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Réparation (Pradez)/Texte entier

La bibliothèque libre.
Payot & Cie, éditeurs (p. -264).


EUGÉNIE PRADEZ


Réparation



LAUSANNE
PAYOT & Cie, ÉDITEURS
1, Rue de Bourg, 1
1905



RÉPARATION



PREMIÈRE PARTIE

I


Deux heures sonnaient à l’horloge du vestibule. M. du Plex tira sa montre et, le front traversé d’un pli mécontent, la regarda avec ostentation.

Le repas était terminé depuis plus de dix minutes, et contre toutes les règles de la maison, règles qu’il ne transgressait jamais, le jeune garçon assis à côté de Mme du Plex s’oubliait à table. Le geste expressif du maître de la maison le réveilla en sursaut. Il se leva, avala debout un grand verre d’eau resté intact devant son couvert, bredouilla quelques mots indistincts et se sauva en courant.

C’était la première fois, depuis qu’il habitait sous le toit de M. du Plex, qu’il laissait, sans s’en apercevoir, passer l’heure de s’échapper. D’ordinaire, il attendait avec impatience la minute de délivrance où, sans éveiller d’observation étonnée, il pouvait se faufiler dehors et prendre, à travers la campagne plate, tantôt féconde et fleurie, tantôt inerte sous la neige, le chemin de la ville.

Dès qu’il eut franchi le seuil de la maison, il se mit à courir à toutes jambes. Presque une lieue le séparait de son but, et pour atteindre le collège avant la fermeture des portes, il n’avait plus une minute à perdre. Il courut sans reprendre haleine jusqu’à ce que le bâtiment aux murs massifs l’eût englouti dans ses flancs.

Dans la chambre à manger où M. et Mme du Plex étaient restés seuls vis-à-vis l’un de l’autre, un silence avait suivi la disparition de l’enfant. M. du Plex le rompit enfin brusquement :

— Quel âge a-t-il au juste, ce garçon ? Depuis qu’il est ici, il n’a pas grandi d’une ligne. On lui donnerait à peine douze ans.

— Il en aura seize dans quelques mois, répondit Mme du Plex brièvement.

Et ses yeux bruns, inquiets, errèrent sur les tableaux accrochés à la paroi en face d’elle. Au milieu de toiles de petites dimensions, d’aquarelles et d’estampes grises, un portrait de femme, peint à l’huile, souriait d’un air de commisération pâle et discrète.

M. du Plex continua :

— Est-ce que je me trompe ? ne m’avez-vous pas dit un jour que vous n’avez jamais vu la mère ?

— Non, jamais.

— On ne sait pas même quelle sorte de sang coule dans ses veines, à cet enfant. Il est là comme une énigme vivante dont le mot est perdu.

Il caressa un instant la barbe drue et noire qui encadrait son visage d’homme sanguin, puis il poursuivit :

— Je suis fâché de vous le dire si crûment, Germaine, mais ce garnement me déplaît tous les jours davantage. Il a une façon d’épier nos paroles qui est tout à fait déplacée. Avez-vous remarqué comme il m’avalait des yeux quand j’ai parlé de l’arrivée d’Isabelle ? Il serait encore ici, la bouche ouverte à nous écouter, si je n’avais pris soin de l’avertir.

Mme du Plex hésita. Le coude sur la table, le menton appuyé sur la main, elle réfléchissait. Son visage régulier et fin de brunette trahissait de l’incertitude, de l’anxiété même. Elle répondit enfin, sans élan :

— Lucien est bien seul ici, et le retour d’Isabelle est un gros événement pour lui.

— Comment, bien seul ? Est-ce qu’il faudrait à votre avis l’entourer d’une cour, le dorloter comme un fils de roi, quand on ne sait pas même quel est le sang qui remplit ses veines ? Est-ce à cela qu’il prétend, par hasard ?

— Il ne prétend à rien du tout, Philippe. Vous le savez aussi bien que moi.

La jeune femme se leva avec ennui. Son mari l’imita. La journée était chaude, étouffante. On touchait à la canicule, et par les deux fenêtres ouvertes, donnant en plein sur la campagne, on voyait déjà jaunir les moissons. Le paysage était plat ; sans un pli de terrain, sans une ondulation, il déployait jusqu’à l’horizon l’immense étendue triste des plaines maritimes. En effet, bien qu’à cette distance la mer fût invisible et restât inoffensive pour la culture des terres, on devinait son voisinage à l’aspect uniforme du pays, à la pâleur éteinte du soleil, à l’absence de toute forêt. Ici et là des silhouettes mornes de moulins à vent immobiles, étendaient de longs bras noirs, décharnés et inactifs.

M. du Plex s’était dirigé vers la porte, mais, arrivé sur le seuil, il revint sur ses pas et dit :

— Je vous serais obligé, Germaine, de faire comprendre à Lucien que le retour d’Isabelle ne changera rien à sa vie chez moi. Il n’est pas du tout nécessaire qu’il s’occupe d’elle, ni elle de lui. Il vaut mieux lui expliquer les choses à temps, pour éviter des conflits inutiles.

Un silence passa. Germaine, protesta enfin, hésitante :

— Lucien ne verra Isabelle qu’aux repas, devant nous, Philippe. Toutes ses heures sont remplies de façon à rendre sa présence inoffensive pour tout le monde ici. Est-il absolument nécessaire de le blesser gratuitement ?

— Le blesser ? Mais en quoi donc cela peut-il le blesser de mettre d’emblée les choses sur leur vrai terrain et de nous garantir ainsi, tous les quatre, de chicanes possibles pour l’avenir ? Lorsqu’on peut les éviter, on les évite, et je vous répète que je vous serais obligé d’arranger cette affaire comme je vous le demande.

Elle répondit froidement :

— C’est bien, cela suffit ; je lui parlerai.

Philippe ne répondit pas. Il s’attardait, caressant d’une main nerveuse sa barbe touffue. Toute son apparence dénotait un homme aux passions fortes, jouissant de la pleine vigueur de l’âge. Il articula enfin d’un ton sec :

— Ce n’est pas ma faute si ce gamin est toujours entre nous !

Et cette fois, pour éviter toute réplique, il sortit d’un pas pressé. Dans la cour un phaéton tout attelé l’attendait. Il y monta lestement, rendit la main à la jument qui piaffait d’impatience devant le perron et s’enfonça dans la campagne. Son léger attelage remportait au grand trot et peu à peu le nuage mécontent qui avait obscurci son front depuis le départ de Lucien se dissipa. Il pensait avec une joie intense que deux heures à peine le séparaient du moment où il irait prendre à la gare sa fille Isabelle, qu’après une absence de deux ans on lui ramenait enfin. Pour tromper son attente, il s’était décidé à passer par le moulin, où, sous l’effort du vent, la grande roue tournante broyait d’année en année le blé de ses abondantes moissons.

Quelques réparations à faire exécuter au bâtiment avant l’automne motivaient suffisamment un détour qui l’aiderait à tuer le temps.

Une fois la date du retour d’Isabelle fixée, l’impatience de son père était allée en grandissant, elle avait absorbé toutes ses pensées, elle était devenue de plus en plus fiévreuse, comme si, de la présence de cette enfant dans la maison, dépendaient des changements de vie importants et très heureux.

Philippe, avait eu avec Germaine un têteà-tête de deux ans, car on ne pouvait pas, sans accroc à la vérité, accuser Lucien d’avoir gêné leur intimité. Jamais l’enfant ne s’était permis aucune intrusion dans la vie nouvelle de sa belle-mère. Il passait ses journées au collège, et, le soir, son travail le retenait dans sa chambre. On ne le voyait guère qu’aux repas, où il mangeait hâtivement, les yeux dans son assiette, sans proférer un mot. Sa présence dans la maison n’avait donc troublé, en rien les rapports des nouveaux époux. Mais Philippe avait trouvé prudent d’éloigner Isabelle, dont la turbulence envahissante aurait été plus incommode et la curiosité questionneuse quelquefois gênante.

Deux ans de pension ne pouvaient être que favorables au développement intellectuel d’Isabelle et cet espace de temps suffirait à Germaine pour s’adapter à son nouveau milieu. Il pourrait lui-même satisfaire librement le caprice violent qu’il avait éprouvé pour la jeune veuve lors de leur mariage, et quand la petite fille, après un court exil, viendrait reprendre sa place dans la maison paternelle, son retour serait une joie pour tout le monde.

Les choses s’étaient passées à peu près comme il les avait prévues ; seulement, il n’avait pas anticipé l’ardeur impatiente de son désir. Aujourd’hui qu’il avait retrouvé le complet équilibre de son esprit, Isabelle ne lui semblait plus un tiers incommode, sa présence entre Germaine et lui devenait plutôt un lien, désiré et nécessaire. Le retour de la fillette éclairait l’horizon. C’était l’aube d’une ère apaisante. Germaine ne pourrait plus à l’avenir consacrer la meilleure partie de son temps à entourer de soins méticuleux un être qui n’avait pas une goutte de leur sang ni à l’un ni à l’autre. Elle serait bien forcée de s’occuper aussi de la petite fille. Ainsi le sourd ferment de discorde que créait entre eux la présence de cet enfant étranger perdrait quelque chose de son irritante âcreté. En lui imposant à perpétuité la vue de ce garçon rachitique, Germaine ne semblait pas comprendre assez l’effort constant qu’elle exigeait de lui. Jamais elle n’exprimait rien de précis sur ce point. Ses allusions, toujours vagues, semblaient même contenir un arrière-goût de reproche.

Et pendant ces deux ans de vie commune, ce garnement qu’elle avait amené sur ses talons s’obstinait, comme à plaisir, à ne pas sortir de son enveloppe d’enfant. Il n’avait pas grandi d’un centimètre. Il avait une tournure ridicule. On ne saurait vraiment pas qu’en faire s’il conservait cette taille d’enfant, et il était impossible d’anticiper un avenir certain où il débarrasserait le terrain. Il y avait bien la mer, où sa santé délicate aurait eu chance de se fortifier ; mais, chaque fois que cette proposition était ébauchée devant lui, Lucien grattait le sol du bout du pied sans lever les yeux et Germaine gardait un silence obstiné. Au lieu de secouer l’inertie ignorante de l’enfant, elle entrait dans une sorte de connivence sournoise avec sa faiblesse ; elle le poussait à la résistance passive qui échappe prudemment aux périls de la discussion. Ses craintes chimériques l’empêchaient de voir où était l’avantage véritable d’un être qu’une pauvre constitution native rendait impropre aux carrières sédentaires.

Sous la tension de ces pensées irritantes, le visage mâle et régulier de Philippe avait pris une expression sombre, presque dure ; mais, dès qu’il toucha au but de sa course, que le moulin étendit tout près de lui, sur le ciel éteint, ses bras gigantesques, la joie du retour d’Isabelle le reprit et le rasséréna brusquement. Dans une heure, ne ramènerait-il pas avec lui sa petite fille chérie, seul témoignage vivant qu’il eût gardé d’un bonheur disparu ? Ensoleillé par la présence de son enfant, l’avenir lui sourit de nouveau ; il se livra tout entier aux perspectives apaisantes de l’heure si impatiemment attendue et désormais si prochaine.


Lorsque Germaine eut vu disparaître dans la distance le véhicule qui emportait Philippe, qu’elle ne l’aperçut plus du tout sur la route déserte, elle vint se rasseoir à sa place, en face du portrait de femme qui ressortait, vivant et clair, sur le fond pourpre du papier. Tout de suite, son regard s’attacha à l’image de cette blonde délicate dont les yeux bleus, très ouverts, regardaient droit devant eux des choses passées, et leur souriaient d’un sourire heureux.

Que de fois, dans ses heures de solitude, devenues si fréquentes pendant les derniers mois, Germaine avait interrogé ce témoin, toujours bienveillant, de ses craintes et de ses incertitudes ! Remplaçait-elle auprès de Philippe la mère d’Isabelle ? Elle questionnait l’image muette, ardemment : « Dis-le moi, mais dis-le moi ! » Et le sourire des lèvres entr’ouvertes la poignait comme une réponse moqueuse à d’exorbitantes prétentions.

Mais ce jour-là quelque chose d’autre que cette vague jalousie rétrospective l’agitait et c’était en proie à un trouble mieux défini qu’à l’ordinaire qu’elle contemplait les traits purs de la première femme de Philippe. La sérénité immuable de ce visage, aux lignes fermes, la pénétrait d’un sentiment très amer d’envie et de regret. Elle-même ne connaîtrait plus cette paix parfaite de la pensée. Pour la première fois, Philippe avait manifesté ouvertement son antipathie pour l’enfant qu’elle avait amené avec elle dans la maison. Quoi qu’elle pût faire pour adoucir les chocs journaliers, le contact entre lui et l’orphelin serait désormais un supplice continuel et, dans cette lutte sans cesse renaissante, l’amour chancelant de Philippe succomberait, épuisé. La fille de cette femme blonde n’arrivait-elle pas juste à temps pour capter les affections hésitantes de son père ? Elle se leva et alla regarder de plus près le portrait. Ah ! pourquoi n’était-elle pas venue, comme la mère d’Isabelle, occuper sa place à côté de Philippe libre de tout lien ? Elle aussi aurait pu conserver ce sourire confiant, heureux. Oui, sans l’éternelle présence de cet enfant maladif, entre Philippe et elle, le je ne sais quoi d’obstinément étranger, qui avait couvé à travers deux années d’intimité et donnait aujourd’hui des signes inquiétants de vie, se serait évaporé en fumée. Mais ce sujet d’irritation établi d’une façon permanente à leur foyer attisait sans, cesse le mécontentement de Philippe et l’acculait elle-même à une impasse sans issue. Que fallait-il faire pour sortir de cette difficulté sans rompre les engagements formels qu’elle avait pris au sujet de Lucien ?

Le front tourmenté d’incertitude, elle tourna brusquement le dos au portrait dont l’impassible sourire irritait son anxiété. Dehors, l’immense étendue des moissons déroulait à perte de vue son tapis jaunissant. Ici et là, groupées autour de lointains clochers, des maisonnettes aux toitures écarlates s’aplatissaient sur le sol, se terraient comme dans un trou, et, abritées d’une poussée d’arbres, ces sortes d’îlots, perdus dans la plaine, atténuaient l’absolue monotonie du paysage, la coupaient de tons crus, vigoureux. Sous le soleil lourd et étouffant de la canicule, l’étendue sans fin sembla à Germaine plus morne et plus désolée que jamais. De tous ces champs dorés, aux épis drus et pleins, gages pour elle d’abondance et de sécurité, une tristesse saisissante montait. Un silence de mort planait partout, et son cœur se serrait, tourmenté d’une nostalgie sans nom et sans objet précis. Jamais elle ne s’était sentie aussi seule, aussi abandonnée, aussi étrangère dans ce petit pays où, deux ans auparavant, elle avait suivi Philippe si joyeusement.

Peu à peu, d’image en image, toute sa vie passée défila devant elle, courant au travers d’une première jeunesse difficile, laborieuse, brusquement terminée par son mariage avec le père de Lucien. Dès son entrée dans sa nouvelle demeure, le jour même de son arrivée, elle avait trouvé vis-à-vis d’elle le petit garçon rachitique, maigrelet et souffreteux. Jour après jour, il avait fallu l’entourer de soins, le disputer aux mille misères des enfances chétives, deux fois l’arracher à la mort. Tout de suite la sollicitude et l’attention du père étaient allées à l’enfant. Germaine n’avait pas pu se faire une heure d’illusion sur le but de sa présence dans la maison. Elle avait été élue pour servir de mère au fils d’une autre femme ! Mais elle avait un foyer, elle était à l’abri de tout souci matériel et, dès que Lucien était pourvu de ce qui lui était nécessaire, elle restait libre d’employer ses heures comme elle l’entendait. Elle avait accepté sans protester l’ouverte préférence de son mari pour l’enfant et, pliant sa vie aux circonstances, avait, sans en souffrir, occupé la seconde place dans les affections du père et du fils. Elle s’était assujettie vis-à-vis du petit garçon à une exagération de devoirs extérieurs, cherchant à masquer ainsi l’indifférence absolue qu’il lui inspirait. Et, jusqu’à la nuit où, succombant au mal qui le minait depuis des années, le père, plein d’angoisse, lui avait fait jurer de garder l’enfant auprès d’elle, elle avait cru que sa complète insensibilité vis-à-vis de Lucien n’était perceptible qu’à elle seule. Les instances répétées et suppliantes du moribond l’avaient brusquement détrompée et elle s’était hâtée de le tranquilliser de son mieux. Elle avait promis de garder auprès d’elle jusqu’à sa majorité le fils qu’il avait tant aimé, de ne pas le contrarier dans ses goûts, de le traiter en vérité comme le fruit de sa propre chair et de son propre sang. Rassuré par ces promesses, le père avait fermé les yeux en paix, mais Germaine, restée seule en face de l’enfant, avait très vite senti le poids d’un engagement trop hâtif. Elle n’éprouvait pour Lucien qu’une sorte de pitié froide, un sentiment sans vie qui ne se manifestait qu’en soins matériels. C’était tout. Jamais elle n’avait pu aimer comme son fils cet être malingre, timide et craintif, et lorsqu’au début de son veuvage elle avait rencontré Philippe, la présence de cet enfant à côté d’elle était devenue aussitôt un fardeau encombrant.

Philippe, très épris d’elle, avait pourtant accepté sans trop de difficulté ce legs du passé, et à peine le deuil de Germaine était-il expiré qu’ils étaient partis tous les trois pour le petit pays où Philippe possédait, dans cette plaine uniforme, mordue par l’eau de la mer, un vaste domaine. Depuis ce moment, Lucien avait subi l’autorité froide de M. du Plex comme il acceptait les soins assidus de sa belle-mère, passivement, sans qu’il fût possible de discerner si quelque chose protestait en lui ou s’il se pliait sans effort à un sort inévitable. Et à mesure que les mois passaient, Philippe, au lieu de s’habituer à la vue de l’enfant étranger qu’il avait accueilli sans protestation, semblait s’en irriter davantage. Pourquoi ? Germaine se le demandait pour la centième fois, tandis que ses yeux inquiets erraient à l’aventure sur le paysage sans limite où s’étalait la chaude couleur des moissons.

La plainte définie que Philippe avait formulée ce jour-là au sujet du jeune garçon l’obsédait comme un commencement d’hostilité, une première escarmouche sur un terrain encore mal connu. Malgré l’ennui que lui causait cette démarche, Germaine se décida à parler à Lucien dès son retour du collège. Elle lui rappellerait simplement par quelle suite de circonstances fortuites il se trouvait dans la maison ; elle lui ferait comprendre les devoirs de sa position délicate vis-à-vis d’Isabelle. Il n’était plus un enfant. Trop souvent à cause de sa taille, si petite, elle oubliait son âge.

Elle songea un moment au temps où elle l’avait disputé à la mort sous l’œil anxieux du père, et cette époque lui parut si perdue dans l’ombre noire du passé que, sans la présence obsédante de Lucien, elle en eût à peine retrouvé la trace dans sa mémoire.

Un léger bruit l’arracha brusquement à sa rêverie. Elle avait entendu un glissement de pas dans le corridor et, presque en même temps, elle avait eu la perception que quelqu’un s’était introduit dans la chambre et, sournoisement, épiait son attitude. Elle se trouva face à face avec Lucien. Sa serviette d’écolier sous le bras, la figure échauffée, le souffle haletant, l’enfant s’était arrêté sur le seuil et il la regardait, très étonné. Il demanda enfin d’une voix timide, hésitante :

— Est-ce que vous avez du chagrin, maman ?

Germaine éprouva une commotion désagréable. Depuis qu’il l’avait suivie sur un sol étranger, Lucien ne se servait plus que très rarement de cette dénomination familière. Jamais il ne l’employait en présence de Philippe. Ces deux simples syllabes sortant soudain des lèvres de l’enfant remettaient en lumière le souvenir qu’elle venait d’entrevoir noyé d’oubli, le souvenir pâlissant du père.

Elle resta quelques secondes silencieuse, oppressée par la proximité de cet être étranger qui pesait si lourdement sur sa vie, puis elle dit sans répondre à la question :

— Qu’est-ce qui vous ramène de si bonne heure aujourd’hui ? Et comme vous voilà fait, Lucien ! Vous êtes rouge comme un coq. Etes-vous malade ?

— Non… non, dit l’enfant en avançant d’un pas dans la chambre, mais le professeur Devos n’est pas venu ; il s’est fait excuser pour aujourd’hui et demain ; c’est lui qui est malade. Alors, moi, j’ai couru tout le long du chemin pour être de retour avant l’arrivée d’Isabelle.

Germaine réfléchit quelques secondes. Même la pitié froide qu’elle éprouvait d’ordinaire pour Lucien se taisait en face de son indiscrète prétention. Pouvait-il, avec ses seize ans presque révolus, être aveugle au point de supposer qu’Isabelle allait lui servir de jouet, que son père la lui céderait, dès le premier jour ? Elle dit enfin :

— Isabelle n’arrivera que tard dans la soirée et je ne pense pas que vous puissiez la voir avant demain. Aujourd’hui son père la gardera tout entière pour lui, cela va sans dire.

Lucien ne répondant rien, elle reprit, au bout d’un instant, de la même voix sèche : — D’ailleurs, j’aime mieux vous le dire tout de suite, mon enfant ; il est inutile de vous faire des illusions sur ce point. Souvenez-vous qu’aucun lien de parenté ne vous unit à Isabelle, qu’elle est la fille de M. du Plex, et, qu’en tout ce qui concerne son enfant, je n’ai pas le droit de contrarier la volonté de mon mari. Il ne désire pas voir une intimité trop grande se nouer entre vous. Il ne faut pas oublier que, malgré votre petite taille, vous aurez seize ans dans six mois.

Lucien n’articula pas un mot. Sa figure rouge perdait peu à peu sa couleur d’emprunt ; elle redevenait pâle et chétive comme à l’ordinaire. Un instant, il frotta du pied quelque chose sur le plancher, puis il releva la tête et dit, d’un ton résolu :

— Je voudrais voir la mer !

En même temps, à la dérobée, il questionna le visage froid de sa belle-mère. Il n’y vit passer que l’incertitude anxieuse que si souvent, depuis quelques mois, il avait surprise dans son regard lorsqu’il se posait sur lui. Il reprit plus bas :

— Demain je serai libre tout l’après-midi.

Je pourrais aller jusqu’au port et rentrer le soir.

Un silence tomba, un long silence embarrassé, comme si le désir inopiné de l’enfant remuait une pensée immobile, tapie dans l’ombre et que cette subite fantaisie de voir la mer cachât autre chose qu’une curiosité sans but.

Germaine objecta enfin :

— Il me semble que c’est bien loin. En partant l’après-midi, vous pourriez à peine vous arrêter une heure là-bas. Quelle singulière idée vous avez là tout à coup, Lucien ! Jamais vous ne m’avez parlé de ce désir.

Elle réfléchit indécise, perplexe, puis continua :

— En tout cas, avant de vous répondre, il faut que je consulte M. du Plex. Patientez jusqu’à ce soir.

L’enfant rougit brusquement jusqu’aux oreilles et il resta un instant pourpre, les yeux baissés, grattant de nouveau du bout du pied quelque chose d’invisible sur le plancher. Il dit enfin, la voix tremblante :

— Je voudrais savoir exactement ce que M. du Plex fait pour moi… Dites-le moi, exactement… Qu’est-ce que je lui dois, exactement ?

Elle hésita l’espace d’une seconde.

— Mais vous lui devez tout, pour le moment, dit-elle enfin brièvement.

— Ah !… murmura l’enfant, je ne savais pas, je lui dois tout ?… Vraiment ?

Un instant, il resta silencieux, les yeux fixés sur cette terre de moissons dont les parfums l’enivraient si souvent et que ce jour-là l’atmosphère étouffante de la canicule enveloppait d’une vapeur brûlante, puis il articula avec effort :

— Vous avez raison… Je ne sais pas à quoi je pensais, de vouloir faire ce tour en si peu de temps ! J’irai une autre fois, plus tard, pendant les vacances. Quand j’aurai dit temps devant moi.

Et, glissant le long de la paroi, il se faufila dehors. Germaine l’entendit monter deux étages, ouvrir une porte, la refermer doucement, et, tout à coup, le souvenir du père lui traversa le cœur comme un aiguillon acéré. Elle courut au bas de l’escalier et appela à plusieurs reprises :

— Lucien !… Lucien !…

Mais l’enfant ne répondit pas. Evidemment, il n’avait pas entendu. Après avoir patienté quelques minutes, Germaine rentra dans la chambre. Il valait mieux après tout laisser le mécompte de Lucien s’évaporer dans la solitude. Quant à la question qu’il venait de lui poser, elle y avait répondu sans cesser d’être véridique, mais en obéissant strictement au désir de Philippe. Le petit capital qu’elle avait apporté à la communauté lors de son mariage appartenait, en effet, à Philippe jusqu’à la majorité de Lucien.

Elle resta rêveuse. Un pli d’incertitude s’était creusé entre l’arc fin des sourcils noirs. Les devoirs précis légués par le passé et les ardents désirs du présent se combattaient corps à corps dans son esprit, et elle assistait indécise à ce conflit fatigant.

Oh ! si seulement cet enfant pouvait aller courir vers l’inconnu, de son plein gré ! Si un jour cette vie d’aventures si pleine de séduction pour tant d’autres pouvait le tenter.

Elle murmura :

— Il est libre de choisir ce qu’il veut. Si un jour il désire partir, je ne pourrai pas l’en empêcher.

Et jusqu’à ce que, tard dans la soirée, elle entendît enfin la voiture ramenant Isabelle rouler sur le gravier de la cour, elle poursuivit sa méditation avec le même va-et-vient de pensées contradictoires.


II


L’étouffante chaleur d’été continuait à peser lourdement sur la campagne et l’atmosphère voilée de brumes demeurait suffocante. En s’habillant à la hâte, le dimanche qui suivit l’arrivée d’Isabelle, Lucien, malgré l’heure matinale, sentait l’air déjà chaud du dehors pénétrer dans sa chambre. Il avait ouvert ses deux fenêtres et de très loin un bruit de cloches, une sonnerie d’église, grêle et intermittente, arrivait jusqu’à lui. C’était le seul bruit venant de la cité voisine, cité morte que la mer dans sa marche rétrograde avait abandonnée depuis longtemps, et que la décadence livrait à l’oubli, le seul son distinct que le caprice du vent rendait quelquefois perceptible de la demeure de Philippe.

Dans la maison, le silence régnait encore et le jeune garçon marchait avec précaution sur ses bas, effrayé des craquements que ses pas si légers produisaient malgré sa prudence. Quand il, fut prêt, il descendit sans bruit les deux rampes d’escalier, ouvrit la porte d’entrée avec la même attention craintive, la referma derrière lui et se trouva seul sur la grande route blanche et déserte. Il écouta un instant les sonneries lointaines, les sonneries abondantes du dimanche, s’égrenant, comme une grêle capricieuse, dans le silence du matin, puis, sous les rayons obliques du soleil levant, il se mit en route d’un pas pressé. En gardant à sa marche cette allure rapide, il était impossible qu’il n’atteignît pas avant midi un endroit d’où il pourrait apercevoir la mer ; il avait toute une journée à lui, toute une grande journée à vivre seul, en pleine campagne, en ruminant sa résolution.

Il allait devant lui sans s’arrêter. À perte de vue, sur la route sans fin, le soleil versait des torrents de lumière et pas une ombre d’arbre, pas un pan de mur n’offrait nulle part un refuge contre la chaleur.

Quand il eut marché deux heures de ce pas précipité, la fatigue finit par le terrasser. Alors il s’assit sur le bord de la route et, pour triompher de sa lassitude, il essaya de manger. La veille, à sa rentrée du collège, il avait trouvé sur sa table un petit paquet de provisions que Germaine lui avait dit d’emporter avec lui le lendemain. Il étala devant lui ses vivres, mais il n’y toucha pas. Sa course rapide, au lieu de lui ouvrir l’appétit, semblait l’avoir coupé net. Non, dans ce moment, le soleil le brûlait vraiment trop ; il ne pouvait pas penser à manger. Il repoussa ses provisions et s’étendit tout de son long sur la marge gazonnée de la route. Ce qui lui ferait du bien, c’était quelques minutes de complet repos. Il l’avait bien gagné. Déjà, du côté de la mer, la ligne basse des dunes s’apercevait !

Il regarda au-dessus de sa tête le ciel blanc du matin que les hirondelles coupaient de zigzags capricieux. Tantôt elles plongeaient brusquement jusqu’au sol, tantôt elles s’envolaient vers le ciel. Les membres las, immobile, il aspirait à pleins poumons l’air saturé de senteurs. Tout près de lui, il distinguait le parfum fort de la marjolaine et du serpolet. Les épis roses du sainfoin, les petites boules d’or, rondes et menues, du triolet, les grosses marguerites au cœur jaune foisonnaient autour de sa tête et à son oreille une musique d’ailes minuscules bourdonnait.

Il sentait aussi l’odeur des blés mûrs, l’odeur particulière de la terre riche et grasse, et toutes ces choses le remplissaient de joie. Au milieu d’elles, le joug de sa vie incolore ne lui pesait plus. Elles lui appartenaient, il les aimait de toute la force de son âme solitaire et craintive.

Tout à coup, au milieu de l’épanouissement de toutes ces fleurs bigarrées, il revit la petite fille blonde dardant sur lui l’éclair étonné de ses prunelles d’azur, tandis qu’elle s’écriait, joyeuse :

— Ah ! ah ! mais c’est un tout petit garçon, ça !

Elle était assise en face de lui, entre M. et Mme du Plex, et, pendant l’interminable repas, ses grands yeux fixes ne l’avaient pas quitté un seul instant. Cette attention soutenue l’avait beaucoup gêné. Sans qu’il sût pourquoi, l’exclamation surprise de la fillette l’avait aussi vexé. Il était pourtant très habitué à être jugé par sa taille et traité partout comme un enfant. Mais, en présence de M. et Mme du Plex, ce cri spontané l’avait singulièrement froissé.

Un peu plus tard, Isabelle, levant vers son père sa figure rose, fine, jolie, avait dit tranquillement :

— Est-ce que ce petit garçon ne boit pas trop d’eau ? À la pension, on ne nous permettait jamais de boire tant d’eau à la fois.

Aussitôt le visage, jusque-là presque souriant, de M. du Plex, avait repris l’expression sombre de tous les jours. Il avait répondu sèchement :

— Lucien boit ce qu’il veut. Laisse-le tranquille.

En même temps, il avait jeté à Mme du Plex un regard mécontent, mais celle-ci, les yeux fixés sur le portrait de femme pendu à la muraille dans un cadre d’ébène, n’avait pas vu ce coup d’œil irrité. Pourtant, elle avait brusquement rougi jusqu’aux oreilles. Pourquoi ?…

Lui, dès qu’il avait pu s’échapper sans s’exposer à des observations étonnées, il s’était enfui, le cœur lourd. Il n’avait pas dit un mot, il avait mangé en silence sans lever les yeux une seule fois, et pourtant il avait l’impression d’avoir mécontenté tout le monde, même la petite fille dont la tenace attention semblait solliciter quelque chose. Bien qu’il n’eût rien à faire au collège ce jour-là, — le professeur s’étant excusé, — il avait fait l’ordinaire trajet jusqu’en ville.

Il avait vagabondé dans les rues et erré sans but dans les champs pendant tout l’après-midi, et il était revenu à l’heure habituelle, espérant se glisser dans la maison sans être aperçu.

Mais, de la chambre à manger, la petite fille l’avait vu. Elle semblait être là tout exprès pour le guetter. Le nez aplati contre une vitre, elle soufflait son haleine chaude sur le verre, puis elle s’éloignait et écrivait avec son doigt des lettres sur la vapeur ; mais, dès qu’elle l’avait aperçu, elle était accourue, ses longs cheveux flottant sur le dos, et, joyeuse, elle lui avait crié de loin :

— Ah ! ah !… vous voilà, enfin ! Nous allons jouer maintenant, n’est-ce pas ?

Et, amicale, elle était venue le prendre par la main. Il avait marché un moment à côté d’elle, tellement supris de cet accueil qu’il ne trouvait pas un seul mot à dire. Puis, brusquement il s’était souvenu de son dernier entretien avec sa mère adoptive. Presque durement, il avait repoussé la fillette :

— Non… je ne joue plus avec les petites filles, moi !

Stupéfaite, elle était restée un instant muette, consternée. Puis elle avait répété tristement :

— Ah ! vous ne jouez plus avec les petites filles, vous ? Pourquoi ?

Et tandis qu’il s’en allait bien vite, elle était demeurée en arrière sur le sentier. Un tel désappointement contractait à ce moment le visage rose, naguère si joyeux, de la petite fille, qu’il avait failli revenir sur ses pas pour atténuer l’inutile rudesse de son refus. Ne pouvait-il pas expliquer à cette enfant qu’il était beaucoup plus âgé que sa petite taille ne le faisait supposer, et lui faire comprendre ainsi, plus doucement, pourquoi il ne jouait plus comme un petit garçon.

Mais il avait résisté à cette première impulsion de regret. Il avait continué son chemin sans se retourner ; heureusement, car, au moment où il passait sous les fenêtres de la salle à manger, un "appel inquiet était venu de l’intérieur :

— Isabelle… Isabelle, où êtes-vous ? votre père vous cherche.

Pour rassurer sa belle-mère, il avait dit, sans s’arrêter :

— Elle est ici, dans le jardin.

Un instant le visage ovale de Germaine s’était montré dans l’encadrement des vitres, puis il avait disparu.

Sans doute, tandis qu’il montait en courant jusqu’à sa chambre et s’attablait à son travail, sa mère adoptive allait chercher Isabelle pour la ramener à la maison ; mais pourquoi avait-elle un air si soucieux ? Depuis quelque temps, elle avait perdu l’expression heureuse des premiers mois. Quelque chose la tourmentait secrètement, elle aussi. Qu’est-ce que cela pouvait être ? Quelquefois elle avait les yeux rouges comme si elle avait pleuré.

Arrivé à ce doute interrogatif, où si souvent sa pensée s’arrêtait surprise et perplexe, le jeune garçon se releva brusquement. Il s’assit sur l’herbe et, la tête dans les mains, il chercha avec une grande fixité d’attention une cause possible au chagrin mystérieux de sa belle-mère, puis, peu à peu, sous le soleil ardent qui lui brûlait le front, les images du présent se brouillèrent et disparurent. Il ne vit plus rien : ni la figure froide de M. du Plex, ni le regard anxieux de sa belle-mère, ni le visage consterné de la petite fille. Sa pensée s’en alla beaucoup plus loin dans le passé et, se retournant sur le sol fécond dont il aimait tant l’effort silencieux, les parfums et les fleurs, le visage collé à la terre, il cria :

— Papa… papa !

Et ses traits enfantins se crispèrent comme s’il allait pleurer.

Mais il se leva presque aussitôt, les yeux secs, et se remit à courir du côté de la mer.

La ligne sèche des dunes fermait devant lui l’immense horizon, mais le trait naguère tout droit de la chaîne basse et sablonneuse perdait peu à peu sa monotonie. Elle se découpait en formes bizarres, s’échancrait de grandes coupures, s’affaissait et se relevait par pans abrupts ou bien s’arrondissait en croupes herbeuses, et tout au fond des ouvertures, à perte de vue, d’autres monts ondoyaient.

Derrière ces sommets gazonnés, devait se trouver la mer. Dévoré d’impatience, l’orphelin courait sans percevoir l’ardeur du soleil intense. Dès qu’il eut atteint le dédale compliqué des dunes, il s’y engagea et, sans reprendre haleine, il commença l’escalade d’un des escarpements au sol fuyant où ses pieds las enfonçaient jusqu’à la cheville.

Essoufflé, le cœur bondissant, il atteignait enfin le faîte, et brusquement l’immense masse d’eau bouillonnante apparut. En même temps un vent fort lui souffla au visage des bouffées d’air humide et glacé. Cela sifflait à ses oreilles, sans intermittence, en lui jetant au visage des poignées de sable comme des coups de fouet. Après sa longue course dans la chaleur immobile de la plaine.-ce tapage d’eau, de vent, ces paquets de sable reçus en plein visage, l’étourdissaient.

C’était ça, la mer ! L’œil fixe, il considérait la vaste plaine liquide et à travers le sifflement continu du vent, il entendait la voix hésitante de Germaine dire froidement : « Mais vous lui devez tout, pour le moment ! » Pendant qu’elle parlait ainsi, il avait perçu distinctement dans ses yeux le désir qu’elle nourrissait de le voir s’éloigner en s’embarquant pour de lointains voyages, comme si souvent M. du Plex l’avait proposé.

Que de fois, jadis, il avait vu le visage frais de Germaine se pencher sur lui, pendant ses fréquentes maladies d’enfant et épier son souffle avec tous les dehors de la sollicitude ! Pourquoi n’avait-il jamais eu le courage de jeter ses bras autour du cou de sa mère adoptive lorsqu’elle était ainsi tout près de lui ? Il ne savait pas bien. Quelque chose le retenait, oui, un instinct puissant, qui ne l’avait jamais abandonné et lui murmurait tout bas : « Non… non ! » Dans ce temps-là, d’ailleurs, la protection paternelle l’enveloppait de tant d’amour et de chaleur que l’indifférence de Germaine l’effleurait à peine. Ce n’était que lorsque son père lui avait manqué, du jour au lendemain, qu’il s’était tourné vers elle, sûr de trouver chez un autre être l’écho de sa propre désolation. Mais Germaine n’avait point eu de larmes, et juste un an après son veuvage, elle avait épousé M. du Plex.

