Réimpression d’anciennes facéties

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RÉIMPRESSION
D’ANCIENNES FACÉTIES


LES JUSTES PLAINTES DU SIEUR TABARIN
SUR LES TROUBLES ET DIVISIONS DE CE TEMPS. 1621.
MITISTOIRE BARRAGOUYNE DE FANFRELUCHE ET GAUDICHON. LYON, 1574.
DISCOURS JOYEUX EN FAÇON DE SERMON
ET LE MONOLOGUE DU BON VIGNERON. AUCERRE, 1607.
LE TRACAS DE LA FOIRE DU PRÉ,
DIALOGUE BURLESQUE. ROUEN (SANS DATE).



PARIS
TYPOGRAPHIE PANCKOUCKE
Rue des Poitevins, 8 et 14
__
1851

Extrait du Moniteur universel du 7 novembre 1851
et tiré à 40 exemplaires.



La faveur avec laquelle on a bien voulu (style de préface) accueillir ce que nous avons dit l’année dernière des publications de M. Veinant, nous fait un devoir de signaler aujourd’hui, dans le Moniteur universel, plusieurs autres facéties nouvellement réimprimées, grâce à la curiosité du même littérateur. Dans la première liste figurait le Caresme prenant et les Iours gras de Tabarin et d’Ysabelle ; on l’a peut-être oublié, tant nous en avons parlé vite et mis de sobriété dans nos citations. Tabarin, seigneur de Val-Burlesque, exerçait à Paris dans la première partie du 17e siècle. Était-il venu d’Espagne en France, ou, comme semblerait l’annoncer la description qu’il fait de son costume et le nom de sa femme, se contentait-il de laisser aux Espagnols le premier rôle dans ses parades : c’est là ce que nous n’oserions décider. L’Espagne donnait alors aux modes européennes le signal qui part aujourd’hui de Paris. Nous lui demandions ses ameublements, ses romans et ses comédies fameuses ; notre langue et nos maisons s’enrichissaient à la fois de la volupteuse alcôve, du grâcieux balcon, du long corridor et de la discrète jalousie ; mais les Espagnols n’en étaient pas plus aimés, peu s’en fallait même qu’ils ne fussent pour les contemporains de Louis XIII, ce que les Anglais furent pour nous au temps de Napoléon et de Louis XVIII ; on les détestait : n’est pas détesté qui veut. Tabarin donc, du haut de son trône établi sur le Pont-Neuf, à l’entrée de la place Dauphine, luttait de propos joyeux et de rencontres saugrenues avec Isabelle, sa bien-aimée, à cette fin de décider les passants, surtout les laquais et les servantes, à faire emplette de ses petites feuilles imprimées et de ses méchantes drogues. Les livrets qui composent la bibliothèque tabarinique furent ainsi distribués. Inutile de dire que, dans leur nouveauté, on en tenait assez peu de compte ; Pierre de l’Estoile, le précieux journaliste, en faisait pourtant collection ; mais les autres chalands de Tabarin étaient assez peu curieux de bibliothèques, et voilà comment la plupart de ces petits écrits sont allés rejoindre les neiges d’antan.

Ceux que le temps a épargnés ne subsistent qu’au nombre d’un ou deux exemplaires ; jugez du bonheur de ceux qui les possèdent ! M. Leber, savant ingénieux et littérateur excellent, faisait assez de cas des chefs-d’œuvre de Tabarin, comme on peut en juger par les Plaisantes recherches d’un homme grave sur un farceur. Or M. Leber ne connaissait pas le Caresme prenant dont nous avons parlé, ni les Iustes plaintes de Tabarin sur les troubles et divisions de ce temps, dont il faut absolument que nous disions quelque chose. Déclarons-le d’abord, dans ces Plaintes il n’y a rien de politique. Tabarin se plaint que les filous et autres gens de dangereuse approche choisissent leur rendez-vous autour de son noble théâtre, et profitent de l’attention qu’on veut bien accorder aux gracieuses paroles d’Isabelle pour exercer leur industrie. « Il y va de mon honneur, messieurs, de souffrir qu’à la face de ma banque et deuant mes yeux, tant de tours de passe-passe se iouent… Ie ne l’endureray iamais resoluëment. I’y despendray mon celebre Chappeau ; i’y mangeray mon manteau venerable, tous deux d’vn estimable prix : l’vn pour auoir vne infinité de formes, et l’autre pour n’en auoir du tout point. » Notre saltimbanque craignait, par le fait de ces messieurs, de perdre son crédit ; il entendait déjà par la ville les filles, les femmes et les commères se répandre en violentes imprécations. « Quelque seruante de bonne maison voudra auoir de ma pomade pour en polir son front aux bonnes festes, et pendant que ceste pauure diablesse enragera de rire, arriuera quelqu’vn de ces messieurs à la main légère et qui vont volontiers chercher en la bource d’autruy ce qu’ils n’ont iamais mis dans la leur, et adieu mon argent,… madame la seruante… commencera à s’en prendre à moy qui n’en peut mais, me chantant des iniures en triple, et voir quadruple… Ouy vrayment, dira-elle, c’est vn bel homme : Ie me serois bien passé de son plaisir, beau plaisir… Ie voudrois qu’il fust pendu… Si c’estoit à moy à faire, ces races n’entreroient iamais en France, etc., etc. »

