Révolution chrétienne et Révolution sociale/Chapitre VI.

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CHAPITRE VI


TRIOMPHE DU CHRISTIANISME


C’est sous Constantin que triomphe officiellement le christianisme.

On connaît la fable : cet empereur, marchant contre son compétiteur Maxence, aurait vu, dans les airs, une croix entourée de ces mots, tracés en lettres de feu : Hoc signo vinces (par ce signe tu vaincras). Triomphant, il se serait fait baptiser[1].

Cette légende, fabriquée bien après coup, comme toutes les légendes religieuses, est due à l’écrivain Eusèbe qui a jugé prudent de ne la rapporter qu’après la mort de Constantin, dont il était le contemporain.

Tout favorable qu’il fût aux chrétiens, l’empereur ne reçut le baptême qu’à la fin de sa vie. Doutant de la rémission des péchés postérieurs à ce sacrement, Constantin, qui avait fait assassiner une foule de personnes, parmi lesquelles son neveu, son fils et sa femme, crut sage d’attendre, pour laver ses fautes, qu’il ne pût plus en commettre de nouvelles.

Cet astucieux scélérat, qui ne valait ni plus ni moins que ses prédécesseurs, avait compris que le christianisme était l’avenir ; au lieu de se cramponner au trône pourri du paganisme, il mit résolument sa main dans la main des évêques. Ceux-ci, stimulés par leur soif de domination, le servirent à merveille, l’avertissant des plans de ses adversaires et s’efforçant de les traverser. Giovini rapporte qu’au moment d’une bataille, tous les chrétiens qui étaient dans le camp ennemi, passèrent du côté de Constantin et contribuèrent à son triomphe. De ce règne, date l’alliance ouverte du pouvoir impérial et de l’Église. Quel chemin parcouru depuis Juda le Gaulonite et Jésus !

L’entrée du vainqueur dans Rome fut toute une révolution. Amnistie générale, peine de mort contre les délateurs, liberté des cultes et des opinions, abolition du supplice de la croix, abrogation des lois pénales contre les célibataires, interdiction du travail dominical, permission d’affranchir les serfs de l’Église, tels furent les actes qui inaugurèrent le nouveau règne.

Une bouffée d’air libre pénétrait dans la Rome impériale, devenue le cloaque du monde. Le peuple, étonné, charmé, acclamait ; le Sénat, publiquement reconnu comme le premier corps de l’État et adroitement complété par de nouveaux membres, chrétiens ou partisans de Constantin, approuvait tout, — du reste, approuver n’était-ce pas, depuis trois siècles, son unique fonction ? Dans son enthousiasme feint ou réel, il décrète un arc triomphal de reconnaissance envers Constantin et la divinité qui l’avait guidé.

Mais c’est le propre du despotisme de stériliser toute réforme. La liberté sociale ne peut naître que du besoin des foules trop longtemps comprimées et non du vouloir d’un seul. Constantin avait proclamé un pardon général, mais il fit mettre à mort toute la maison de Maxence et ceux de ses adversaires qui lui parurent les plus inquiétants : c’est ainsi que les gouvernants comprennent et appliquent les lois. Promulguer la liberté des opinions, n’était-ce pas un non-sens dans un État régi par ce principe monstrueux : « Ce qui plaît au prince a force de loi, que sa volonté soit le droit » ? Le supplice de la croix était remplacé par d’autres non moins cruels. Enfin, l’administration publique, sous prétexte de réforme et de régularisation, devint plus oppressive que jamais.

Libanius a fait une peinture effroyable des exactions du fisc sous ce règne. « J’ai vu, dit-il, de pauvres savetiers levant les mains au ciel avec leur tranchet et jurant qu’ils ne possédaient pas autre chose ; mais leurs cris n’arrêtaient point l’avidité barbare des gens du fisc. Les lupanars payaient le chrysargyre[2] ; l’esclave et le mendiant ne pouvaient s’y dérober ; on le devait pour les sentines et pour le fumier de chaque animal. L’approche du terme fatal portait l’épouvante dans les villes. On sévissait par le fouet et les tortures contre la plus extrême indigence qui n’avait de quoi payer. À ce moment, la servitude se multipliait, les pères vendaient leurs fils et livraient leurs filles pour acquitter la taxe ».