Depuis ce moment, pour ne pas trop les oublier, il se répétait tous les jours les paroles prononcées par son père la nuit où Germaine était venue l’arracher brusquement au sommeil. D’une voix presque insaisissable, le mourant avait murmuré : « Elle veillera sur toi, elle te gardera auprès d’elle… il faut l’aimer… l’aimer comme ta propre mère ! »

Il resta longtemps l’œil fixe, les lèvres tremblantes, tâchant de refouler dans le silence quelque chose qui montait, cherchait une issue, voulait à toute force éclater, puis il dit :

— Je ne peux pas… je ne peux pas…

Il ajouta sourdement :

— Tu vois bien que je la gêne, elle aussi !

Et tout à coup, il se jeta à terre tout de son long et, la figure enfouie dans le sable, il sanglota.


III


Trois mois avaient passé, et aux chaleurs suffocantes de l’été un automne triste succédait. Le sol, dépouillé de son riche manteau de moissons, étalait jusqu’à l’horizon sa surface déserte, nue, aux tons roux et desséchés. Toute la journée, un soleil blafard avait circulé, presque invisible derrière les vapeurs. Il venait de disparaître tout à fait. L’air était atone, gris, mais de temps en temps une brusque rafale de vent le secouait.

Après avoir, comme d’habitude, établi Isabelle devant ses cahiers, Germaine sortit de la chambre. Elle demeura un instant hésitante dans le large vestibule désert, puis elle le traversa rapidement, descendit les degrés du perron et alla inspecter la route vide.

Patiemment, elle resta à son poste d’observation jusqu’à ce qu’elle distinguât enfin sur l’interminable perspective blanche un point noir mouvant. Elle le regarda grandir jusqu’à ce qu’elle eût acquis la certitude qu’elle ne se trompait pas, puis elle se mit à errer pensive au milieu des arbustes déjà jaunis, mais encore chargés de feuilles. Lorsque le bruit des roues devint perceptible à ses oreilles, elle retourna vivement vers l’entrée et y arriva juste au moment où le phaéton franchissait la porte. Elle regarda M. du Plex sauter légèrement à terre, et vit le valet de ferme emmener la jument et la voiture. Quand il n’y eut plus de témoins autour d’eux, elle s’approcha et demanda, la voix tremblante :

— Tout s’est bien passé ?

Philippe suivait des yeux l’attelage. La jument avait un pas traînant, une allure épuisée. Il héla le valet :

— Soignez bien cette bête, Joseph ; je crois que je l’ai trop pressée ce matin. Elle n’en peut plus. Ça se voit.

Germaine renouvela sa question :

— Tout s’est bien passé ?

— Très bien.

— Il n’a pas eu l’air trop effrayé, trop inquiet ?

— Pas le moins du monde. Pendant tout le trajet, il regardait la campagne d’un air indifférent. Il n’a pas ouvert la bouche une seule fois, il n’a pas versé une larme et ne m’a chargé pour vous d’aucun message. Après tout ce que vous avez fait pour lui, il me semble pourtant qu’il aurait pu vous faire au moins remercier.

— Ce que j’ai fait pour cet enfant n’était rien, balbutia Germaine. Je ne pouvais pas l’aimer comme j’aurais dû. C’était plus fort que moi, je ne pouvais pas.

Et elle s’absorba un moment dans ses pensées. Jamais Philippe n’avait saisi la nature du combat qui se livrait en elle depuis si longtemps.

Ils étaient arrivés lentement au bas du perron. Avant d’en gravir la première marche, Germaine s’arrêta :

— Je voudrais vous demander quelque chose, Philippe. Êtes-vous sûr que cet enfant s’en allait de son plein gré… qu’aucune pression n’a influencé sa décision, qu’il s’est vraiment senti libre ?

— Une pression ! Quelle pression ? que voulez-vous dire ? se récria Philippe vivement. Est-ce moi que vous accuseriez aujourd’hui de l’avoir violenté ? Avez-vous déjà oublié ce qu’il nous a dit en revenant de sa folle escapade à la mer ?

— Non, mais il avait déjà la fièvre. Ensuite, il a été trois semaines entre la vie et la mort, et après sa maladie, je réussissais moins qu’auparavant à deviner ses pensées. En vérité, Philippe, je n’ai pas su discerner son vrai désir.

Il y eut un court silence. Philippe reprit :

— L’avez-vous entendu une seule fois revenir sur son engagement depuis sa guérison ?

— Non, jamais.

— Alors, pourquoi vous farcir la tête de chimères, à présent surtout qu’il est trop tard pour revenir sur ce qui a été fait ?

Il ajouta sans transition :

— Où est Isabelle ?

Comme si le nom de la petite fille suggérait à la jeune femme de nouvelles réflexions à ajouter, elle hésita, mais elle se ravisa et dit simplement :

— Elle travaillé dans la salle à manger.

Philippe gravit rapidement l’escalier et se dirigea vers la chambre où se trouvait sa fille ; cependant, avant d’entrer, il revint sur ses pas :

— Je voudrais être sûr, Germaine, que vous êtes absolument tranquillisée au sujet de ce garçon. Je ne sais jamais clairement ce que vous pensez. Puis-je être sûr que vous êtes convaincue comme moi qu’il s’en allait de son plein gré, que nous n’avons rien fait ni l’un ni l’autre pour forcer sa décision, qu’il était libre comme l’air de partir ou de rester ? Tâchez d’être raisonnable sur ce point et je n’aurai rien à vous reprocher.

En même temps, il lui sourit avec intention, découvrant le clavier intact de ses dents. Les vagues inquiétudes de Germaine s’envolèrent comme une inutile fumée. Il y avait si longtemps que Philippe ne lui avait plus souri de ce sourire-là. Elle murmura :

— Vous avez raison, personne n’a influencé cet enfant, ni vous ni moi. C’est bien lui qui a voulu s’en aller. Il l’a dit plusieurs fois clairement, je m’en souviens très bien.

Et, avide d’intimité, de caresses, de bonheur, elle se rapprocha de Philippe et ajouta, frémissante :

— Et maintenant qu’il a disparu, Philippe, vous ne prêterez plus à toutes mes paroles, à tous mes actes, un sens offensant pour vous ? C’est lui qui était l’obstacle entre nous, n’est-ce pas ? Dites-le moi !

— Combien de fois ne vous l’ai-je pas déjà dit ! affirma Philippe après un court silence. Maintenant je vais voir ce que fait Isabelle. Les derniers temps, elle était toujours flanquée de ce garçon. On ne pouvait plus l’approcher.

Germaine laissa le père entrer seul auprès de sa fille, et un instant elle prêta une oreille attentive à l’entretien dont elle ne saisissait qu’une rumeur confuse. Elle avait craint que les explosions de chagrin de la petite fille, qu’elle avait eu tant de peine à calmer le matin, ne recommençassent à la vue de Philippe. Mais non. Le dialogue se poursuivait paisible, amical.

Dehors, le vent de pluie se faisait plus bruyant, il sifflait à travers les arbres lugubrement, mais Germaine, distraite, l’entendait à peine. Le dos appuyé au mur, elle s’abandonnait à la joie. Elle ne se souvenait pas d’avoir goûté, même dans les premiers temps de son mariage, une pareille plénitude d’âme, un silence aussi complet de tout ce qui n’était pas sa vivante passion. Lucien avait disparu et Philippe lui avait souri de l’ancien sourire aimant !

Dans la chambre, peu à peu, la causerie du père et de la fille s’animait. Par moment, Germaine étonnée entendait la voix d’enfant résonner en phrases brèves, saccadées, et la basse de Philippe répliquer avec animation. Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien se dire pendant si longtemps ?

Tout à coup, du dialogue jusque-là insaisissable, un nom se détacha, net et bref. À plusieurs reprises, Isabelle le répéta : « Lucien ». Les deux syllabes distinctes résonnèrent aux oreilles de Germaine comme un son de clairon. Elle tressaillit et dans tous ses détails la scène récente du départ de son fils d’adoption repassa sous ses yeux.

Tout bas, à la dernière minute, elle l’avait interrogé sérieusement à l’oreille :

— Lucien, mon enfant, est-ce vrai que vous voulez vous en aller ? Dites-le moi encore une fois. C’est vous qui voulez vous en aller, n’est-ce pas ?

La pâleur du jeune garçon l’épouvantait ; elle était restée suspendue à ses lèvres, haletante d’anxiété. S’il allait faiblir à cette minute décisive, ce serait l’ancienne vie à recommencer avec plus de heurts et de frottements qu’auparavant. Mais tout de suite Lucien avait prononcé des mots rassurants. Il avait dit d’un ton ferme :

— C’est moi, oui, c’est moi qui veux m’en aller !

Pendant que Joseph chargeait les malles sur la voiture, les adieux s’étaient précipités. Un baiser froid, rapide, avait à peine effleuré sa joue, et l’enfant qu’elle avait reçu en dépôt solennel des mains d’un père mourant avait disparu ! Elle s’était trouvée seule en face du désespoir bruyant d’Isabelle. Cachée on ne savait où pendant toute la matinée, la petite fille, arrivée trop tard pour voir partir Lucien, s’était mise à pleurer en criant des choses absurdes :

— Moi aussi, je m’en irai… Dès que je serai grande… je m’en irai !… Je ne veux pas rester ici… je ne veux pas… je ne veux pas.

Qu’aurait dit Philippe de cette explosion de chagrin ridicule ? Si souvent, en entendant le rire frais de sa fille, en voyant ses yeux luire de plaisir, il avait regretté tout haut le moment de faiblesse qui avait permis aux enfants, pendant la longue convalescence de Lucien devant aboutir à son départ, de se voir librement !

Pour distraire Isabelle, Germaine l’avait emmenée dehors, et, peu à peu, le mouvement et le plein air avaient apaisé l’étrange surexcitation de l’enfant. Elle avait marché d’abord sans rien dire, les cheveux au vent. L’atmosphère de ce matin d’automne était pesante ; très loin, le soleil apparaissait de temps en temps au fond des brumes, pâle lueur fugitive trouant le ciel gris, uniforme et triste. L’air était si lourd, si immobile, qu’au bout de leurs tiges flexibles pas une feuille ni une herbe ne tremblaient.

Oppressée par le silence obstiné de la fillette, Germaine avait fini par passer son bras sous celui d’Isabelle, et elle lui avait demandé :

— À quoi pensez-vous, mon enfant ?

D’un ton bref, la réponse était venue sur-le-champ :

— Je voudrais voir la mer.

Trois mois auparavant, le même souhait avait été exprimé à Germaine dans les mêmes termes, mais la fantaisie d’Isabelle ne traduisait qu’une curiosité naturelle, stimulée par le départ de son fidèle compagnon de jeux. Le désir de Lucien cachait autre chose.

Au bout d’un instant, l’enfant avait repris du même ton bref :

— Pourquoi est-ce que papa déteste ainsi Lucien ? Le savez-vous, maman ? Qu’est-ce qu’il lui a fait, à papa, Lucien ?

Gênée par le regard questionneur de la fillette planté droit dans ses yeux, Germaine avait hésité, perplexe ; enfin elle avait dit simplement :

— Vous dites des folies, Isabelle. Votre père n’aime pas Lucien autant que vous, qui êtes son propre enfant. C’est tout naturel.

— Mais à qui est-ce qu’il appartient alors, Lucien ? Est-ce à vous, maman ?

— Non, il est orphelin.

Et pour clore par un mot décisif la série de questions inutiles qu’elle sentait venir, elle avait ajouté d’un ton décidé :

— Ne pensez pas à ces choses pour le moment. Vous ne pouvez pas encore les comprendre. Quand vous serez plus âgée, elles vous sembleront très simples.

La fillette avait aussitôt quitté son bras et, le visage tendu, presque contracté, elle était retombée dans le silence. Tous les efforts de Germaine pour l’arracher à son mutisme avaient été vains. Elle avait dû renoncer à la distraire, mais, de toute la journée, elle n’avait pas osé l’abandonner un seul instant.

L’unique manière de lutter avec Isabelle dans le cœur de son père était d’accepter l’enfant de toute son âme, comme elle n’avait jamais pu accepter Lucien. Elle s’y efforçait. Elle ne l’avait quittée qu’au moment où elle pouvait enfin espérer voir revenir Philippe.

Dès que sa belle-mère l’eut libérée de sa surveillance, Isabelle avait fermé ses cahiers d’un geste résolu. Elle était allée coller son visage aux vitres et, elle aussi, avait attendu le retour du voyageur avec une fiévreuse impatience.

Philippe s’attarda presque une heure auprès d’Isabelle. Lorsque, enfin, il la quitta, il sortit si précipitamment qu’il frôla Germaine sans la voir. Elle murmura :

— Philippe !…

Et elle le suivit dans le cabinet de travail où autrefois elle avait passé à côté de lui des heures si heureuses. Une expression de peine contractait si visiblement le visage de son mari que tout de suite le cœur de la jeune femme s’était mis à battre d’appréhension. Elle resta silencieuse en face de lui, attendant qu’il s’expliquât. Il dit enfin :

— Puisque vous étiez derrière la porte, vous avez entendu ce qu’Isabelle vient de me reprocher ?

— Non, je n’écoutais pas… et puis le vent fait tellement de bruit dans les arbres depuis un moment que, si même je l’avais voulu, je n’aurais rien entendu.

Philippe eu un sourire froid :

— Le vent ? Ah ! oui… je comprends !

Et il ajouta sèchement :

— Isabelle vient de me demander raison de mes sentiments pour Lucien. Une fillette qui n’a pas treize ans !… Qu’est-ce que vous dites de cela ?

Elle répondit tremblante :

— Je ne comprends pas comment Isabelle a osé…

Philippe l’interrompit :

— Moi non plus ! Et il m’est impossible de croire que l’idée lui soit venue de questionner son père sur ses sympathies sans y être stimulée par quelque chose ou par quelqu’un. Qu’en pensez-vous ?

La jeune femme balbutia :

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, Philippe. Est-ce moi que vous soupçonneriez de l’avoir poussée ?

— Je n’ai pas dit poussée, mais peut-être encouragée sans le vouloir… que sais-je, moi ?… Ce serait très différent !… On oublie quelquefois en parlant à un enfant qu’on s’adresse à un être incapable de comprendre à fond les choses et qui les interprète à sa façon.

La réalité offrait un si brusque contraste

avec sa récente ivresse que Germaine resta un moment silencieuse, s’efforçant avant de répondre de rétablir l’équilibre perdu de ses pensées ; elle dit enfin, amère :

— Vous me tourmentez, Philippe. Dites-moi clairement ce que vous me reprochez, que je puisse me défendre ou confesser mes torts. Je n’ai jamais pu aimer cet enfant comme j’aurais dû, jamais, jamais. Maintenant qu’il est parti, allez-vous me poursuivre de son fantôme jour et nuit ?

— Pourquoi ne pas vous expliquer clairement vous-même ? se récria Philippe vivement. Voilà des semaines que vous ne dites pas un mot de ce que vous pensez ! J’aimerais mille fois mieux des reproches directs et précis, de la colère et des larmes, que cette attitude indécise où votre sentiment intime, le vrai, me glisse entre les doigts sans que je puisse jamais le saisir.

Il traversa la chambre d’un pas nerveux et alla regarder dehors souffler le vent. De grands nuages déchirés couraient sur le ciel gris. Germaine le suivit.

— Cela vous exaspérait d’entendre parler de ce garçon, dit-elle les lèvres tremblantes ; j’évitais exprès toutes les occasions de prononcer son nom devant vous. Mais, puisque vous avec mal interprété ce silence, je vais vous mettre en deux mots au courant de tout ce qui concerne cet enfant. Vous ne pourrez plus me reprocher de me cacher volontairement de vous. Non, cela, au moins, vous ne pourrez plus me le reprocher.

Elle poursuivit rapidement :

— J’avais un engagement à tenir au sujet de Lucien. J’avais promis au père mourant de veiller sur lui comme s’il était mon propre fils, de le garder jusqu’à sa majorité, moment où, si je me remariais, la fortune paternelle lui reviendrait tout entière. Je m’étais engagée à ne pas contrarier ses goûts et à le pousser, si possible, du côté des études. Autrefois, il aimait les choses de la nature. Il pouvait s’amuser pendant des heures à regarder aller et venir une fourmi. Mais, plus tard, il est devenu indéchiffrable même pour moi. Je ne savais plus ce qu’il aimait, cet enfant, ni ce qu’il désirait secrètement et, dans cette ignorance, je l’ai laissé partir. Il me semblait que, lui disparu, l’obstacle entre nous s’écroulait. Il est parti depuis quelques heures à peine et déjà vous me reprochez l’attitude d’Isabelle !

Philippe réfléchit quelques secondes, ses yeux noirs, frangés de longs cils d’ébène restaient fixés sur le ciel.

— Pourquoi avoir laissé planer sur le passé cet inutile mystère, dit-il enfin ; pourquoi ne m’avoir pas dit cela plus tôt, tout simplement ?

Elle balbutia :

— La vue seule de Lucien vous exaspérait. J’avais peur de vous déplaire, Philippe. Ne me reprochez pas cela… je vous en prie…

En même temps, elle glissa une main craintive sous le bras de son mari. Philippe hésita puis brusquement il passa son bras autour de la taille souple de sa femme et l’attira contre sa poitrine :

— Vous êtes folle de vous agiter ainsi, Germaine. À vous voir, on dirait que nous avons commis un crime. C’est absurde. Cet enfant, s’il se conduit bien, a une jolie carrière devant lui. Il a voulu partir, il est parti. Voilà tout !

Et il se pencha pour chercher les lèvres de Germaine, mais il les effleura à peine et s’éloigna d’elle aussitôt.

Il souffrait sourdement sans s’expliquer où ni pourquoi. Germaine balbutia : — Vous ne savez pas tout ce que vous êtes pour moi, Philippe… Ce n’est pas à Lucien que je pensais tout à l’heure… Oh ! non, vous ne comprenez pas encore tout ce que vous êtes pour moi !

Et elle se tut. Elle était heureuse d’un bonheur si complet qu’aucune parole ne pouvait l’exprimer. Philippe reprenait avec elle les allures d’autrefois !

— Voilà un temps fait pour dégoûter des voyages en mer, dit enfin Philippe indiquant de la main le ciel bas et tourmenté ; c’est contrariant que ce vent se déchaîne justèment aujourd’hui.

Il ajouta sans transition :

— Avez-vous remarqué comme ce garçon a grandi pendant sa maladie ? Ce matin, j’ai constaté qu’il me venait à l’oreille. Vous lui avez dit naturellement qu’il sera indépendant de nous à sa majorité ?

— Non.

— Vous auriez dû le lui dire.

Il réfléchit quelques secondes, regardant les nuages se déchirer, se poursuivre, s’éparpiller, puis il reprit : —

— Ce vent est agaçant.

Et il quitta la fenêtre. Germaine le suivit :

— Tant que Lucien était sous notre toit, il y avait un abîme entre nous, Philippe, murmura-t-elle, un abîme profond, qu’il m’était impossible de franchir. Vous étiez souvent injuste, quelquefois cruel. Aujourd’hui ce long supplice est fini.

Toute sa passion si longtemps refoulée et muette vibrait dans sa voix, et Philippe la considéra entre ses cils noirs comme autrefois lorsqu’il l’avait aimée au début de son veuvage. Elle crut du moins sentir glisser sur elle cette ancienne caresse des yeux presque oubliée.

Quelques secondes ils se regardèrent ainsi, les yeux dans les yeux, tandis que les bourrasques se précipitaient, couraient à travers la plaine avec des heurts, des éclats subits et, dans la distance, un bruit sourd continu.

— Il y a une chose que vous auriez dû faire, Germaine, dit enfin Philippe froidement ; vous auriez dû dire à Lucien les arrangements pris par son père.

— Je l’aurais fait, balbutia Germaine, si vous ne me l’aviez pas vous-même défendu.

— Moi, je vous avais défendu de communiquer à cet enfant les arrangements de son père ! Et quand cela ?

— La nuit où nous sommes arrivés ici, dans le train. Lucien dormait vis-à-vis de nous, couché sur la banquette, vous m’avez dit…

Philippe interrompit vivement :

— Dormait ou faisait semblant de dormir… oui… je me souviens…

Le front coupé d’un pli mécontent, il continua :

— Et en laissant partir ce garçon sans l’éclairer, vous n’avez pas réfléchi que s’il ne dormait pas, comme c’est fort possible, il croit à présent que nous avons voulu le dépouiller.

— J’ai toujours obéi à votre parole sans la contrôler, murmura Germaine tremblante ; vous n’êtes pas juste dans ce moment, Philippe.

— Mais, que diable ! s’écria Philippe violemment, je n’avais pas le dépôt de cet enfant, moi ! Je n’avais fait aucune promesse à son sujet, et quand j’ai dit ce que j’ai dit, je ne prévoyais pas que ce garçon aurait un jour la fantaisie de s’embarquer. Nos idées et nos décisions changent avec le cours des événements ; elles ne sont pas des blocs de granit immuables !

Il poursuivit sèchement :

— Je me fiais à votre sollicitude, voilà mon tort. J’ignorais que vous n’aimiez pas cet enfant. Comment l’aurais-je cru ? Mais je commence à douter du témoignage de mes yeux. En vérité, j’en viens à croire que vous ne l’aimiez pas.

Il la regarda quelques secondes durement, puis il détourna la tête et répéta :

— Non, en vérité, vous ne l’aimiez pas.

Germaine continua de se taire. Elle luttait contre une envie de pleurer qui lui serrait la gorge. Jamais elle n’avait vu Philippe violent, exaspéré comme il venait de l’être, et c’était la seconde fois depuis un quart d’heure qu’elle passait sans transition de l’ivresse de la joie au plus absolu des désenchantements. Tout ce qu’elle avait édifié d’une main hâtive sur l’apparente sécurité de son puissant désir s’effondrait avec fracas. Toutes ses anticipations de renouveau s’éparpillaient en mille débris. Philippe reprit d’un ton plus calme :

— Après tout, c’est fou de se tourmenter de ce que pense ou ne pense pas ce garçon. À Marseille, il trouvera une lettre qui lui dira les choses telles qu’elles sont et tout sera dit. On ne peut pas se débarrasser de ce garnement !

Germaine resta muette. Philippe se rapprocha d’elle et sans aigreur, cette fois, il la stimula à parler :

— Tout à l’heure, quand je suis rentré de là-bas, vous aviez mille choses à me demander, mais j’étais préoccupé de la jument ; il me semble que Joseph la néglige un peu depuis quelque temps. Qu’est-ce que vous désiriez savoir ? Parlez librement, je suis prêt à répondre à toutes vos questions.

— Je ne sais plus, balbutia Germaine, vous n’avez que des paroles de reproche pour moi, Philippe, et cela prend toute mon attention. Folle, j’ai cru un instant saisir de nouveau l’ancien bonheur, mais il est déjà loin de moi.

Philippe la dévisagea un moment, l’œil sombre, chargé d’animosité, puis il alla de nouveau regarder par la fenêtre la course folle des nuages et il dit froidement :

— Nous allons avoir une vraie tempête, c’est évident. Pourvu que cette carcasse de navire tienne la mer au travers de l’ouragan !

Germaine devint blême :

— Une carcasse… Philippe !…

Il soupira, soulagé :

— Vous avez eu peur pourtant, Dieu merci ! Et il la laissa pleurer. Elle sanglotait pour tout de bon cette fois, sans chercher à se retenir et, entre ses dents, elle hâchait des mots entrecoupés :

— Vous… me tourmentez… sans… sans… raison… si cet enfant… si cet enfant…

— Rassurez-vous, dit Philippe précipitamment. Après la sollicitude que vous avez montrée à ce garçon pendant des années et les soins dont vous l’avez entouré, votre insensibilité depuis qu’il a disparu me faisait mal. J’ai voulu voir jusqu’où elle allait, voilà tout. Il ne court pas d’autres dangers que ceux auxquels l’expose une traversée sur mer par un temps pareil.

Tandis que Germaine pleurait la tête cachée entre ses mains, il continua agressif :

— Depuis que vous ne le voyez plus, cet enfant est comme mort. Ce que je lui demandais, moi, c’est de déblayer le terrain, pas autre chose, et cela m’exaspère d’entendre hurler ce vent furieux justement aujourd’hui. Vous, vous ne l’entendez même plus !

Il fit un tour de chambre d’un pas impatient, puis il ajouta sèchement :

— Nous restons enfermés dans cette chambre comme dans une cage. On étouffe ici !

Et d’un geste brusque, il ouvrit la fenêtre.

Des papiers s’éparpillèrent dans tous les coins. En même temps, sous une poussée du dehors, la porte s’entr’ouvrit, mais la violence du vent la repoussa brusquement. Isabelle cria du vestibule :

— Papa… je ne peux pas ouvrir ! Philippe courut refermer la fenêtre et la petite fille entra. Elle se tint un instant hésitante sur le seuil. La chambre était si obscure qu’elle ne discernait rien ; elle murmurait :

— Comme il fait noir, ici… Il fait tout noir… tout noir…

Mais les yeux du père, accoutumés à la nuit, voyaient très bien la robe blanche de la fillette se détacher sur le fond de ténèbres et il la dirigeait de la voix. En tâtonnant l’enfant traversa la chambre, et dès qu’elle eut rejoint son père, elle se jeta à son cou, colla sa joue fraîche à la figure échauffée, et balbutia :

— J’avais peur dans cette chambre toute seule… Je suis venue… papa… est-ce que le vent… Lucien…

Doucement le père détacha les bras noués autour de son cou.

— Lucien n’est pas plus exposé que les autres, dit-il d’une voie contenue. Ne t’inquiète pas, ma chérie. Il n’y a aucune raison de se tourmenter à son sujet dans ce moment. Mais pourquoi restons-nous ainsi plongés dans l’obscurité ? C’est stupide d’écouter souffler le vent dans cette nuit noire. Pourquoi rester dans ces ténèbres ? Et puis on étouffe ici. Ouvre au moins la porte, Isabelle.

Germaine sortit. Dès qu’ils furent seuls, Philippe prit dans ses mains la figure contractée de l’enfant et, à plusieurs reprises, il lui baisa le front. Encore quelques années de développement normal et cette petite serait la vivante reproduction de sa mère. Il lui dit tendrement :

— Comme tu me rappelles ta mère, ce soir ! Jamais tu ne lui as autant ressemblé que ce soir.

Elle demanda :

— À ma vraie maman ? À celle du portrait ?

— Oui, à celle du portrait !

Une bourrasque passa sur la campagne, secouant les vitres dans leur cadre de chêne, et alla se perdre au loin dans un grondement sourd. Quand la rafale eut passé, l’enfant reprit, d’une voix vibrante de crainte ou de désir ou de quelque chose d’ardent :

— Mais est-ce qu’elle aurait eu peur du vent comme moi ?

En même temps, elle fixa sur son père un regard attentif, inquiet, comme si cette question touchait à quelque débat mystérieux resté pendant entre elle et lui. Il réfléchit quelques sécondes, scrutant les choses passées, puis il répondit lentement :

— Je crois qu’elle aurait eu peur comme toi. Mais pourquoi me fais-tu cette question, Isabelle ?

En ce moment, Germaine rentra, suivie de Joseph qui apportait des lampes. Philippe alla appuyer son front à la vitre ; la fraîcheur du verre lui fut agréable. Il dit au bout d’un moment :

— Décidément, j’ai trop chaud dans cette chambre fermée. J’ai besoin d’air… je vais faire un tour dehors.

Et comme Germaine allait se récrier, il la prévint :

— Qu’on ne me parle plus du vent aujourd’hui, de grâce ! Voilà des heures que nous ne disons pas autre chose et j’en ai vraiment assez pour ce soir. Quoi qu’on fasse, on ne peut pas se débarrasser de ce garnement !

Il sortit sans attendre de réponse et bientôt la porte d’entrée retomba lourdement sur ses gonds.


IV


Dès qu’une première lueur d’aube glissa à travers les volets clos, le lendemain, Philippe se leva et descendit dans le parc. Depuis son installation définitive sur ce sol étranger, il avait prodigué chez lui les arbustes élégants, les fleurs fines et rares, tous les végétaux délicats que le climat humide et le sol fécond développaient plantureusement. Il était pressé de constater les dégâts que l’ouragan de la nuit aurait causés à ses plantations. Le vent était tombé et, du côté de la mer, l’épaisse voûte des nuages amoncelés à l’horizon se crevait par ci par là ; tout au fond de ces déchirures, de larges taches bleues, très claires, apparaissaient.

Germaine, engourdie par sa longue nuit d’insomnie, avait laissé sortir Philippe sans lui parler. Elle regardait avancer, au-dessus de sa tête, le triangle de lumière dessiné sur le plafond par l’entre-bâillement des volets, et elle songeait aux incidents de la veille, le cœur lourd et l’esprit tourmenté d’incertitude. Les reproches de Philippe avaient bourdonné toute la nuit à ses oreilles comme un essaim de guêpes venimeuses, et plus elle y pensait, plus elle trouvait la réprobation de son mari acerbe et injuste. N’avait-elle pas rempli ses devoirs auprès de Lucien assez scrupuleusement pour tromper jusqu’à la clairvoyance de Philippe ? Pourquoi lui, qui avait toujours haï cet enfant ouvertement et sans raison, la blâmait-il aujourd’hui de ne pas avoir pu l’aimer, elle-même, comme son propre fils ? Si les engagements pris au lit de mort du père lui avaient quelquefois pesé, elle n’avait jamais trahi à personne cette oppression. Elle avait gardé Lucien auprès d’elle par respect pour sa promesse, bien qu’à la rigueur elle eût pu, sans causer aucun préjudice à l’enfant, le confier à d’autres.

Lucien n’était pas sans parenté ; il avait, à Paris, un oncle à la tête d’affaires florissantes, un M. Roche qui aurait pu, sans se gêner, créer un avenir brillant au propre fils de son frère. Il est vrai que le capitaliste s’était franchement dérobé, lorsque, poussée par Philippe, elle lui avait écrit autrefois pour l’intéresser au sort de l’orphelin. Il avait trois fils à établir, avant de penser à caser ceux des autres ; il n’était pas le père de Lucien, ni son tuteur. Pour le moment, l’enfant était bien où il était, il ne pouvait pas mieux faire que d’y rester. Plus tard ?… Eh bien, plus tard, on verrait. Si le garçon se développait dans le sens des affaires, ce qui était fort douteux, son père n’y ayant jamais vu goutte, on reparlerait de lui.

Germaine se souvint du sourire résigné de Philippe à la lecture de cette réponse catégorique. Mais il était très épris d’elle à ce moment-là ; son déplaisir ne s’était clairement manifesté que plus tard. La résistance passive qu’elle avait opposée depuis au désir persistant de Philippe de voir Lucien s’expatrier avait envenimé leur sourde dissension. Enfin, de guerre lasse, elle avait cédé à la tenace volonté de Philippe. Lucien était parti ! Mais depuis ce départ, au lieu de lui savoir gré de son obéissance, Philippe se montrait plus irritable, plus agressif que jamais.

Tout à coup, par la fente des volets disjoints, un rayon de soleil entra. La demi-obscurité de la chambre s’éclaira d’une clarté rose. L’amère tristesse de la jeune femme s’adoucit.

Elle se leva et se vêtit à la hâte. Un désir pressant de se rassurer à fond, de parler à Philippe à cœur ouvert, de renverser toutes les barrières qui le séparaient d’elle, de le reprendre tout entier comme elle l’avait possédé autrefois, venait de la saisir au milieu de son ardente anxiété.

Maintenant que le fait était accompli, l’oubli viendrait. Il viendrait tout naturellement, par la simple force des choses. Oui, peu à peu, perdu dans la foule des incidents de la vie journalière, le départ de Lucien s’enfoncerait avec eux dans l’ombre du passé. Ce qui avait fait grincer si longtemps les rouages de l’existence commune ne serait plus qu’un souvenir lointain, insignifiant, inoffensif.

Elle se hâtait, les mains tremblantes, secouée par une fièvre d’attente anxieuse. Voir Philippe… l’entendre… saisir dans l’expression des traits, dans l’œil noir au regard changeant, dans la voix au timbre si souvent dur, une impulsion à rattacher aux jours passés les jours à venir !… Elle se hâtait, elle se hâtait, de plus en plus possédée par sa vivante passion.

Elle chercha en vain Philippe dans toutes les chambres de la maison ; mais dès qu’elle descendit les marches du perron, elle l’aperçut dehors examinant les dommages que le vent de la nuit avait fait subir aux arbres et aux arbustes d’essence délicate qui entouraient leur demeure ; Des débris de toute nature jonchaient le sol : fragments de métal et d’ardoises arrachés à la toiture, moisson de feuilles et de branches fauchées en pleine vitalité, tout un amas de choses hétérogènes gisant pêle-mêle sur les parterres et au travers des sentiers fangeux. Du côté du levant, les nuages ouvraient au soleil d’étroites fissures, et des rayons isolés semaient la campagne de grandes taches mouvantes et lumineuses. L’air n’avait plus un frisson.

D’un pas léger, Germaine enjambait les obstacles qui obstruaient partout le passage ; elle les franchissait sans paraître les voir ; elle ne s’arrêta que lorsqu’elle eut rejoint Philippe. Gelui-ci l’accueillit d’un mot distrait, sans la regarder. Il considérait la fenêtre d’Isabelle dont, malgré l’heure matinale, les volets venaient de s’ouvrir tout grands. Derrière le rideau de mousseline, le visage de l’enfant se montra quelques secondes collé à la vitre, puis il disparut.

Philippe se dirigea aussitôt du côté de la maison et Germaine marcha à côté de lui sans oser commencer l’entretien. L’œil anxieux fixé sur le profil énergique, elle marchait silencieuse. L’accueil froid avait glacé les mots sur ses lèvres.

Pourtant, avant de gravir les degrés du perron et d’entrer dans la chambre où Isabelle allait les rejoindre, elle s’enhardit. Elle murmura, les lèvres tremblantes :

— Philippe, qu’est-ce que je vous ai fait ? Pourquoi vous éloignez-vous ainsi de moi ? Dites-moi au moins clairement ce que vous me reprochez.

Il se retourna brusquement et la regarda quelques secondes sans lui répondre.

Elle portait une matinée mauve pâle, très claire, et son cou rond s’échappait, libre et blanc, d’une large échancrure de dentelles. Toute sa personne, menue, avait une apparence fine et frêle, mais la complexion était saine, solide. La masse épaisse des cheveux châtains s’entassait du côté droit, l’œil foncé, aux paupières étroites, s’ouvrait tout grand, inquiet, douloureux. À part l’expression du regard, c’était bien la même femme que celle rencontrée fortuitement, trois ans auparavant, chez des parents de son ami Jacques. Rose et blanche au milieu des crêpes de son veuvage, comme elle l’avait séduit alors ! Où s’était envolée la passion qu’elle lui avait inspirée autrefois ?

Il dit enfin, le front soucieux :

— Pourquoi me faire toujours cette même question ? Je ne vous reproche rien.

Et il gravit rapidement l’escalier.

Dans l’embrasure de la grande porte-fenêtre, ouverte à deux battants, il venait d’apercevoir Isabelle. Vêtue de sa robe de flanelle blanche, la petit fille traversait la chambre si vivement qu’elle vint se jeter contre son père, sans le voir. Aussitôt elle lui noua autour du cou ses deux bras maigres de fillette en croissance, elle se cramponna à lui de toutes ses forces, tandis que de gros sanglots étouffés la secouaient.

Il la pressait contre sa poitrine, étroitement :

— Isabelle, mon enfant, ma chérie, qu’est-ce qu’il y a ? Qu’as-tu ? mais qu’as-tu ?

Longtemps l’enfant pleura, suffoquée, sans réussir à prononcer un mot. Enfin, elle articula avec effort :

— Pourquoi est-ce que Lucien est parti ?

Doucement Philippe décrocha les deux bras qui le serraient à l’étrangler, il prit par la main la fillette déjà grandelette, allongée et flexible, et il entra avec elle dans la chambre. Des domestiques, vaquant au nettoyage matinal de la maison, circulaient dans les corridors et chuchotaient étonnés. Germaine courut fermer la porte. Peu à peu le chagrin bruyant d’Isabelle se calma. Philippe l’avait assise sur ses genoux et il lui parlait à l’oreille, tout bas, tendrement ; mais tout en l’écoutant d’un air attentif, l’enfant gardait un visage sérieux, tendu, inapaisé, ses lèvres serrées restaient muettes.

