que pour remarquer que l’obligation pour les représentants de s’assembler dans la capitale est la cause qui leur fait séparer leur intérêt de celui des représentés.
  6. La guerre d’indépendance ou l’insurgence, comme on l’appelait en Europe, à la suite de laquelle furent institués les États-Unis d’Amérique.
  7. Helvétius cite ce même mot pour prouver que le roi Jacques ne croyait pas à l’humanité des prêtres.
  8. Helvétius prétend que cette loi « ne prouve pas de la part du gouvernement un grand respect pour l’amitié et l’obéissance à cette loi (de la part du soldat) une grande tendresse pour ses amis. » C’est une réponse aux critiques faites contre son chapitre de l’Amitié, dans l’Esprit, critiques, dit-il, d’après lesquelles « on eût cru Paris peuplé d’Orestes et de Pylades. »
  9. L’attribution de cette maxime à un grand prince (Frédéric II) a été supprimée dans les éditions subséquentes de l’Homme, et la phrase a passé simplement dans le texte.
  10. Horace, Satires, liv. I, sat. i.
  11. C’est une planche arrondie avec bord unique à angle droit pour retenir le mortier. Deux bras fixés à cette planche passent sur chaque épaule du goujat qui, pour vider sa charge, fait basculer l’instrument. La description de l’oiseau, dans Littré, est fausse, et, par suite, l’étymologie augeau.
  12. Dans son livre : De la félicité publique (Amsterdam, 1772, 2 v. in-8), que Voltaire mettait au-dessus de l’Esprit des lois.
  13. Voir plus haut, chap. ii de la section IV, p. 380.
  14. Ces chapitres traitent de l’ennui et des moyens inventés par les oisifs contre l’ennui.
  15. Ce chapitre est intitulé : De l’acquisition plus ou moins difficile des plaisirs selon le gouvernement où l’on vit et le poste qu’on y occupe.
  16. Quelle maîtresse convient à l’oisif.
  17. Voir tome I, dans les additions à la Lettre sur les sourds et muets, la Réponse au journaliste de Trévoux.
  18. De la clarté du style.
  19. De l’état actif et passif de l’homme.
  20. « À peine avait-il formé un souhait, que la fée de la richesse venait le remplir. Bonnier était ennuyé de femmes, de concerts, de spectacles ; malheureux qu’il était, il n’avait rien à désirer. » De l’Homme. V. sur Bonnier, Journal de Barbier, II, 454.
  21. Des vraies causes des changements arrivés dans les lois des peuples.
  22. Bayle n’aimait point Hobbes, qui le lui rendait bien ; il prétend que le philosophe anglais avait peur des fantômes et des démons et il tâche de le prouver en soutenant cette singulière thèse qu’il devait en être ainsi, parce que la croyance à la magie et aux diableries est une conséquence nécessaire de la non-croyance en Dieu.
  23. (Par excellence.) Diderot a déjà reproché plus haut à Helvétius d’avoir mis sur la même ligne Frédéric II et Antonin. Helvétius avait été appelé à Berlin et accueilli avec faveur par le monarque prétendu philosophe. Diderot, qui savait à quoi s’en tenir sur cette philosophie, avait refusé de passer par Berlin à son retour de Russie, malgré l’invitation qui lui en avait été faite par Frédéric.
  24. Le voyage à Londres fut exécuté en 1764, un an avant le voyage en Prusse.
  25. Karamsin l’appelle le Turenne russe.
  26. … Vous leur fîtes, seigneur,
    En les croquant beaucoup d’honneur.

    La Fontaine, fables, livre VII, Fable i : Les Animaux malades de la peste.

  27. Le titre véritable du chapitre est : L’intérêt cache au prêtre honnête homme les maux du papisme.
  28. « … On doit conclure que la religion, non cette religion douce et tolérante établie par Jésus-Christ, mais celle du prêtre, celle au nom de laquelle il se déclare vengeur de la Divinité et prétend au droit de brûler et de persécuter les hommes, est une religion de discorde et de sang… » De l’Homme.
  29. « Les princes sont-ils indifférents aux disputes théologiques ? Les orgueilleux docteurs, après s’être dit bien des injures, s’ennuient d’écrire sans être lus. Le mépris public leur impose silence. » De l’Homme, note du chap. vii.
  30. « Trajan croit-il le gouvernement républicain préférable au monarchique ; il offre la liberté aux Romains et la leur aurait rendue s’ils eussent voulu l’accepter. » De l’Homme, note du chap. ix.
  31. Dans ses Notes : il n’est pas question de Lucien dans le chapitre d’Helvétius.
  32. A-t-on le droit de penser ici à celui que Mme Du Barry appelait La France ? et à qui elle disait : Eh ! La France, ton café f… le camp !
  33. C’est le livre pour la publication duquel Diderot s’était arrêté en Hollande à son retour de Russie. Il est intitulé : les Plans et les Statuts des différents établissements ordonnés par l’impératrice Catherine II pour l’éducation de la jeunesse, écrit en langue russe par M. Betzki et traduit en langue française par M. Clerc. Amsterdam, Marc-Michel Rey, 1775, in-4o, ou 2 vol. in-12. Il y a une addition de l’éditeur M. D… (Diderot) pages 367, 368. Le maréchal Betzki était ministre des arts.
  34. Violoniste célèbre, qui composait, même en dormant, témoin la Sonate du diable.
  35. Professeur de mathématiques et de philosophie au collège de Beauvais. Il a beaucoup écrit. Ses Éléments de mathématiques (1740), ont été longtemps classiques.
  36. Le comte (Yves-Marie) de Maillebois, général français, fils du maréchal de France du même nom, fut déclaré calomniateur par le tribunal des maréchaux, pour un Mémoire relatif à la bataille d’Hastembeck et dirigé contre le maréchal d’Estrées. Enfermé à Doullens, puis (1757) mis en liberté, il passa la dernière moitié de sa vie à l’étranger. Il mourut à Liège en 1791. Il s’était réfugié dans cette ville, après avoir été décrété d’accusation par l’Assemblée nationale à laquelle il avait été dénoncé comme auteur d’un plan de contre-révolution.
  37. « Le philosophe aperçoit donc, dans un plus ou moins grand lointain, le moment où la puissance adoptera le plan d’instruction présenté par la sagesse. Qu’excité par cet esprit, le philosophe s’occupe d’avance à saper les préjugés qui s’opposent à l’exécution de ce plan. » De l’Homme.