À la suite des Iustes plaintes Tabarin a placé une petite collection de prétendus secrets, comme pour faire éternuer tous ceux qui sont dans un bal : « Prenez euforbe, piretre, et ellebore blanc, de chascun esgalle portion, reduisés le tout en poudre bien subtile, et d’icelle, auecque vn tuyeau de plume soufflerés par la chambre, où il y aura du monde, et vous verrés l’experience. » — « Pour empescher vn pot de bouillir. — Pour tuer et plumer vn oyseau tout d’vn coup. — Pour faire tenir un œuf au bout des doigts, etc., etc. » Tout cela formant 16 pages petit in-8o, et sorti des belles presses de M. Crapelet, au nombre de 62 exemplaires, se trouve ou se trouvait, comme toutes les autres facéties, chez Jannet, rue des Bons-Enfants, no 28.

Passons à la Mitistoire barragouyne de Fanfreluche et Gaudichon, trouuée depuis n’aguère d’un exemplaire escrite à la main. De la valeur de dix atomes pour la recreation de tous bons fanfreluchistes. Au point de vue de l’art, comme on dit si bien aujourd’hui, il ne faut pas juger avec trop de sévérité cette grave composition. Du moins, avant d’accuser l’exagération des prommesses du titre, ne doit-on pas oublier que c’est le premier livre d’un ouvrage dont nous aurions probablement la fin si le commencement avait été mieux accueilli. L’auteur, Guillaume des Autelz, espérait apparemment un succès égal, ou peu s’en faut, à celui du Pantagruel. En emboîtant le pas du curé de Meudon, en faisant, après lui, pleine litière de jeux de mots et de turlupinades, d’intentions railleuses et de recherches grammaticales, il croyait, le pauvre homme, agréer facilement à tous les thélémites et joyeux drilles de son temps ; il eut au moins le bon esprit de s’arrêter en voyant qu’il avait compté sans son hôte. En pareil genre, il n’y a de place que pour une renommée : c’est une débauche d’esprit d’imagination qu’on ne recommence pas. Je sais bien qu’après la mort de Rabelais on accueillit encore un dernier livre du Pantagruel, bien inférieur cependant aux autres ; mais l’ombre de Rabelais le protégeait, et, s’il avait paru sous le nom de l’auteur véritable tout le monde eût sifflé le malencontreux imitateur. Quel était-il en réalité ? On l’ignore aujourd’hui ; personne même ne s’est avisé de le rechercher, tant on a pris confiance aux anciennes éditions du Pantagruel qui ajoutèrent cette contrefaçon au chef-d’œuvre modèle. Peut-être était-ce notre Guillaume des Autelz, docteur en droit, grammairien curieux, grand ami de la vie joyeuse, d’ailleurs satirique inoffensif et railleur de second ordre. Tout inférieur que soit à ses aînés le dernier livre de Pantagruel, il a pourtant du bon, et nous en disons autant de la Mitistoire barragouyne. Ce mot de Mitistoire répond apparemment à « fabuleuse » ou « allégorique histoire. » Nous trouvons la très édifiante explication de celui de Fanfreluche dans le cours du récit. Les Barragouyns sont les peuples des bords de la Creuse, et Gaudichon, « escolier en l’université de Peu d’Études, » est le masque de l’auteur même. C’est lui que son père envoie à Paris pour y terminer son éducation. « On mena tout droit Gaudichon au collège de Bourgongue, sous la charge de M. Guillaume Bernard, principal d’autant bon sçavoir, et vertu qu’autre qui fust pour lors en l’université… Et fut passé magister juré, l’an 1543, en la rue au Foirre, en une salle qu’il fit faire expressément, appelée maintenant la salle de Croquelardie. Si vous entrez en ladicte salle, vous trouuerez escrit en grosse lettre : Vivant Croqvelardones ! Fundauit Gaudichonius de Croquelardia. »