Germaine écouta quelques instants le murmure monotone des mots se poursuivre sans interruption, tandis que, dans sa tête fatiguée, des pensées amères s’entre-croisaient ; mais, voyant que l’explication se prolongeait et menaçait de durer jusqu’au départ d’Isabelle pour l’école, torturée d’impatience, elle alla jusqu’à la fenêtre et fixa son œil brillant sur l’étendue sans fin des champs. Elle comptait les minutes, les hâtait fiévreusement, le cœur plein d’un désir unique, violent : forcer Philippe à une explication immédiate, nette et complète ; savoir clairement d’où venait l’exaspération contenue qu’elle percevait dans chacune de ses paroles ; se disculper à ses yeux une fois pour toutes et entièrement.

Mais lorsque, enfin, l’heure désirée sonna, Philippe au lieu de laisser Isabelle partir comme à l’ordinaire sous l’escorte de Joseph, fit atteler le phaéton et y monta à côté d’elle.

Germaine resta seule. Tant qu’elle put l’apercevoir sur la route déserte, elle regarda fuir du côté de la ville le véhicule où si souvent, dans les premiers temps de son mariage, elle avait parcouru le pays en compagnie de Philippe, puis elle rentra, cacha sa tête dans ses mains et pleura.


Durant tout le trajet qui les séparait de la ville, Philippe et Isabelle n’échangèrent pas une syllabe. Le visage toujours tendu et triste, la fillette regardait droit devant elle, l’air sérieux, et le père la considérait de temps en temps à la dérobée, mais sans chercher à renouer l’entretien interrompu. L’attitude pensive d’Isabelle, si extraordinaire chez l’enfant gaie et remuante qui naguère remplissait de bruit la maison, paralysait l’habituel entrain de leur causerie à deux. La présence de Joseph les gênait aussi. Cet homme silencieux qui recueillerait chacune de leurs paroles semblait pour la première fois, au père et à la fille, un incommode témoin.

Jamais cette course à travers la campagne riche et fleurie ne leur avait paru longue et monotone comme ce matin-là ! Enfin, enfin, au bout de l’interminable perspective poussiéreuse, une des portes massives de la vieille cité se montra ; bientôt, ils se trouvèrent sur le pavé bruyant des rues. Philippe ralentit l’allure de la jument. Ils cheminaient lentement de long des maisons fermées lorsque, tout à coup, au contour d’une rue, un coupé de médecin croisa de tout près leur voiture, Philippe murmura :

— C’est Jacques.

En même temps, il fit des signes de la main et cria :

— À tantôt ! Je viendrai te voir.

Une voix de basse répondit :

— C’est bon, mais pas avant trois heures.

Et le coupé disparut ; pendant une seconde une tête d’homme s’était penchée à la fenêtre, une tête blonde à la chevelure massive dominant une figure lumineuse. À sa vue, tout de suite, l’enfant avait souri et, elle aussi, avait fait des signes de la main. Dès qu’elle cessa de voir le véhicule, elle retomba dans sa torpeur.

Philippe dit :

— Jacques est devenu ton ami presque autant que le mien depuis quelque temps.

Et d’un ton encourageant, espérant enfin la faire parler, il sourit et ajouta :

— Tu l’aimes bien, n’est-ce pas ?

Elle répondit sérieuse :

— Oh oui, je l’aime bien. Il est bon.

Et jusqu’au moment où Philippe la déposa à la porte de son école, elle ne dit plus un mot.

Il la regarda disparaître dans le grand bâtiment, où, massées au fond d’une cour, une nuée de fillettes s’ébattaient avec des cris, des rires, un pépiement d’oiseaux en liberté, puis il descendit de la voiture et la renvoya à la maison.

Tout de suite il se sentit soulagé d’être seul. Il avait tout une heure devant lui et il se mit à errer le long d’un des étroits canaux qui enserrent de bras humides l’antique cité. Le soleil allumait des flammes aux vitres, et l’eau croupissante et profonde luisait, elle brillait comme du verre, reproduisant fidèlement la façade plate des maisons démodées, leurs pignons pointus, la décadence et la tristesse de la ville abandonnée.

Philippe se remémora sa joyeuse arrivée dans le pays étranger, où le joug d’une médiocre destinée avait cessé de peser sur sa tête.

Il se souvint aussi des temps difficiles qui avaient suivi la mort de son père, mort brusque, le laissant seul au monde, presque sans le sou et sans autre bagage pour la conquête de son pain que des études de droit à peine achevées. Mêlé à la cohue des autres chercheurs d’emploi, il avait longtemps heurté à toutes les portes sans succès, et, de guerre lasse, désespéré, il venait justement d’accepter un chétif poste de secrétaire, quand du fond de ce pays plat, mordu par la mer, lui était arrivée l’offre inattendue de diriger le vaste domaine qui aujourd’hui lui appartenait. Il avait trente ans lorsqu’une tante qu’il n’avait plus revue depuis sa toute petite enfance lui proposa, de but en blanc, cette position inespérée. Elle faisait plus que la lui proposer. Elle venait de perdre son fils unique, et, le cœur déchiré, elle suppliait Philippe, en sa qualité de plus proche parent du défunt, de la délivrer d’un fardeau devenu trop lourd pour elle.

Pendant deux ans, elle avait traîné à côté de Philippe une vie décolorée, le laissant libre de toutes ses actions, désintéressée de tout ce qui ne touchait pas exclusivement son chagrin. Elle était morte enfin, inconsolée, abandonnant à son neveu une belle fortune, toute en terres sur un sol plantureux.

Quelques mois après cet événement, Philippe était allé chercher, dans la petite ville de province où il était né, la mère d’Isabelle que son âme neuve de garçonnet avait autrefois adorée et dont sa mémoire d’homme conservait l’image parmi ses meilleurs souvenirs.

Il avait vécu deux ans dans l’ivresse d’un sentiment pur et partagé. Au sortir de sa vie d’étudiant, où tant de choses malsaines se humaient dans l’air, la paix de son ménage l’avait pénétré d’une félicité intense. Il avait appris à aimer, en vérité, ce sol plat où s’alimentaient ses abondantes moissons. À côté de sa première femme, la tranquillité sereine de son ciel sans orages ne lui avait jamais paru pesante ni monotone.

À la fin de la deuxième année, l’enfant impatiemment désiré était venu au monde, mais en coûtant la vie à la mère.

Philippe avait sincèrement pleuré sa jeune femme pendant quatre pleines années, adorant tous les jours davantage la petite fille blonde dont les traits fins, le teint rose, le regard bleu rappelaient d’une façon si saisissante la mère.

Il avait enfin rencontré Germaine, et, possédé d’un ardent désir de recommencer sa vie heureuse d’autrefois, il avait cédé au caprice que la peau blanche de la jeune femme, le teint éclatant de fraîcheur au milieu du deuil profond, lui avait inspiré. Mais pas plus que cette eau morte, en reflétant l’architecture d’un temps fini, ne redonnait la vie à une époque disparue, pas davantage les contours de sa vie extérieure ne lui avaient rendu l’âme de son passé !

Un son de cloche l’arracha enfin à sa rêverie. De la tour élancée, dominant la place principale de la ville, une grêle de notes ailées s’échappaient, un joyeux carillon qui anima un instant de sa gaieté le pesant sommeil de la ville.

Philippe hâta le pas et se dirigea du côté de la gare.

Quelques heures plus tard, de retour de son court voyage, il se rendait hâtivement chez Jacques Isolant.

Jacques l’attendait depuis une demi-heure et commençait à s’impatienter. Il fit asseoir son ami dans le fauteuil où il installait ses malades. Lui-même, debout, rangeait sur son bureau des papiers épars. Il les empilait les uns sur les autres. La lumière frappait en plein son visage intelligent et la masse épaisse de ses cheveux cendrés. Il était grand, carré d’épaules, robuste. Quand il eut fini son rangement, il s’assit en face de Philippe et dit :

— Maintenant nous avons toute une heure à nous. Mais qu’est-ce que tu as ? Tu n’as pas bonne mine.

— Un peu de fatigue, dit Philippe froidement. Je n’ai pas assez dormi cette nuit, voilà tout.

— Où allais-tu ce matin avec Isabelle ?…

Et, sans laisser à Philippe le temps de parler, il continua :

— Comme elle ressemble à sa mère ! Jamais cela ne m’avait frappé comme aujourd’hi. Elle avait tout à fait l’air sérieux et méditatif de sa mère.

— Elle lui ressemble trop, balbutia Philippe. Souvent cela me fait mal !

Ce n’était pas la première fois que Philippe faisait allusion aux déceptions de son nouveau ménage, et le jeune docteur avait parfaitement saisi, dans l’exclamation douloureuse, l’intention malveillante visant Germaine, mais il ne la releva pas. Philippe était son aîné de dix années, c’était à son appel qu’il avait quitté l’encombrement de Paris et une clientèle à peu près nulle pour venir s’établir dans un milieu où le crédit de Philippe et son argent lui avaient permis de se faire une place. Il y avait longtemps qu’il avait remboursé à son ami toutes ses avances pécuniaires, mais sa dette morale vis-à-vis de lui était demeurée la même. Il resta absolument silencieux.

Une gêne plana un instant entre ces deux pensées qui se croisaient sans vouloir s’étreindre, puis Philippe reprit d’un ton indifférent :

— À propos, tu sais que Lucien nous a quittés ? Il est parti hier matin. Il ira jusqu’à Marseille rejoindre le bateau-pilote ; s’il travaille, s’il se conduit bien, il a une jolie carrière devant lui.

Il s’interrompit une seconde et ajouta sans laisser à Jacques le temps d’intervenir :

— Je ne sais pas si tu as su qu’avant sa maladie, le jour même de sa belle équipée pour aller voir la mer, il a exprimé nettement le désir de s’embarquer. Une fois guéri, il est parti, voilà tout. Ce qui m’ennuie, c’est qu’Isabelle s’occupe de ce départ comme si ce garçon était le centre de sa vie. Le vent qui a soufflé cette nuit l’a empêchée de dormir. Elle était blanche comme un linge ce matin et, pour la tranquilliser, je suis allé jusqu’au port. Je compte sur toi pour lui faire entendre raison quand tu viendras. Moi, c’est à peine si elle m’écoute. Je ne sais pas ce qu’elle a.

— Tu me surprends beaucoup, dit Jacques après un silence. Lucien ne m’a jamais dit un mot de son goût pour la mer. Il paraissait s’intéresser aux choses de la nature. Il avait récolté tout un herbier, qu’il a classé par familles et divisé en groupes distincts. C’était vraiment très bien. Je ne comprends rien à ce brusque changement d’idée.

— Autant dire, suggéra Philippe froidement, que c’est moi que tu soupçonnes de l’avoir chassé ? Ne te gêne pas. Dis-le seulement tout haut. J’aime mieux savoir à quoi m’en tenir.

La figure ouverte de Jacques s’assombrit.

— Je ne sais pas ce que tu as aujourd’hui, Philippe, dit-il après un silence. L’idée de te soupçonner d’avoir participé d’une façon quelconque au départ de cet enfant ne m’est pas même venue. À quoi penses-tu ?

Et il hésita. La tristesse de Philippe, son injuste accès d’humeur l’oppressaient péniblement. Il fut sur le point de le questionner, mais, sûr de trouver Germaine à la base de son irritation, il se contint. Philippe était mal préparé à des luttes d’intérieur ; son passé ne l’avait pas accoutumé aux heurts d’une nature étrangère à la sienne, mais, sur ce point, il devait savoir se taire et accepter, tel qu’il était, le sort qu’il avait lui-même choisi.

Peut-être le départ inopiné de Lucien était-il cause du craquement qui semblait s’être fait entre les époux. Mais pourquoi donc ce pauvre enfant effarouché, qu’il avait appris à connaître pendant sa grave maladie, s’était-il brusquement décidé à s’en aller vivre une vie d’aventures si étrangère à ses goûts ? Il demanda enfin :

— Ne m’as-tu pas dit un jour que le père de Lucien a assuré son avenir à partir de sa majorité ?

— En effet, dit Philippe vivement, mais Germaine a négligé de le lui dire. Avec toute sa sollicitude extérieure elle n’avait pas ça d’intérêt pour ce garçon !

Il fit claquer le pouce et l’index de sa main gauche ; sa figure prit une expression dure et dédaigneuse.

Il ajouta au bout d’un instant :

— À sa première étape, il sera averti ; je ne le dépouillerai pas, sois tranquille.

Et il se leva. La sympathie dont son cœur était avide lui faisait défaut. Jacques ne voulait pas le comprendre. Au nom de Germaine, il prenait un air distrait et demeurait muet.

Jacques se leva aussi.

— Attends-moi une minute, dit-il, nous sortirons ensemble.

Souple et agile, il circula quelques secondes dans la vaste pièce pleine de lumière, tandis que Philippe le suivait des yeux sans parler. Ses préparatifs terminés, le jeune docteur se retourna et dit en souriant :

— À présent, si tu veux, nous irons.

Ils s’en allèrent du côté de la campagne déserte. D’étroits bras d’eau luisant au fond de berges resserrées sillonnaient de filets lumineux la plaine monotone. Une immobilité de cimetière pesait sur cette partie extérieure de la ville. Philippe battait le sol du bout de sa canne, envoyant de petits cailloux dans l’eau morte. Les projectiles crevaient d’un trou noir la surface unie et l’eau se refermait sur eux en frémissant. Philippe surveillait leur chute et leur disparition, cherchant à donner à sa pensée une forme où ne perçât pas l’amertume de son cœur. Enfin il dit froidement :

— À quoi bon parler davantage ! Tu ne veux pas m’écouter. Ce que j’aurais voulu te faire comprendre, c’est l’influence qu’exerce sur nous, à la longue, une présence qui nous heurte tous les jours… sans cesse… On ne sait plus à la fin ce qu’on pense, ni ce qu’on voudrait, ni ce qu’on croit.

Jacques tressaillit. Brusquement la pensée que Philippe avait consenti au départ de Lucien pour complaire à Germaine le poignait d’une appréhension aiguë. Si, entraîné par une influence quelconque, Philippe avait comploté l’exode de cet enfant, quelque chose d’ignoré avait vécu dans son cœur, quelque chose de bas qui avait échappé jusque-là à la clairvoyance de l’amitié.

Il répondit enfin attristé :

— Je ne comprends pas bien ce que tu dis sans doute, Philippe. Jamais je ne croirai que, pour obéir au désir de qui que ce soit, tu aies consenti à faire partir contre son gré un malheureux enfant sans défense. Si c’est cela que tu veux dire… alors en vérité… je… je…

— Mais achève donc, insista Philippe violemment. Dis tout ce que tu penses pendant que tu y es… va… va !… C’est ma faute à moi, n’est-ce pas, si cet enfant n’a pas trouvé auprès de sa mère adoptive un bonheur suffisant à lui faire oublier les contrariétés, les petits ennuis qui se trouvent sur le chemin de chacun ? Moi, je me fiais à la sollicitude de Germaine ; j’y croyais fermement. Quand je l’ai vue consentir à ce départ sans protester, j’ai cru que le désir exprimé par ce garçon était sincère. Pourquoi en aurais-je douté ? Mais aujourd’hui, vraiment, je ne sais plus… Et pour Germaine, c’est comme si cet enfant n’avait jamais existé. Elle ne perd pas un instant de vue son désir personnel. Elle ne pense pas une seconde à autre chose, et elle me poursuit de comparaisons désagréables entre le passé et le présent. Cela m’exaspère à la fin !

Jacques garda quelques secondes un silence pensif. À travers les mots, il venait d’entrevoir clairement l’incapacité de Germaine à faire plier la volonté de son mari devant ses caprices. L’irritation de Philippe cachait donc autre chose que ce que ses paroles exprimaient, et l’ami, surpris, luttait pour dissimuler sa pénible impression. N’était-ce pas à Philippe qu’il devait d’avoir pu offrir à sa mère un asile et du pain ? Dans le doute où il se trouvait, il ne se sentait pas le droit de faire à son aîné de tant d’années des observations offensantes. Il répondit enfin, un peu froid :

— Il me semble qu’au lieu de m’initier aux débats de ton ménage, auxquels je ne peux rien, il vaudrait mieux s’occuper de rappeler cet enfant, si, comme tu as l’air de le croire, vous l’avez laissé partir sans être absolument sûrs de ses désirs. Jusque-là, Philippe, si je te connais bien, tu n’auras pas un instant de tranquillité. Et maintenant, adieu ; je suis un peu pressé aujourd’hui. Permets-moi de te quitter.

Mais voyant la figure sombre de Philippe se contracter davantage, il ajouta d’un ton plus amical :

— Je viendrai te voir demain. Je verrai aussi Isabelle. Je ne sais pas ce que j’ai fait pour mériter la vive amitié que ta fille me témoigne depuis quelque temps. Avec ce souvenir du passé à côté de toi, tu n’as pas le droit de te plaindre de ton sort.

— C’est cela, dit Philippe vivement, viens, tu lui parleras, et tâche de lui faire entendre raison. Jamais sa mère n’a eu avec moi de ces accès d’humeur. Je ne comprends pas ce qu’elle voudrait et je ne sais plus que lui dire pour la contenter. Elle ne me répond que par monosyllabes. Qu’est-ce qu’elle voudrait ? Tâche de le lui extraire.

Quelques minutes plus tard, le jeune docteur, longeant, en sens inverse, le canal qu’il avait suivi avec Philippe, s’enfonçait en pleine campagne. Il avait le cœur déçu et, tout en se hâtant, il méditait tristement sur le sort du pauvre enfant qui s’en était allé seul au-devant d’une destinée peut-être antipathique pour obéir à des exigences incompréhensibles. En quoi la présence de ce garçon timide et silencieux gênait-elle la vie de Philippe et de Germaine ? Rien n’excuserait l’injustice, la cruauté d’une pareille expulsion, si vraiment elle avait eu lieu, non pas même l’exaspération de deux êtres qu’un lien trop étroit blesse partout à la fois et qui, pour le détendre, se débattent comme ils peuvent.

Il ne secoua ses attristantes préoccupations que lorsqu’il toucha enfin le but lointain de sa course.

Une maison isolée se dressait tout près de l’eau. Il entra sans sonner, gravit en courant l’escalier familier et, comme il atteignait le palier, une porte s’ouvrit doucement. La silhouette massive d’une femme corpulente se dessina sur le clair-obscur de la muraille et Jacques, anxieux, interrogea :

— Eh bien ?…

— Cela va mieux, monsieur le docteur, elle nous a reconnus tous les deux. Son père d’abord et puis moi.

— Ah !…

Et tandis qu’il pénétrait dans la chambre sur les pas de la mère, une joie le réconforta. L’enfant chétive qu’il avait disputée à la mort avec une énergie si obstinée vivrait. Pour un espace de temps indéterminé, il avait renoué le fil ténu où s’enchaînaient des jours sans cesse menacés. Ce triomphe inespéré, sans bruit ni tapage, suffit à le rasséréner et jusqu’au moment où, tard dans la soirée, il se retrouva à la porte de sa demeure, le prolongement de cette joie l’accompagna.

L’accueil de sa mère acheva d’effacer de son esprit toute trace de tristesse. Il vint s’asseoir à côté d’elle, en face de la fenêtre ouverte, tandis qu’elle disait affectueuse :

— Jacques, j’ai cru que tu ne rentrerais jamais ce soir. Sais-tu que onze heures viennent de sonner ?

— Philippe est venu me voir, mère, cela m’a pris du temps. Ensuite je suis retourné à pied chez la petite Fisch. Vous savez comme c’est loin, mais je suis content d’y être allé. Elle va mieux. Pour le moment elle est hors de danger.

Sur la pâleur du ciel, l’arc mince de la nouvelle lune brillait. Un ouh-ouh de bête aquatique montait des jardins, note solitaire frappant l’air à intervalles réguliers. Sur la ville, sur ses eaux dormantes, sur l’étendue des champs cachés sous les vapeurs, le calme de la nuit régnait, et dans la chambre, où l’obscurité s’était faite, un silence s’était établi. À côté l’un de l’autre, Jacques et sa mère étaient heureux d’un bonheur sain et solide que le fracas de démonstrations bruyantes ne troublait jamais. Ils se turent longtemps, écoutant le ouh-ouh de la bête invisible se poursuivre infatigablement et suivant des yeux, sur le ciel serein, la course lente de la nouvelle lune.

La mère dit enfin :

— Tu m’as laissée trop longtemps seule, ce soir, mon enfant. Quand je reste ainsi livrée à moi-même, je ne peux pas empêcher le retour des mêmes pensées. J’ai beau faire, elles m’obsèdent malgré moi, je ne peux pas les chasser. Ah ! que j’aimerais, avant de m’en aller, te voir une famille, une femme et des enfants !

— Alors, mère, dit Jacques vivement, c’est que vraiment la solitude de vos journées vous pèse.

— Non, Jacques, non ! je ne demanderais pas mieux que de continuer à vivre comme nous vivons… Ah oui ! si je pouvais toujours rester avec toi, je ne parlerais pas d’autre chose, mais les jours passent, ils s’en vont… ils s’en vont. Que deviendras-tu quand tu seras tout seul… plus tard ?

Comme si le frou-frou des choses qui passaient pour ne plus revenir la frôlait de tout près, elle se tut un instant, puis elle reprit :

— Je me reproche souvent d’avoir consenti à te suivre ici. J’aurais dû avoir plus de courage, j’aurais dû résister à ton désir, j’aurais dû rester chez Valentine.

Dans la pénombre, elle distinguait très bien la carrure vigoureuse, le front large, la barbiche pointue et blonde de son fils. L’enfant qu’elle avait porté il y avait si longtemps dans son sein inquiétait encore aujourd’hui sa sollicitude.

Bien que l’idée de partager avec quelqu’un la part si grande que ce fils de prédilection lui avait faite dans son cœur, la fît souffrir sourdement, il n’y avait pas de jour où l’obstination de Jacques à rester seul ne la tourmentât d’une autre manière. Que deviendrait-il, quand elle l’aurait quitté ? Oui, que deviendrait-il sur ce sol étranger où, grâce à Philippe, leur bien-être s’était édifié ? À part Philippe, il ne comptait pas un seul ami, tels que les façonne une communauté d’expériences au début de la vie. Mais Philippe avait une famille, lui, une petite patrie s’était reformée autour de lui. La sensation déprimante de la solitude ne l’atteindrait jamais. Ah ! si seulement elle avait eu le courage de rester chez Valentine en simulant un désir qu’elle n’avait pas, peut-être le poids de l’isolement aurait-il eu à la longue plus de force que tous ses conseils, et Jacques se serait-il décidé tout seul à suivre l’exemple de Philippe.

Elle songea un instant au jour où, impatienté de ses atermoiements sans fin, ce fils si tendre était venu voir de ses yeux ce qui la retenait si longtemps loin de lui malgré ses pressants appels, à ce jour, le plus beau qu’elle eût vécu, où il l’avait enlevée de force sans vouloir écouter ses explications.

En vain elle avait essayé de lui faire comprendre qu’elle avait remis entre les mains de son gendre tout ce qu’elle possédait pour vivre et que, la somme modique s’étant engloutie depuis longtemps dans le fonds roulant de la maison, elle n’avait rien d’autre à faire désormais qu’à rester là où elle était, sans penser à en jamais bouger. Il n’avait rien voulu entendre.

En face de cette obstination, les mains tremblantes posées sur les larges épaules de son fils, elle l’avait enfin interrogé les yeux dans les yeux :

— C’est que… si j’allais te gêner, toi aussi, j’en mourrais !

À côté de Jacques elle avait retrouvé bien vite sa dignité de mère. Ses tendresses, ses fiertés, ses ambitions s’étaient réveillées aussi vivaces que lorsque l’enfant, tout petit, s’appuyait sur elle en s’acheminant vers la vie.

Elle considérait attentivement la silhouette vigoureuse, la masse solide et puissante du fils qu’elle avait nourri de son lait et il lui semblait beau et désirable. Se trouverait-il une seule femme qui hésitât à lier sa destinée à celle de son Jacques ? Elle dit enfin, pressante :

— Tu n’es pas fait pour vivre seul… tu ne te connais pas à fond. Ce que je voudrais, c’est te voir entouré d’une famille comme Philippe…

Jacques se récria vivement :

— Comme Philippe !… Si vous l’aviez entendu aujourd’hui !

Mais il s’interrompit brusquement, se leva et alla s’appuyer au linteau de la fenêtre. Les confidences pénibles de Philippe ne lui appartenaient pas. Il réfléchit quelques secondes, les yeux fixés sur la nouvelle lune. Le mince croissant, très brillant, étreignait le vide, et Jacques, distrait, cherchait en vain à distinguer la rondeur du globe, tandis que des souvenirs amers qu’il ne voulait pas non plus trahir s’agitaient pêle-mêle, réveillés par la sollicitude maternelle.

Enfin, il vint se rasseoir auprès de sa mère et dit simplement :

— Figurez-vous, mère, que Lucien a quitté la maison de Philippe. Il est parti hier pour Marseille. Je ne sais pas pourquoi il n’est pas venu nous dire adieu. Peut-être, au dernier moment, n’aura-t-il pas eu le temps.

Mme Isolant garda le silence.

Très souvent, lorsque le jeune garçon gauche, timide et triste venait prendre congé d’elle, le souvenir de son propre sort chez son gendre avait effleuré sa mémoire. Un frisson l’avait secouée. Mais ce rapprochement était une insulte pour Philippe. Elle l’avait toujours repoussé avec indignation. C’était Philippe qui avait fait à Jacques une destinée large et facile. C’était à Philippe qu’elle devait elle-même de vivre des jours heureux. Elle dit enfin avec hésitation :

— Peut-être la belle-mère de cet enfant ne l’aimait-elle pas comme elle l’aurait dû. Il m’a toujours semblé que quelque chose le rongeait.

Jacques hésita. Il lui paraissait injuste de laisser porter à Germaine seule le poids des soupçons de sa mère ; cependant il ne put pas se décider à accuser ouvertement Philippe. Pendant quelques secondes le ouh-ouh plaintif monta des jardins plus fort et plus distinct, et dans la chambre le tic-tac de l’heure cadença le silence plus bruyamment. Tout à coup le timbre vibra. Douze coups pressés frappèrent le métal en se précipitant, et au même instant les cloches du carillon jetèrent au vent une grêle de notes ailées. Le tapage de cette musique aérienne plana très haut dans l’espace silencieux, puis brusquement il s’éteignit.

La mère se leva. Minuit ! Il était temps que Jacques allât se reposer. Elle murmura :

— Le pauvre enfant ! oui, certainement quelque chose le rongeait.

Et sans rien ajouter d’autre, elle prit congé de son fils et sortit.

Dès qu’elle eut fermé la porte, Jacques se leva, alla s’accouder à la galerie du balcon et s’abandonna à ses souvenirs.

Des vapeurs traînaient sur la terre humide, et l’arc effilé de la lune les éclairait mollement, mais la rondeur du globe restait invisible. Distraitement Jacques s’efforçait en vain de la découvrir.

Se lier à une femme après le choc qui avait troublé en lui la source des illusions saines, jamais ! Non, pas même pour satisfaire le désir de sa mère, ce désir ardent toujours prêt à se manifester, il ne pourrait oublier la blessure d’autrefois. Des ondes invisibles venaient du passé l’envelopper d’amertume comme pour le défendre de la pression maternelle. Non, non, même pour effacer la seule dissidence de sentiment qui le séparât de sa mère, il ne pouvait pas s’exposer à une nouvelle expérience semblable à la première.

Aujourd’hui, celle qu’il avait tant aimée avait cueilli le fruit de sa félonie. Épouse et mère, elle savourait, sans doute, son opulence à pleines lèvres avec l’appétit brutal qu’il avait vu briller dans ses yeux, le soir où elle avait froidement comparé, devant lui, les chances d’un avenir douteux et lointain avec la certitude d’un sort brillant, immédiat.

Se lier à une femme après cette cruelle déception, non ! Pour réunir et ranimer les débris de son cœur trompé, il faudrait un être créé tout exprès, une fée, une créature qui n’existait pas ! Toutes les femmes qu’il rencontrait le laissaient indifférent. Il n’avait pas besoin d’elles. Aucun vide cruel ne tourmentait sa vie et l’emploi des heures fugitives ne lui pesait jamais.

N’avait-il pas son foyer, sa mère, Philippe ? Et depuis quelque, temps, sans qu’il pût comprendre ce qui avait donné lieu à l’éclosion subite de ce sentiment vivace, la fille de Philippe ne le réjouissait-elle pas aussi par le témoignage quotidien d’une amitié de plus en plus expansive ?

À cette pensée les impressions pénibles que l’insistance de sa mère avait un moment tirées de l’oubli perdirent leur acuité ; bientôt toute trace de trouble au sujet du passé disparu, et, brusquement, le souvenir de son récent entretien avec Philippe lui revint, lancinant. Il murmura à plusieurs reprises : « Pourquoi a-t-il fait cela ? Pourquoi ? »

Et son esprit attristé alla chercher l’enfant emporté contre son gré vers des choses et des pays nouveaux. Il devait être déjà bien loin sur la mer immense.

Dehors le ouh-ouh triste de la bête invisible continuait, obsédant ; sur le ciel vide, froid, le demi-cercle de la lune se taillait durement. Les yeux distraits de Jacques s’attachaient, obstinés, à ce fil d’argent qui s’acheminait vers les vapeurs de l’horizon et, tout à coup, il se souvint que le soir où, plein de regrets et de dégoût, il était sorti pour la dernière fois de chez sa fiancée, un croissant de lune souriait aussi au-dessus de l’agglomération des bâtiments de Paris, mais, ce soir-là, la rondeur du globe se dessinait très visible sur le ciel bleu.



V


Quelques semaines plus tard, Philippe conduisant lui-même son attelage traversait, au pas ralenti de la jument, les faubourgs extérieurs de la ville. Tout le long des rues mortes, des badauds indifférents suivirent des yeux le passage bruyant du véhicule jusqu’à ce qu’il fit halte enfin devant la porte où, un mois auparavant, Philippe avait déposé Isabelle.

Presque au même instant, l’heure de la sortie de classe sonna et la petite fille ne tarda pas à rejoindre son père. Assis l’un près de l’autre, ils roulèrent du côté de la campagne. Droite et sérieuse, Isabelle, les yeux perdus devant elle, ne disait pas un mot, et ce silence d’enfant, ce silence voulu, avait quelque chose de lourd, d’oppressant.

Philippe le rompit enfin d’un ton gai :

— C’est moi qui ai voulu venir te prendre aujourd’hui, Isabelle. Devine pourquoi, voyons, devine.

La petite fille redressa vivement sa tête blonde aux cheveux flottants ; elle attacha un moment ses prunelles claires, questionneuses, sur le visage de son père, puis elle se détourna et dit :

— Je ne peux pas deviner, moi. Pourquoi ?…

— Aujourd’hui, mon enfant, je puis enfin te rassurer. Il n’y a plus aucune inquiétude à avoir au sujet de Lucien. Le navire a touché Marseille. Es-tu contente ?

Isabelle ne répondit rien et son visage ne trahit aucune joie. Il resta soucieux et fermé. Philippe continua :

— À présent, Isabelle, tu vas retrouver ta gaieté, n’est-ce pas ? Il est temps d’en finir avec toutes nos chimères. J’étais si heureux de t’apporter cette nouvelle, et tu ne me réponds même pas ! Pourquoi n’es-tu pas tout à fait contente, voyons ?

Et, impatienté du silence obstiné de l’enfant, il la stimula :

— Mais parle, au moins ! Dis quelque chose. Qu’est-ce que tu voudrais, voyons ?

Isabelle murmura sourdement :

— Lucien n’aimait pas à s’en aller ainsi tout seul bien loin.

À son tour, Philippe garda le silence. Au bout d’un instant, Isabelle demanda :

— C’est lui qui a écrit ?

— Non, mais il écrira prochainement, etsi la vie maritime lui déplaît, il le dira.

— Est-ce à maman qu’il écrira, ou bien à… ou bien à qui ?

En même temps, elle fixa sur son père un regard scrutateur.

— Je ne sais pas, mon enfant ; peu importe, du reste ; il écrira, cela suffit.

Et il réfléchit un instant. Il ne regardait plus sa petite fille. Ses yeux erraient devant lui et il apercevait déjà, comme un point blanc perdu dans la verdure, la maison où il avait connu des jours si heureux. De ce passé lointain, rien ne lui restait plus que cet enfant, et aujourd’hui entre la fillette et lui quelque chose avait surgi. C’était comme une mésintelligence sourde et opiniâtre où allait se briser l’ancienne spontanéité confiante d’Isabelle. Jamais avec la mère il n’avait connu cette angoisse-là. Il reprit enfin d’une voix contenue :

— Qu’est-ce que tu penses de moi, Isabelle ? Ne sais-tu pas que c’est Lucien qui a demandé à s’en aller ? Est-ce que je l’aurais fait partir contre son gré en le violentant ? Est-ce cela que tu crois ?

Et pour la première fois depuis qu’il avait cédé à l’irritation que lui causait la présence de Lucien à côté de Germaine, il perçut un instant dans sa conscience un remords défini, un vulgaire remords qui l’obsédait constamment de sa présence, qui l’écrasait secrètement de son poids, mais il le chassa aussitôt avec impatience. Ce n’était pas à lui, c’était à Germaine que cet enfant avait été confié. Pourquoi n’avait-elle pas su le défendre ?

Jusqu’à l’entrée de la voiture dans la cour ni le père ni la fille n’ouvrirent plus la bouche, mais dès qu’ils eurent franchi la grille, Philippe sauta à terre, enleva sa fille dans ses bras et la tint un moment pressée contre sa poitrine. Il murmurait entre ses dents serrées :

— Jamais ta mère… jamais ta mère… Pourquoi ne dis-tu rien ? Pourquoi ne me réponds-tu pas ?

La petite fille colla sa joue fraîche à la figure de son père et elle balbutia faiblement :

— Papa… papa…

Mais à peine l’eut-il libérée de son étreinte, qu’elle se sauva en courant. Philippe la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle eût disparu, puis il jeta les rênes à Joseph et il entra vivement dans la maison.

À une fenêtre du rez-de-çhaussée, il venait d’apercevoir la silhouette menue de Germaine, et l’idée que sa femme guettait son arrivée, qu’elle allait venir au-devant de lui et qu’il lui faudrait subir l’éternelle interrogation de son regard anxieux lui était insupportable. Avant qu’elle pût le rejoindre, il monta rapidement chez lui, ferma la porte avec bruit et, debout près du seuil, il prêta l’oreille, espérant se convaincre que Germaine ne l’avait pas suivi.

Mais déjà le pas léger gravissait les escaliers. Il l’entendit traverser le corridor et la jeune femme entra. Elle avança jusqu’au milieu de la chambre, hésitante, attendant, à défaut d’un mot de bienvenue, un accueil quelconque, mais Philippe la laissait approcher sans ouvrir la bouche. Elle l’interpella enfin, la voix tremblante :

— Philippe !…

Il dit froidement :

— Je suis très fatigué… Je suis monté chez moi pour me reposer un moment.

Elle balbutia, suppliante :

— Ne me renvoyez pas ainsi… Non, Philippe… laissez-moi… laissez-moi…

Et elle fondit en larmes, la tête entre ses mains. Elle pleurait à perdre haleine et il la laissait pleurer sans chercher à l’apaiser. Ce qu’il aurait fallu dire pour la calmer, il ne pouvait pas l’arracher à ses lèvres rebelles… non… cela lui était impossible. Impuissant en face de ce chagrin violent, il restait muet.

Peu à peu les larmes de Germaine s’épuisèrent, elles se séchèrent d’elles-mêmes. Le souffle encore haletant, brisé, la jeune femme murmura :

— Quand nous sommes arrivés ici, vous me disiez que nous marcherions la main dans la main comme sur cette plaine où l’on va… où l’on va… Et à cause de ces paroles, j’aimais ce pays plat, aux étendues interminables. Pendant vos absences, je le regardais et son silence s’animait. Aujourd’hui je le trouve d’une tristesse à mourir. Pourquoi m’avoir trompée ainsi ? Vous m’accusez, moi. Mais c’est votre cœur, à vous, qui a changé !

Philippe resta longtemps silencieux. Rien ne vibrait dans son âme à l’appel douloureux, non, rien, et il cherchait en vain dans sa tête une des paroles rassurantes qui jaillissaient jadis sans effort de sa vivante passion. Enfin, il répéta lentement comme s’il se posait à lui-même la question inquiétante :

— C’est mon cœur qui a changé ?

Et il alla jusqu’à la fenêtre regarder, au loin, s’étendre la plaine et, tout près, s’effeuiller les arbres roussis par l’automne. Puis il revint à Germaine et lui dit abruptement :

— J’ai enfin eu des nouvelles aujourd’hui. Il est arrivé sain et sauf à Marseille.

Et d’un ton de plus en plus agressif, il continua sans reprendre haleine :

— Autrefois, quand je parlais d’envoyer cet enfant au loin, votre silence et votre attitude protestaient, mais, depuis qu’il a disparu, vous n’avez plus une pensée pour lui. Qu’il vive ou qu’il périsse, qu’il soit content de son sort, ou qu’il se ronge de regret, que vous importe ! Vous aussi vous avez changé ou, en vérité, je ne vous ai jamais connue. Pourquoi donc n’aimiez-vous pas cet enfant qui vous avait été confié à vous… à vous… Si vous aviez eu le courage de le défendre, je n’aurais pas aujourd’hui cette amertume…

Un flot de sang empourpra le teint blanc de Germaine. Elle demeura quelques secondes assommée par le reproche inattendu, puis elle éclata à mots hâchés :

— C’est mal… ce que vous faites… Philippe… c’est faire renaître… sous une forme nouvelle… la persécution que… vous m’avez fait subir autrefois au sujet de cet enfant. Tant qu’il a été avec nous… vous l’avez poursuivi de votre animosité. Je me cachais comme une coupable pour m’acquitter des soins nécessaires à son bien-être matériel… Vous me pourchassiez d’observations acerbes et… et aujourd’hui… c’est moi… c’est moi qui porte la responsabilité de ce que vous avez voulu. Celui qui a fait partir cet enfant, c’est vous… ce n’est pas moi.

