Révolution chrétienne et Révolution sociale/Chapitre XIII.

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CHAPITRE XIII


MARTYROLOGE PROLÉTARIEN. — LA VOIE SANGLANTE.


Comme toutes les croyances formées au sein de la masse et luttant contre le pouvoir pour se faire jour, le socialisme a eu ses martyrs : les uns célèbres, vénérés, passés à l’état de saints pour une foule trop portée à remplacer une religion finie par une religion nouvelle, les autres inconnus, fauchés silencieusement dans l’oubli ou couchés pêle-mêle par le canon des guerres sociales.

« Sang de martyrs, semence de chrétiens ! » s’écriait Tertullien, il y a seize siècles. Si le socialisme, tendant aujourd’hui à sa forme la plus haute en même temps que la plus simple, l’anarchie, a conquis les masses en moins de cent ans, c’est après avoir parcouru un long cycle de persécutions et d’épreuves.

Les patriciens de la vieille Rome jetaient leurs esclaves vivants en pâture aux murènes de leurs viviers. Les seigneurs du moyen âge détroussaient le marchand, prélevaient la dîme sur le serf de la glèbe, violaient sa femme et pendaient les manants selon leur bon plaisir. Louis XVI, roi débonnaire, décidait (ordonnance du 13 juillet 1777) que tout homme de seize à soixante ans, sain et bien constitué, trouvé sans moyens d’existence et sans profession, serait envoyé aux galères. De nos jours, pour avoir varié dans la forme, l’oppression de la caste dominante sur la caste dominée ne s’en exerce pas moins.

Liberté, égalité, dit le Code : le prolétaire est libre, en effet, de mourir de faim s’il ne trouve pas un maître qui veuille bien acheter son activité musculaire ou intellectuelle. Cent ans après la Révolution qui proclama les droits de l’homme et la suppression des castes, on a vu, à Limoges, une malheureuse, la femme Souhain, tuer ses cinq enfants parce qu’elle ne pouvait plus les nourrir, puis chercher à se tuer elle-même : les juges l’ont envoyé au bagne. Un an plus tard, au moment même où la foule inconsciente, grisée par la musique et les détonations de pétards, commémorait la prise de la Bastille, une famille parisienne de sept personnes s’évadait par l’asphyxie de cette société libre et égalitaire où, selon le pieux Malthus, il n’y a point place pour les pauvres au banquet de la vie.

Les statistiques de la criminalité parlent éloquemment[1]. En dépit des moralistes bourgeois, le flot grandit et menace de tout submerger ; bientôt les prisons ne seront plus assez vastes pour contenir les malheureux, vagabonds parce qu’ils ne peuvent payer un propriétaire, voleurs ou mendiants parce que, pour qui n’est pas exploiteur ou exploité, il n’existe que deux ressources : le vol ou la mendicité.

L’été, passe encore pour ce qui est du coucher : on peut dormir à la belle étoile ; les taillis des bois de Vincennes et de Boulogne sont hospitaliers ; malheureux et malheureuses peuvent même y goûter les douceurs de l’amour. Mais l’hiver ! la terre est gelée, il fait trop froid pour coucher sous les ponts ; les carrières d’Amérique et les Halles ne sont pas toujours un abri sûr, les rafles y sont fréquentes, les voisins parfois incommodes ; pour dormir à la corde[2], dans les infects taudis de la rue Mouffetard ou du faubourg Saint-Antoine, il faut deux sous : c’est une somme qu’on n’a pas toujours. Quant aux asiles de nuit, dernier mot de la philanthropie officielle, ils sont toujours encombrés au point de refuser du monde ; on ne peut d’ailleurs y trouver abri plus de trois fois consécutives. Le mieux est encore de se présenter au commissariat de police pour quémander une arrestation ou de tenter un coup : s’il réussit, on est sauvé ; si on est pincé, du moins, on aura la prison pour gîte et du pain sur la planche.

En prison, l’État qui s’est arrogé le droit de punir les déshérités, s’arroge, de plus, celui de les exploiter, car il est devenu patron : il fait fabriquer et vend. Lorsque les fournitures à livrer sont nombreuses, les geôles s’emplissent comme par miracle. Voilà ce qu’il y a au fond des formules solennelles de la justice : la justice, comment y croiraient-ils ces magistrats, domestiques de tous les régimes ? Il y a tout simplement une question de production à bas prix : tant pis pour l’industrie libre si cette concurrence l’écrase. C’est du socialisme à la sauce gouvernementale.

L’influence du milieu a été démontrée scientifiquement : on lui doit toutes les modifications des espèces. Nulle part, elle n’est aussi pernicieuse qu’en prison. L’homme sort de là criminel endurci, pédéraste et souvent pis : mouchard.

Même tableau dans tous les pays à civilisation capitaliste. L’Allemagne, rongée par le chancre du paupérisme, se tord sur un lit de lauriers. Ses fils l’abandonnent pour des pays moins durs aux travailleurs.