Il n’y a donc pas lieu de s’étonner si le peuple, retombé, après une amélioration passagère, sous le joug le plus atroce, se prit à haïr de telle force Constantin, que celui-ci, se sentant comme un étranger dans cette grande ville, qui avait absorbé le monde, alla sur le Bosphore, fonder une autre capitale.

Les chrétiens, qui avaient déjà reçu de l’empereur le palais de Latran, gagnèrent du coup deux cités qui leur donnèrent l’empire du monde. Rome étant désertée par César, ils y prirent sa place ; de ce temps, commence la prépondérance manifeste des évêques romains. Ceux-ci, dont l’influence sur l’empereur était grande, avaient dû tout mettre en œuvre pour le décider à transporter à Byzance le siège de l’empire.

En même temps, ils s’installèrent en maîtres dans cette ville ; partout, sur le palais, à l’augustéon[3], dans les places publiques, la croix s’éleva triomphante. Une foule immense vint peupler la nouvelle cité et, dans cette foule bigarrée, sans cohésion, ce fut l’élément chrétien qui l’emporta.

Dès lors, commence l’agonie du polythéisme : les temples se ferment, les idoles tombent dans la poussière, tandis que les basiliques chrétiennes s’élèvent de toutes parts. Les sentiments longtemps comprimés font explosion, joie sincère chez les uns, vengeance, orgueil et ambition chez le plus grand nombre ; les pieux chrétiens n’ont pas le triomphe modeste et, pendant que raillés, maltraités, les prêtres de Jupiter dévorent leur rage, les vainqueurs, grossis par une foule frivole, avide de nouveautés, par des simples à l’imagination naïve et cette tourbe qui adule éternellement le succès d’où qu’il vienne, prennent possession de l’empire romain.

Ah ! qu’elles sont loin les revendications primitives du christianisme ! Quelques pères éloquents, Basile, Ambroise, Chrysostôme, s’élèveront bien encore contre les riches ; après eux, l’évêque Isidore déclarera même que liberté individuelle et communauté de possession sont de droit naturel ; on les applaudira sans les écouter. L’important n’est plus que les esclaves soient affranchis, que les peuples soient heureux, que la justice règne sur la terre consolée ; tout cela est intempestif, irréalisable en ce monde d’épreuves ; on sera heureux plus tard, dans l’autre vie, si l’on est soumis à Dieu, c’est-à-dire à César et aux évêques. Ce qui presse, c’est que les privilèges des pontifes païens soient supprimés, que leurs rivaux soient mis en possession des temples et des palais, que toutes les faveurs n’arrivent plus que par eux et, surtout, que la répression soit impitoyable contre l’hérésie.

Car toutes les sectes chrétiennes qui, jusqu’alors, s’en étaient à peu près tenues aux injures, en arrivaient à des luttes inouïes maintenant qu’on allait partager le butin de la victoire. C’est un phénomène inhérent à tous les partis politiques ou religieux, qui peuvent bien se réunir un moment contre l’ennemi commun, mais qui, à peine maîtres de la situation, se livrent une guerre sans pitié.

Pour être juste, il faut reconnaître que la cupidité de jouir grossièrement sans partage, n’est pas le seul mobile de ces conflits, la griserie mentale y est pour bien plus. Et plus la foi est sincère, plus l’idéal politique ou religieux sera subtil, raffiné, immatériel, plus l’emportement sera féroce. Le paganisme, religion sensuelle, parfois même bestiale, avait été tolérant ; le monothéisme fut toujours cruel. « Le fanatisme, dit Darmesteter[4], est le privilège des religions morales qui, s’étant fait un idéal élevé et exclusif comme tout idéal, poursuivent tout ce qui s’en écarte d’une haine qui ne peut pardonner sans apostasie ».

Aussi, à peine triomphante, les évêques chrétiens s’empressèrent-ils de codifier la religion en formules dogmatiques, frappant sans pitié les hérétiques.

Ce fut l’œuvre du concile de Nicée (325).