Elle s’arrêta suffoquée.

Philippe la quitta brusquement et il retourna regarder par la fenêtre. Les ors sombres de l’automne roussissaient le feuillage encore touffu, et des feuilles continuaient à se détacher sans bruit des branches. Elles tombaient en se dandinant et s’accumulaient sur le sol. Dans quelques jours, le squelette nu et noir des arbres se dresserait sec, dégarni et désolé, et il semblait à Philippe qu’une même brise meurtrière passait sur sa vie au seuil d’une saison stérile et la dépouillait entièrement des joies d’autrefois.

Isabelle s’éloignait de lui et désormais un gouffre le séparait de Germaine. Il ne pouvait plus se faire d’illusions sur ce point. Rien ne rendrait jamais à sa femme ce qu’elle désirait à l’exclusion de tout le reste. Il ne partagerait jamais plus la passion unique et violente qui la possédait, et jamais il ne lui dirait le mot qui la ferait rentrer triomphante dans l’ancien cadre de leur vie. Tant que Germaine n’aurait pas accepté son sort les yeux ouverts comme lui-même acceptait le sien, de leurs plus légers contacts, de chacune de leurs paroles la même mésintelligence irritante surgirait.

La jeune femme l’avait rejoint près de la fenêtre et son œil douloureux s’attachait à lui avec une fixité suppliante. Elle l’interpella enfin :

— Philippe !… Dites-moi au moins… ce que j’ai fait… ce que vous me reprochez…

Il l’interrompit froidement :

— Ne me faites pas toujours cette même question, Germaine ; c’est irritant, à la fin ! Je n’ai rien à vous reprocher. Mais ce que je ne comprends pas, c’est qu’après avoir soigné cet enfant comme la prunelle de votre œil pendant des années, vous l’ayez laissé partir sans dire un mot pour le défendre !

Germaine se tut, glacée. La barrière dressée entre sa passion et la réalité s’élevait devant elle, comme un infranchissable mur de pierre. Elle le touchait du doigt, elle n’en pouvait plus douter.

Ses lèvres frémissantes restèrent closes, tandis que le froid d’une séparation définitive glissait dans son cœur comme une lame d’acier.

Une saison de sa vie se clôturait tragiquement, elle s’achevait sans espérance de renouveau, et une ombre planait sur les jours à venir, une ombre pesante, aux flancs chargés d’inconnu.



SECONDE PARTIE



VI


— Isabelle… Comment te sens-tu ce soir ?

À la voix de son père, la jeune fille sourit faiblement et l’émail pur de ses dents se montra une seconde entre les lèvres entr’ouvertes, puis il disparut. Elle dit :

— Mais bien… bien…

Étendue sur le sable, un châle plié sous sa tête, elle regardait la mer, la mer nue, frileuse et frissonnante, s’envelopper de la pourpre du couchant. Un grand chapeau de feutre blanc, rabattu sur son visage, cachait l’expression de ses yeux. Germaine, un livre ouvert sur les genoux, était assise à côté d’elle et son regard errait au loin sans se fixer nulle part.

Des flaques, restées prises entre des rocailles, étoilaient la plage de mares sanglantes et de grands rocs noirs accompagnaient la courbe gracieuse de la côte, la hérissaient de pointes, de saillies, d’écueils, Sur le sommet des falaises abruptes, l’herbe des sables, maigre et chétive, jetait un tapis de verdure roussâtre.

Toutes les années, lorsque venaient les chaleurs suffocantes de juillet, Isabelle, que sa croissance rapide avait anémiée, prenait des pâleurs inquiétantes. Philippe l’emmenait aussitôt loin de la plaine brûlante où le sol saturé d’eau exhalait une atmosphère humide et malsaine. Il la conduisait tantôt ici, tantôt là, le long des côtes vertes et salubres de la Normandie. Jamais, bien que l’océan fût tout près d’eux, ils n’allaient le chercher dans leur patrie d’adoption.

Sur le bout de plage que la mer venait d’abandonner, des bandes d’enfants folâtres, jambes nues, criaient à tue-tête. C’étaient des rires, des gambades, des appels, un croisement d’idées et de volontés, un vacarme assourdissant, que le bruit continu de la mer avalait en grondant.

Dans la distance, une flotille de barques, aux voiles gonflées, glissait, comme un vol d’oiseaux gigantesques, sur la mer déserte, et Isabelle, attentive, en suivait les capricieuses évolutions. Le sourire qu’elle avait ébauché tout à l’heure pour satisfaire son père avait entièrement disparu ; le pli de sa bouche fermée était redevenu tendu et triste.

Tout à coup, elle sortit de sa prostration, quitta vivement sa pose nonchalante, s’assit sur son châle et dit :

— Oh ! voyez donc, maman, là-bas, un navire, un tout gros.

Et croisant ses mains sur ses genoux elle regarda les tourbillons de fumée s’échapper des deux grosses cheminées. Le nuage gras s’élevait avec peine à quelques mètres puis il rabattait sur l’eau son panache pesant, et la traînée noire s’allongeait épaisse et persistante.

Philippe se leva. Depuis qu’Isabelle avait interpellé sa belle-mère, il n’avait pas cessé d’observer sa fille.

Il dit, sans la quitter des yeux :

— Le froid va venir, Isabelle, voilà le vent qui se lève. Il faut marcher à présent.

Le soleil venait de sombrer dans les vapeurs et au même instant une fraîcheur était tombée. Un voile gris, uniforme, enveloppa tout à coup l’espace, tandis qu’une brise glacée chassait les nuages éteints, les roulait avec effort les uns sur les autres du côté du couchant.

Isabelle et Germaine se levèrent simultanément, et tous les trois ils s’en allèrent du côté de la mer. L’immense nappe mouvante, aux dessous glauques, commençait à se crever ici et là, lançant au vent des floraisons d’écume. Les trois promeneurs s’approchaient de l’eau sans parler.

De temps en temps, Philippe s’efforçait d’apercevoir le visage d’Isabelle, mais les bords du grand chapeau mou le lui dérobaient ; l’expression triste du fugitif sourire qu’il lui avait arraché tout à l’heure le poursuivait douloureusement.

Que de fois, pendant les six années qui venaient de s’écouler si lentes, si longues, il avait interrogé Jacques au sujet de cette tristesse tenace qu’aucune distraction ne tentait ! Toujours il avait reçu la même réponse laconique : « Elle n’a rien ». Quand, mécontent de ce diagnostic péremptoire qui ne diminuait en rien son inquiétude, il insistait, le docteur ajoutait quelquefois : « Aujourd’hui, on n’y peut plus rien, ni toi ni personne. Elle est comme ça parce qu’elle est comme ça ». De loin en loin, il concluait brusquement : « Toujours pas de nouvelles ? » Philippe répondait d’un ton bref : « Aucune ». Et l’entretien s’arrêtait net.

Isabelle avait obstinément refusé d’aller passer une saison à Paris. Elle aimait mieux rester à la maison avec Germaine, l’aider dans les soins domestiques, la soulager des tracas de son intérieur comme si la société de sa belle-mère avait pour elle un charme plus grand que l’attrait de tous les plaisirs.

Si parfois, exaspéré de la préférence ouverte que ce choix témoignait à sa femme, Philippe s’efforçait d’arracher Isabelle à des préoccupations où il n’avait point de part, s’il essayait de réveiller un écho de l’ancienne gaieté, vive et bruyante, de la petite fille d’antan, Isabelle, au lieu de rire comme autrefois des saillies de son père, s’attristait davantage. La joie factice de Philippe semblait lui faire un mal aigu.

Alors le père, mordu au cœur par une jalousie insupportable vis-à-vis de Germaine, s’en allait galoper à travers la campagne pendant des heures. Quelquefois il s’arrêtait chez Jacques, poussé par un désir ardent de se plaindre de l’attitude d’Isabelle ou d’accuser tout haut devant quelqu’un la sournoise influence à laquelle il attribuait la froideur de sa fille, mais une fois en face de son ami, il ravalait brusquement son chagrin. Il y avait eu, pendant les six dernières années, une altération dans ses rapports avec Jacques, un imperceptible changement, qu’il ne parvenait pas à définir et qui gênait la libre expression de ses rancunes touchant sa femme. Il ne prononçait plus jamais le nom de Germaine quand Jacques était présent. Mais, depuis qu’Isabelle avait cessé d’être une enfant taciturne, presque morose, qu’elle était devenue une grande jeune fille tranquille et sérieuse, quelquefois le père, lorsqu’il se trouvait seul avec son ami, lui disait à brûle-pourpoint :

— Elle t’aime, toi. Elle écoute ce que tu lui dis, elle fait tout ce que tu veux… N’aie pas peur… je ne suis pas jaloux de l’amitié qu’elle a pour toi, au contraire. Mais, avec l’influence que tu as prise sur elle, est-ce que tu ne peux donc rien faire pour me la rendre ? Tu pourrais si tu voulais. Et il regardait son ami fixement, comme pour mieux faire pénétrer dans ce cerveau étranger l’idée qui avait germé dans le sien au milieu de l’angoisse et du chagrin et que ses lèvres hésitaient à formuler tout entière.

Mais Jacques se récusait toujours, surpris :

— Moi… allons donc ! Je suis bon tout au plus à embellir un peu la solitude de sa jeunesse, voilà tout. Je ne sais pas ce que tu t’imagines, Philippe.

Philippe se taisait, mais l’intimité qui unissait Jacques et Isabelle restait un rayon d’espoir vague auquel son cœur inquiet s’accrochait.

Sans ouvrir la bouche une seule fois, les trois promeneurs traversèrent, dans toute sa largeur, la plage sablonneuse, et lorsque la lisière d’écume vint effleurer leurs pieds, ils s’arrêtèrent côté à côte en face de la mer.

Au bout de quelques secondes de contemplation muette’, Philippe dit en regardant sa fille :

— Il est temps que j’aille à la rencontre de Jacques. C’est ce soir qu’il arrive. Tu t’en souviens, Isabelle ?

— Si je m’en souviens ! Ce bon Jacques, oui, c’est ce soir qu’il arrive ! Vous nous l’amènerez tout de suite, n’est-ce pas ?

Et soulevant le bord du chapeau que la masse des cheveux tordus derrière la tête rejetait toujours en avant, elle montra enfin à son père l’ovale de son visage délicat. La brise de mer animait la peau d’une teinte rosée, mais, en dépit de cette fraîcheur d’emprunt, la physionomie conservait un air maladif et las. Elle ajouta :

— Ou bien nous irons à votre rencontre le long des falaises. Qu’en pensez-vous, maman ?

Germaine acquiesça d’une voix vide :

— Je ferai tout ce que vous voudrez, mon enfant.

Philippe fronça ses sourcils noirs et s’éloigna rapidement. Les deux femmes continuèrent à marcher sur la grève mouillée ; Isabelle, grande, svelte, le buste serré dans une jaquette de drap sombre ; Germaine, fluette, amaigrie, consumée.

Elles allaient devant elles le long de la lisière d’écume, contournant les rocs noirs dont les aspérités menaçantes émergeaient du sable. Autour de ces récifs qu’à chaque marée l’eau recouvrait en grondant, des paquets d’algues, abandonnés par la mer, traînaient en désordre. Une odeur forte, pénétrante ; montait de ces amas de varechs détrempés, et, sur les lourdes grappes gonflées d’eau, des myriades d’insectes gris pullulaient, allaient, venaient, sautaient, s’agitaient dans une folle ivresse de mouvement.

Chaque fois qu’une de ces fourmilières d’êtres presque imperceptibles se trouvait sous ses pas, Isabelle ramassait dans ses mains les plis de sa robe de laine blanche et elle s’arrêtait net. De la pointe de son ombrelle, elle remuait le tas de varechs et de tout près, longuement, elle considérait les bonds désordonnés de ce petit monde remuant. En même temps, le souvenir de Lucien et de son amour pour les choses de la nature, ce Souvenir puissant qui remontait tout vivant du passé chaque fois qu’elle était en contact avec les fleurs, les plantes, l’air, le soleil, tout ce qui constitue la vie intime de la terre, la saisissait brusquement. Elle restait penchée sur le sol, le cœur déchiré de regrets.

Ni le passage de tant de jours monotones, ni les efforts désespérés de Philippe n’avaient diminué en rien l’obsession de cette réminiscence tenace enracinée au fond de sa mémoire. Elle était demeurée aussi vivace qu’au premier jour, comme si quelque stimulant secret caché dans un repli mystérieux de son âme l’y ranimait sans cesse.

L’ombre descendait et déjà la ligne de l’horizon s’effaçait dans le vague brumeux du lointain. À l’ouest, à l’extrémité d’un roc aigu, le feu d’un phare venait de s’allumer. Très avant dans la mer, il étincelait fixe et solitaire. Germaine dit, indifférente :

— Il faut aller à présent, mon enfant.

Isabella passa familièrement son bras sous celui de sa belle-mère et les deux femmes traversèrent le bourg pour aller rejoindre la route des falaises. Elles se parlaient à mi-voix, intimes.

— Quelquefois, maman, dit Isabelle, je voudrais redevenir toute petite. Il y a tant de choses qu’on ferait aller différemment si l’on pouvait seulement tout recommencer depuis le premier jour ! Chaque fois que je pense au passé, j’ai cette impression. Et vous ?

— Non, dit Germaine, la bouche amère, à quoi bon ? Nous serions toujours entourées des mêmes apparences, des mêmes mensonges. Il n’y aurait rien de changé.

Isabelle ne répondit pas. Mais au bout d’un instant elle entoura de son bras la taille frêle de sa compagne et la pressa contre elle silencieusement. C’était le seul moyen dont elle disposât pour exprimer sa sympathie au sujet d’une épreuve, devinée depuis longtemps, et que son propre père infligeait. Ainsi enlacées, elles firent quelques pas sans parler, puis elles reprirent l’entretien interrompu.


À l’autre bout de la blanche chaussée, Philippe et Jacques s’étaient rejoints depuis longtemps.

Dès qu’ils furent sortis de l’encombrement bruyant de la gare, Philippe ralentit le pas. Il interrogeait à la dérobée le visage sérieux de son ami et attendait, dévoré d’impatience, qu’il ouvrît le premier l’entretien. Agacé de son silence, il le stimula enfin un peu sèchement :

— Pourquoi ne dis-tu rien ? N’as-tu pas reçu ma lettre ?

— Si, Philippe, je l’ai reçue hier et je l’ai méditée toute la nuit. Après tout ce que tu as fait pour moi, c’est encore la plus grande preuve d’affection que tu m’aies donnée… Et pourtant… pourtant… comment faut-il t’expliquer cela ?

— Et pourtant, acheva Philippe froidement, tu ne veux pas, ce projet ne cadre pas avec les tiens, dis franchement ta pensée, va, ne te gêne pas.

— Je ne veux pas te laisser t’enfoncer dans un monde de chimères, voilà ce que je ne veux pas. Si je te prenais au mot, tu serais le premier à me le reprocher un jour, tout haut ou tout bas. Il faut voir les choses raisonnablement et les accepter telles qu’elles sont. Isabelle est beaucoup trop jeune pour moi. Laisse-moi continuer à l’aimer sans autre ambition que de conserver le plus longtemps possible ma place d’ami préféré. Ce qu’il lui faut, pour le moment, c’est l’apaisement, le calme d’esprit, la tranquillité, voilà tout.

Philippe répéta lentement :

— L’apaisement, le calme d’esprit, la tranquillité, bien. Comment les lui donner ? Le moyen ? Indique-le moi.

Jacques se tut, embarrassé. Toute son expérience pratique des maux du corps ne lui suggérait rien pour procurer à Isabelle l’oubli d’un fait lointain, resté trop vivant dans son esprit. Là était son mal, et aujourd’hui personne n’y pouvait rien.

Philippe reprit :

— Il faut donc se résigner à la voir s’étioler en plein soleil de jeunesse… il faut que je me contente de la regarder de loin passer tous ses jours à côté de Germaine, et tout cela pourquoi… pourquoi ?

Il s’interrompit, regarda la mer qui venait d’apparaître au détour de la route fermant l’horizon d’une ligne noire, corrigea avec effort sa pensée dirigée sur Germaine et ajouta :

— Parce qu’un jour, sans réfléchir, sans m’attarder à considérer le pour et le contre des choses, j’ai cédé à l’antipathie que cet intrus, accroché aux jupons de Germaine, m’inspirait.

— Pourquoi as-tu fait cela, Philippe ? dit Jacques vivement, je ne l’ai jamais compris.

— Pourquoi j’ai fait cela ? répéta Philippe très excité. Comment faut-il t’expliquer ? Dès le début de mon mariage, la présence de cet enfant m’avait été antipathique. Il me semblait que Germaine s’occupait trop de lui. Oui, en vérité, j’étais aveugle au point de le croire, et cela m’irritait à toute heure, sourdement. J’accusais cet hôte étranger d’empêcher l’ancien bonheur de revenir. Je croyais que c’était lui qui créait entre Germaine et moi la distance que je sentais grandir tous les jours, et je l’ai haï d’une haine stupide, égoïste, aveugle, jusqu’au moment où, froidement, Germaine me déclara qu’elle n’avait jamais aimé ce garçon. Mais pourquoi donc n’aimait-elle pas cet enfant confié à sa sollicitude par un mourant ?

Il marcha un moment d’un pas nerveux, puis il reprit :

— Elle disait cruellement vrai, elle ne s’est jamais souciée de lui. Ce jour-là je compris trop tard que ce n’était pas la présence de Lucien qui était l’obstacle entre nous, que c’était autre chose. Je ne l’aimais plus comme elle l’aurait voulu ! voilà ce qui nous séparait.

Sans laisser place à une interruption, il poursuivit :

— Et aujourd’hui elle se venge en me prenant mon enfant, elle me l’enlève tous les jours davantage sans que je réussisse à déjouer ses artifices. Toi seul, tu aurais pu nous garantir d’un esclandre public, mais tu ne veux pas.

Il ajouta, amer :

— Cela te semble donc si difficile que cela d’aimer cette pauvre enfant qui s’appuie sur toi avec tant de confiance ?

Jacques murmura, agité :

— Ne me trouble pas inutilement, Philippe. Autrefois j’ai fait une expérience très cruelle. Tout cela est passé aujourd’hui et je n’y pense plus jamais. Seulement, je ne pourrais pas envisager une seconde épreuve comme la première. Ne me trouble pas inutilement, je t’en prie. Tous ses rêves de jeunesse entraînent Isabelle loin de moi. Elle n’a jamais vu en moi que l’ami de son père, avec lequel elle ne se gêne pas, justement parce qu’étant l’ami de son père il ne peut jamais être autre chose à ses yeux.

Il réfléchit une seconde, préoccupé. Pour la première fois depuis qu’il avait vu Isabelle se transformer lentement sous ses yeux, il eut la brusque impression que dans leur franche intimité Philippe avait perçu un élément que lui-même n’y avait jamais soupçonné. Une inquiétude le mordit aussitôt au cœur, une tristesse d’appréhension, une souffrance sourde où se confondaient le souvenir du passé et la crainte des jours à venir.

Il reprit avec effort :

— Elle n’a pas vingt ans et j’en ai trente-cinq. Ce serait la sacrifier au seuil de la vie. Est-ce cela que tu veux, dis ? D’ailleurs, qu’importe… c’est elle qui ne voudra pas.

Philippe s’arrêta brusquement et saisissant les deux mains de Jacques, il les serra, les secoua en murmurant d’une voix entrecoupée :

— Elle voudra… je te dis, moi, qu’elle voudra. Elle t’aime plus que tu ne crois… Elle voudra !…

Jacques resta silencieux. Son sang s’était mis à battre lourdement dans ses veines ; il reconnaissait avec angoisse ce martellement pesant qui n’était plus revenu depuis l’heure de sa cruelle déception. Il dit enfin d’un ton décidé :

— Je persiste à croire que tu te trompes, Philippe ; en tous cas tu ne diras rien de tout ceci à Isabelle. C’est moi qui lui parlerai. Je lui parlerai au moment que je choisirai. Je te défends de l’influencer, comprends-tu ? Si l’ombre d’une surprise passe dans ses yeux, cela suffira à m’éclairer.

Ils venaient de franchir le point culminant de la route et le petit bourg apparut tout à coup très loin avec ses lumières jaunes clignotant dans la nuit. Sur ce fond brouillé, piqué de feux vacillants, les silhouettes inégales de Germaine et d’Isabelle se détachaient brusquement tout près d’eux.

Jacques soupira, oppressé. Déjà Isabelle ne lui apparaissait plus comme la petite fille triste et songeuse qui avait grandi sous ses yeux. Elle venait à lui sous la forme d’un être attirant et redoutable. Si Philippe se trompait, c’en était fait de sa libre intimité avec la jeune fille, et la vie dépouillée de ses relations avec Isabelle lui semblait soudain un désert aride et sans fin. La joie du travail où s’était noyé jusque-là le vide secret de son existence ne lui suffirait plus.

En dépit du sourire amical qu’il ébaucha en abordant les deux femmes, Isabelle perçut sans peine une préoccupation, un souci, quelque chose d’insolite dans l’expression des yeux lumineux de son fidèle compagnon. Familière, elle saisit le bras de Jacques et l’entraîna :

— Jacques, vous avez quelque chose. Qu’est-ce que c’est ?

S’il eût été seul avec elle dans ce moment, oui, dans le frémissement de ce revoir si différent de celui qu’il avait anticipé, peut-être aurait-il osé l’interroger.

Mais déjà elle fixait sur lui un œil attentif, impatient, et elle ajoutait d’un ton changé. :

— Un malheur, dites ?

— Non, Isabelle, non.

Il avait tout de suite saisi la pensée de la jeune fille, l’éternelle pensée harcelante qui avait empoisonné cette jeunesse en fleur. Il la considérait sans parler, plongeant tout au fond des yeux aimants levés sur lui un regard scrutateur. Il dit enfin en hésitant, comme s’il abordait un terrain inconnu où, tout à coup, son pied pouvait enfoncer :

— Il ne faut plus penser obstinément au passé comme vous le faites, Isabelle. Aujourd’hui qu’on n’y peut rien changer, il faut l’oublier comme s’il n’avait jamais existé.

Elle fit quelques pas, les yeux baissés, puis elle dit, tendue :

— Pourquoi me dites-vous cela, aujourd’hui ? Vous me trompez, vous savez quelque chose.

— Non, je ne sais rien de ce que vous vous imaginez, mais ce que je sais, ce que je vois, c’est que depuis des années vous vous rongez d’inutiles regrets et que, sans aucun profit pour personne, vous torturez votre père. Regardez-le.

Elle tourna vivement son visage blanc du côté de Philippe. Silencieux, vieilli, lassé, il marchait un peu courbé à côté de Germaine. Elle dit d’une voix basse :

— Je ne peux pas faire autrement. C’est comme une chaîne qui me tient ; je ne puis pas la briser.

Son animation un peu factice était tombée. Toutes les lignes tristes de son visage avaient repris leur place, et elle continuait de regarder son père comme si elle ne voyait plus que lui. Jamais elle n’avait perçu si clairement les flétrissures du visage et le changement de l’allure. Tout à coup, elle quitta le bras de Jacques et alla s’accrocher à celui de Philippe. Des deux mains elle s’y cramponna et elle l’entraîna, mais quand ils furent seuls l’un à côté de l’autre sur la route déserte et qu’elle put librement lui parler sans être entendue de personne, de ses lèvres serrées, entr’ouvertes avec effort, un seul mot sortit :

— Papa…

Il dit, content :

— Fillette… Est-ce que Jacques… est-ce que Jacques…

Mais elle l’interrompit sourdement, hâchant ses mots :

— Ce n’est pas… volontairement… que je vous tourmente ainsi par mon attitude chagrine… C’est comme une chaîne qui me tient… je ne puis pas être autrement… C’est comme une chaîne…

C’était la première fois, depuis que le départ de Lucien les avait séparés, qu’Isabelle faisait, devant son père, une allusion directe à son persistant chagrin. Il serra le bras tremblant qui frémissait sous le sien et murmura :

— Non… non… ce n’est pas ta faute… c’est… c’est…

Mais le nom de Germaine, qui était monté à ses lèvres, s’y arrêta.

Cherchant en vain les mots qui fuyaient, ils atteignirent en silence les abords du bourg. Pourtant, quand Jacques et Germaine les eurent rejoints, Philippe jeta à son ami un regard reconnaissant. Si quelqu’un pouvait lui rendre la confiance et l’amour d’Isabelle, c’était l’auxiliaire qu’il avait choisi !



VII


L’automne arriva et la grève ensoleillée, naguère pleine de vie, de bruit, de couleur, se dépeupla. On ne voyait plus sur la perspective déserte que quelques groupes retardataires tapis au fond des tentes, à l’abri du vent aigre soufflant du nord, ou, ici et là, quelque promeneur solitaire errant sur la marge de sable sec.

Une dernière fois, avant de quitter ce coin de terre rocailleux, où des souvenirs si puissants resteraient attachés pour eux, Jacques et Isabelle arpentaient la plage abandonnée. Ils marchaient côte à côte sans se donner le bras et Jacques pensif ne quittait pas des yeux le profil droit de sa fiancée.

— Est-il possible, Isabelle, murmura-t-il enfin, que vous ne regrettiez rien ? Dites-le-moi encore, dites-le-moi souvent. Parfois il me semble que j’ai eu tort de vous enchaîner si jeune. Êtes-vous bien sûre que vous ne regretterez jamais votre décision ? Vous ne vous êtes pas même donné le temps de réfléchir.

— Qu’est-ce que je regretterais ? N’êtes-vous pas mon meilleur ami depuis des années ? Alors à quoi bon tant, tant réfléchir ?

Elle songea un instant, les yeux perdus au loin, puis elle reprit, sérieuse :

— Non, Jacques, je ne regretterai jamais rien. Combien de fois faudra-t-il vous le répéter ! Je serais tout à fait heureuse si…

Il la stimula, inquiet :

— Si…

— Non, laissons cela pour aujourd’hui, vous n’aimez pas que j’en parle.

Elle soupira légèrement et la figure de Jacques s’attrista.

— Comment voulez-vous que j’aie confiance en l’avenir, dit-il, quand vous ne pouvez pas même me sacrifier un seul souvenir lointain et inutile !

Elle répéta vivement :

— Lointain et inutile ! Vous avez raison. Il est lointain et il est inutile, et pourtant il a été si présent dans ma pensée pendant toutes ces années que je ne puis pas l’en balayer ainsi du jour au lendemain. Il faut avoir un peu de patience.

Jacques se tut et, dans ce silence absolu, la jeune fille perçut vaguement un vide, un désir inassouvi que ses affectueuses protestations ne comblaient jamais. Elle reprit, attristée :

— Je ne sais pas ce qu’il faut faire pour ne pas vous chagriner. Si je vous tais ce que je pense, vous le devinez. Si je le dis, cela vous afflige. Alors qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?

Jacques passa son bras autour de la taille souple et droite, l’attira, la pressa contre lui.

Le soleil commençait à baisser. Un gros rocher noir, hérissé de dents aiguës, les abritait du rare va-et-vient de la plage. La brume du soir, blanche et glacée, montait de la mer.

Un instant la jeune fille céda à l’étreinte inattendue, puis elle se dégagea :

— Il ne faut pas… il ne faut pas… les gens…

— Jacques la libéra aussitôt. Ils firent quelques pas en silence, contournant les flaques noires que la mer, en se retirant, laissait croupir au fond des creux de tous ces rocs déchirés, couleur d’encre. La marée apportait jusqu’à leurs pieds des paquets d’écume mêlés d’algues et ils longeaient de tout près cette frange mousseuse.

Jacques souffrait sourdement. Depuis ses fiançailles avec Isabelle, il n’avait pas cessé une minute de souffrir de cette même manière sourde et confuse. Il refoula avec effort la parole amère qui montait à ses lèvres et il dit simplement :

— J’ai reçu une seconde lettre de ma mère, Isabelle. Elle parle beaucoup de vous. Faut-il vous la lire ?

Elle accepta vivement et ils s’installèrent au pied d’un roc abrupt dressant derrière eux son flanc lisse. Autour de l’abri solide, le vent sifflait sans les atteindre.

Jacques lut d’un bout à l’autre l’épître maternelle, où chaque ligne ramenait le nom d’Isabelle. Quand ce fut fini, la jeune fille murmura :

— Merci. Comme elle est bonne !

— Puis elle se tut. À ses pieds, un amoncellement d’algues trempées gisait en désordre, et du bout de son ombrelle elle remuait ce tas de varechs rejeté par la mer, elle piquait, ici et là, les lourdes grappes jaunes ou bien elle les soulevait lentement, et brusquement les retournait. À chacune de ces attaques, de tous côtés, un fourmillement d’insectes s’échappaient, sautant, se démenant.

Elle dit enfin :

— Allons-nous en !

Et d’un mouvement vif, elle se leva. Mais Jacques la força de se rasseoir :

— Pourquoi voulez-vous déjà vous en aller ? Nous sommes si bien ici et c’est la dernière fois, Isabelle !

Elle céda sans protester, mais au bout d’un instant, elle dit avec effort :

— Vous n’aimez pas que je parle des choses d’autrefois. Il vaudrait mieux nous en aller d’ici, où tout me les rappelle.

Un souffle froid passa sur le cœur de Jacques tandis qu’il songeait à la longue torture d’isolement que Philippe avait subie à côté d’Isabelle. Comme il comprenait bien aujourd’hui le désir passionné du père d’arracher à tout prix son enfant à sa vie manquée ! c’était sur cette chance douteuse de l’avenir que l’enjeu de sa propre destinée se trouvait aujourd’hui placé.

Isabelle avait cessé de tourmenter, de la pointe de son ombrelle, la masse gluante des algues. Les mains croisées sur ses genoux, elle réfléchissait, les yeux errants dans le vide. Tout à coup, elle se retourna du côté de son fiancé et l’interrogea résolument :

— Pourquoi ne voulez-vous jamais me permettre de vous parler du passé ? Il y a si longtemps que tout cela m’étouffe. Cela me ferait du bien d’en parler une fois librement avec vous. Pourquoi ne voulez-vous pas ?

— Il me semblait que moins nous remuerions les réminiscences inutiles, mieux cela vaudrait pour vous. Je voulais vous aider à les oublier, voilà tout. Puisque c’est impossible, dites-moi, sans réticence, tout ce qui vous a tourmentée autrefois et tout ce qui vous tourmente encore aujourd’hui. Moi, refuser de vous écouter ! Comment avez-vous pu le croire, Isabelle ?

Elle répondit avec une animation subite :

— Si vous saviez avec quelle netteté je me souviens de ce temps-là ! Les heures se sont gravées dans ma mémoire comme dans du granit, les moindres détails, les faits les plus insignifiants, tout. Vous n’avez pas vu les choses d’aussi près que moi ; mille circonstances vous auront échappé ; vous n’avez pas assisté, jour après jour, à la suite des événements. Je vous raconterai tout depuis le commencement. Ah ! comme cela me fera du bien ! C’est une longue, longue histoire.

Offrant au regard de Jacques la rondeur de sa joue mate, aux dessous anémiés, et l’épaisse torsade fauve roulée derrière la tête, elle réfléchit quelques secondes comme si elle choisissait, au milieu du pêle-mêle de ses souvenirs, le plus approprié à figurer le premier, puis elle commença son récit d’une voix rapide :

« Pour vous faire bien comprendre tout ce que j’ai éprouvé, il faut que je remonte jusqu’au jour où papa me ramena à la maison, à mon retour de la pension. Notre rencontre à la gare avait été tendre et joyeuse et, durant le trajet en voiture, il me laissa babiller tout à mon aise sans m’interrompre. Il souriait à mes cris de joie, à mes exclamations bruyantes, et répondait à toutes mes questions sans s’impatienter. Une seule fois, il prit un air plus sérieux pour me prévenir que je trouverais chez nous un petit garçon étranger. Après m’avoir fait cette communication, il ajouta d’un ton presque sévère :

— Tu n’as pas à t’occuper de lui. Il a son travail. Il ne faut pas l’en distraire.

Dans ce moment-là ma joie de rentrer à la maison après deux ans d’exil était si grande que cette recommandation frappa mon oreille sans exciter autrement mon attention. Mon bonheur augmentait à mesure que je reconnaissais les lieux familiers, les routes blanches, les chaumières aux toits rouges, les moulins avec leurs grands bras tournants et enfin, enfin, au fond de la distance, la tache claire de la maison. Que m’importaient tous les petits garçons du monde, leur travail ou leurs loisirs ? J’allais reprendre auprès de papa ma vie d’autrefois, retrouver mes coins préférés, déterrer mes anciens jeux, réveiller tant de chers souvenirs qui me paraissaient à cette époque si loin, si loin de moi !

Durant toute la matinée qui suivit mon retour, je repris possession de la réalité avec une ivresse de joie que je n’ai jamais plus connue depuis. Tantôt j’allais de la cave au grenier, en furetant partout, tantôt je courais à perdre haleine dans les allées du parc, ou bien je m’asseyais au bord de l’étang où les trois canards blancs barbotaient tout à fait comme autrefois.

Ce matin-là, je ne songeai nullement à ce petit garçon qui habitait sous le même toit que moi et que je n’avais pas encore vu. Je l’avais si complètement oublié que lorsque je l’aperçus tout à coup, petit, pâle et maigre, assis entre papa et maman, j’eus un véritable choc de surprise. Il avait l’air timide, ne disait rien, et pas une seule fois son regard ne se posa sur moi. Il semblait ignorer complètement ma présence, et cette attitude étrange me remplissait d’étonnement. Je le fixais avec persistance, moi, et, à la fin, exaspérée de cette inattention soutenue, pour le sortir de son apathie, je demandai brusquement :

— Pourquoi est-ce que ce petit garçon boit tant d’eau ?

Papa tourna vivement la tête de son côté et le regarda longtemps d’un air mécontent, puis il me dit :

— Lucien boit ce qu’il veut. Laisse-le tranquille. Me croirez-vous si je vous dis que déjà alors, confuses et sourdes comme le sont les impressions des enfants lorsqu’ils s’expliquent mal ce qui se passe sous leurs yeux, j’éprouvai un premier mouvement de révolte ?

Quelque chose se soulevait au fond de mon cœur, je ne sais pas bien, même aujourd’hui, ce que c’était : de la pitié peut-être, une pitié vague, sans cause clairement définie, un sentiment de crainte, indécis et flottant, un je ne sais quoi d’inquiet qui tout de suite fixa mon attention sur ce petit compagnon d’existence que le hasard me donnait.

Il quitta la table avant la fin du déjeuner et je ne le revis plus de toute la journée. Mais, le soir, au dîner, je le retrouvai assis à la même place entre papa et maman. Comme le matin, il mangea sans dire un mot et évita de nouveau obstinément de rencontrer mon regard. Malgré mon désir, je n’osai pas lui adresser la parole. Mais le lendemain, décidée à le faire parler, à le forcer de me voir, de me sourire, je guettai pendant des heures son retour du collège. Quand je le vis enfin franchir la grille, je courus au-devant de lui, sûre d’un joyeux accueil.

J’étais très enfant pour mon âge et je voulais lui offrir tout simplement de partager mes jeux.

Au lieu d’agréer avec joie ma proposition, comme je m’y attendais, il la repoussa durement :

Je ne joue pas avec les petites filles, moi !

Je répétai stupéfaite :

— Ah ! vous ne jouez pas avec les petites filles, vous ?

Il me regarda un instant comme s’il hésitait, mais en ce moment même maman ouvrit la fenêtre et m’appela. Il se sauva en courant et je l’entendis murmurer en passant :

— Elle est ici.

Puis il disparut dans la maison.

Pendant les deux semaines qui suivirent cet échec, je n’eus plus une seule fois l’occasion de me rapprocher de Lucien.

Les premiers temps, quand je le voyais revenir du collège, je suppliais maman de me permettre d’aller à sa rencontre, mais elle s’y opposait avec une persistance inflexible :

— Non… non… votre père l’a défendu.

Et quand je la poursuivais de pourquoi, elle ne répondait rien. Quelquefois elle se mettait à pleurer.