C’est encore une imitation de Rabelais que la généalogie, de Fanfreluche et la lettre du père de Gaudichon à son fils, pour l’engager à choisir du parti de l’Église, de ceux de la médecine ou du droit. « En huict iours Gaudichon cogneut que les médecins sont vrays bailleurs de paraboles, c’est à dire, de belles visées, siue de fadaises… Parquoy il délibera partir de Paris, pour aller, en une autre université estudier en droict.» Mais, avant de pousser au delà, il se souvint de trois grands cas advenus à Paris comme il y était. Le premier fut la guerre intestine des écoliers du collége Montagu, « laquelle, a esté mise en vers pour faire des illustrations de marmite.» Le second fut la querelle entre Pierre Ramus, homme tres-ingenieux et eloquent, et les aristoteliques… Le plus fort argument de ses aduersaires estoit qu’il falloit suyure la commune. Et trestons ces petits chiardeaux d’humanistes ne faisoient que crier que Plus vident oculi, quam oculus Mais les ramistes à beaux rameaux de sapience, se defendoient gaillardement… Ie les laisseray en ce combat, comme feit Gaudichon, et s’ils attendent que je les en jette, ils ont beau loisir de se tourmenter. » Le troisième cas fut la venue de Charles-Quint, empereur, en France, à la tête d’une nombreuse armée. Ces circonstances fixent la moitié du 16e siècle comme la date de composition de la Mitistoire barragouyne.

Il y a ici, de plus que dans Rabelais, une critique assez fine des écrivains du temps. Guillaume des Autelz leur reproche de parler sérieusement des Faunes et des Sylvains, d’employer des expressions bizarres et de supposer que la seule occupation des hommes soit de faire l’amour. Gaudichon, apercevant un édifice sur le sommet d’une montagne, « demanda quel chasteau c’estoit là, et luy fut respondu que c’estoit Helicon : dont il fut bien joyeux : puis entra dedans, où il trouua les Muses habillées en femmes impudiques. Dequoy il s’esmerueilla fort… Et luy fut de nouveau respondu, qu’Apollo n’y estoit plus, et que Cupido auoit par cautelle trouvé moyen d’occuper la place, tellement que les Muses estoient maintenant les plus grandes paillardes qui fussent au demourant du monde, et ne pouvoient plus dire à Venus :

« Cupido, le tien enfant doux
Ne vole point aupres de nous, »

Les explications que Gaudichon donne ailleurs, moitié riant, moitié sérieusement, des signes dont les juristes font usage, comme ff. pour digestis, et § pour paragrapho ; de leurs distinctions de digestum vetus — novum et infortiatum, nous ont paru fort bonnes, ou du moins très-ingénieuses. En résumé, la Mitistoire barragouyne offre une lecture instructive quand elle n’est pas obscène ; digne, à tout prendre, de figurer dans un bon rang parmi les livres de haulte gresse dont Rabelais fournit le modèle incomparable. M. Veinant a pu consulter pour son élégante réimpression, achevée le 14 novembre 1860, les deux éditions anciennes de Lyon, 1574, et de Rouen, 1578. Mais nous pensons avec lui qu’il a dû exister d’autres éditions antérieures et postérieures.

Du règne de Henri II, nous passons à celui de Henri IV avec le Discours ioyeux en façon de sermon, faict avec notable industrie par deffunct maistre Iean Pinard lors qu’il viuoit trottier semiprebendé en l’Eglise de S. Estienne d’Aucerre, sur les climats et finages des vignes dudict lieu. Plus, y est adiousté de nouveau, le Monologue du bon vigneron, sortant de sa vigne et retournant le soir en sa maison. Aucerre, Pierre Vatard, 1807. Un exemplaire de ce rare opuscule appartient aujourd’hui à la belle collection de M. Jérôme Pichon, qui l’a très-gracieusement confié au nouvel éditeur de la première pièce, le Sermon de Jean Pinard. Nous avons peu de chose à en dire. Son mérite est de signaler le nom de tous les finages (lieux-dits, suivant la formule notariale) du vignoble d’Auxerre. Les femmes, dans l’opinion du rimeur, ne valent pas le diable ; il faut donc les conduire à la Roüe, à Mont-embrasé, à la Barre, à Heurte-Bise, à la Coste aux Loups, etc. Ceux qui les écoutent doivent aller à Pain-Perdu, aux Nourrices, à la Migraine, à Bequilly, à Vaux-profonde, etc. Cela peut amuser les bonnes gens d’Auxerre ; mais, pour nous autres, ignorants de tous leurs finages, cette œuvre de Jean Pinard nous semble assez maussade.