Il n’entre pas dans notre cadre de suivre par le menu les disputes théologiques ; nous n’avons cherché qu’à retracer, dans ses grandes lignes, la genèse d’une immense révolution. Nous dirons, cependant, quelques mots du concile où, pour la première fois, le dogme chrétien fut solennellement proclamé.

Une grave controverse divisait les évêques : La Trinité était-elle trois dieux ou un seul existant sous trois modes ? Le prêtre Arius, orateur et poète en vogue, soutenait la première opinion, qui comptait plus de partisans dans la foule, encore païenne, que parmi les chefs de l’Église. Une lutte violente s’engagea entre trithéistes et monarchistes.

Obsédé par les deux partis, Constantin, qui n’était pas baptisé, se vit contraint de remplir le rôle d’arbitre. Il ordonna au clergé de se rendre à Nicée, en Bithynie.

C’est une profonde erreur, incessamment commise, de croire que les controverses peuvent se résoudre à l’amiable par des délibérations prises en commun. Les conciles religieux, comme les congrès politiques, n’ont jamais abouti qu’à aviver les dissensions anciennes et en produire de nouvelles.

Tous les disputeurs d’Orient, les métaphysiciens de Grèce et d’Égypte affluèrent au concile. Bientôt, on n’entendit plus, dans l’intérieur des maisons, dans les rues, sur les places publiques que controverses sur le verbe. Ces controverses, tantôt subtiles tantôt grossières, affolaient, enflammaient la masse.

« Ne va pas croire, a dit Grégoire de Nysse, que tu puisses échanger une monnaie, acheter du pain ou te rafraîchir dans un bain, sans que le banquier, le boulanger ou le baigneur entame une discussion théologique sur le Fils engendré et le père non engendré, sur la consubstantialité ou la non consubstantialité du Père et du Fils. »

C’est la grande dame, païenne de mœurs, chrétienne par désœuvrement, mêlant le culte de Vénus et de la vierge Marie, qui juge, censure et condamne.

C’est le philosophe néo-platonicien qui disserte à perte de vue sur le Dieu bon et son verbe, le Logos, âme du monde.

C’est le barbier trivial qui, prenant dans la main ses parties génitales, s’écrie publiquement : « Voici la trinité ! »[5].

Les évêques d’Occident, préoccupés de leur grandeur future, eurent le bon sens de ne pas se mêler à ces luttes énervantes. Ils se réservèrent : trois ou quatre seulement, plus deux simples prêtres délégués de Rome qui se tinrent dans une stricte neutralité, participèrent au concile.

Les débats, sous la présidence de Constantin, durèrent deux mois, du 14 juin au 25 août 325. Outre les évêques, pullulait une foule de prêtres, diacres, philosophes et curieux.

Ce fut, à vrai dire, le choc de deux religions, car l’arianisme, reconnaissant à chaque personne de la trinité une substance différente, pouvait être considérée comme un avatar du polythéisme expirant ou, tout au moins, une transition entre celui-ci et le monothéisme.

L’effervescence fut même telle, au début, que, sur deux mille quarante-huit évêques, l’empereur en renvoya dix-sept cent trente. Ce fut un vrai coup d’État. Dès lors, les partisans d’Arius, majorisés, terrifiés par les imprécations du concile et les mouvements du populaire, se joignirent presque tous à leurs antagonistes.

Après d’interminables discussions, des conférences privées et publiques, le concile proclama l’unité divine et prononça la condamnation d’Arius. Celui-ci fut exilé dans les Gaules.

C’en est fait : la religion chrétienne est constituée, et, cinquante-cinq ans plus tard, Théodose, en arrivant au trône, ordonnera à tous de la professer : ceux qui se conformeront à cette loi seront appelés chrétiens catholiques, les autres seront dénommés hérétiques, insensés et infâmes, aucun de leurs lieux de conciliabules ne pourra prendre le nom d’église.



  1. La liturgie romaine donne encore une autre version au sujet du baptême. Constantin, malade de la lèpre, se serait, à la suite d’une apparition miraculeuse, adressé à Sylvestre qui le guérit en le baptisant.
  2. Chrysargyre ou or lustral, impôt qui se percevait tous les cinq ans.
  3. Grande place disposée sur le modèle du Forum romain.
  4. Essais orientaux.
  5. Authentique.