Je cessai peu à peu de la tourmenter, mais ma gaieté s’en allait sans que je susse où, ni pourquoi. Je n’avais plus aucune envie de rire, ni de jouer. Je n’allais plus courir dans le parc, ni m’asseoir à regarder les canards. Lorsque j’étais de retour de l’école avant Lucien, je restais assise à la fenêtre jusqu’à ce que je l’eusse vu rentrer. Je ne pouvais me mettre à mon travail que lorsque je le savais dans la maison. Avant d’ouvrir mes cahiers, je l’écoutais fermer la porte de sa chambre. N’était-ce pas étrange qu’il me préoccupât ainsi longtemps avant que je comprisse rien à ce qui se passait tout près de moi ? »

Les joues pâles de la jeune fille s’étaient colorées. Elle fixa sur Jacques un regard brillant et elle ajouta :

— Vous voyez comme je me souviens, je parle… je parle…

Elle cacha un moment sa figure brûlante entre ses mains, puis elle reprit :

« Lorsque papa m’emmenait avec lui dans le phaéton, que nous étions assis tout seuls l’un à côté de l’autre sous le ciel bleu et que la jument nous emportait au grand galop à travers la campagne, je ne trouvais plus à ces courses rapides l’ancien plaisir. Il y avait un bloc sur mon cœur que rien ne remuait, il restait obstinément à la même place et m’accompagnait fidèlement partout. Je ne savais, pas bien moi-même ce que c’était. Quelquefois l’envie me venait de demander franchement la permission de jouer avec Lucien, mais chaque fois que je prononçais ce nom, la figure d’ordinaire indulgente de papa prenait un air dur que je ne lui avais jamais vu auparavant. Au moment d’être formulée, ma requête s’arrêtait au fond de mon gosier.

Parfois, lorsqu’il rentrait de ses courses quotidiennes et me trouvait assise à côté de la fenêtre, trop sérieuse et trop tranquille à son gré, papa plaisantait mon humeur taciturne et faisait des efforts pour m’égayer. Cela me faisait déjà mal, confusément. Oh ! comme je l’aimais pourtant ! Mais, tandis qu’il me racontait des histoires drôles pour me faire rire, tout le temps je voyais Lucien errer seul dans le jardin. Il allait de-ci de-là, se penchant à chaque instant sur la terre pour la regarder de tout près, comme s’il découvrait partout des choses extraordinaires sur le sol. Il cueillait aussi des petites fleurs communes, qu’il regardait longtemps l’une après l’autre, et il en faisait un bouquet qu’en rentrant il prenait avec lui.

Dès qu’il avait quitté le jardin, je courais à la place même où je venais de le voir absorbé dans cette longue et mystérieuse contemplation, mais je ne trouvais rien que du sable, de la terre, des petites fleurs insignifiantes et des fourmis noires s’entre-croisant comme toujours sur la poussière des allées.

Et constamment, de plus en plus constamment, la pensée de ce petit garçon qui menait à côté de moi une vie solitaire, pleine d’inconnu, me hantait comme un rêve obsédant.

De temps en temps, il m’arrivait de le rencontrer inopinément dans l’escalier, face à face, et tout de suite mon cœur se mettait à battre lourdement, comme si cette rencontre fortuite, ignorée de tout le monde, était un mal, ou bien que cela me donnât tout à coup une grande joie. Mais il passait très vite, sans me regarder, et ma joie s’envolait. Jusqu’à ce qu’il eût disparu, je restais à la même place, blessée, surprise, inquiète… Pourquoi est-ce qu’il ne me parlait jamais ?

Nous vécûmes ainsi jusqu’à la maladie de Lucien. C’est alors, Jacques, que je commençai à vous voir les yeux bien ouverts. Tous les jours, le cœur battant, je guettais le roulement de votre coupé sur le pavé de la cour, et quand je vous voyais traverser le corridor avec votre figure inquiète, j’avais une envie folle de me jeter à votre cou et de vous crier : « Il ne faut pas qu’il meure… il ne faut pas qu’il meure ! »

Mais vous passiez à côté de moi sans me regarder, et je vous voyais disparaître dans cette chambre qui m’était défendue et autour de laquelle, dès que papa était dehors et que maman, occupée de Lucien, oubliait de me surveiller, j’errais à la dérobée. »

Elle s’arrêta et rêva quelques secondes, les yeux perdus dans la distance, tandis que Jacques la considérait muet. Il l’encouragea enfin, affectueux :

— Il faut tout me dire aujourd’hui, Isabelle. Vous ne m’apprenez rien si ce n’est le ravage que ce malheureux événement a fait dans votre vie, et cela, il faut que je le sache clairement.

Elle reprit d’une voix basse :

— Oui, oui, je vous dirai tout…

« C’était pendant la convalescence de Lucien, et selon votre ordre, on l’avait transporté au jardin, en plein soleil. Le visage collé à la vitre, j’avais suivi avec anxiété les allées et venues de ce transport. C’était papa et Joseph qui portaient la chaise longue où Lucien était étendu. Enveloppé de châles et de couvertures, il avait l’air d’un mort. Son visage avait tellement changé que je ne le reconnaissais plus. Il avait tout à fait perdu l’aspect enfantin que je me rappelais. Enseveli sous tous ces plis d’étoffe, il me semblait aussi beaucoup plus grand. Stupide de surprise et de pitié, je le considérais ardemment, tandis que par la seconde fenêtre de la chambre, ouverte celle-là, j’entendais une voix faible répéter d’un ton las :

— Merci, merci… oui… très bien. Ce n’est pas nécessaire, non merci.

Comment faut-il expliquer cela ? Ces quelques mots si ordinaires, d’un sens si banal, m’entraient l’un après l’autre comme des aiguilles dans l’âme. Je ne percevais pourtant que d’une façon obscure la tristesse du ton, le profond découragement de l’attitude, ce je ne sais quoi de désolé que si souvent j’ai perçu dans la voix et dans les yeux de Lucien pendant les mois qui ont précédé son départ. Cela passait dans sa prunelle comme un éclair sans s’y fixer jamais. Il avait peur de mes questions, sans doute ; il les a toujours éludées jusqu’à la fin !

Ce jour-là, je ne pensais pas encore à le questionner, mais j’avais une envie folle d’aller m’asseoir à côté de lui au soleil, de chasser les mouches noires et lourdes qui le harcelaient, de lui tenir compagnie en silence sans le fatiguer.

Tout à coup, dans la chambre voisine, la voix sonore de papa résonna ; instinctivement je m’éloignai de la fenêtre. Pour tout ce qui touchait Lucien, je n’avais pas, avec mon père, la liberté d’allures qu’il aimait à me voir dans les circonstances ordinaires de la vie. Dès qu’on prononçait ce nom, sa figure se rembrunissait et aussitôt, sans l’aide de ma volonté, mes lèvres se fermaient d’elles-mêmes ; je devenais muette et glacée.

J’allai m’asseoir à l’ombre tout au bout de la chambre, et tapie au fond d’un fauteuil, j’attendis ce qui allait se passer. J’étais sûre qu’il allait se passer quelque chose, et je respirais avec effort, sans savoir au juste si c’était la crainte ou l’espérance qui me dominait. »

— Je n’ai pas voulu surprendre des paroles qui n’étaient pas pour moi, Jacques. C’est le hasard qui a tout fait. Ne croyez pas que j’aie écouté avec intention derrière une porte.

— Non, Isabelle. Continuez, continuez. Si vous saviez de quel poids votre franchise me soulage.

Isabelle répondit sourdement :

— À moi aussi cela me fait du bien de parler, après tant d’années !

Elle poursuivit :

« Papa parlait d’une voix irritée et, sans la voir, je devinais que maman avait la figure inquiète qui m’avait frappée si souvent depuis mon arrivée.

Je ne l’aimais pas beaucoup dans ce temps-là. Peut-être l’expression soucieuse et distraite qu’elle avait toujours en s’occupant de moi me blessait-elle obscurément, ou bien me restait-elle trop incompréhensible et lointaine, je ne sais. Je la considérais comme une étrangère dans la maison. Elle ne me gênait pas autrement. Seulement quelquefois, quand papa m’emmenait promener en voiture, je saisissais au vol, sur sa figure, une expression étrange, dure, presque méchante. Cela me glaçait jusqu’aux moelles et cette vision rapide s’incrustait dans ma mémoire à côté des autres énigmes au milieu desquelles je me débattais. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai découvert la cause de sa souffrance, et alors, elle a cessé de m’être énigmatique ; je me suis peu à peu rapprochée d’elle. Mais papa n’aimait pas nos relations. Cela aussi l’irritait. Tout les jours, je sentais grandir son mécontentement. Pourtant, malgré ce blâme tacite, je n’ai pas pu me résoudre à abandonner maman ; par pitié d’abord, et ensuite parce qu’elle était la seule personne avec qui je pouvais librement m’entretenir du passé. Cela ne l’intéressait pas au même degré que moi, mais elle m’écoutait et me répondait. Si je ne l’avais pas eue à côté de moi pour laisser échapper quelque chose de ce trop plein oppressant, il m’aurait étouffée. »

Elle s’interrompit, rêva quelques secondes et reprit :

— Il ne faut pas oublier ce qu’elle a souffert ni ce qu’elle a été pour moi pendant toutes ces années.

Et sans laisser au jeune homme le temps de répondre, elle continua :

« Je vous disais que papa avait une voix irritée. Tout de suite, à cause de ce timbre élevé et mécontent, je compris de qui il s’agissait et, le cœur tremblant, possédée par un instinct trop puissant pour être combattu, j’écoutai avidement. Très haut, d’une voix sèche et dure, papa disait :

— Puisqu’il en a nettement exprimé le désir, c’est assez. Il a voulu partir, il partira.

Il respira bruyamment et ajouta :

— Enfin, une fois, on en sera débarassé !

Il y eut un silence très court, puis il reprit :

— Pourquoi ne dites-vous rien ? Est-ce que l’idée de ce départ vous contrarie ?

La réponse de maman se fit longtemps attendre. Elle dit enfin :

— Vous ferez ce que vous voudrez. Seulement, laissez-lui au moins le temps de se remettre.

Papa se promenait de long en large dans la chambre. Il s’arrêta, brusquement et je me le figurai debout en face de maman. Cette fois, il y avait quelque chose d’étouffé dans sa voix lorsqu’il murmura :

— Voyons, Germaine, est-ce que je suis un tyran, un monstre ? Est-ce que je vous ai jamais opprimée ? Dites-moi au moins une fois clairement ce que vous pensez. Je ne vous comprends plus du tout depuis quelque temps. Cet enfant ne vous est rien, ni à moi non plus. Il met entre nous une ombre, une distance, que sais-je ? une séparation, et vous vous cramponnez à lui comme s’il était la chair de votre chair. Avouez que votre attitude est étrange.

De nouveau la réponse de maman se fit attendre. Je ne sais pas pourquoi, je m’imaginai qu’elle pleurait et pour la première fois j’eus envie de courir à elle et de l’embrasser. Elle finit par articuler avec effort :

— Vous ne m’aimez plus comme autrefois, Philippe.

Elle ajouta tout de suite d’une voix résolue :

— Cet enfant partira dès qu’il sera guéri. Puisque c’est lui qui l’a désiré, eh bien, oui, il partira.

À ces mots décisifs, mon cœur gonflé d’appréhensions confuses éclata. Dans ma détresse, je criai tout haut sans souci d’être entendue :

— Non… non !

Et je me mis à sangloter éperdument, comme si pour moi, désormais, tout était fini !

Elle s’arrêta, respira avec effort et reprit :

— Si vous vous étonnez que tous ces détails soient restés gravés dans ma mémoire avec une telle exactitude, pensez que, dans ces larmes-là, toute la foi naïve et inconsciente qui sert de tuteur à l’enfance et la soutient jusqu’à ce qu’elle ait acquis la force de se tenir droite sans appui, toute ma confiance d’enfant unique et choyée sombrait et se noyait à jamais.

Je sanglotais à perdre haleine, avec des spasmes qui m’étranglaient. Comme on ne parvenait pas à me calmer, on vous fit appeler.

Je vous vois encore entrer tout essoufflé et demander précipitamment :

— Qu’a-t-il ? Où est-ce qu’il est ?

Ce n’était pas à moi que vous songiez. Vous ne me voyiez même pas… Vous ne pensiez qu’à Lucien. Mieux que tous vos calmants, cette parole me tranquillisa comme par miracle. À partir de ce jour-là, je vous ai aimé fidèlement. Bien souvent, en sentant dans ma tête un fardeau de pensées trop lourdes pour moi, j’aurais tout voulu vous dire comme aujourd’hui. Mais je n’osais pas. Vous me traitiez comme une petite fille un peu fantasque à qui il faut passer ses caprices pendant qu’elle se développe avec effort. Plus tard, quand j’ai été plus grande, je n’osai pas davantage. Vous ne me questionniez jamais, et je ne savais comment aborder ce sujet qui semblait volontairement banni par tout le monde.

Pourtant depuis ce moment, sans vous en douter, vous avez été celui à qui, dans mes heures d’angoisse, je songeais toujours, en me disant : « Un jour, je lui dirai tout ».

Et maintenant ce jour est venu. »

Jacques l’attira brusquement à lui. Pour la première fois une bouffée de joie, de vraie joie lui montait au cerveau :

— Isabelle, ma chérie, merci de m’avoir depuis si longtemps donné votre confiance. Je ne la tromperai pas. Coûte que coûte, je vous rendrai le bonheur perdu, je vous le promets ; continuez.

Sans résistance, elle laissa sa main dans celle de Jacques, une petite main très froide sous le gant de peau claire et elle reprit :

« Le lendemain de ce jour, le soleil si brillant la veille avait disparu. Nous touchions à la fin d’avril. Après un commencement de printemps chaud, le froid revint, piquant. Des torrents de pluie glacée ruisselaient le long des vitres, et maman ne me permit pas d’aller à l’école. Lucien non plus ne quitta pas sa chambre.

Quand j’eus fini mes devoirs, je m’assis à côté de la fenêtre, selon mon habitude depuis que j’avais cessé de courir partout comme un écureuil libre et joyeux.

Avec une ténacité d’esprit fatigante, je songeais aux paroles de papa surprises la veille : « Il a voulu partir, il partira ». Et je me les répétais sans cesse. De temps en temps, je les intervertissais : « Il partira, il a voulu partir ».

Tout à coup j’entendis résonner sur les dalles du vestibule un pas ferme, bien connu. Je me levai brusquement. Une résistance de tout mon être me dressa sur mes pieds et, les yeux fixés sur la porte, j’attendis impatiemment qu’elle s’ouvrît. Mais elle resta fermée. Papa s’était éloigné sans même s’arrêter sur le seuil. Je me rassis désappointée tandis que la pluie mêlée de neige continuait de battre les vitres par saccades violentes et que l’eau se précipitait le long des gouttières avec un bruit de cascade.

Je ne sais pas combien de temps s’écoula dans cette pesante solitude, des minutes ou des heures…

À la fin la porte s’ouvrit doucement et maman entra. Elle vint à moi, me regarda de cet œil inquiet que si souvent je devais lui voir depuis, et me dit :

— Isabelle, votre père vous permet d’aller tenir compagnie à Lucien ce matin.

À cette déclaration inattendue, je demeurai quelques secondes frappée de stupeur sans trouver un mot à répondre. Ce bloc qui m’écrasait la poitrine depuis si longtemps venait de s’envoler comme un fétu de paille, et, chose étrange, cette délivrance me donnait tout d’abord une envie de pleurer. Mais cela passa vite ; la joie effaçait tout le reste, mes craintes vagues, mes appréhensions, mes informes soupçons ; je m’écriai, trompée par une logique enfantine :

— Ce n’est donc pas vrai qu’il s’en va ?

Maman me regarda très surprise, en murmurant :

— Qui est-ce qui vous a parlé de cela ? Il est malade pour le moment.

Je ne répondis rien, mais de nouveau quelque chose de lourd m’étouffa. Etonnée de mon silence, maman reprit :

— Cela ne vous fait donc pas plaisir d’aller tenir compagnie à Lucien par ce mauvais temps ?

Je me réveillai comme d’un rêve :

— Oh ! si… si… Et, pour la première fois, je me jetai à son cou. Elle parut surprise, puis au bout d’un instant elle me rendit mes caresses d’un air distrait.

Une seconde plus tard, folle d’impatience, je m’élançais dans l’escalier. En atteignant le palier, je croisai papa qui descendait lentement ; mais, dans ma hâte, je l’avais aperçu trop tard ; je le heurtai rudement sans le vouloir. Il m’arrêta et me dit :

— Eh bien, eh bien, fillette ?…

Il me regardait avec une telle bonté, une si tendre sollicitude brillait dans ses yeux souriants que mes craintes lugubres s’évanouirent de nouveau. Ma révolte aussi s’envola. Je nouai mes deux bras autour de son cou, en disant :

— Merci, papa, merci, j’y vais…

Il me détacha aussitôt de son cou, et, comme à l’ordinaire lorsqu’on parlait de Lucien, son visage s’assombrit. Il me laissa cependant continuer mon chemin sans essayer de me retenir. Mais je ne courais plus avec la même impétuosité qu’auparavant, je gravissais à pas lents la seconde rampe d’escaliers. De nouveau mon ardent désir venait de heurter l’obstacle mystérieux où se brisait tous les jours mon ancienne vivacité joyeuse d’enfant sans souci.

Au moment où je posais la main sur la poignée de la porte jusque-là défendue, une phrase monta du rez-de-chaussée. Claire, brève, distincte, elle traversa l’air comme un son de clairon et elle m’arriva tout entière. Une voix disait :

— J’ai cru vous complaire en permettant à ces enfants de se voir, et je crains déjà d’avoir eu tort. Heureusement, cela ne durera pas.

Je restai immobile sur le seuil de la porte, la main cramponnée au bouton de cuivre, mais sans le tourner. Papa continuait :

— Depuis que cette enfant est ici, elle ne pense qu’à se rapprocher de ce garnement ; il n’y a pas moyen de la distraire de cette idée. Eh bien, à la bonne heure… mais cela ne durera pas.

Une porte se ferma, je n’entendis plus rien.

Tremblante, j’entrai chez Lucien. Il était étendu sur une chaise longue, la figure tournée du côté du jour. Il ne me vit que lorsque je fus tout près de lui. Jamais, non jamais, je n’ai oublié l’expression de ce visage décharné, livide, sans une goutte de sang nulle part, lorsque tout à coup il m’aperçut. Et vous voulez que j’efface tout cela de ma mémoire ? Mais après ce qui s’est passé, c’est impossible, c’est impossible !

Il s’était dressé sur ses oreillers et il murmurait :

— Isabelle… c’est vous… c’est vous ?…

Il ne put rien dire d’autre et longtemps nous restâmes la main dans la main sans prononcer une parole. Qu’est-ce que nous nous serions dit quand nous sentions peser sur nous ce je ne sais quoi d’occulte que nous ne savions ni l’un ni l’autre expliquer ni traduire en mots ?

Ce fut lui qui parla le premier. Il me dit, l’œil brillant :

— C’est donc vrai qu’on vous permet de venir ? Ah ! que je suis content, que je suis content !

— Oui, maintenant je viendrai tous les jours. Quand il y aura du soleil, nous irons au jardin.

Tout en parlant, je le considérais stupéfaite. Il était tellement différent du Lucien d’avant la maladie que je ne le reconnaissais presque plus. Enfin, je lui dis :

— Comme vous êtes changé ! Vous êtes devenu très grand et très… maigre. Vous n’avez plus que de la peau.

Il sourit :

— Oui, j’ai été bien malade, si malade qu’un instant j’ai espéré…

— Qu’est-ce que vous avez espéré ?

— Rien. Maintenant que je vous verrai tous les jours, je n’y pense plus.

Comment faut-il vous expliquer cela ? Nous avions vécu sous le même toit sans nous parler, presque sans nous voir et, au bout d’une heure, il nous semblait que nous nous étions toujours connus.

Je le questionnais sur ses longues stations quotidiennes dans le jardin, et il me montrait ses récoltes de petites fleurs étiquetées de noms bizarres, proprement collées sur des feuilles de carton blanc.

Il y en avait une toute petite, délicate, d’un rose fin. Il la détacha et me la donna.

— Elle s’appelle l’herbe aux sorciers, dit-il. On en trouve beaucoup dans les forêts du Nord, elle aime l’ombre et la fraîcheur. Le long du chemin, près de la haie, il y en a quelquefois. Si vous en découvrez une, un de ces jours, vous me l’apporterez.

Il ajouta :

— Ah ! si vraiment elle était sorcière, je sais bien ce que je lui demanderais, moi !

Amusée, j’interrogeai :

— Quoi donc ?

Pour la première fois alors, je vis passer dans ses yeux l’expression dont je vous ai parlé tout à l’heure, mais elle disparut si vite que je n’eus pas le temps d’en saisir l’intensité. Il souriait déjà en murmurant :

— Mon Dieu, que je suis content que vous soyez venue ! Quand je suis si longtemps seul, sans rien faire, il me vient des idées qui me tourbillonnent dans la tête comme des essaims de papillons noirs. C’est tellement fatigant !

Il rencontra mon œil étonné, un peu inquiet, et tout de suite il ajouta :

— Ce n’est rien. C’est parce que je suis encore très faible. Cela passera dès que je pourrai marcher.

Combien de temps restai-je ainsi à l’écouter et à lui répondre, je ne sais. Tout à coup, j’entendis du bruit en bas, quelqu’un montait l’escalier ; je crus qu’on venait me chercher. Alors la question qui m’avait brûlé le cœur tout le temps de ma visite m’échappa ; je demandai, frémissante :

— Pourquoi est-ce que vous voulez vous en aller ?

Il y eut un long silence. L’éclair désolé passa de nouveau au fond de la prunelle fiévreuse et cette fois je le vis clairement, tandis qu’enfin Lucien me répondait :

— Ce n’est pas encore sûr. N’y pensons pas aujourd’hui. D’ailleurs, ce n’est pas encore sûr.

En ce moment la porte s’ouvrit. C’était vous, Jacques. Vous veniez voir votre patient et maman vous suivait de près. En m’apercevant, votre figure s’illumina. Votre sourire content me pénétra de joie jusqu’aux moelles. Comme je vous aimais déjà alors ! Vous me caressiez la joue en disant :

— Oh ! oh ! voilà une fameuse recrue, la meilleure garde-malade de tout le pays.

Ce jour-là, vous avez trouvé Lucien beaucoup mieux.

À partir de ce moment, toutes mes heures de liberté se passèrent à côté de Lucien. Papa ne me retira pas la permission donnée, et jusqu’au jour du départ nous pûmes librement nous amuser ensemble. Nous amuser !

Est-ce vraiment le mot qu’il faudrait employer ? Tant d’éléménts de tristesse se mêlaient sourdement à notre réunion ! L’irritation de papa, d’abord, que je sentais grandissante à mesure que je trouvais plus de plaisir à étudier avec Lucien les plantes et les bêtes qu’il m’apprenait à regarder vivre autour de nous, à comprendre, à aimer… et puis le cauchemar de ce départ qui approchait. Il ne voulait jamais que je lui en parle, et si parfois, malgré son déplaisir, je me risquais à y faire allusion avec la tenace espérance que ce malheur pourrait être évité, il me désabusait d’un mot bref :

— Il le faut, c’est inutile d’en parler, il le faut.

Exaspérée, je le pourchassais de questions :

— Pourquoi… mais pourquoi ?

Alors toujours l’expression désolée passait sur son visage, le contractait un moment, mais il ne répondait rien. Quelque chose de lourd m’oppressait… m’oppressait et, moi aussi, je me taisais.

Enfin l’affreux jour arriva. J’avais demandé à papa la permission de manquer l’école, et après un moment d’hésitation, d’un signe de tête muet, il me l’avait accordée.

Lucien devait partir le matin.

Dès que je fus prête, je courus au jardin. Il m’avait promis qu’une dernière fois nous nous assiérions ensemble à l’ombre du lilas, vous savez, du gros lilas blanc qui est derrière la maison. C’était l’automne, il n’y avait plus de fleurs, mais le feuillage touffu se dressait tout droit, immobile sur un ciel uni, blanc comme un linceul. Pas un souffle d’air ne passait dans les branches et on n’entendait rien si ce n’est, dans la cour, le bruit des sabots de la jument qui frappait la pierre avec impatience. Quelque chose d’écrasant pesait dans l’atmosphère atone.

Je m’étais assise sur le banc où si souvent nous avions trié et classé les fleurs que Lucien aimait, et je l’attendais, le cœur bondissant. Il me semblait que toute ma vie future tenait dans cette minute unique qui allait venir et disparaître. Chose étrange, ce n’était pas de la tristesse que j’éprouvais à ce moment-là, ce n’était que l’ardente expectative de ce dernier revoir.

Enfin je vis Lucien descendre en courant les degrés du perron. Il disparut un instant derrière les massifs de verdure, puis il surgit devant moi, les traits bouleversés et tellement pâle que tout de suite mon cœur révolté éclata. Je criai tout haut :

— Je savais bien, moi, ah ! oui, je savais bien que ce n’est pas vous qui avez voulu partir !

Il mit vivement sa main sur ma bouche et me dit bas, presque froidement :

— Si, Isabelle, c’est moi qui veux m’en aller, c’est moi, entendez-vous ? Maintenant, si vous criez encore, je m’en irai tout de suite.

Je me tus et me mis à pleurer sans bruit. La fièvre de l’attente était tombée et la tristesse était venue. Insupportable, elle me torturait.

Il s’était assis à côté de moi et nous ne nous disions rien. Seulement, comme vous à présent, il tenait une de mes mains. La mienne était brûlante et la sienne était glacée. Enfin, je murmurai :

— Comme vous avez froid !

Il se leva et dit :

— Il faut que je m’en aille, à présent.

Je m’accrochai à son bras.

— Oh ! non… pas encore… Vous ne faites que d’arriver. Ne vous en allez pas encore !

Il murmura :

— Isabelle, vous êtes la seule… oui la seule qui m’ayez témoigné de l’affection ici.

Et tout à coup il me prit dans ses bras et m’embrassa. »

La jeune fille s’interrompit brusquement. La main qui tenait la sienne avait eu un tressaillement, une secousse, un petit choc subit. Elle regarda Jacques avec surprise. Il murmura :

— Continuez ! pourquoi vous arrêtez-vous ?

Elle reprit :

« Il me tint un moment serrée contre lui et je devinai qu’il faisait de grands efforts pour ne pas pleurer ; tout le temps il disait des choses heurtées, entrecoupées :

— Vous avez été pour moi une… petite sœur chérie. Vous et Jacques Isolant je ne vous oublierai jamais… non jamais… Merci… de ce que vous m’avez donné… du bien que vous m’avez fait.

Je ne pleurais plus. Je l’écoutais avec de grands coups sourds au cœur sans rien trouver à lui répondre.

Enfin, il me fit asseoir sur le banc et murmura faiblement :

— À présent, il faut absolument que je m’en aille. Restez là. Il ne faut pas me suivre. Promettez-moi que vous allez rester là. Dites oui tout haut pour me faire plaisir.

Il alla cueillir dans l’herbe quelques fleurs qu’il me donna en répétant :

— Dites oui, Isabelle ; il ne faut pas nous quitter fâchés.

Penché sur moi, il écoutait. Enfin, j’articulai avec peine un faible oui. Il me reprit dans ses bras et m’embrassa encore une fois rapidement.

Un instant passa, bref comme l’éclair. Il avait disparu.

Quelques minutes plus tard, un bruit de roues résonna sur le pavé de la cour et, côte à côte au fond du phaéton, je vis passer les silhouettes de papa et de Lucien.

Quand je n’entendis plus le bruit de la voiture, que le silence étouffant de la nature m’enveloppa comme la mort, je me précipitai dans la maison et pendant des heures je sanglotai éperdument, mêlant à mes larmes des cris de colère et de révolte que maman, épouvantée, ne réussissait pas à apaiser.

Lorsque, le soir, papa rentra seul de sa course, la lassitude m’avait calmée. D’une des fenêtres de la chambre où maman m’avait installée devant mes devoirs, je guettais le retour de la voiture. Tous mes cahiers étaient fermés et je ne sentais plus passer le temps. À mon chagrin se mêlait un désir si intense de comprendre que j’en ressentais une sorte d’apaisement passager. Je n’éprouvais plus ni crainte, ni timidité et j’attendais de pied ferme papa pour l’interroger. À tout prix, je voulais savoir pourquoi Lucien était parti.

Enfin le phaéton entra dans la cour. Je vis papa sauter à terre, jeter les rênes à Joseph et le rappeler pour lui faire quelque recommandation au sujet de la jument, tandis que maman, le visage inquiet, l’interrogeait. Ils me semblaient tous deux mécontents et contrariés. Ils montèrent ensemble les degrés du perron et, au bout d’un instant, j’entendis papa demander :

— Où est Isabelle ?

Presque aussitôt, il entra. Il me vit debout près de la fenêtre, et, vivement, vint à moi. Il prit ma tête entre ses mains, et me regarda tendrement sans rien dire. Moi, je demeurais immobile sans même penser à jeter mes bras autour de son cou ; j’avais un tourbillon dans l’esprit et un tel battement de cœur que, malgré la tension de ma volonté, je ne parvenais pas à prononcer une syllabe. Papa me dit enfin :

— Eh bien, fillette ? Mais sa voix me sembla avoir un timbre nouveau, étrange. Cette altération me saisit. Je le regardai, surprise, et sa figure aussi me parut différente de celle de tous les jours. Un instant j’hésitai, puis, brusquement, je me cramponnai à son cou et j’éclatai :

— Pourquoi est-ce que Lucien est parti ?

Il me caressait la figure des deux mains, sans répondre. Il n’avait pas pris cette fois son air fâché, mais il ne disait rien. Je répétai frémissante :

— Pourquoi est-ce qu’il est parti ? Pourquoi ?

Il répondit enfin :

— Voyons, Isabelle, mon enfant, il faut être raisonnable. Lucien était en âge de se choisir une destinée. C’est le sort des garçons de s’en aller. Toi-même tu n’es presque plus une enfant.

Je protestai énergiquement :

— Mais il n’avait pas envie de s’en aller, je le sais, moi.

Il cessa brusquement de me caresser et demanda :

— C’est lui qui te l’a dit ?

— Non.

C’était vrai. Il ne me l’avait jamais dit ; il ne m’avait même jamais permis de le supposer devant lui, et pourtant combien j’en étais sûre !

Je repris, résolue, audacieuse :

— Il ne me l’a jamais dit, mais je le sais quand même. Et je sais aussi pourquoi il est parti… Il est parti parce que… parce que…

— Parce que quoi ? Allons parle !

— Parce que vous, papa… vous ne l’aimiez pas !

Il prit une figure de marbre et resta longtemps silencieux. Enfin il murmura :

— Ce n’est pas toi qui as inventé cela. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai compris à qui il pensait à ce moment-là. Alors, je crus qu’il doutait de ma parole ; je ne savais pas ce que c’était que tromper ; je répétai, suffoquée :

— Je ne mens pas, moi. Lucien ne me l’a jamais dit !

Il murmura :

— Je ne parle pas de Lucien.

Puis il se tut, fit le tour de la chambre et revint à moi. Sa figure avait une expression presque aussi désolée que celle que j’avais vue le matin à Lucien. D’une voix basse, tremblante, il me dit :

— Jamais ta mère ne m’a parlé comme tu viens de le faire, Isabelle.

Je ne pouvais pas me souvenir de ma mère, je ne l’ai jamais connue, mais, à force d’en entendre parler dans ma toute première enfance, elle avait pris une place et une consistance dans mon esprit. Je me la figurais flottant invisible derrière le ciel bleu, vêtue de blanc et constamment préoccupée de ce que je faisais. Chaque fois que ma petite volonté d’enfant croisait la sienne, papa me disait d’un ton sérieux : « Tu oublies ta mère… tu vas la faire pleurer ».

Et ce mot avait toujours sur moi le même effet magique. L’image.de ma mère était gravée dans mon cœur au milieu d’une auréole de cheveux.d’or, comme celle du portrait. L’idée que je la faisais pleurer subjuguait sur-le-champ mes caprices les plus violents. Lorsque papa avait été particulièrement satisfait de moi, il me disait en me regardant avec un sourire un peu triste : « Comme tu ressembles à ta maman ! » Ces quelques mots étaient, à mes yeux, l’expression d’une louange suprême.

Son reproche inattendu me fit donc l’effet d’un soufflet d’autant plus cruel qu’il n’avait plus l’enveloppe enfantine où jusque-là papa avait enfermé ses réprimandes. Il me parlait comme à un être raisonnable avec lequel on peut discuter. Mais, moi, je ne possédais point d’argument plausible à faire valoir. Je n’avais rien de précis dans l’esprit, si ce n’est la certitude, qui ne m’a jamais quittée depuis, que Lucien était parti contre son gré.

Je restai un instant assommée, stupide de chagrin. Cette conviction qui m’écrasait le cœur, il fallait donc, sous peine de cesser de ressembler à maman, la taire, la cacher, l’enfouir dans le silence ! Je m’écriai enfin, suffoquée :

— Je veux faire comme maman…

Et en sanglotant, je me jetai dans les deux bras ouverts pour me recevoir.

Je me cramponnais à papa de toutes mes forces et je l’inondais de mes larmes. Avec des caresses, il essayait de me calmer. Il pressait ma tête brûlante contre sa joue, et dans une de ses mains il serrait les deux miennes, il les écrasait dans une étreinte étroite, mais il ne disait rien, pas un mot.

À la fin, il me prit la figure dans ses mains, me baisa le front à plusieurs reprises en murmurant à voix basse :

— Mon enfant !… mon enfant !… Puis il s’en alla. »

La jeune fille cacha brusquement son visage entre ses mains et elle se tut. Jacques murmura :

— Continuez, Isabelle, courage ! Je ferai le tour du monde, s’il le faut, pour vous rendre la paix, mais achevez.

Elle balbutia :

— Ah ! que vous êtes bon ! Comme cela me soulage de tout vous dire !

Et elle reprit :

« Quelques heures plus tard, la tempête se déchaînait. On m’avait apporté une lampe, mais mes cahiers étaient restés fermés. Longtemps, dans la solitude et l’inaction, j’écoutai hurler le vent à travers les arbres. Cela devenait toujours plus fort, toujours plus fort. Des morceaux d’ardoises arrachés au toit venaient heurter les vitres avec violence, des choses craquaient partout dehors et dedans, et de grands coups brusques secouaient les fenêtres dans leurs châssis. Et au lieu de diminuer, cela allait en augmentant à mesure que la nuit se faisait plus dense. L’épouvante m’envahissait peu à peu. Je me figurais les grosses vagues de la mer soulevées écumeuses et tourbillonnant avec rage autour du navire où était Lucien. Par moments, il me semblait qu’elles l’avaient pris et qu’elles l’engloutissaient avec fracas tout au fond de l’eau furieuse dans la nuit et le froid. À la fin, affolée par le bruit grandissant de cet affreux ouragan, je quittai en courant la chambre écartée où je me trouvais pour aller me réfugier auprès de papa. Un bruit de voix venait de la bibliothèque. J’ouvris la porte, mais le vent la repoussa brusquement contre moi et à l’intérieur j’entendis une fenêtre qui se fermait avec fracas. Au même instant papa disait : « À présent, Isabelle, tu peux entrer ». Il faisait tout à fait nuit dans la chambre et j’errais en tâtonnant au milieu de cette complète obscurité. Je ne voyais rien que le rectangle de la fenêtre coupant une éclaircie dans les épaisses ténèbres.

Papa me dirigeait :

— Ici, ici…

À la fin, je le découvris et tout de suite je me cramponnai à son cou, en balbutiant pleine d’anxiété :

— Ce vent… ce vent… Est-ce que Lucien…

Il me détacha de lui doucement et me dit :

— Ne t’inquiète pas ; il n’y a aucune raison de se tourmenter.

Je ne voyais pas distinctement son visage, mais je devinais au son de sa voix qu’il était agité et mécontent ; tout à coup il s’écria :

— C’est stupide de rester ici à écouter le vent ! Et pourquoi demeurer ainsi dans l’obscurité ?

Aussitôt maman sortit pour aller demander de la lumière. Dès que nous fûmes seuls, il me prit dans ses bras et, d’une voix tendre, il me dit :

— Isabelle, comme tu ressembles à ta maman !

La tête me tournait, j’avais les oreilles pleines de ce vent sifflant, qui déchirait l’air, et le cœur torturé d’angoisse. Pourtant ces paroles me donnèrent un peu de joie. Sans bien savoir ce que je disais, je demandai :

— À celle du portrait ?

Il répéta :

— Oui, à celle du portrait.

Je réfléchis un instant et j’ajoutai craintive :

— Est-ce qu’elle aurait eu peur du vent comme moi ?

Il demeura quelques secondes pensif, tandis que, haletante d’appréhension, j’attendais sa réponse comme un arrêt suprême. Il dit enfin, lentement :

— Je crois qu’elle aurait eu peur comme toi.

En ce moment Joseph entra, apportant de la lumière, et maman le suivit presque aussitôt. Nous restions tous les trois silencieux. Papa se promenait de long en large avec agitation sans nous regarder. Enfin, il s’arrêta près de la porte et s’écria :

— On étouffe dans cette chambre ; j’ai une chaleur à la tête !… Je vais faire un tour dehors.

Et comme maman essayait de l’en dissuader, alléguant le vent, il se fâcha :

— Qu’on ne me parle plus du vent aujourd’hui ! Voilà des heures que nous ne disons pas autre chose. On ne peut pas se débarrasser de ce garnement ! J’en ai assez pour aujourd’hui.