Il n’en est pas de même du Monologue du bon vigneron, véritable trésor qui va nous apprendre les mœurs et la vie des paysans de l’Auxerrois, au commencement du 17e siècle. L’auteur se nommait Louis de Charmoy, d’après les recherches de l’abbé Lebeuf, qui, tout en parlant du Monologue, n’osait assurer qu’il eût été jamais imprimé. Pour moi, j’ai de la peine à comprendre qu’un opuscule aussi curieux n’ait pas eu vingt éditions plutôt qu’une seule. Louis de Charmoy est un vigneron assez à son aise et vivant du produit des vignes qu’il cultivait lui-même. Il raconte les divers travaux, les peines et les plaisirs, les avantages et les inconvénients de la profession. En franc villageois, il daube volontiers sur les messieurs ; en plaideur malheureux, sur les juges ; en contribuable sur les gens du toi ; mais, à tout prendre, c’est un bon citoyen, dont les plaintes ne portent que sur des abus réels. Pourtant, je ne serais pas surpris que Louis de Charmoy eût été ligueur un tantinet. On en jugera par la citation suivante :


Et combien aux troubles derniers
Auons-nous veu de tels guerriers
Qui ont quitté charruë et serpe
Pour prendre l’espée et l’escharpe,
Ne me chant de quelle couleur,
Et ne scay qui fut le meilleur
Des deux partis. Fors que le Roy
L’a emporté, prenant la foy
De la saincte Église Romaine…
Et n’est-ce pas bien grand honneur
Au vigneron et laboureur
Estant endurcy à la peine,
Qu’il peut devenir Capitaine ?…


Le poète plaide ensuite éloquemment la cause des vignerons qui n’ont pas de vigne et travaillent pour les autres. Il voudrait que les riches augmentassent les salaires pendant les journées d’hiver, les pauvres d’Auxerre ne recevant alors que six ou sept sous,


Soux couleur qu’un mois ou deux l’an
Ils gaignent un peu. Mort d’Adam
Noz messieurs gaignent tous les jours
Bien plus sans peine, et ont tousiours
Quelque present de venaison
Qu’on leur apporte en leur maison.
Ils ne voudroient pas pour gaigner
Dix escuz, demy jour peiner
Apres la vigne : et veulent bien
Que les pauures soufrent la faim
Avec leurs femmes et enfans,
À leur besogne par les champs.


Ces réclamations ont un côté fort plausible. Seulement Louis de Charmoy, non plus que les socialistes modernes, ne nous dit pas comment messieurs payeraient les ouvriers, si messieurs n’avaient pas les meilleurs revenus. Chose singulière, d’ailleurs ! les mêmes plaintes seraient aussi justes aujourd’hui car la valeur relative de l’argent a diminué de plus de moitié, et la journée des vignerons en hiver varie, du moins en Champagne, de douze à quinze sols, ce qui représente un peu moins que les sept sous de l’année 1607. Le Monologue nous ménagera d’autres surprises. Vous n’avez pas oublié le vœu de Henri IV sur la poule au pot du dimanche ; voici comment Louis de Charmoy parle des petits vignerons et laboureurs de son temps :

…Tous deux tant que le four dure…
Travaillent aux champs, et le soir
Quand tout se veut couurir de noir,
Ils retournent en leur maison
Affamez comme de raison…
Alors leurs femmes promptement
Mettent la nappe, et de pain dur
Tout leur potage, et de vin pur
Le pot bien rinsé vont emplir.
De là voyans leur pot broüillir,
Tirent la chair, et du broüet
Trempent le pain. Puis à souhait
(Les mains nettes, et Dieu prié
Qui ne doit pas estre oblié)
Soupent ioyeusement ensemble
Avec leur famille, qui semble
Faire feu de toutes ses dents…
Peu apres, travaillez qu’ils sont,
En leur lict reposer s’en vont,
Pour de nouueau le lendemain
Se reveiller de bon matin,
Et retourner à la besogne…

À votre avis, cette façon de vivre ne valait-elle pas déjà celle de nos ouvriers du 19e siècle ? De plus, ces braves gens-là ne négligeaient pas l’instruction de leur famille :

Lors aussi voyant leurs enfans
S’ils ont esté bien diligens
À l’escolle. Car un bon pere
Fera plus tost moins bonne chere
Que ses enfans ne sçachent lire,
Et, du moins, quelque peu escrire,
Pour apres les mettre à mestier,
Et les garder de mendier…
Mais s’ils ont assez de moyen
De pousser leurs enfans à bien,
I’entend aux estats et honneurs
Pour les voir, un jour grands seigneurs,
Du moins advocats, conseillers,
Iuges, ou entre les premiers
Du pays, ils n’espargnent pas