Et il s’en alla. »

Isabelle demeura quelques secondes rêveuse, puis elle reprit lentement :

« Quelques semaines plus tard, papa m’apporta la nouvelle que le bâtiment où se trouvait Lucien n’avait subi aucune avarie et qu’il avait atteint Marseille sain et sauf ; mais à la lettre adressée au voyageur à cette étape, à cette lettre où papa le sollicitait de renoncer à la carrière maritime si elle lui déplaisait et d’en choisir une selon son cœur, à cette lettre où le malheureux enfant apprenait qu’à partir de sa majorité le petit bien de son père lui revenait, aucune réponse ne fut faite. Toutes les démarches tentées depuis ont eu le même résultat, vous savez tout cela aussi bien que moi. Mais ce que vous ne pouviez pas deviner, c’est la raison pour laquelle ce souci m’a ainsi rongée, jour après jour, pendant tout ce temps. Vous avez cru à un chagrin d’enfant, trop tenace, dû à une sorte d’obstination maladive, mais ce n’était pas cela… »

Elle poursuivit après un court silence :

« Chaque fois que papa essaie de m’égayer, il y a quelque chose en moi, tout au fond, qui se dresse et qui proteste. Cela me fait un mal aigu et j’ai envie de crier : Oh ! non, non ! Mais, avant que je parle, il me devine ; il s’en va, et moi, au lieu de le rappeler, je le laisse s’en aller. Je le laisse s’en aller et je ne puis autrement. Tandis qu’il s’éloigne avec tristesse, devant mes yeux tous les tableaux du passé passent et repassent incessamment. C’est d’abord Lucien tout petit, vivant sa vie solitaire, enfermé dans une enceinte de mystère que ma curiosité inquiète s’efforce en vain de franchir ; puis c’est encore lui, mais après la maladie, mêlant son existence à la mienne, m’initiant aux intérêts passionnés de son intelligence ; puis enfin, je le revois au pied du gros lilas avec sa figure blême et ses traits bouleversés. Tant que j’aurai ces images devant les yeux, comment faut-il faire pour rire et m’étourdir ? Je ne peux pas. Mais songez-y donc : des aptitudes spéciales, un goût décidé, une carrière définie, et tout cela sacrifié brutalement… Pourquoi ?… Pour rien ! »

Elle se tut une seconde et continua rapidement :

« A partir de la disparition de Lucien, papa devint tous les jours plus doux et plus tolérant vis-à-vis de moi. Il ne me contrariait jamais, au contraire il essayait plutôt de réveiller les caprices violents que jusque-là il avait combattus en moi avec sévérité, mais sa bonté, sa patience, sa sollicitude n’avaient d’autre effet que de me troubler davantage. Je ne comprenais pas pourquoi une si entière liberté m’était laissée, tandis qu’un autre avait été injustement brisé. Les tolérances dont j’étais l’objet, au lieu de. me toucher, soulevaient davantage le ferment de révolte caché au fond de mon cœur. Plus papa m’accablait de prévenances et de bonté, plus je devenais insensible et contrainte.

Un seul désir me possédait, ardent : parler avec quelqu’un du passé. Avec papa j’osais de moins en moins à mesure que toute espérance de retrouver les traces perdues s’enfonçait dans la nuit, et ce silence achevait d’élever la barrière qui nous sépare. Quand je vois ses yeux tristes fixés sur moi avec obstination, je me dis : « Il y pense ». Et moi aussi j’y pense, et je souffre, sans parvenir à briser l’esclavage qui m’enchaîne loin de lui.

Que de fois j’ai pleuré devant le portrait de maman en lui demandant de m’aider ! Quelquefois il me semble que son œil devient sévère et qu’elle me blâme ; d’autres fois elle paraît sourire avec une pitié qui me comprend, mais le plus souvent, tout à fait indifférente, elle a l’air de penser à autre chose que je ne sais pas, oui, comme si elle me disait : « Tout cela n’est rien… rien ».

Un jour, au retour d’une longue promenade en voiture avec papa, pleine de mon chagrin contenu et possédée de l’irrésistible désir de le partager avec quelqu’un, je courus à l’image toujours muette et immobile, mais qui m’accueillait pourtant de façons si différentes, et je l’interrogeai tout haut :

— Maman… maman ?…

Aussitôt une voix un peu étouffée murmura tout près de moi :

— Isabelle, mon enfant, qu’est-ce qu’il y a ? Qu’avez-vous ?

Dans l’angle de la fenêtre, cachée par les plis de la lourde draperie rouge, j’aperçus ma seconde maman.

Elle était assise là, immobile, et elle pleurait. Hâtivement elle avait essuyé son visage, mais ses yeux rougis étaient restés pleins de larmes. Je courus à elle :

— Pourquoi pleurez-vous ?

J’attendais sa réponse, le cœur battant. J’étais si sûre, oh ! si sûre qu’elle allait me dire : « Je pense à Lucien. » Je l’embrassais et moi aussi, je pleurais, je pleurais.

Enfin, elle murmura :

— Je suis un peu nerveuse, aujourd’hui, ce n’est rien. Mais vous, Isabelle, qu’est-ce que vous avez ?

Elle ajouta d’un ton bas :

— Ne venez-vous pas de faire une belle promenade avec votre père ? Ce fut la première fois que je devinai quelque chose de sa souffrance ; vaguement, très vaguement, comme on aperçoit dans l’épais brouillard la ligne confuse des formes lointaines. La seule chose que je saisis clairement, c’est que cette promenade qui avait été pour moi si longue, elle me l’enviait. Je dis enfin :

— Depuis que Lucien est parti, je n’aime plus à m’en aller. Je veux rester à la maison avec vous.

Elle répliqua :

— Il faut faire ce que votre père veut. Moi, j’ai des occupations à la maison, je n’ai pas le temps de sortir tous les jours.

Il y eut un petit silence, puis je repris :

— Je ne peux pas comprendre pourquoi Lucien n’écrit pas. Et vous ?

Elle me regarda rêveuse, et me dit :

— Non, je ne sais pas.

Ce jour-là, elle n’ajouta rien. Sa pensée était ailleurs, elle ne parvenait pas à s’arracher à sa propre préoccupation, mais plus tard, quand elle eut recouvré plus de calme, je l’ai toujours trouvée prête à m’écouter et à me répondre. Sans elle mon fardeau eût été trop lourd. Elle ne partageait pas directement mon inquiétude ; son attention était trop possédée par autre chose. Quelquefois pourtant, elle m’a dit :

— Pourquoi est-ce que je l’ai permis ? Ah ! si seulement je ne l’avais pas permis !

Dans ces moments-là, fugitifs comme l’éclair, elle est mordue par le même regret que moi, mais cela ne dure pas. Ce regret même la conduit à d’autres pensées, qu’elle cache, mais que je devine, et alors toutes les deux nous nous taisons.

Ainsi le temps a passé lentement ; six longues années, jour après jour, se sont écoulées. Et maintenant, vous savez tout ce qui a rempli mes pensées pendant cet espace de vie ; je ne vous ai rien, rien caché. »

Le jeune homme murmura sourdement :

— Vous avez bien fait de tout me dire.

Après un court silence, il ajouta :

— Allons-nous en maintenant, Isabelle. Voici la nuit qui vient.

Ils longèrent un moment sans parler la marge sèche que la mer n’avait pas encore atteinte. Le même vent léger et égal soufflait, et les vagues roulantes qui venaient de très loin en s’amassant crevaient près du bord avec fracas. Jusqu’à l’horizon, la grande masse d’eau se soulevait, agitée, inquiète. Isabelle demanda enfin :

— Pourquoi ne dites-vous rien ?

— Je pense, je réfléchis. Je partirai demain. J’irai d’abord à Paris consulter son oncle. Ensuite, je verrai.

Isabelle répéta :

— Demain, déjà demain ?

Et elle ajouta :

— Ah ! que j’ai bien fait de tout vous dire !

En même temps, très légèrement, elle pesa sur le bras où s’appuyait sa main.

Jacques se pencha pour la regarder et ses yeux rencontrèrent deux prunelles affectueuses, humides. Les deux regards se mêlèrent, se fondirent.

Autour d’eux, tout était silencieux, plein d’ombre. La coquette petite plage, naguère pleine de bruit, de couleur, de rire, n’était plus qu’un désert triste et muet. Jacques murmura d’un ton altéré :

— Oui, vous avez bien fait de tout me dire, Isabelle.

Et dans l’obscurité presque complète qui les enveloppait, il l’attira contre lui et lui demanda à demi-voix :

— Dites-le-moi encore une fois, êtes-vous sûre que vous ne vous trompez pas ? Aujourd’hui, il me semble que je suis si vieux pour vous.

Elle dit simplement :

— Depuis des années je savais que ce moment viendrait.

Et comme Jacques la pressait plus étroitetement contre lui, elle céda sans résistance. Son chapeau blanc, un peu rejeté en arrière, laissait à découvert le visage fin que l’excitation du long récit avait nuancé de rose. Une irrésistible impulsion s’empara du jeune homme. Il se pencha, le cœur troublé, avide, et pour la première fois ses lèvres cherchèrent celles d’Isabelle. Un instant, il la retint captive sous cette caresse imprévue, un peu brutale, puis il la lâcha.

Jusqu’à l’entrée du petit bourg, ni l’un ni l’autre ne prononça plus une syllabe. Jacques balbutia enfin :

— Autrefois, Isabelle, j’aurais peut-être pu vivre à côté de vous sans songer à être autre chose qu’un frère aîné ou, si vous voulez, une sorte d’oncle d’adoption, dévoué, sans prétention, mais maintenant je ne puis plus accepter cette idée. Ce qui m’a été une fois donné, je ne pourrais plus le rendre.

Isabelle avait repris sa pâleur ordinaire. Elle sourit très légèrement, mais elle ne répondit rien.

Quelques minutes plus tard, ils entraient dans la villa où cette veille de départ bouleversait toutes les habitudes quotidiennes. Un va-et-vient affairé remplissait de bruit la tranquille demeure que l’ombre d’un petit jardin séparait de la route.

Isabelle monta directement chez elle, tandis que Jacques allait à la recherche de Philippe. En franchissant la grille, il l’avait aperçu sur un banc du jardinet et tout de suite il vint s’asseoir à côté de lui. Un instant il battit le gravier de sa canne, puis il dit précipitamment :

— Isabelle m’a parlé ouvertement du passé aujourd’hui, Philippe. Elle m’a raconté, jour après jour, l’histoire de sa longue inquiétude. Il n’y a qu’une chose à faire. Il faut à tout prix arriver à une certitude.

Philippe se récria :

— Comme tu dis cela ! À t’entendre, on croirait qu’il n’y a qu’à parler !… Ah ! s’il suffisait de vouloir et de parler, il y a longtemps que ce serait fait.

Jacques poursuivit :

— Ce fantôme entre nous, je ne pourrais pas le supporter. Isabelle n’a qu’un seul désir aujourd’hui, une seule pensée, une passion unique : effacer le souvenir qui se dresse entre elle et toi.

Il resta un moment rêveur, avec un pli profond entre ses sourcils châtains, puis il reprit :

— Aujourd’hui, elle ne se connaît pas elle-même, comprends-tu ?

Et sans laisser à Philippe le temps de placer un mot, il continua :

— Tu n’as jamais pensé à aller à Paris ?

— Non. J’ai écrit à M. Roche au moment du départ de Lucien pour le consulter à ce sujet. Il n’a soulevé aucune objection. Je lui ai écrit une seconde fois pour l’avertir de la disparition de ce garçon, mais il n’a pas même pris la peine de me répondre. Dans quelques jours je lui enverrai les comptes de tutelle. Lucien est désormais majeur, et je ne veux pas garder le dépôt de cet argent un jour de plus qu’il n’est absolument nécessaire.

Il ajouta, nerveux :

— Toutes mes recherches se sont tournées du côté de l’étranger. Tu oublies qu’il était sur mer.

Jacques continua :

— Je partirai demain pour Paris. J’irai d’abord voir ce M. Roche. Ensuite, je ne sais pas.

Il ajouta au bout d’un instant :

— Jusque-là, Philippe, personne ne peut savoir ce que sera l’avenir.

En ce moment, sur le seuil de la maison, la silhouette mince et délicate de Germaine parut. Hésitante, elle y demeura un instant, l’air perplexe, regardant avec inquiétude les arbres au feuillage luisant frissonner sous le passage de la brise. Tout à coup, elle aperçut les deux hommes tout près d’elle, et elle se retira vivement.

L’œil sombre de Philippe avait suivi tous ses mouvements avec attention. Quand elle eut disparu, il éclata, amer :

— Si, un jour maudit, j’avais su résister au plus stupide des entraînements, rien de ce qui s’est passé ne serait arrivé, et aujourd’hui…

Jacques l’interrompit froidement :

— Non, Philippe, je ne peux pas te laisser continuer. Moins que personne tu aurais le droit t’accuser ta femme, si même ce que tu prétends aujourd’hui était vrai, mais ce n’est pas vrai, ce n’est pas ta femme qui a amené ce malheur dans ta maison.

— Alors c’est moi, n’est-ce pas ? Tu le penses, comme Isabelle. Dis-le seulement tout haut, toi. C’est moi qui ai attiré ce garçon dans ma maison, n’est-ce pas ? C’est moi qui ai fait des promesses à un mourant ? C’est moi qui ai enveloppé cet enfant de faux semblants d’affection et ensuite qui n’ai pas eu le courage de plaider en sa faveur, de dire quand il en était temps un seul mot juste et décisif qui m’aurait arrêté ? C’est moi qui lui ai caché les perspectives de son avenir ? Est-ce que je m’en souvenais, moi ? Mais, elle s’en souvenait, elle ! Est-ce qu’à l’aide de quelques syllabes, elle n’aurait pas pu éveiller ma mémoire ? Mais non, elle a préféré s’accrocher à une parole dite en l’air afin de donner à mon action l’apparence d’une infamie. Et Isabelle la suit partout comme son ombre, et, toi aussi, elle finira par t’entortiller dans je ne sais quelles intrigues ténébreuses, jusqu’à ce que le vide et le désert règnent autour de moi. Et tout cela pourquoi ? Parce que je ne l’aime plus, tandis qu’elle…

Il eut un geste d’impatience et il se tut.

— Et pourtant, Philippe, insista Jacques du même ton froid, je te répète que ce n’est pas ta femme qui a fait partir cet enfant. Elle aurait une excuse, elle, d’ailleurs ; tes plus légers désirs faisaient sa loi ; mais toi, tu n’en as aucune. Sans même te donner la peine de l’analyser, tu as suivi une impulsion mauvaise, et ce n’est qu’après coup que tu as découvert les secrets et vains mobiles auxquels tu obéissais aveuglément. Et aujourd’hui que cet acte inconsidéré a amené des conséquences imprévues, tu te débarrasses de ta responsabilité sur cette femme qui est un jouet entre tes mains. Tu dis : « C’est elle… c’est elle… » mais ce n’est pas vrai, ce n’est pas elle… c’est toi !

Philippe garda le silence. Son visage sanguin s’était lentement décoloré. Il regardait la terre sans dire un mot.

Jacques reprit hâtivement :

— Ecoute encore ceci. Sans la présence de Germaine, le chagrin qui a rongé les plus belles années de ta fille aurait pu avoir des conséquences telles que rien au monde, pas même le retour de Lucien, si nous parvenons à le retrouver, n’aurait pu les atténuer. Grâce à la présence, à côté d’elle, d’une amie avec qui son cœur trop plein pouvait s’ouvrir librement, Isabelle, si nous lui apportons demain la certitude que Lucien a trouvé une destinée selon ses goûts, que ses anciennes ambitions ont été remplacées par d’autres, qu’il est satisfait de son sort, en un mot, si nous lui apportons cette certitude-là, eh bien, il se peut qu’Isabelle efface elle-même, d’une main joyeuse, jusqu’à la trace de ses cruels souvenirs. Si ce bonheur arrive, c’est à ta femme que nous le devrons, à elle seule.

— Mais ses motifs, protesta Philippe vivement, tu les comptes donc pour rien ? Elle m’enlève Isabelle. Depuis des années elle la détache de moi tous les jours davantage. C’est comme une corde qui s’allonge, s’allonge. Sans toi, bientôt je n’aurais plus osé l’embrasser ; elle me devenait tellement étrangère que moi, son père, j’avais, en l’abordant, la timidité d’un écolier. Depuis que je te l’ai donnée, elle me revient. Je la sens souffrir, comme moi, de cette cruelle séparation. Comment faut-il faire pour ne pas comparer deux influences si différentes, la tienne et l’autre ?

— C’est que moi, dit Jacques après une seconde de réflexion, depuis que nous nous connaissons, tu m’as traité comme un frère. Tu m’as toujours montré le même visage et les mêmes sentiments. Je ne t’ai pas vu tout à coup renier tes anciennes protestations. Mais elle, après l’avoir brûlée au feu de ta passion, tu l’as dédaignée par satiété. Une femme honnête ne peut pas supporter, sans révolte, une pareille insulte. Tu l’as soumise à un supplice au-dessus de ses forces. Dès qu’Isabelle a eu l’âge de comprendre ce qui se passait à côté d’elle, cette souffrance muette l’a attirée mystérieusement. Ce qui est arrivé devait arriver, et aujourd’hui, quelle que soit la cause occulte qui a conduit les événements, c’est à Germaine que nous devons la tranquillité relative d’Isabelle… C’est le médecin qui te parle en ce moment. Comprends-tu cela ?

— Non, balbutia Philippe, que veux-tu dire ? — Ceci : qu’Isabelle aurait pu, en renfermant en elle-même, à un âge délicat, la violence de son chagrin et de sa révolte, devenir la proie de troubles nerveux si graves que toute sa vie à venir en aurait été compromise. Cela, c’est un fait, un fait brutal qu’il n’y a pas moyen d’envisager sous deux angles différents. Quels que soient les motifs que tu puisses prêter à Germaine, les conséquences de sa conduite sont claires et nettes. Et maintenant, c’est à toi de tirer les conclusions que tu voudras. Ne parlons plus de cela aujourd’hui, Philippe.

La nuit était tout à fait venue ; un ciel brumeux s’étendait triste et lourd au-dessus de leurs têtes et le bruissement des feuilles continuait, monotone, sous le passage régulier du vent.

Dans la maison, derrière les vitres éclairées, des ombres passaient rapides et fuyantes. On les voyait glisser sans bruit, aller, venir et disparaître, et parmi elles la mince silhouette de Germaine s’apercevait à tout moment.

Enfin, comme si tout à coup la lassitude la terrassait au milieu de sa fiévreuse activité, elle se détacha du groupe des domestiques et elle vint s’appuyer de tout son poids au carré lumineux de la porte vitrée.

Philippe la regarda avec attention. Très loin, au fond de ses souvenirs, il la revoyait dans son grand deuil de veuve, si fraîche, si éclatante de jeunesse au milieu du noir sévère des crêpes.

Dans ce temps-là, une autre expression animait ce visage délicat… Une expression de joie qu’il avait adorée jusqu’à la frénésie. Puis tout cela s’était éteint sans qu’il sût pourquoi. Oui, cela était mort tout doucement, sans raison. Lorsqu’il avait cherché en Lucien la cause de l’irritation insupportable que chacun des mots, des gestes, des actes de sa femme éveillait en lui, à ce moment-là déjà il avait cessé de l’aimer depuis longtemps.

Il se détourna tristement de cette vision du passé et il dit, les yeux baissés :

— Il y a des sentiments qui meurent comme ils sont.venus, sans qu’on sache pourquoi, des défaites du cœur que rien n’explique, des passions épuisées qui s’en vont d’elles-mêmes pour toujours. Il faut les laisser s’en aller. Elle n’a jamais pu comprendre cela : il faut les laisser s’en aller et les remplacer, à temps, par autre chose. Cette réserve de l’avenir, elle n’a pas su la créer, et aujourd’hui il n’y a rien. Rien que le vide et l’ennui !

Il réfléchit quelques secondes et continua :

— Tant qu’elle a eu sous les yeux cet enfant, à cause de je ne sais quel fétichisme attaché à cette présence, elle donnait, par-ci par-là, des signes d’inquiétude ou de désapprobation ; dès qu’il a disparu, elle n’a plus senti qu’une chose, la délivrance de cet obstacle qu’elle croyait être le seul entre nous. Explique cela comme tu le pourras, mais cette indifférence pour ce garçon, que moi-même j’ai presque chassé de chez moi, me la faisait parfois haïr ; oui, il y a eu des moments où elle m’a fait horreur. Et elle… ce qu’elle aurait voulu…

Il s’interrompit et ajouta avec impatience :

— On ne rallume pas un foyer où il n’y a plus que des cendres. C’est inutile de le tenter. Jamais je ne pourrai plus l’aimer comme elle le voudrait.

Jacques ne répondit rien. Il lui était impossible de continuer plus longtemps un entretien où ses propres préoccupations n’avaient point de place. Il avait fait tout ce qu’il avait pu pour ouvrir les yeux de Philippe et améliorer le sort de Germaine, tandis que le récit confiant d’Isabelle, avec sa candide clarté de détails, le poursuivait lui-même comme une souffrance sourde et continue. Il se leva et Philippe l’imita. Au-dessus de leurs têtes, les arbres élancés, au feuillage frissonnant, bruissaient sous le vent, et la fenêtre d’Isabelle venait de s’éclairer.



VIII


Le lendemain, Jacques roulait du côté de Paris. Comme si la hâte fébrile d’Isabelle l’avait saisi à son tour, il n’était rentré chez lui que pour embrasser en courant sa mère et il avait pris le premier rapide nocturne. Il ne songeait pas à dormir. Trop de pensées l’obsédaient. Au bruit des roues qui lui remplissait les oreilles, il repassait mot à mot le récit d’Isabelle et il arrivait toujours à la même conclusion. Ce qu’il fallait, pour rendre le calme à cet esprit tourmenté, c’était une certitude. Devant le fait accompli, quel qu’il fût, Isabelle pourrait, selon les cas, avoir une secousse, mais, peu à peu, elle se tranquilliserait. Ses sentiments violents, exaspérés par le doute, redeviendraient ceux d’un enfant, c’est-à-dire faits de cette matière légère que les passions d’un autre âge chassent comme une poussière de fleur morte. Jamais aussi bien qu’en écoutant l’ardent réquisitoire de la jeune fille, il n’avait senti à quel point elle était désormais indispensable à sa vie.

Dès qu’une première lueur d’aube pénétra dans le coupé où il se trouvait seul, il abaissa la glace et regarda fuir le paysage sous le crépuscule froid du matin. Des champs, des prairies, des hameaux, à peine entrevus, glissaient comme de fuyants tableaux tristes et incolores, mais, quand enfin le soleil parut, l’or des blés coupés et le vert intense des prés sortirent de l’ombre, le monde terne s’égaya de couleurs fraîches et vives, et les inquiétudes qui avaient peuplé l’insomnie de Jacques se dissipèrent en partie à la perspective d’un nouveau jour radieux. Jusqu’à ce que le train sifflant entrât en gare, un engourdissement fugitif l’enveloppa de bien-être, mais à peine eut-il posé le pied sur le quai, encombré et bruyant, que le malaise de la nuit le ressaisit à l’improviste et, tout de suite, le vacarme des rues, auquel il n’était plus habitué, le tapage assourdissant des voitures, ce va-et-vient de fourmilière où il n’avait plus ni place, ni besogne, ni intérêt, l’excédèrent. Au lieu de le distraire de ses pensées, la mise en scène excitante et capiteuse de la grande ville semblait en accentuer l’amertume. Le gai soleil versant sur la vivante cité des torrents de lumière, où la poussière flottait comme une vapeur d’or, l’animation des grandes artères, malgré l’heure encore matinale, le luxe des étalages avec leur profusion fastueuse, tout cela n’était à ses yeux qu’une fantasmagorie irritante qui excitait davantage son désir de s’en retourner là-bas, dans le coin de terre silencieux où Isabelle l’attendait.

Dès qu’il put le faire sans inconvenance, il se rendit chez l’oncle de Lucien. À tort ou à raison, avant de recommencer les démarches faites à l’étranger par Philippe, il avait cru sage de consulter le seul parent connu du jeune homme, et tandis qu’il roulait du côté de son bureau d’affaires, il se demandait, pour la première fois, quelle sorte d’homme pouvait être ce personnage muet, à qui la dernière communication de Philippe, si grave pourtant, n’avait pas même arraché un mot.

Une demi-heure plus tard, il gravissait des escaliers de marbre revêtus d’un tapis turc moelleux et cossu, et on l’introduisait dans une salle d’attente où l’impression qu’il avait eue en pénétrant dans cette maison claire et spacieuse se fortifia. C’était plus que l’aisance, c’était la richesse, l’abondance, l’habitude d’une libre dépense qui avaient présidé au choix et à l’arrangement de cette installation somptueuse.

Puisqu’il jouissait d’une si brillante situation financière, pourquoi l’oncle de Lucien avait-il refusé, autrefois, de s’occuper de son neveu ? Il avait allégué ses propres fils à pourvoir d’abord, mais, dans des affaires montées sur ce pied, il y a place pour tant de travailleurs différents !

Au milieu de ce luxe pesant, dans cette chambre sans air où l’on n’entendait que le roulement assourdi et lointain des véhicules, tout de suite Jacques étouffa. Il alla soulever l’épaisse tenture qui voilait la fenêtre et, coupé par l’angle des toits, un carré de ciel bleu parut. Tout en bas, comme au fond d’une citerne, une cour sans soleil et sans vie dormait. Il pensa aux grands horizons libres, aux vastes étendues dorées des champs, à la pure atmosphère des campagnes qui remplit de vie les poumons, et le luxe des grandes villes avec son envers étroit lui sembla mesquin et peu digne d’envie. À son oreille, à travers la rumeur incessante des rues, il entendait distinctement la voix d’Isabelle, la voix affectueuse, aux tons bas, murmurer : «  Demain… demain déjà ? » C’est alors qu’il l’avait serrée contre son cœur, non comme une fiancée candide et chérie, mais comme la femme passionnément aimée que rien ne pourrait plus lui arracher. Avoir Isabelle toute à lui, loin de ce vacarme étourdissant, dans le pays où elle avait grandi sous ses yeux en cachant, au fond de son cœur, d’enfant, un chagrin muet et obstiné, là était désormais le but de tous ses efforts, de toutes ses pensées et de tous ses désirs.

Il était si absorbé dans sa méditation que, lorsqu’on vint enfin le chercher de la part de M. Roche, il tressaillit comme au réveil trop brusque d’un rêve heureux.

À l’entrée de son visiteur, M. Roche, penché sur un registre, acheva tranquillement l’inscription commencée, montrant le sommet luisant d’un crâne dégarni, puis il ferma l’énorme bouquin et releva la tête. Ses yeux pâles et ronds avaient, derrière l’éclat du binocle, un regard fixe qui s’immobilisa aussitôt sur le visage inconnu et, au geste bref indiquant un fauteuil, au « Monsieur ? » sec jeté en forme de question, Jacques saisit l’impatience de l’homme préoccupé de la valeur du temps. Il dit vivement :

— Je ne vous dérangerai pas longtemps, monsieur, je n’ai que quelques mots à vous dire et les voici. Je suis l’ami de M. du Plex, chez qui votre neveu a séjourné autrefois.

— M. du Plex ? ah ! oui… parfaitement… parfaitement.

— Vous avez été instruit dans le temps du départ de ce jeune homme et de son extraordinaire disparition. Depuis six ans, malgré d’actives, d’infatigables recherches, il a été impossible de retrouver ses traces et…

— Les traces de Lucien ? se récria M. Roche en montrant brusquement, sous l’épaisse moustache rousse, une double rangée de dents trop parfaites, mais, mon cher monsieur, voilà six ans qu’il est ici, Lucien ! Où diable voulez-vous donc qu’il soit ?

Jacques demeura quelques secondes silencieux. Il n’avait pas un instant envisagé l’éventualité de trouver Lucien en chair et en os établi chez son oncle. Ce brusque éclaircissement de l’obscurité planant comme un ciel d’orage sur l’intérieur de Philippe le prenait par surprise. Cela le jetait dans une confusion d’idées qu’il n’avait pas prévue. Il murmura enfin lentement :

— Il est ici, en vérité ?

— Parbleu ! Où diable voulez-vous donc qu’il soit ? Après avoir satisfait sa sotte fantaisie d’aller courir les aventures, il en a eu assez au bout de huit jours. À la première étape, il a décampé sans dire gare et il m’est arrivé ici un beau matin sans un fil ni un sou. C’est le cas de dire que les rats savent où se trouve le grain sans qu’on le leur apprenne, pas vrai ?

— Mais alors, monsieur, ayez l’obligeance de m’expliquer pourquoi la lettre que M. du Plex vous a adressée à son sujet est restée sans réponse.

Sur la physionomie lourde de M. Roche une surprise sincère se peignit :

— Vous devez faire erreur, monsieur ; dans ma maison il est fait droit à toutes les demandes, même à celles d’intérêt privé. M. du Plex a dû’recevoir en son temps une réponse à sa lettre.

Il s’interrompit une seconde et continua :

— À moins que… ma foi oui, ce serait possible après tout… à moins que Lucien ait négligé de lui envoyer cette réponse. Rien ne m’étonne de la part de ce garçon. Il n’a pas pour un sou de sens pratique dans la cervelle. Je lui ai moi-même remis la lettre de M.du Plex, en le chargeant d’y répondre sur-le-champ. C’était bien le moins qu’il se débrouillât tout seul après s’être volontairement jeté dans des embarras stupides, car, enfin, pourquoi diable ne restait-il pas là où il était ? Il est l’exacte reproduction de son père, ce type-là, et je m’en doutais avant de l’avoir vu. Pas pour un liard de sens pratique.

Il ôta son binocle, l’essuya longuement sans lever les yeux, le remit, et poursuivit comme s’il continuait un monologue intérieur ou répondait aux objections d’un interlocuteur invisible :

— Des étude… des études !… Où est-ce que ça mène aujourd’hui ? À crever de faim et à compter sur les autres ; voilà où ça mène. Moi, j’ai dit à Lucien : « C’est bon, je te donnerai de l’ouvrage puisque te voilà ; mais quant à te laisser moisir sur tes herbes sèches comme ton père, ma foi, non ! Du solide, des chiffres et puis des chiffres. Si cela te va, c’est bon. Sinon, je t’aiderai à retourner là-bas et tu t’arrangeras avec M. du Plex comme tu voudras ».

Il a mieux aimé rester ; il est resté. Voilà.. Il ajouta en martelant le bord d’acajou de son bureau de petits coups d’ongles impatients :

— Un garçon sans goût pour rien. Gagner de l’argent ! Pst ! Il s’en soucie autant que de ça !

Il fit claquer bruyamment le pouce et l’index et continua :

— Il ne sait pas même jouir de sa jeunesse pendant qu’elle dure. Quand elle est finie… cours après ! Moi, je me défie de ces garçons trop sages. Ça cache quelque chose.

Jacques dit avec effort :

— Son père lui a légué une passion que la vie ne lui a pas permis de satisfaire. Voilà probablement ce qu’il cache.

— Un legs ! Vous me faites rire avec votre legs. Fameux votre legs, vrai ! S’échiner toute une vie à respirer du foin sec et en arriver là ! Il faut que vous sachiez, monsieur, que mon frère a eu le même héritage que moi pour commencer la vie, de quoi partir doucement. Jusqu’à son second mariage, cela ne marchait pas trop mal. Il avait une place de professeur. Il s’était même distingué dans sa partie, à ce qu’on me disait. Mais, moi, je me défiais ; je disais à ma femme : « Attendons la fin ». Un beau jour, il m’annonce qu’il s’est remarié et qu’il vient en passant nous montrer sa nouvelle acquisition. Une brunette à dents blanches, avec deux lèvres rouges et gourmandes. Elle ne me plut pas, cette petite-là. À côté de mon frère, elle avait l’air d’une personne qui vient de conclure une bonne affaire ; ils ne se rapprochaient pas plus l’un de l’autre que si la mer était entre eux. À partir de ce moment-là, tout périclita chez eux. Ce fut d’abord le petit qui fut malade et resta longtemps chétif, puis mon frère commença à décliner. Il dut prendre des congés de plus en plus souvent et un beau jour, crac, il passa le détroit sans dire gare. Voilà.

Il enleva son binocle d’un geste vif, le posa sur la table et attacha sur Jacques deux yeux ronds, éteints de myopie. Sa hâte d’en finir avait tout à fait disparu. Il éprouvait à raconter les vicissitudes de son frère une joie, un triomphe évidents. Il reprit :

— Ce n’est pas pour rien que je me défiais. Cette petite femme brune a dû tout dévorer avec ses dents blanches et ses deux lèvres gourmandes ; Lucien n’a pas eu un sou à la mort de son père. Moi, soupçonnant ce qui se passait, quand j’ai su qu’au bout d’un an, à peine, elle s’était remariée et qu’elle voulait gentiment me doter de l’enfant, j’ai dit : « Pas de ça ; tu l’as, garde-le, ce n’est que juste. Plus tard, s’il ne ressemble pas trop à son père, on verra ». Un jour le garçon me tombe des nuages. Que faire ? Je ne pouvais pas le jeter dans la rue. Jamais ma femme ne me l’aurait permis. Aujourd’hui, elle le dorlote presque plus que ses propres fils. C’est qu’aussi, il est presque toujours à la maison, tandis que les autres on ne les y voit guère. Le travail fini, ça s’amuse, que diable ! À leur âge, moi, je devais bûcher tout le jour, je n’avais pas le temps, mais ce n’est pas l’envie qui me manquait. Sapristi, non !

À plusieurs reprises il se frappa le genou du plat de la main et son visage épais s’épanouit d’un rire silencieux.

Jacques se leva.

— Il y a un point où vous vous trompez absolument, monsieur, dit-il glacé. Le père de Lucien ne l’a pas jeté à la misère comme vous le croyez. Il a fait un testament en bonne forme, où, au cas d’un second mariage de sa femme, il laissait la totalité de sa fortune à son fils à l’époque de sa majorité. Cette époque est arrivée et c’est pour en conférer avec vous que, croyant Lucien introuvable, je suis ici.

D’un mouvement brusque M. Roche replaça son binocle sur son nez, et derrière l’éclat du verre le regard reprit son immobilité tandis que les lèvres murmuraient :

— Bah… bah… et cet imbécile de Lucien qui m’affirmait le contraire !

À son tour, il se leva ; les deux hommes se dévisagèrent. Il y avait entre eux une telle distance d’âme que Jacques réfléchissait, indécis. Jamais cet homme, resté si vulgaire d’instincts au milieu de son luxe, ne pourrait croire à l’indifférence de Philippe au sujet de l’héritage de Lucien. Il ne comprendrait rien à l’irritation injuste, mais réelle, de Philippe en face de l’hôte innocent jeté par le sort entre Germaine et lui. Non, jamais il n’accepterait la vérité telle qu’elle était, c’est-à-dire l’oubli de Philippe, l’oubli absolu de cette question d’argent, tandis que sa passion d’un jour se débattait pour ne pas mourir. Il dit enfin :

— Autrefois, dans une maladie assez grave, j’ai soigné Lucien. Peut-être se souviendra-t-il de moi. Puiqu’il est ici, permettez-moi de le voir.

Un sourire ironique écarta les lèvres charnues de M. Roche, et les deux rangées de dents artificielles s’étalèrent un moment, méchantes :

— Lucien est absent pour quelques jours ; mais, si ce que vous dites est exact, il est temps de l’avertir, en effet… il est plus que temps… en effet…

— Vous ignorez, protesta Jacques froidement, que pour retrouver ce jeune homme M. du Plex a dépensé des sommes considérables, que sa disparition a empoisonné sa vie et celle de sa famille pendant toutes ces années, tandis qu’il était ici et qu’un mot de vous aurait suffi à le rassurer.

— Eh bien, soit ! À la bonne heure ! N’en parlons plus. Mais aussi pourquoi diable ce garçon, qui n’avait encore à s’acquitter d’aucun travail régulier, n’a-t-il pas répondu comme je le lui disais ? C’était son affaire, pas la mienne !

Les mains dans les poches, il arpenta une ou deux fois la chambre sans rien dire, puis il s’arrêta brusquement :

— On ne se fait presque pas scrupule de se ficher d’un garçon comme celui-là, je le sais. C’est son père trait pour trait. Quand j’étais petit, ce que je m’amusais à le faire aller, son père, bien qu’il fût mon aîné de plusieurs années ! Je lui faisais avaler des histoires, mais des histoires, rien ne l’étonnait.

Il ajouta sans reprendre haleine :

— C’est bon… n’en parlons plus. Dès que Lucien sera de retour, je vous l’enverrai làbas. Tout ça, c’est son affaire, pas la mienne. Si soit premier mot n’est pas pour ses plantes sèches, je veux bien être pendu. Il n’en a pas encore démordu, de cette idée. Elle lui tenait au cœur comme une griffe de fer. Eh bien, c’est bon, qu’il fasse ce qu’il veut, ça m’est égal, mais qu’il ne vienne pas une seconde fois se mettre à la crèche ici quand il aura tout mangé ! Ah, pour ça, par exemple, non !

Jacques prit brusquement congé. Il se retrouva dans la rue au milieu du bruit et du monde. Un écœurement l’accompagnait. Il marchait droit devant lui, talonné par le dégoût, mais peu à peu le fait précis qui seul l’intéressait reprit le dessus. Il songea que, dans peu de jours, les souvenirs puissants d’Isabelle redeviendraient de la vie, et les dents serrées, il murmura :

— Elle est à moi !

Il marcha longtemps au hasard, absorbé par ses pensées, et peu à peu la nuit descendait. La circulation sur les boulevards encombrés et tapageurs devenait de plus en plus difficile. Impatienté du frôlement de cette cohue étrangère où son trouble intérieur s’irritait, Jacques passa le premier pont qui se* présenta et tout de suite la paix et l’ombre du quai tranquille le calmèrent. Il avait laissé derrière lui la fièvre de la grande ville indifférente et il regarda le fleuve noir, déjà étoilé des feux de la nuit, couler sans bruit. L’eau s’en allait paresseuse et pesante.

Étouffant au fond de son cœur quelque chose de caché qui se débattait pour venir au jour, il suivait des yeux les formes noires qui se mouvaient à la surface du fleuve et les lumières flottantes glissant sur l’eau. Tout à coup, du sein de cette flottile d’embarcations légères, le cri aigu d’une sirène déchira l’air. Jacques sursauta violemment, et au même instant le contrôle sévère qu’il exerçait sur sa pensée lui échappa. Il murmura à contre-cœur :

— Ton devoir d’honnête homme ! Mais pourquoi ?

Et le visage flétri et soucieux de sa mère tel qu’il était au moment où, prenant hâtivement congé d’elle la veille, il l’avait mise, en deux mots, au courant des confidences d’Isabelle, le vieux visage tendu et attristé se dessina en traits précis devant ses yeux.

Sans qu’il sût pourquoi, l’attention muette que sa mère avait prêtée à la communication incomplète des événements lui avait pesé comme du plomb. Quand il s’était tu, elle avait gardé un long silence, plein de choses qui semblaient se dérober, puis elle avait dit sourdement :

— Va, fais ton devoir d’honnête homme, quel qu’il soit ; va, et reviens bientôt. Oh ! comme tu vas me manquer ici mon enfant !

Il s’était enfui sans répondre, pressentant sous le vague des paroles autre chose qu’une secrète-participation à ses propres inquiétudes, oui, une sorte de prescience ouvrant sur les possibilités de l’avenir une perspective beaucoup plus lointaine.

Pas une fois, pendant le trajet de la nuit, le souvenir de sa courte entrevue avec sa mère ne l’avait dominé. Il l’avait relégué au fond de sa mémoire et il avait réussi à le tenir inactif dans l’obscurité de sa prison. Mais la réminiscence inquiétante, avec son sens cruel et complet, venait de sortir toute vivante des replis de sa conscience, et Jacques l’interrogeait face à face, le cœur rebelle :

— Ton devoir d’honnête homme ! Pourquoi ? Qu’avez-vous voulu dire par là ?

Une seconde fois le cri de la sirène vibra, et sur la nappe lisse du fleuve une masse noire évolua lentement avec un bruit de roues et un clapotis d’eau remuée. Toutes les lumières multicolores reflétées au fond de l’eau entremêlèrent leurs rayons, les confondirent, les brouillèrent.

Jacques répéta une troisième fois :

— Ton devoir d’honnête homme !

Et il s’en alla.

Quelques heures plus tard il roulait de nouveau vers sa patrie d’adoption.



IX


De très loin, un bruit de musique arrivait du fond de la campagne, des notes gaies et rapides, accompagnées d’un tam-tam continu de grosse caisse. D’obliques rayons filtraient, à travers l’opacité des grands hêtres, des flèches de lumière qui allaient zébrer d’or le sable des allées et que les frissons de l’air agitant le feuillage faisaient osciller sur le sol. À l’approche de la nuit, les oiseaux s’étaient cachés. Le bruit isolé de l’orchestre s’entendait par moments net et précis, ou bien confus et tronqué, selon les caprices du vent. C’étaient des fifres et des violons jouant à perdre haleine des danses de village, tapageuses et entraînantes.

Jacques et Isabelle se promenaient lentement côte à côte dans le grand parc ombreux, et, de temps en temps, Jacques se penchait pour apercevoir le visage obstinément baissé de sa fiancée. Ce jour-là, il ne souffrait prèsque pas de l’attitude pensive et distraite d’Isabelle. Il lui semblait qu’enfin, enfin l’heure était venue où les craintes et les doutes qui l’avaient si longtemps tourmenté allaient prendre leur vol.

Il y avait quelques heures à peine, Philippe ne l’avait-il pas autorisé à fixer avec Isabelle la date prochaine où il aurait le droit d’arracher la jeune fille à des lieux où trop de tristes réminiscences sollicitaient sans cesse son attention ? Tout à l’heure, lorsqu’elle-même choisirait librement ce jour, l’obsédante inquiétude des dernières semaines s’enfuirait pour toujours. À la seule pensée de cette délivrance, une telle ivresse de joie s’emparait du cœur de Jacques que les mots qu’il avait préparés depuis le matin s’étranglaient au fond de son gosier.

À la fin pourtant, voyant Isabelle, continuer à marcher silencieuse à côté de lui, il fit effort pour dominer son émotion et murmura :

— Isabelle… Philippe m’a permis de vous demander quelque chose, ce soir, mais je ne sais pas si vous êtes disposée à m’écouter. Puis-je parler ?

En même temps il entoura de son bras la taille svelte d’Isabelle et essaya d’attirer la jeune fille sur son cœur, mais d’un geste brusque elle lui échappa.

Ils étaient arrivés au bord de l’étang où autrefois, quand Isabelle était enfant, elle venait voir s’ébattre les canards. Elle avait gardé pour ce coin solitaire son ancienne prédilection. Les grandes herbes et les fleurs sauvages y pullulaient, vivaces et innombrables.

Tout près d’eux, l’eau immobile brillait comme une plaque de verre prisonnière dans son cadre de verdure bronzée par l’automne, et de dessous les charmilles un froufrou de choses sèches, un piétinement s’échappait. Trois canards blancs sortirent enfin des broussailles, et, disgracieux, cahotants, coururent du côté de l’étang. Leur chute précipitée dans l’eau fit un plouf bruyant.

Isabelle eut un rire un peu forcé :

— C’étaient les canards ! J’ai cru qu’il y avait là quelqu’un qui nous regardait.

Jacques ne dit rien. Il cherchait à renouer le fil interrompu de sa demande, mais il n’y parvenait pas. L’exclamation d’Isabelle l’avait dérouté. Il se décida à attendre que le moment d’interroger la jeune fille revînt de lui-même un peu plus tard.

Ils reprirent leur promenade et ils atteignirent bientôt l’une des extrémités du vaste parc de Philippe. Le pays plat, l’interminable plaine avec ses franges d’arbres grêles et la pâle verdure de ses saules nains s’étendait à l’infini. Le soleil avait disparu. Dans le ciel verdâtre, une étoile clignotait en face du jour mourant.

Isabelle s’arrêta. À cet endroit, plus ouvert, la musique de la fête, entrecoupée de courtes intermittences, arrivait sans obstacle, plus nette, plus distincte. Par bouffées, selon la direction du vent, les notes se précipitaient en cascade échevelée, ou bien brusquement elles s’éteignaient. Il y avait des trous, des lacunes, des silences.

— Comme ces gens s’amusent ! dit enfin Isabelle. Jamais je n’ai connu ce genre de plaisir, moi. Quelquefois, il me semble que je n’ai pas encore eu de vraie jeunesse.

De l’autre côté de la clôture, sur la route, des groupes de paysans passaient à pied, pimpants et rieurs, ou entassés sur les bancs de chars enrubannés et fleuris : ils filaient dans la même direction au trot pesant de leurs, lourds chevaux de campagne. Et de très loin, une bande de filles et de garçons, se tenant par la main, arrivaient en chantant. La longue chaîne ondoyante se déroulait et se repliait en lacets souples et gracieux, et le son des voix claires devint enfin très distinct. Une jeune fille, chantait seule les couplets d’une romance amoureuse que toute la bande soulignait d’un refrain moqueur. Bientôt Jacques et Isabelle saisirent nettement les paroles :


Jé n’irai plus, le soir, parmi les moissons mûres
Cueillir le frais bluet,
Ni m’abriter, le jour, à l’ombre des ramures.
Je n’irai plus parmi les moissons mûres.
C’est la fille à Thomas,
Ha, ha, ha ! Ha, ha, ha !

Aux odorants buissons de la jeune aubépine
J’ai pris un blanc bouquet,
Mais si frêle est la fleur et si dure est l’épine,
Aux odorants buissons de l’aubépine !
C’est la fille à Thomas,
Ha, ha, ha ! Ha, ha, ha !

Il m’a juré tout bas des amours éternelles
Au seuil du gai printemps.
Le printemps s’est caché sous les neiges cruelles !
Où sont, où sont les amours étemelles ?
C’est la fille à Thomas,
Ha, ha, ha ! Ha, ha, ha !


Très longtemps le timbre jeune des chanteurs et leurs rires résonnèrent sur la route, puis le bruit se perdit dans la distance.

— Isabelle, dit Jacques, en tirant de sa poche un minuscule écrin de cuir rouge, voici un petit souvenir que je vous ai rapporté de Paris. Oublieux que je suis, je n’ai plus pensé à vous l’offrir.

Isabelle murmura :

— Comme vous êtes bon, Jacques ! Où que vous soyez, vous pensez toujours à me faire plaisir.

Elle ouvrit l’écrin avec précaution, regarda un moment briller le diamant fixé à un simple anneau d’or et elle ajouta :

— C’est trop beau ! Vous me gâtez. Merci, merci !

En même temps, avec un petit clic métallique, elle referma l’étui.

— J’espérais, dit Jacques au bout d’un instant, vous voir porter cette bague tout de suite.

Là jeune fille rouvrit l’écrin et passa docilement l’anneau à son doigt. Le diamant lança un éclair. De très loin, une bouffée d’air apporta le refrain de la chanson :

C’est la fille à Thomas,
Ha, ha, ha ! Ha, ha, ha !


— Comme ces gens s’amusent ! répéta Isabelle. Savez-vous à quoi je pensais tout à l’heure ?

— Non.

— Si nous allions jusque là-bas ?

— Dans cette cohue de paysans ? vous n’y pensez pas.

— Pourquoi pas ? Tous ces gens ont l’air si heureux. Pourquoi n’irions-nous pas les voir danser ? cela m’amuserait.

Il y eut un court silence, et de très loin le refrain arriva encore une fois, écourté :


Ha, ha, ha ! Ha, ha, ha !


Un mot amer était monté aux lèvres de Jacques en réponse à l’étrange fantaisie d’Isabelle, mais il le ravala et dit simplement :

— Depuis que je vous connais, c’est la première fois que je vous entends exprimer un désir de ce genre, Isabelle.

— C’est que, grâce à vous, dit la jeune fille vivement, j’ai aujourd’hui le cœur plus jeune et plus léger.

En même temps, affectueuse, elle glissa son bras sous celui de Jacques, mais elle le retira presque aussitôt et elle reprit le chemin de la maison d’un pas toujours plus pressé, comme si son désir d’aller voir, de ses yeux, les ébats de cette foule de paysans la talonnait de plus en plus. De temps en temps, par de vastes échancrures ouvertes sur le pays, le groupe des maisons basses aux toits rouges, d’où venait le vacarme de la fête, émergeait au loin comme une floraison vivace épanouie au ras du sol. Sur la lisière des terres moissonnées qui longeait la route, une rangée de saules bas, à la tête chevelue, accompagnait le cours d’un filet d’eau invisible.

Chaque fois qu’elle traversait une de ces vastes clairières où les notes échevelées de la valse éclataient plus prochaines, Isabelle ralentissait un peu son allure, comme si ce tapage lointain la captivait pour tout de bon ; mais, dès qu’elle se retrouvait sous l’ombre touffue des hêtres, elle accélérait le pas.

Jacques, silencieux, marchait sur ses talons. Il souffrait sourdement sans savoir pourquoi. N’accompagnerait-il pas Isabelle où qu’elle voulût aller ? Alors, ici ou ailleurs, qu’importait ? Pourquoi le désir innocent, où la sève de jeunesse si longtemps comprimée dans le cœur d’Isabelle manifestait enfin sa présence, pourquoi ce désir, un peu enfantin, mais si naturel à son âge, le contrariait-il à ce point ?

Il regardait la jeune fille se hâter le long des allées déjà sombres et il finit par la rejoindre. Avant de se mêler, pour lui faire plaisir, à la cohue de cette kermesse bruyante, il voulait au moins obtenir d’elle la réponse définitive que Philippe l’avait autorisé à lui demander. Il se mit à son pas et, après une courte hésitation, il dit d’un ton qui s’efforçait d’être calme :

— Isabelle, Philippe m’a permis de fixer ce soir avec vous le jour où vous serez à moi. Je ne veux pas vous presser. Dites vous-même ce que vous désirez.

Et, saisissant les deux poignets délicats, il arrêta de force la jeune fille en face de lui, cherchant à lire quelque chose de précis sur son visage baissé, tandis qu’un peu haletante de sa course rapide, elle balbutiait :

— Je ne sais pas… quand papa voudra.

— Non, Isabelle, non. Personne d’autre que vous ne doit décider ce point-là, pas même Philippe. Vous seule choisirez le jour où vous me donnerez ce que vous m’avez volontairement promis.

Elle se dégagea doucement en murmurant :

— Comme vous voudrez, je vous dois tant !…

En même temps, d’un geste automatique, elle ramassa les plis de sa longue jupe blanche, les tint serrés entre ses doigts et reprit son allure rapide. Au bout de l’avenue, un carré lumineux indiquait l’espace ouvert où s’élevait la maison, mais dans le parc l’ombre régnait dense, compacte. La jeune fille, les yeux fixés sur l’échancrure lumineuse, s’en allait droit devant elle, et, tout à coup, au milieu de l’obscurité du sous-bois, son pied butta contre une pierre. Elle se redressa en riant, d’un rire énervé, et elle dit, essoufflée :

— Ce n’est rien… j’ai butté contre une pierre ou contre une racine. On ne voit goutte sous ces arbres.

— C’est vrai, murmura Jacques en passant son bras autour de la taille récalcitrante ; laissez-moi vous conduire, j’ai des yeux de chat, moi.

Et il la força de ralentir le pas.

Elle se tenait raide et droite, les yeux obstinément fixés sur le carré clair s’ouvrant en lucarne au bout de la sombre avenue. Par moments elle croyait sentir passer sur sa joue un souffle tiède et elle se raidissait davantage, en proie à un effroi qui la glaçait jusqu’aux moelles.

Depuis le jour où, au bruit de la mer moutonneuse, elle avait raconté à Jacques le long tourment de sa vie d’enfant, celui-ci n’avait plus eu avec elle de démonstration trop vive ; mais très souvent, à partir de ce moment, elle avait éprouvé, à côté de lui, l’inexplicable crainte qui venait de la saisir. Parfois même, dans son cœur surpris, une brusque révolte éclatait qui la dressait, vis-à-vis de l’ami fidèle, de l’indispensable auxiliaire, du compagnon de vie qu’elle avait librement choisi, comme en face d’un ennemi. Pourtant elle l’aimait, elle l’aimait tendrement depuis des années, oh ! oui, elle l’aimait !…

La silhouette blanche de la maison se profila enfin sur le fond sévère des grands arbres.

Jacques cessa de retenir la jeune fille et, en la libérant, il dit, un peu froid :

— Quelle hâte, Isabelle ! Est-il possible que cette fête de village, ce vacarme assourdissant et stupide vous tente à ce point ?

Isabelle ralentit le pas. L’étrange angoisse qui lui étreignait le cœur sous l’ombre épaisse des grands arbres se dissipait de plus en plus à mesure qu’elle approchait de son chez-elle, comme si la vue du lourd bâtiment massif suffisait à la rassurer, à la protéger, à faire fuir bien loin une troupe de fantômes imaginaires. Elle dit, affectueuse :

— Puisque cela vous contrarie, nous n’irons pas ; ce n’était qu’une fantaisie passagère qui m’est venue en écoutant cette musique affolée ; mais je n’y tiens pas autrement, je n’y pense déjà plus.

En effet, son désir, si vif tout à l’heure, d’aller voir de ses yeux la kermesse populaire, de se mêler à cette foule bruyante et joyeuse, avait pâli. Elle ne s’en souciait presque plus.

Au-dessus de leurs têtes, le ciel ouvert avait reparu tout brillant d’étoiles. Il y en avait partout, jusque tout au fond des régions invisibles, où elles haletaient comme prêtes à s’éteindre. Isabelle continua d’un ton rêveur :

— Autrefois je n’aimais que la solitude et le silence ; mais, aujourd’hui, il me semble que je commence une nouvelle vie où tout est frais et neuf.

Elle laissa à Jacques le temps de répondre. Mais comme il ne disait rien, elle poursuivit au bout d’un instant :

— N’est-ce pas étrange de penser que, tandis que nous nous rongions le cœur à son sujet, Lucien était tranquillement à Paris, et qu’il aurait pu d’un mot — nous rendre la paix ? Je me demande souvent pourquoi il ne l’a pas fait.

Jacques continua de se taire et, dans ce silence voulu, Isabelle perçut l’éternel désir caché qu’elle ne réussissait jamais à satisfaire. Elle reprit, attristée :

— Je ne sais pas assez vous montrer tout ce que vous êtes pour moi, Jacques. Quand je pense que, grâce à vous, l’angoissant réveil des choses passées est désormais impossible, que je n’éprouverai plus jamais, en embrassant papa, ce froid au cœur qui nous faisait tant souffrir tous les deux, que peu à peu le souvenir de ces tristes années s’effacera, je sens que je ne pourrai jamais, jamais vous rendre ce que vous avez fait pour moi.

— Ce que vous dites là, Isabelle, prouve simplement que vous ignorez ce que Philippe a été pour moi autrefois. Je lui dois tout ; ma carrière heureuse ici, je la lui dois. Qu’est-ce que j’ai fait pour lui et pour vous en retour ? J’ai été jusqu’à Paris, voilà tout. N’importe qui, le premier indifférent venu, aurait pu vous rendre le même service.

— Et pourtant, murmura Isabelle, c’est vous seul qui y avez pensé. Jamais je n’oublierai cela.

Jacques protesta sourdement :

— Vous parlez sans cesse de gratitude, mais, entre vous et moi, ce mot n’a pas de sens, non, ni le mot, ni la chose. Vous faites déjà partie de ma vie, et vous entendre constamment parler de gratitude, cela me glace comme le témoignage banal d’une étrangère. Comment ne le comprenez-vous pas ?

Pendant quelques instants, le gravier cria sous leurs pieds sans que ni l’un ni l’autre reprit la parole. Ils contournèrent la maison, longèrent, l’un derrière l’autre, un étroit sentier faisant le tour du bâtiment, et arrivèrent à un banc où Isabelle s’assit résolument. Jacques prit place à côté d’elle. À travers les taillis, la demeure silencieuse se voyait de tout près, et cette proximité était comme une présence tangible qui les sauvait de la solitude. De temps en temps, une fusée montait au-dessus du toit, s’éparpillait en étincelles, puis, à bout d’élan, s’affaissait sans bruit. Isabelle suivait distraitement la montée des gerbes enflammées et leur disparition, tandis que Jacques considérait le profil droit de sa fiancée. Il dit enfin d’un ton bas :

— Penser que vous êtes à moi, Isabelle ! Quelquefois ce bonheur me semble si grand que je n’ose pas y croire et l’inquiétude me donne des mouvements d’humeur que je n’ai pas toujours le temps de réprimer. Pardonnez-moi si je vous ai parlé trop vivement tout à l’heure.

Isabelle murmura :

— Je n’ai rien à vous pardonner ! C’est moi qui vous peine toujours sans le vouloir.

Elle ajouta aussitôt avec vivacité comme si elle se décidait tout à coup, pour changer la direction de l’entretien, à donner à sa pensée sa forme et sa vie réelles :

— C’est sur ce banc, à l’ombre de ce gros lilas, que nous étions assis le jour où Lucien est parti. Je le vois encore, comme si c’était hier, descendre en courant les degrés du perron et disparaître derrière les buissons. L’instant d’après, il était devant moi, pâle comme un mort. Oh ! mon Dieu, penser que tout cela est fini !

Jacques ne dit rien. Il avait redressé son buste puissant, carré, presque athlétique, et il luttait contre la fièvre qui troublait son amour profond pour Isabelle chaque fois que le souvenir de Lucien sortait de l’ombre. Il sentait le poison subtil et sournois s’insinuer lentement dans ses veines.

Isabelle poursuivit :

— Jusqu’à ce qu’il eût disparu, je n’ai pas —quitté ce banc. Je suis restée clouée à cette place comme je le lui avais promis, mais plus tard, bien souvent, j’ai regretté de lui avoir obéi. En suppliant papa à ce moment-là, je l’aurais fléchi. Maintenant, tout cela est passé !

Tandis qu’elle parlait, une teinte rose était montée à ses joues et Jacques retrouvait, tout à coup, l’impression poignante que, là-bas, à l’abri des rocs abrupts, en face de la mer inquiète, il avait eue en écoutant se dérouler le long récit d’Isabelle.

— Aujourd’hui, Isabelle, murmura-t-il avec effort, c’est vers l’avenir que doivent aller vos pensées. Tout le reste est fini, n’est-ce pas ?

Elle dit oui de la tête, mais bientôt elle se corrigea :

— Pourtant il y a des choses qu’on ne peut pas oublier. Certaines circonstances les ont gravées trop profond dans notre mémoire, elles sont entrées trop avant dans notre vie. On ne peut pas les en arracher tout à fait. Ce jour-là, Lucien était assis à côté de moi à la place où vous êtes. Il m’appelait sa petite sœur chérie, et moi je ne trouvais rien à lui dire… pas un mot. Le chagrin me, paralysait.

— Pourquoi faire renaître sans cesse ces vaines réminiscences, Isabelle, laissez-les fuir. Elles vous agitent-inutilement.

En même temps, pour interroger de plus près le visage baissé, Jacques se pencha vers sa fiancée. Un souffle chaud effleura la joue d’Isabelle, et l’effroi qu’elle avait ressenti sous le mystère des ombrages touffus la ressaisit brusquement. D’un mouvement irréfléchi, plus prompt que l’éclair, elle se trouva debout, pâle et glacée.

Ils marchèrent du côté de la maison, silencieux. Tout à coup, au contour brusque du sentier, la musique joyeuse de la fête, que le massif bâtiment interceptait, arriva de nouveau jusqu’à eux, accompagnée du boum-boum incessant de la grosse caisse, et, en même temps, ils aperçurent Philippe qui se promenait sur le perron, semblant les attendre.

L’horrible vertige où, pendant une seconde, Isabelle avait frémi en face de son fiancé s’envola comme par miracle. Elle dit humblement :

— Il faut avoir patience avec moi, Jacques. Je ne réussis jamais à vous montrer tout ce que vous êtes pour moi, ni à vous dire clairement…

Elle s’interrompit, cherchant à expliquer d’une façon plausible ce va-et-vient de sentiments qui la jetait aux extrêmes les plus distants sans laisser le temps à sa raison d’intervenir, mais, n’y parvenant pas, elle posa sur le bras de Jacques la main où brillait le gros diamant de sa bague de fiançailles, et elle ajouta :

— Je ne suis encore qu’une enfant à côté de vous, une sotte petite fille qui ne sait pas se conduire.

Et, comme ils avaient rejoint Philippe, elle prit le bras de son père.

Jacques ne tarda pas à prendre congé. Sous la masse de ses cheveux d’un blond châtain, son front intelligent était pâle et soucieux, et tout de suite Philippe avait remarqué l’altération de ses traits, mais il attribua la préoccupation de son ami aux arrangements définitifs qu’il venait, sans doute, de prendre avec Isabelle. Il le laissa s’en aller, acceptant sans protester le prétexte d’une dernière visite promise avant la nuit. Jacques s’éloigna. Ce soir-là, la société d’Isabelle, avec un tiers entre eux, lui était insupportable.

Dès qu’il fut seul avec sa fille, Philippe prit entre ses mains la figure rougissante d’Isabelle, la regarda longuement, puis il demanda tout bas :

— Eh bien, fillette ?

Mais, Isabelle n’ayant pas l’air de comprendre son interrogation, il ne la pressa pas davantage. Tout ce que Jacques et elle auraient décidé, il le ratifiait d’avance.

Ils se promenèrent un instant étroitement unis, heureux. Enfin Philippe murmura :

— Ma petite Isabelle, mon enfant, bientôt, autant qu’il est en mon pouvoir de l’effacer, le mal qui a été fait sera réparé.

Il respira longuement, et ajouta plus bas :

— Lucien arrive demain. Es-tu contente ?

Elle balbutia : — Oui, oui… bien contente.

Philippe reprit :

— Quand tu étais petite, tu croyais que ta mère s’occupait continuellement de toi, et cette conviction te rendait douce et docile. Comme elle serait heureuse aujourd’hui de voir l’avenir s’ouvrir souriant devant toi ! À personne je ne t’aurais donnée avec autant de confiance qu’à l’homme que tu aimes et qui t’aime.

Isabelle garda le silence, il continua :

— Vous vous connaissez à fond. La vie commune ne trouvera entre vous aucun voile qui, en se déchirant, montre soudain un monde ignoré.

Il reprit au bout d’un instant d’une voix altérée :

— Comme tu ressembles à ta mère, ce soir,

Isabelle ! Il me semble que je la vois, telle qu’elle était quand je l’ai amenée ici. Cela me fait presque mal, mon enfant. Ah ! qu’elle serait heureuse, elle aussi, de te donner à un homme tel que Jacques ! Dis-le-moi pendant que nous sommes seuls et qu’elle nous écoute comme quand tu étais toute petite : tu l’aimes, n’est-ce pas ?

Isabelle balbutia :

— Après tout ce qu’il a été pour moi… tout ce qu’il a fait pour nous… Oh ! oui, je l’aime… je l’aime de tout mon cœur.

Et tout à coup, cachant sa tête entre ses mains, elle fondit en larmes.


Sur la route naguère pleine de monde et de bruit, Jacques s’en allait droit devant lui. Le silence régnait à présent le long du chemin plat et monotone, mais, du côté du bourg illuminé, la clameur des instruments et les craquements du feu d’artifice continuaient. Sans s’en apercevoir, Jacques se dirigeait de ce côté. Ce ne fut que lorsqu’il eut atteint le proche voisinage de la fête qu’il distingua les éclats de gaieté des buveurs de bière, le rire strident des paysannes émoustillées et bavardes, le son aigre des fifres, le grincement des violons et le bourdonnement confus de cette fourmilière en joie. C’était ce spectacle-là qu’Isabelle avait convoité lorsqu’ils étaient seuls dans la paix ombreuse du grand parc ! Il s’éloigna rapidement, le cœur déchiré. Tout ce qui avait constitué jusque-là le bonheur tranquille de sa vie, son travail, l’utile emploi de ses heures, l’effort constant de ses énergies tendu vers le même but, tout cela lui inspirait à cette heure un dégoût et une fatigue insurmontables.

Il réfléchit un moment qu’on l’attendait, en effet, ce soir-là, de l’autre côté de la ville, mais, si souvent on l’appelait auprès de la jeune Fisch sans raison suffisante, simplement pour l’égayer, la remonter quand le mal inguérissable qui la minait l’abattait plus qu’à l’ordinaire ! Ce soir-là, il ne réussirait pas même à la faire sourire. À quoi bon aller l’attrister par son attitude préoccupée ? Non, il n’irait pas. Il se remit à songer à son récent entretien avec Isabelle, l’esprit torturé.

Au-dessus de sa tête, le ciel étalait sa riche moisson d’étoiles et le silence des champs déserts régnait de nouveau absolu. Il s’en allait à grands pas du côté de la ville, s’efforçant d’étouffer les rumeurs sourdes que l’attitude et les paroles d’Isabelle avaient fait naître au fond de sa conscience.

Enfin, enfin la masse sombre de la cité tailla sur le ciel sa noire silhouette, et, au même instant, égrenée dans la torpeur des rues, l’heure sonna. Minuit ! Il compta les douze coups, un à un, jusqu’au dernier. Quelques minutes plus tard, il atteignait sa demeure. Malgré l’heure avancée, un filet lumineux passait encore sous le seuil de sa mère, mais au léger bruit qu’il fit en traversant le vestibule, la lumière disparut.

Pourquoi sa mère l’avait-elle ainsi attendu ? Une seconde fois, la sensation aiguë que sa peine secrète était partagée par le cœur maternel le transperça. Un autre œil que le sien, un œil anxieux et attentif allait suivre une à une les péripéties du conflit douloureux qui s’approchait.

Il entra dans sa chambre avec précaution, ferma la porte à double tour et alla s’accouder à la fenêtre.

Tous les astres de la nuit étincelaient, fixant sur lui un regard impassible ; il les regardait, distrait, s’interrogeant tout bas : « Mon devoir d’honnête homme ! Pourquoi ? Qu’est-ce donc que le devoir d’un honnête homme en dehors des obligations fixes créées par les conventions sociales ? Où commence-t-il et où s’arrête-t-il ?

Qui dira les limites insaisissables de ce qu’on désigne sous le nom imprécis d’honneur ? » Etait-il possible que ce fût son devoir d’honnête homme de renoncer à Isabelle ? Non. Il l’emmènerait loin des lieux où le cerveau de la jeune fille sans cesse occupé des mêmes pensées avait contracté des plis dangereux. Il la soignerait comme on soigne une malade jusqu’à ce que l’équilibre de ses sentiments fût rétabli.

Mais quand, effacées par les premières pâleurs du matin, les étoiles commencèrent à s’éteindre, le trouble qui avait fait bouillonner toute la nuit son sang s’apaisa ; le chemin noir et désert ouvert devant lui se dessina plus nettement. Il fixa son œil sec sur le ciel blafard du grand matin et il dit les dents serrées :

— Mon devoir d’honnête homme !

Et fermant la fenêtre, il alla enfin se jeter sur son lit.



X


Une semaine avait passé et, dans la bibliothèque où tous les jours Philippe avait reçu Lucien depuis sa récente arrivée, un air déjà automnal, cru, pénétrant, entrait par les fenêtres ouvertes. Dehors, sous le voile des vapeurs, un soleil froid travaillait en vain à fendre la densité immobile du brouillard et dans la chambre, assis côte à côte dans le pâle demi-jour de cette matinée brumeuse, Philippe et Lucien examinaient des papiers-valeurs épars sur la table encombrée. Avec une minutieuse exactitude de dates et de détails, Philippe achevait de mettre le jeune homme au courant des oscillations du capital resté entre ses mains ; désormais, tout soupçon d’intentions cupides de sa part était écarté et devant l’effacement de cette conjecture où la cruauté de Philippe vis-à-vis de lui s’était éclairée de suppositions mauvaises, Lucien restait muet. En dépit des assurances réitérées de son oncle, il n’avait, du reste, jamais soupçonné sérieusement l’honorabilité de Philippe. Philippe avait été cruel, injuste, d’une dureté de cœur inexplicable mais il était incapable des menées intéressées que l’homme d’affaires rompu aux calculs d’argent lui prêtait si naturellement. Le jeune homme agité de sensations diverses écoutait sans mot dire l’artisan de sa destinée énumérer les vicissitudes de sa fortune matérielle sans faire une seule fois allusion à la pression exercée jadis sur un enfant sans appui. Sous sa moustache brune et fine, la lèvre mobile avait conservé l’ancien pli amer, et, au fond de l’œil noir, la tristesse des jours d’autrefois couvait toujours la même.

Dans les quelques entrevues que les deux hommes avaient eues depuis l’arrivée de Lucien, pas un mot n’avait évoqué les choses du passé. Le cliquetis des chiffres, la nomenclature des papiers, l’examen de la hausse et de la baisse avaient, en apparence, occupé toute leur attention, mais leur absorbant travail venait de prendre fin et, tandis que Philippe rassemblait les papiers épars, un silence embarrassé s’était établi. À la dérobée, avant de se séparer pour toujours, ils s’examinaient, et le drame des jours anciens reprenait vie peu à peu tel qu’il s’était joué jadis, lorsque l’orphelin menait son existence solitaire et désolée. L’horreur que Philippe avait éprouvée autrefois pour l’hôte inoffensif amené par Germaine dans la maison lui écrasait la poitrine d’un regret pesant, tardif et inutile.

— Avant de vous laisser partir, Lucien, dit-il enfin avec effort, je tiens à vous dire une chose qui atténuera, j’espère, la rancune que vous me gardez, je le crois, au sujet du passé.

Le jeune homme se leva vivement, et, les yeux fixés dehors sur ces lieux familiers où si souvent autrefois il avait erré avec Isabelle, il resta silencieux ; toutes ces réminiscences amères réveillées par les paroles inattendues de Philippe le tenaillaient de nouveau.

Philippe continua d’un ton bas :

— Vous n’avez pas été seul à souffrir. Pendant les six années qui viennent de s’écouler, le chagrin tenace d’Isabelle, son impuissance à oublier le tort qui vous avait été fait ont empoisonné ma vie. Ma fille m’était devenue si étrangère que moi, son père, j’hésitais à l’embrasser. Et, pendant ce temps, vous viviez sain et sauf avec ma lettre dans votre poche. Pourquoi n’avez-vous pas répondu à mon appel si pressant ?

Au dehors, on apercevait les arbres jaunissants du parc, et, par-ci par-là, aux endroits où les charmilles s’entr’ouvaient, une échappée sur la morne plaine dépouillée de ses moissons. Isabelle venait de passer lentement dans la distance, elle s’était enfoncée dans l’épais fourré du sous-bois. Quand elle eut disparu, Lucien murmura :

— Pourquoi je n’ai pas répondu à votre appel si pressant ?… Parce que, si je l’avais fait, j’aurais laissé deviner des choses que je ne voulais pas trahir. Jamais je n’ai oublié la courageuse affection que votre fille m’a témoignée autrefois. Ce souvenir m’a rendu muet…

Et, nettement, il revit la petite fille vêtue de sa robe blanche aux plis flottants, telle qu’elle était pendant les jours troublés qui avaient précédé son départ. Du matin au soir elle se tenait à côté de lui avec, sur son visage enfantin, une pâleur d’anxiété si grande qu’il avait dû à plusieurs reprises inventer, pour la rassurer, des fables absurdes. Mais à l’heure des adieux, l’enfant, incrédule, lui avait jeté la vérité comme un défi : « Je savais bien, moi, que ce n’est pas vous qui voulez vous en aller ! »

Il avait emporté avec lui l’image de la petite fille pétulante dont l’humeur joyeuse s’éteignait dès que la certitude de l’inévitable départ s’emparait de son esprit, mais, en revoyant Isabelle quelques jours auparavant, ses souvenirs si vivants pendant leur longue séparation avaient brusquement pâli. L’obstacle occulte qui, autrefois, avant leur libre réunion de quelques mois, les séparait comme une infranchissable muraille avait repris sa place. Au milieu de l’auréole de ses cheveux blonds, Isabelle lui avait fait l’effet d’une statue du passé, aussi froide et lointaine que si les longues pages de vie vécues loin l’un de l’autre reléguaient leur intimité dans l’oubli.

Et tout de suite une hâte l’avait saisi de fuir ce coin du monde, où ses seuls souvenirs doux se fanaient au contact de la réalité. Pour presser la liquidation de ses comptes, il était revenu tous les jours, mais Philippe semblait allonger à plaisir ses explications.

Le soir, lorsqu’après avoir erré toute la journée dans les chemins si souvent parcourus autrefois, Lucien se retrouvait seul dans une froide chambre d’hôtel, il éprouvait un désenchantement profond. La joie qu’il avait ressentie naguère à pouvoir enfin suivre librement ses goûts s’effaçait devant le relent des choses d’autrefois. Même chez Jacques, il avait échoué à faire renaître l’ancienne spontanéité amicale. Le docteur, qui l’avait soigné avec une si chaude sympathie autrefois, l’abordait aujourd’hui d’un air distrait. Au bout d’un instant, il murmurait quelques excuses hâtives et, toujours pressé, le quittait.

La nuit, il était harcelé de rêves fiévreux, où tantôt avec sa figure anxieuse d’enfant, tantôt sous sa forme nouvelle, au visage froid et blanc, il voyait passer et repasser Isabelle. Parfois elle traversait ses visions en riant aux éclats de son rire perlé d’autrefois et elle lui disait : « C’est moi, ce n’est pas moi ! » comme si, des regrets poignants de son ancien compagnon, elle se faisait un jeu cruel.