Ny leurs escuz, ny leurs ducats…
Combien en voit-on de bas lieu
Placez maintenant au milieu
Des familles plus honorables ?…

Nous ne pouvons tout citer. Mais voilà un fait bien établi : les ouvriers vignerons de Bourgogne, s’ils ne gagnaient pas assez en hiver, avaient, l’été, de bonnes journées. La plupart retrouvaient chez eux, le soir, table, nappes et pot-au-feu ; ils envoyaient à l’école leurs enfants, qu’ils pouvaient, grâce à de fortes études, voir parvenir aux emplois de conseillers, baillis, avocats, et même capitaines. Et que conclure de ces révélations ? Que le sort des paysans, loin de s’être amélioré dans le 18e siècle était devenu plus misérable qu’auparavant. Moins de propreté, moins d’éducation, moins d’habitudes religieuses, moins de salaire, et par conséquent de bien-être. En 1789, la journée de vigneron était encore, en hiver, de sept ou huit sous, tandis que les prix de tous les objets de première nécessité avaient augmenté. Cette Journée est doublée aujourd’hui ; peut-être devrait-elle être triplée, si l’on voulait bien considérer que les vins soumis à d’énormes impôts, qui n’existaient pas alors, se vendent cependant trois fois plus cher que sous le grand roi Henri IV. Pour la faculté de s’élever indéfiniment, elle fut enlevée aux dernières classes de la société par les états généraux de 1614 ; elle fut rendue, de notre temps, aux dernières classes, et Louis XVI fut le premier à préparer ce retour à l’ordre éternel des sociétés régulières. Voilà certainement de grandes vérités que Louis de Charmoy nous permet de proclamer plus hautement que jamais.

Passons maintenant en Normandie, pour aller près de Rouen, au Tracas de la foire du Pré, où se voyent les amourettes, les tours de passe-passe, la blanque, l’intrigue des charlatans, le procès de l’Homme de paille, etc. Ce dialogue burlesque fut imprimé à Rouen, chez L. Maurry, sur le quay. Il n’est pas daté, mais on a dû le composer vers la fin du règne de Louis XII, après la bataille de Honecourt, et le procès des va-nu-pieds, en 1640, puisqu’il y est parlé des désordres de Caen et du refrain des lampons, qui datent de la perte de cette bataille. On arrive à la foire par Bonne nouvelle ; villageois et villageoise du pays de Sapience s’y pressent en foule ; d’abord les pucelles de Sotteville, les filles de Lessart, et les aimables godinettes d’Elbeuf.


Quelles sont gentiment coiffées,
Et mignonnement attiffées !
Toutes ont leurs plus beaux atours…
Au front de petites garcettes,
Et les cheveux par cadenettes,
Le bas tiré, le pied poupin,
Chaussé d’un luisant marroquin,
Le bavolet plein de dentelle, etc.


Après avoir décrit plusieurs curiosités de la foire, l’attention de Giles et de son ami Colas est captivée par un charlatan dit l’Homme de paille’, sans doute le précurseur de Paillasse. Son habit, ses drogues et ses chansons, faisaient en ce temps-là concurrence à l’illustre L’eusses-tu cru, celui qui montrait le portrait de la meilleure femme du monde. Il y avait encore le beau chanteur Pinot, le grand opérateur Barry, un arracheur de dents dont l’unique instrument était une large épée ; plus loin, des marionnettes, des loteries, des joueurs de boule, de gobelets, etc.

Les anciennes facéties devraient figurer dans toutes les bonnes collections de livres. Elles partagent avec les comédies le mérite de peindre les travers et les ridicules ; mieux que les pièces de théâtre, elles nous font connaître les plus humbles classes de la société. La servante, par exemple, qui sait ferrer la mule, donner à l’anse du panier un mouvement convenable, est encore la servante qui faisait ses délices des bons mots de Tabarin : fille active, excellente, impayable, si l’on veut bien lui passer un brin de vin, un brin d’amour et un brin de marché. Tabarin, sous ce rapport même, complète Molière. Que l’éditeur de toutes ces introuvables facéties ne se décourage pas ; qu’il nous donne bientôt d’autres livrets du même genre, et nous ne manquerons pas de lui exprimer de nouveau la reconnaissance des bibliophiles. Ces messieurs sont, en vérité, trop heureux qu’un aussi bon littérateur que M. Veinant se soit rencontré pour s’occuper avec zèle et désintéressement de leurs innocents plaisirs.

P. PARIS. -----