Dès que le jour pointait, il s’en allait à travers la campagne dans le crépuscule blême du grand matin, à cette heure grise où, jadis, la voix de son père résonnait tout près de lui. Mais il ne la trouvait plus nulle part, ni sous le froissement des feuilles mortes qu’il écrasait en traversant les grands prés endormis, ni au fond de la brume d’automne, ni au milieu des champs tondus où, naguère, les moissons de Philippe s’élevaient drues et vivaces ; mais de très loin, perdue au milieu du brouhaha de la grande ville étourdissante, une petite phrase, toujours la même, lui arrivait comme un refrain fatigant : « Ce garçon-là ne sera jamais bon à rien ! »

Et, pourtant, il se souvenait qu’autrefois, quand il n’était encore qu’un enfant chétif et souffreteux, chaque fois qu’il voyait le sol trempé par l’hiver s’entr’ouvrir aux souffles attiédis du printemps, verdir, pulluler de fleurs, il murmurait résolu : « Je ferai comme elle, moi aussi, je travaillerai ». Et dans son âme timide, en dépit du courant contraire qui l’avait emporté si loin de ses désirs, l’espérance obstinée de triompher de tous les obstacles avait vécu jusque-là, s’appuyant sur ses efforts personnels et sur son travail. Mais, depuis qu’il avait posé le pied sur ce sol où il avait tant souffert, l’énergie tenace qui avait résisté à tous les heurts antérieurs avait fait place à une mollesse sans désir ; il lui semblait que les mots cruels de son oncle disaient vrai, que la destinée serait plus forte que sa longue résistance et qu’il ne serait jamais bon à rien.

Pour secouer cette torpeur où ses espérances s’enlisaient, parfois, tandis qu’il errait à travers l’or éteint des champs rasés, il appelait tout haut son père, comme le jour lointain où, enfant désolé, il courait sur la plaine brûlante pour arriver à voir la mer. Mais son père restait sourd à ses appels, et, au lieu de l’ombre secourable qu’il évoquait, c’était toujours l’image de Germaine, telle qu’elle était dans son grand deuil de veuve, qui surgissait au premier plan. Il la voyait d’abord fraîche et jolie, absorbée par la passion de Philippe, oublieuse de tout le reste, joyeuse et insaisissable. Il la voyait ensuite aller et venir autour de lui, distraitement, jusqu’au jour où il avait saisi dans ses yeux l’éclair qui avait décidé de son sort. Ce jour-là, il avait perçu dans le regard d’ordinaire indifférent de sa belle-mère, le désir ardent de le voir s’en aller pour toujours comme le souhaitait Philippe. C’était le jour même de l’arrivée d’Isabelle. Il était revenu en courant du collège. Tant de questions se pressaient sur ses lèvres au sujet de la petite fille ! Apercevant Germaine seule à une fenêtre du rez-de-chaussée, il s’était hâté de la rejoindre mais sa belle-mère ne l’avait pas entendu entrer. Debout devant la fenêtre ouverte, elle pleurait. Tout à coup, elle s’était retournée et en l’apercevant sa figure s’était crispée. Timidement, il avait essayé de la questionner sur son chagrin, mais elle n’avait pas paru l’entendre. Quelques minutes plus tard, il remontait dans sa chambre instruit que l’arrivée de la petite fille ne changerait rien à son existence, et que, pour tout ce qui touchait à la vie matérielle, il dépendait entièrement de Philippe. Une ou deux fois, du bas de l’escalier, il avait entendu sa belle-mère le rappeler : « Lucien ! Lucien ! » mais il ne lui avait pas répondu. Assis, la tête entre les mains, les dents serrées pour ne pas pleurer, il se répétait : « Je m’en irai d’ici, je m’en irai d’ici ! » Fuir le voisinage de Germaine, s’en aller loin d’elle, de cette maison, de cette petite fille inconnue, il n’avait pas eu d’autre pensée jusqu’à ce qu’il entendît enfin rouler sur le gravier de la cour la voiture qui ramenait Isabelle et son père. Aujourd’hui, des relations factices qui l’unissaient autrefois à Germaine, il ne restait plus rien, et, sauf l’expression d’anxiété qu’il lui avait toujours vue, pendant les derniers mois de leur vie sous le même toit, il n’avait rien retrouvé sur le visage fané de sa belle-mère de ce qu’il y avait connu. Ils s’étaient abordés comme des étrangers. Lorsqu’il rencontrait le regard inquiet de Germaine, il retrouvait dans son cœur l’endolorissement qu’y avait laissé sa triste enfance et c’était tout. Mais il ne s’attardait pas longtemps à remuer ces souvenirs inertes chargeant sa mémoire d’un poids inutile. Sa pensée retournait bien vite à l’enfant démonstrative et brave que son cœur meurtri avait chérie d’une si tendre affection. Mais en face du présent, si froid, si désert, ce souvenir aussi l’étranglait. Cependant depuis que Philippe avait prononcé le nom d’Isabelle, le cercle d’acier qui lui serrait la gorge à l’étouffer s’était brusquement détendu. Il regardait les massifs jaunissants derrière lesquels il venait de la voir disparaître, et le désenchantement qui l’avait accueilli au seuil de cette demeure se dissipait. Des espérances confuses bourdonnaient à son oreille une musique inconnue. Il les écouta un moment stupéfait, puis d’un ton altéré, les yeux toujours fixés dehors, il dit :

— Pour épargner une heure de chagrin à votre enfant, il n’y a pas de sacrifice qui m’eût paru trop lourd, et vous me dites que j’ai troublé sa vie, moi !

Il poursuivit :

— Que de fois nous avons erré ensemble dans ces allées en sentant peser sur nos têtes votre inexplicable désapprobation ! Nous n’en parlions jamais, et cependant elle nous accompagnait partout.

Et ramenant brusquement son regard noir, scrutateur sur Philippe, il ajouta rapidement :

— Tout à l’heure, j’ai vu Isabelle s’en aller du côté des étangs. C’était une de nos promenades favorites ! Me permettez-vous, sans me suivre de cet œil de blâme qui nous oppressait tant autrefois, me permettez-vous d’aller la rejoindre, de lui expliquer moi-même ma conduite, de me justifier ?

Tout en parlant, son œil attentif ne quittait pas le visage assombri de Philippe.

Philippe murmura, le timbre altéré :

— Allez !

Et il resta debout devant la fenêtre, regardant distraitement s’étendre les ravages de l’automne. Quelques carrioles passaient sur la route, et, l’oreille tendue, il suivait leur roulement assourdi, attendant avec anxiété le moment où le coupé de Jacques entrerait dans la cour.

Lorsque Jacques viendrait tout à l’heure lui demander, confiant et tranquille : « Où est Isabelle ? » que lui répondrait-il ?

Mais en ce moment même, Jacques traversait à pied la vaste pelouse où, alanguies sur leurs tiges, les dernières fleurs d’été se mouraient. Avec la hâte étrange de souffrir que donne l’imminence d’une certitude cruelle, il venait, ce jour-là, de meilleure heure qu’à l’ordinaire. Cependant en franchissant la grille un serrement de cœur l’avait étreint, si violent que, pour le dominer tout à fait, il s’attardait autour des parterres flétris, coupant de haltes inutiles le court espace qui le séparait encore de la maison.

Toute trace de trouble avait disparu de son visage lorsqu’il rejoignit Philippe, et il demanda tranquillement :

— Où est Isabelle ?

Puis, comme si leurs pensées s’étreignaient désespérément dans le silence, les deux amis se regardèrent un instant, muets. Les dernières éspérances de Jacques s’évanouirent. Non, ce n’était pas en vue d’une promenade solitaire dans les lieux où s’étaient écoulées quelques mornes années de son enfance que Lucien courait du côté du parc de ce pas précipité. Il allait à la recherche d’Isabelle. Philippe le lui avait donc permis ? Il insista :

— Pourquoi ne réponds-tu pas à ma question ? Où est Isabelle ? Réponds.

Philippe indiqua d’un geste vague la masse compacte de son vaste domaine, brûlé par la rouille automnale, et il dit sourdement :

— Jacques… c’est mon enfant… tout ce qui me reste de mon court bonheur passé, ma petite Isabelle que tu m’as rendue, toi, oui, toi, je le sais, et pourtant je n’ai pas eu le courage de dire que je te l’avais donnée, je me suis tu lâchement ! Comprends-tu pourquoi ? Et maintenant, je ne sais plus si j’avais le droit de me taire, ou s’il fallait risquer, en éclairant Lucien, de la frapper une seconde fois ! Je ne sais plus, moi ! Cela me briserait le cœur de te la reprendre, et pourtant… Dis-moi si j’ai bien fait de me taire, ou s’il fallait parler.

Jacques resta un moment silencieux. Tout ce qu’il avait, au prix de tant d’efforts, conservé au fond de son cœur de tremblantes espérances était emporté pêle-mêle dans un désastre irréparable. Une seconde fois sa vie devait être dépouillée, anéantie, écrasée ! Il articula enfin, la voix basse, mais ferme :

— Tu as bien fait.

Et il alla s’asseoir à l’ombre d’une des pesantes tentures rouges qui encadraient les fenêtres. L’idée qu’un œil étranger pourrait percevoir sa souffrance lui était insupportable. Mais Philippe ne songeait déjà plus à le regarder. Il arpentait la chambre avec agitation, comme si déjà quelque chose d’autre travaillait son esprit et qu’il en refoulât l’expression avec effort. Enfin, il s’arrêta brusquement en face de Jacques, et il lui dit tout d’une haleine, d’un ton résolu :

— Si, autrefois, quand il en était encore temps, Germaine avait su défendre un enfant abandonné qui lui avait été confié, à elle, rien de ce qui s’est passé ne serait arrivé. Cela me met hors de moi de voir aujourd’hui les conséquences de sa faiblesse, de son indifférence ou, si tu aimes mieux, de sa passion égoïste et tenace frapper, à tour de rôle, ceux que j’aime le mieux. Cette fois, c’est toi !

Jacques se leva vivement :

— Ne parle pas de moi, Philippe, protesta-t-il froidement. Ce que j’ai à faire, je le ferai sans l’aide de personne. Je ne serai un obstacle sur la route de personne. Mais il y a un point où tu te trompes toujours. Ce n’est pas ta femme, c’est toi qui es responsable de ce qui est arrivé. Elle n’a jamais été qu’un jouet entre tes mains. Combien de fois faudra-t-il donc te le répéter ?

Il poursuivit du même ton sec :

— Ce que je dois faire, je le ferai… ne crains rien. Mais, toi aussi, tu as quelque chose à faire. Si tu ne le comprenais pas aujourd’hui, il me semble que notre amitié, basée sur une erreur, s’en irait avec tout le reste. Tout ce que tu as fait autrefois pour moi deviendrait une dette pesante, et le déchirement d’aujourd’hui une plaie empoisonnée que les années, en passant, élargiraient.

L’amertume qui bouillonnait au fond de son cœur montait à ses lèvres en vagues tumultueuses, mais, refoulant le flot prêt à déborder, il se tut brusquement.

Un silence régna.

— Je ne comprends pas bien ce que tu attends de moi, reprit enfin Philippe avec effort ; qu’est-ce que tu veux, voyons ? Que j’aime Germaine comme elle l’exigerait si je me rapprochais d’elle ? Est-ce cela ? Eh bien, non, je ne puis pas.

Il continua précipitamment :

— J’ai vieilli, moi, tandis qu’elle est restée obstinément la même ; les jours s’entassent sur sa tête sans la changer. Rien ne l’instruira jamais. Mais aucune des joies qu’elle convoite, aucune, n’est plus à la portée de ma main pour la prendre et la lui offrir, entends-tu ? C’est un monde fermé devant nous ; rien ne le rouvrira jamais. Il m’est aussi impossible de réveiller ce qui n’est plus que de donner à Isabelle les sentiments que je lui voudrais ! Ce qui est mort est bien mort. Combien de fois, moi aussi, devrai-je te le répéter ?

Il s’interrompit, réfléchit quelques secondes, le front traversé d’un pli soucieux, puis d’un ton changé, il se corrigea :

— Jacques, j’ai tort de te parler ainsi… à toi…

Il ajouta avec effort :

— Si cela peut t’aider à me pardonner… eh bien ! oui, tous les jours je me répéterai ce que tu m’as dit si souvent : « Ce n’est pas elle, c’est toi ». Peut-être que, libérée de cette amertume, peu à peu notre vie changera. C’est tout ce que je peux te promettre. Cela te suffit-il ?

— Ce que je te demande, Philippe, dit Jacques en forçant ses lèvres à un sourire contraint, c’est de pouvoir emporter de toi le souvenir de l’homme que tu étais autrefois.

Après un court silence, il ajouta :

— Il faut que tu saches encore ceci : sans la présence d’Isabelle à côté d’elle, Germaine n’aurait pas pu supporter le sort que tu lui as fait ici ; il y a longtemps qu’elle ne serait plus sous ton toit si l’affection de ta fille ne l’y avait retenue.

Philippe demeura longtemps silencieux. C’était la première fois qu’il avait la claire perception que, depuis des années, Isabelle jugeait son attitude vis-à-vis de Germaine. Dans la partialité qu’elle montrait à sa belle-mère, il y avait donc eu, de tout temps, une pensée compatissante, un désir voulu de compensation.

Il sonda les plis entr’ouverts de l’avenir. Dans une proximité effrayante, il voyait se dessiner la vie qui serait la sienne lorsque, Isabelle, suivant l’appel de sa destinée, l’aurait quitté. Une vie d’effort et de support, une vie faite de contrôle incessant exercé sur ses instincts, une vie solitaire à côté de Germaine ! Il dit enfin lentement :

— Germaine ne souffrira plus injustement par ma faute. Ce que je t’ai promis, je le tiendrai. Je ne puis pas m’engager à autre chose… Mais, toi, Jacques…

— Ne pense pas à moi, protesta Jacques vivement, j’ai ma mère. Ne t’inquiète pas de moi. Je ne serai pas seul, j’ai ma mère. Elle ne me quittera jamais. Et puis il y a le travail… Je travaillerai. Surtout, je t’en prie, ne pense pas à moi… je ne puis pas le supporter !

Tout en parlant, il se dirigeait vers la porte. Philippe le suivait :

— Non, laisse-moi m’en aller seul maintenant… je reviendrai plus tard… tout à l’heure.

Dès qu’il fut dehors, il s’en alla droit du côté de l’étang. Il connaissait la prédilection d’Isabelle pour ce coin sauvage. C’était là qu’elle le ramenait tous les jours sous la poussée de ses souvenirs d’enfant. L’eau lisse, prisonnière dans son cadre de verdure roussie, luisait sans un frisson, mais, à son approche, entre les feuilles plates des nénuphars, des grenouilles effrayées disparurent avec un clapotis d’eau remuée. Tout à l’entour, les allées étaient désertes et le silence des grandes solitudes pesait sur la campagne.

Il revint sur ses pas, suivant le chemin que naguère il avait parcouru à côté d’Isabelle. Ce jour-là, tout ce qu’une existence d’homme peut offrir de joie avait miroité une dernière fois sous ses yeux, puis le mirage s’était éteint et la nuit l’avait environné de nouveau. Elle l’étreignait dans son pesant manteau. Elle l’étouffait.

Bientôt la masse carrée de la maison reparut au bout de l’avenue, et au même instant un bruit confus arriva à ses oreilles. Il reconnaissait le timbre bas d’Isabelle et il saisissait aussi une autre voix plus basse et plus mâle. Quand il fut assez près pour distinguer les paroles, il s’arrêta. Un épais massif le cachait aux deux jeunes gens ; il se dissimula sans scrupule derrière l’arbuste vigoureux, au vert éternel. Rien ne l’instruirait mieux de l’état d’âme d’Isabelle que de l’entendre parler du passé tandis que son engagement avec lui la liait, l’enchaînait encore au présent. Ensuite il saurait mieux avec quel visage l’aborder. La compassion de Philippe l’exaspérait. Celle d’Isabelle lui ferait un mal beaucoup plus profond. Il était si sûr de lui que son acte n’avait rien de déloyal.

Lucien parlait avec animation :

— Non… vous n’étiez qu’une enfant à cette époque, une petite fille rieuse faite pour la joie. Il me semblait que moins vous entendriez parler du passé, plus vite vos impressions s’effaceraient. Jamais je ne me pardonnerai de vous avoir inquiétée.

— Inquiétée, murmura Isabelle, c’était autre chose que de l’inquiétude. C’était une obsession de tous les instants ! Chaque fois que je regardais mon père, il lisait la même question dans mes yeux : « Qu’en avez-vous fait ? Qu’en avez-vous fait ? » Et chaque fois que son regard se posait sur moi, j’y voyais aussi la même interrogation suppliante : « Tu n’oublieras donc jamais ? » Et toutes les heures qui passaient étaient hantées par le même désir : savoir ce que vous étiez devenu ! Comment n’avez-vous pas compris cela ?

— J’ai eu tort, murmura Lucien. J’avais le cœur si amer, Isabelle ; si j’avais écrit, ma rancune aurait éclaté malgré moi, et, à cause de vous, je ne voulais pas la trahir. Mais, vous avez raison. Après ce que vous aviez été pour moi, je n’aurais pas dû vous considérer comme une petite fille ordinaire, j’aurais dû vous traiter avec une pleine confiance. Jamais je n’ai accepté l’idée d’une carrière maritime ; tous les instincts que j’ai hérités de mon père se révoltaient à cette pensée ; non, jamais je n’ai envisagé la possibilité de lointains voyages. Seulement en vous quittant, mes projets étaient encore confus, incertains, et puis… je croyais ne plus jamais vous revoir et cela me brisait le cœur… Vous aviez été pour moi une alliée si fidèle, si courageuse, si…

— Nous étions des enfants dans ce temps-là, balbutia Isabelle, tandis qu’aujourd’hui…

Et brusquement son cœur se serra. Pour la première fois une angoisse lucide la possédait. Entre elle et ses aspirations présentes, il y avait Jacques… Jacques qui avait été son seul recours aux jours difficiles, à qui elle avait librement donné sa vie, Jacques dont, là-bas, en face de la mer écumeuse, les lèvres brutales avaient pressé les siennes. Le lien qui l’attachait à Jacques lui paraissait aussi impossible à rompre qu’une chaîne de fer.

Lucien continua :

— J’étais résolu à m’adresser à mon oncle. J’espérais qu’il m’aiderait à suivre la carrière de mon père, mais il ne m’a pas même permis de songer à des études. Je n’avais rien. Il fallait vivre ! J’acceptai dans la maison l’emploi qui m’y était offert en attendant de pouvoir me libérer de l’aide d’autrui. Mais je ne gagnais pas assez pour me procurer les livres et…

Brusquement il s’interrompit. Au bout d’un instant, changeant de ton, il poursuivit vivement :

— Vous souvenez-vous du jour où vous êtes venue pour la première fois me tenir compagnie après ma maladie, Isabelle ? Vous êtes entrée si doucement que je n’ai rien entendu.

Tout à coup, je vous ai vue à côté de moi ; vous aviez une robe blanche. J’ai cru d’abord à une vision et, pour ne pas risquer de vous faire évaporer en fumée comme les autres hallucinations qui tourmentaient ma solitude, je vous ai demandé tout bas : « Isabelle, est-ce vous ? » Nous sommes restés longtemps sans parler. Depuis que mon père m’avait quitté, c’était la première joie que j’éprouvais. Vous voir ainsi tout près de moi après ma longue solitude, c’était trop de bonheur tout d’un coup, cela m’étouffait !

Isabelle resta muette. Lucien reprit :

— Si souvent, quand j’étais encore bien portant, je vous regardais de loin circuler dans les parterres du jardin ! Je surveillais tous vos mouvements jusqu’à ce qu’enfin votre figure inquiète se levât de mon côté. Vous regardiez longtemps ma fenêtre, puis vous rentriez dans la maison, et je ne vous revoyais plus jusqu’au soir ; mais la certitude que j’occupais une place dans vos pensées me suffisait. Quand je vous avais vue regarder ainsi de mon côté, j’étais heureux jusqu’au lendemain… Un jour, Isolant en vous voyant installée auprès de moi vous a caressé la joue en disant : « Voilà la meilleure garde-malade de tout le pays ». Ce jour-là, pour la première fois, il m’a trouvé décidément mieux. Vous souvenez-vous de ce jour et de cette visite ?

Le timbre altéré, Isabelle balbutia :

— Oui, je m’en souviens.

Au bout d’un instant elle ajouta :

— Je me souviens de tout cela comme si c’était hier. Mais maintenant que l’obscur passé est éclairci, tout est fini.

— Je vous montrais mes plantes et je vous disais leurs noms, des noms bizarres qui vous faisaient rire. Il y en avait une qui s’appelait l’herbe aux sorciers. Je vous l’ai donnée, en disant : « Si elle était sorcière, je sais bien ce que je lui demanderais, moi ». Vous m’avez questionné, curieuse : « Quoi donc… quoi donc ? » Mais je n’ai pas voulu vous le dire.

Il poursuivit plus bas :

— Pourquoi dites-vous que tout est fini Isabelle ? Qu’est-ce qui est fini ? Pendant six ans, tous mes goûts ont été étouffés. Mon oncle ne comprend que l’effort productif qui s’échange contre de l’argent… rien d’autre… et j’ai souffert là-bas, autrement, mais autant qu’ici ; néanmoins dans mes heures les plus noires, votre image d’enfant me visitait toujours.

Il s’arrêta un instant, étonné du silence obstiné d’Isabelle, puis il continua :

— Le jour de mon départ, vous m’attendiez sur ce banc. Vous ne vouliez pas me laisser partir. Vous vous accrochiez à moi en disant : « Pas encore… pas encore… » Il me semblait que jamais je n’aurais le courage de vous quitter. Un peu plus tard, je vous entrevoyais une dernière fois toute seule sur ce banc… je n’ai jamais oublié ce moment.

— Mais maintenant, dit enfin Isabelle tremblante, un avenir souriant, une vie nouvelle s’ouvrent devant vous, et moi…

Le cœur battant, Jacques écouta. Isabelle aurait-elle le courage que son père n’avait pas eu ? Instruirait-elle son ancien compagnon de jeux de l’engagement qui la liait à un autre ? Non ; après une seconde d’hésitation, elle ajouta d’une voix basse :

— À quoi bon faire revivre les souvenirs d’un temps qui ne reviendra pas ? Il faut les oublier.

Lucien resta quelques secondes déconcerté, puis il protesta un peu amer.

— Oublier la seule affection que j’aie connue au milieu de l’indifférence et de l’abandon où m’avait laissé la mort de mon père ! je ne peux pas. Dites-moi la vérité avec l’ancienne franchise que j’aimais, Isabelle ! Est-ce le blâme de votre père que vous craignez ? Mais c’est lui qui m’a permis de vous rejoindre ici. Si c’est sa désapprobation que vous redoutez, dites-le-moi ; mais si ce n’est pas cela pourquoi donc êtes-vous si changée ?

Jacques quitta vivement sa retraite. La réponse d’Isabelle, quelle qu’elle pût être, lui déchirerait le cœur. Il avait besoin de tout son courage pour gravir l’escarpement raide, ardu, dénudé qui se dressait devant ses pas.

Il contourna le massif et prit le sentier étroit qu’il avait suivi avec Isabelle quelques jours auparavant, l’âme déjà tourmentée de doute. Dès qu’il fut à proximité du banc, il dit, très calme :

— Il fait trop froid pour rester assis dehors. Il faut marcher. Venez, Isabelle.

La pâleur d’Isabelle s’empourpra d’une flamme fugitive ; elle se leva sans protester, tandis que Jacques continuait :

— Je dois m’absenter pendant quelques jours : Je partirai demain, mais auparavant j’aurais quelques mots à vous dire. Oh ! peu de chose… ce ne sera pas long… Lucien permettra bien que je vous emmène un moment, n’est-ce pas ?

En même temps, il enveloppa d’un coup d’œil aigu la silhouette élancée de Lucien, la figure intelligente où le masque craintif se devinait encore, et quelque chose de l’amertume intense qu’il avait éprouvée jusque-là en pensant à ce rival heureux se fondit. Il articula lentement :

— Comme les années vous ont changé, Lucien ! Vous voilà un homme fait.

Au bout d’un instant il ajouta avec effort :

— C’est à peine si je vous ai aperçu depuis votre arrivée. J’ai si peu de temps libre, moi ; mais pourquoi donc n’êtes-vous pas venu voir ma mère ?

— Vous ne m’y aviez pas engagé et j’ai craint d’être importun, mais je viendrai avec joie, puisque vous me le permettez. Jamais je n’ai oublié ce que vous avez été pour moi autrefois, monsieur Isolant.

Quelques minutes plus tard, Isabelle et Jacques se trouvaient seuls. D’un geste instinctif, Isabelle avait ramassé les plis de sa jupe et elle allait devant elle, les yeux baissés, écoutant le va-et-vient précipité de son sang. Entre elle et ses aspirations, si claires aujourd’hui, il y avait Jacques !

Ils marchèrent un moment le long du sentier, écrasant sous leurs pieds l’amas bruissant des feuilles sèches, puis Jacques dit sourdement :

— Isabelle, je viens de parler à votre père, c’est cela que je voulais vous dire… Il nous semble à tous les deux que vous êtes trop jeune pour être liée. Vous m’avez dit l’autre jour que vous n’étiez encore qu’une enfant. C’est vrai, vous n’êtes encore qu’une enfant. Un jour viendrait… c’est cela que j’ai voulu vous dire… un jour viendrait peut-être où… où vous regretteriez votre précipitation… Il ne faut pas que ce jour vienne, comprenez-vous ?

Isabelle s’arrêta net. Vivement, elle s’était suspendue au bras de Jacques, le regardant droit dans les yeux avec l’ancienne confiance familière que, depuis leurs fiançailles, elle ne lui témoignait plus jamais. Elle murmura :

— Que voulez-vous dire ?

Une flèche aiguë traversa l’âme de Jacques. Il demeura un moment silencieux. Isabelle était encore son bien, sa propriété. En éclairant Lucien, il pouvait d’un mot le faire disparaître et, prenant ensuite sur son cœur cette femme qu’il aimait, la forcer d’oublier. Mais de la coupe de joie un instant évoquée, un parfum âcre, insupportable, s’échappa. Il reprit, suffoqué :

— Je m’en irai d’ici. Nous ne nous verrons plus pendant quelque temps. Vous réfléchirez… c’est cela que je voulais vous dire… Ma petite Isabelle… Ce que je veux avant tout, c’est que vous soyez heureuse, n’importe comment. Vous comprenez cela, n’est-ce pas ? Avec moi ou sans moi… ce que je veux avant tout…

— Mais pourquoi vous en aller ? questionna Isabelle anxieuse. Pourquoi ne pas rester ici auprès de papa et de moi qui vous aimons tant ?

Il murmura :

— Non… je ne puis pas rester à présent.

Et l’attachement enfantin d’Isabelle passa sur son cœur saignant comme une brûlure. Il demeura un moment étourdi sous l’écroulement de sa vie, puis brusquement il saisit la jeune fille, l’attira contre sa poitrine et balbutia :

— Isabelle… chère enfant… moi aussi je vous aurais bien aimée !…

Une seconde plus tard il s’éloignait d’un pas rapide sans se retourner. Isabelle le suivait de loin, le rappelant :

— Jacques !… Jacques !… Mais il continuait de s’éloigner sans paraître l’entendre ; bientôt elle le vit franchir la grille et disparaître.

Tout un monde de sensations douces fuyait avec lui, s’en allait pour ne plus revenir, mais par une autre issue un flot d’anticipations confuses envahissait son esprit, tout le remous agité d’une marée profonde emportant les choses d’autrefois.

Pourtant quand elle eut vu disparaître la haute silhouette sur la route déserte où si souvent elle avait guetté de loin son apparition, un éclair douloureux lui déchira le cœur ; elle appela de nouveau :

— Jacques !… Jacques !…

Et sa vivante espérance s’enveloppa tout à coup d’un froid suaire de regrets.

Elle alla se rasseoir sur le banc où, tout à l’heure, Lucien lui parlait de la même voix qu’autrefois lorsque, dans ses heures d’expansion, il venait la retrouver à cette place où l’œil soupçonneux de Philippe ne les avait jamais découverts, et elle pleura amèrement.


Lorsque Jacques rentra enfin chez lui, la nuit était très avancée. Un tel besoin de solitude et de silence le possédait qu’après avoir fait une apparition chez ses malades les plus pressants, il avait erré dans la campagne jusqu’à ce qu’il eût acquis la certitude de ne pas retrouver, comme tous les derniers soirs, sa mère debout, l’attendant avec le même visage anxieux et préoccupé. Ce soir-là, l’idée de l’interrogation muette des yeux clairvoyants lui était insupportable. Il sonnait une heure lorsqu’il pénétra chez lui.

Le gaz était resté allumé et au premier pas qu’il fit dans le vestibule, Mme Isolant accourut.

— Pourquoi m’avez-vous attendu si tard, mère ? demanda-t-il vivement. J’étais chez Philippe comme à l’ordinaire. Je n’oserai plus m’attarder, si vous restez ainsi debout à m’attendre.

Sous la clarté crue du gaz, ils se regardaient et leurs pensées s’unirent, se fondirent dans un même spasme douloureux. La mère murmura :

— Je n’ai pas voulu te contrarier en t’attendant, mon enfant, mais on t’a fait appeler quatre fois cet après-midi. J’avais promis de faire le message moi-même. La jeune Fisch est plus mal… elle se meurt.

Jacques dit faiblement :

— Ah ! vraiment… J’y vais.

Et comme un automate que les ressorts de l’habitude suffisaient à conduire, il ressortit dans la nuit. Il se souvenait confusément qu’on l’avait fait mander, il y avait quelques jours déjà, auprès de la malade, mais sans qu’aucune insistance excessive le préparât à un danger imminent. Ce qu’il fallait surtout à la jeune fille, c’était de l’entrain, de la gaieté. Il avait remis sa visite à une époque où son âme moins troublée serait plus capable de lui offrir une diversion salutaire.

Il traversa un dédale de ruelles pauvres, obscures et vides où son pas solitaire retentissait bruyamment, longea des bâtiments isolés et enfin déboucha en pleine campagne. Resserrée entre l’échancrure de berges gazonnées, l’eau dormante d’un étroit canal croupissait lumineuse. Elle jetait une clarté pâle dans le brouillard, et Jacques suivait l’indication de ce miroitement d’un pas distrait. De temps en temps, il murmurait :

— La jeune Fisch se meurt… La jeune Fisch se meurt…

Mais aucun écho de son ancienne sollicitude pour cette enfant, que pendant tant d’années il avait disputée à la maladie, ne vibrait plus en lui. Il allait vers son but avec la hâte instinctive de l’être plié à des habitudes puissantes. Qu’était la mort d’une créature jeune, au cœur frais, auprès du vide noir d’une existence labourée jusqu’au fond comme la sienne à une époque où le sol épuisé n’a plus la force de faire lever d’autres moissons ? Cette enfant malingre qu’il avait amenée au seuil de la jeunesse au prix de tant d’efforts, et qui lui échappait sans avoir connu l’heure des agonies vraiment cruelles, lui semblait digne d’envie.

Lorsqu’il pénétra enfin dans la maison isolée, dressée au bord du canal, la mère, aux aguets depuis des heures, vint à sa rencontre, et, tout de suite, le visage décomposé par l’inquiétude et l’impatience, elle éclata :

— Enfin !… enfin !… Nous vous avons fait appeler quatre fois aujourd’hui… Mon Dieu… où vous cachiez-vous donc ainsi ? Elle va mal ce soir, oh ! si mal ! Elle ne semble même plus nous voir.

Il sentit la griffe du devoir professionnel le ressaisir brutalement au milieu de ses propres angoisses ; sans trouver un mot à dire, il suivit la mère dans la chambre de la malade.

Enfouie dans la blancheur des draps, les yeux clos et l’esprit absent, la jeune fille gisait tout à fait immobile, et, au premier regard qu’il jeta sur cette forme inerte, Jacques comprit que le long combat qu’il avait livré à la nature touchait à son terme et aboutissait à un échec. Il n’y avait plus rien à faire, plus rien à tenter. Pourtant, par égard pour les parents, il courba sa haute stature, approcha du visage inanimé sa propre figure contractée et appela à haute voix :

— Louise !…

Son appel restant sans réponse, il colla ses lèvres à l’oreille de la moribonde, et cria une seconde fois, plus fort :

— Louise !…

Cette fois la paupière pesante s’entr’ouvrit légèrement, l’œil vague semblait chercher devant lui ; peu à peu il distingua le visage attentif et le reconnut. Les lèvres blanches laissèrent passer un mot bref, léger comme un souffle :

— Docteur…

En même temps un sourire lointain s’esquissa sur la bouche ouverte et y resta. Puis lentement, sur la dernière vision que le monde extérieur lui offrirait jamais, la prunelle éteinte s’immobilisa. Jacques eut un regret violent, un remords aigu d’avoir laissé mourir cette enfant sans la revoir. Il abaissa doucement les paupières et se releva. À présent que le pas mystérieux était franchi, il ne lui restait plus qu’à faire face à ce désespoir qui allait éclater à côté de lui, poignant. Il dit :

— Vous avez été de bons parents pour votre enfant. Tout ce qui a pu être fait pour la sauver a été fait. Elle a été heureuse sur la terre pendant vingt ans. Vous pourrez la pleurer la conscience tranquille…

Mais la mère suffoquée l’interrompit :

— Ce n’est pas vrai, docteur ! non, ne dites pas qu’elle est morte, ce n’est pas vrai ! Elle vous a entendu, elle vous a même souri. Je l’ai vu, elle a souri. Elle vous aime tant ! Parlez-lui encore. Essayez quelque chose. Mon Dieu, mon Dieu, ne nous abandonnez pas ainsi sans rien faire…

Jacques resta un moment silencieux tandis que, derrière lui, le père sanglotait déjà bruyamment. Il dit enfin, ému :

— Du courage, du courage… C’est fini…

Et voyant les larmes inonder enfin le visage tendu de la mère, il ajouta :

— Pauvre enfant ! Moi aussi, je l’aimais bien !

Une heure plus tard il longeait de nouveau le canal somnolent, et peu à peu sa volonté fléchissante retrouvait son ancien ressort, comme si l’émotion sympathique qu’il avait éprouvée au chevet de cette morte lui avait fait du bien. Pour la première fois, depuis qu’il avait mis entre Isabelle et lui la sécurité d’une distance matérielle, il eut le courage de repasser mot à mot l’entretien qu’il avait surpris. Il n’y trouva pas une syllabe où Isabelle l’eût sciemment trahi, mais avec quel empressement elle avait accepté l’offre de sa liberté ! Lui disparu, le sentiment qui avait si longtemps couvé dans le cœur de la jeune fille s’épanouirait enfin librement !

Mais lui que deviendrait-il ? Les jours qui allaient naître et s’enchaîner en une monotone succession d’heures né lui offraient plus que l’effort constant de l’oubli, l’effacement de sa personnalité vivante dans la foule anonyme. C’était là sa part désormais.


Le gaz brûlait encore dans le vestibule quand il se retrouva devant sa porte et, au léger bruit que fit la clef en tournant dans la serrure, sa mère accourut comme la première fois. Sous l’éclat aveuglant du gaz, les rides qui labouraient le visage fatigué traçaient des lignes nettes, profondes.

Elle s’avançait timide, craintive :

— Jacques… mon enfant ?…

Mais il l’interrompit vivement. L’anxiété maternelle le bouleversait, lui était intolérable.

— Elle est morte, mère, dit-il précipitamment. Il n’y avait rien à faire. Un peu plus tard, un peu plus tôt, cela devait finir ainsi.

En même temps l’étranglement qui l’avait saisi à côté de cette enfant morte le reprit. Ce n’était pourtant pas sur elle qu’il avait versé, à la dérobée, quelques larmes furtives, mais son souvenir resterait attaché à la catastrophe de sa vie. Il ravala l’émotion qui l’étouffait et il dit :

— Si cela vous est égal, mère, nous irons vivre ailleurs.

Elle répondit sans le regarder :

— Partout où tu voudras aller, j’irai.

Et elle ajouta sourdement :

— Tant que je vivrai, je t’accompagnerai.

— On m’avait offert, il y a quelque temps, la direction d’un établissement près de Paris. C’est une entreprise qui a de l’avenir. J’avais refusé, mais le poste est encore vacant. J’accepterai.

Ne recevant aucune réponse, il devina le désir ardent de sa mère de lui être secourable à l’heure douloureuse. Il reprit au bout d’un instant :

— Surtout, ne vous inquiétez pas à cause de moi.

Mais comme, anxieuse, elle continuait de garder le silence, il fit un effort pour vaincre tout à fait sa répugnance à parler ouvertement de sa blessure. Il ajouta très bas :

— Mère, ne vous inquiétez pas ainsi, je vous en prie, cela m’ôte le courage.

Et rencontrant enfin le regard douloureux et craintif, tout à coup, dans la forme chétive et vieillotte, il devina, en toute son intensité, l’incorruptible, le puissant, l’impérissable amour maternel. Brusquement son orgueil d’homme céda. Il enveloppa sa mère de ses bras vigoureux et il laissa voir à nu sa plaie :

— Non, mère, murmura-t-il suffoqué, Isabelle ne sera jamais à moi, mais je ne suis pas abandonné. Ne me restez-vous pas, ne serez-vous pas toujours avec moi ?

Cœur contre cœur, ils s’étreignaient tandis que le drame de la vie brisée, l’effroi de l’avenir dépouillé et la certitude d’une inévitable séparation, future torturaient leur esprit ; enfin la mère murmura, la voix tremblante :

— Tant que j’aurai un souffle de vie, tu ne seras pas seul. Tant que le cœur de ta vieille mère battra, tu ne seras pas abandonné !