En Italie, c’est principalement dans les campagnes que la misère est atroce. Des hommes vigoureux travaillent toute la journée pour un salaire moyen de quarante centimes : parfois ce salaire diminue de moitié ; l’exploitation des enfants dans les solfatares est invraisemblable. Tout ce peuple vit de mauvaise farine de maïs et va souvent déterrer les charognes pour s’en repaître. Il n’est pas de pays où le contraste entre la richesse du sol et le dénûment du cultivateur soit plus choquant. Les blés ondulent sous la brise tiède ; oliviers, mûriers, myrtes, grenadiers entrelacent leurs frondaisons dans un fond d’azur lumineux ; plus loin, des bosquets de lauriers roses ; des orangers, des limoncelli aux branches desquels mûrissent des globes d’or : c’est une profusion de couleurs et de parfums ; la nature entière s’épanouit dans un sourire. Regarde, prolétaire ! regarde et ne touche pas : Rien de cela n’est à toi. Tant pis si ton ventre creux s’insurge, si ton palais se dessèche, si tes tempes bourdonnent : meurs si tu peux !

La misère de l’Irlande a souvent été décrite ; elle est effroyable, en effet, mais les landlords n’ont pas été moins impitoyables en Écosse. De 1801 à 1831, ils ont enlevé sans indemnité 3,511,770 acres de terre que cultivaient les descendants des anciens clans gaëls. Suzerains titulaires du sol, ces seigneurs voulaient devenir propriétaires effectifs : ils ne reculèrent devant rien. Une misérable, la duchesse de Sutherland, expropria à elle seule, en six années, trois mille familles formant un total de quinze mille individus. Leurs villages furent incendiés, leurs champs convertis en pâturages, une vieille femme qui se cramponnait à sa hutte fut brûlée vive, la troupe eut raison des velléités de résistance et la noble lady accapara de la sorte 794,000 acres qui, de temps immémorial, appartenaient au clan. « Les grands d’Écosse, écrivait George Ensor, ont exproprié des familles comme ils feraient sarcler des mauvaises herbes ; ils ont traité des villages et leurs habitants comme les Indiens ivres de vengeance traitent les bêtes féroces et leurs tanières. Un homme est vendu pour une toison de brebis, pour un gigot de mouton et pour moins encore… Lors de l’invasion de la Chine septentrionale, le grand conseil des Mongols discuta s’il ne fallait pas extirper du pays tous les habitants et le convertir en un vaste pâturage. Nombre de landlords écossais ont mis ce dessein à exécution dans leur propre pays contre leurs propres compatriotes. »

L’Angleterre est le pays industriel par excellence. Un économiste bourgeois, John Wade, constatait que la cupidité des maîtres de fabriques leur avait fait commettre des crimes comparables à ceux des conquistadores espagnols dans le Nouveau-Monde. « M. Broughton, magistrat de comté, disait le London Daily Telegraph en janvier 1860, déclarait, comme président d’un meeting, tenu à la mairie de Nothingham, le 14 janvier 1860, qu’il règne dans la partie de la population de la ville occupée à la fabrication des dentelles un degré de misère et de dénûment inconnu au reste du monde civilisé… Vers deux, trois et quatre heures du matin, des enfants de neuf à dix ans sont arrachés de leurs lits malpropres et forcés de travailler pour leur simple subsistance jusqu’à 10, 11 et 12 heures de la nuit. La maigreur les réduit à l’état de squelettes, leur taille se rabougrit, les traits de leur visage s’effacent et tout leur être se raidit dans une torpeur telle que l’aspect seul en donne le frisson… Que doit-on penser d’une ville qui organise un meeting public pour que le temps de travail quotidien pour les adultes soit réduit à dix-huit heures !… » Dix-huit heures !

Alors qu’une partie de l’humanité jeûne et que l’autre partie crève d’indigestion, les statistiques officielles annoncent impudemment que le monde civilisé produit beaucoup plus qu’on ne pourrait consommer. Quelle dérision ! et n’est-ce pas là le plus inexorable réquisitoire contre un tel ordre de choses ?

Aussi, jamais les antagonismes sociaux n’ont-ils été aussi nettement accusés. Depuis un siècle, le prolétariat bouillonne et, s’éveillant peu à peu à la conscience, à la vie, essaie ses forces dans des escarmouches sanglantes, prélude d’une bataille sans pareille.

Depuis les Hébertistes envoyés à la guillotine, enragés qui voulaient que la Révolution eût pour le prolétaire des résultats positifs, jusqu’aux anarchistes suppliciés à Chicago, quel interminable défilé de victimes !

Ce sont Romme, Bourbotte, Goujon, Duroy, Duquesnay, Soubrany, les derniers députés montagnards, se trouant la poitrine du même couteau devant le tribunal qui les a condamnés à mort pour avoir voté au peuple insurgé de prairial « du pain et la Constitution de 93. »

Ce sont Babeuf et Darthé, voués au même sort pour avoir rêvé le « bonheur commun », et qui, s’étant mal poignardés, gravissent à moitié cadavres les degrés de l’échafaud. Ce sont leurs amis, les conspirateurs de Grenelle, livrés au peloton d’exécution.

Ce sont les canuts lyonnais de 1831 qui, lassés d’un salaire de dix-huit sous pour dix-huit heures de travail, — un sou par heure ! — revendiquent, sous les plis du drapeau noir, le droit de « vivre en travaillant ou mourir en combattant » et, vainqueurs d’abord, puis amusés, mystifiés, trahis par ceux qu’ils ont épargnés, finalement vaincus grâce à leur crédule générosité, jonchent de leurs cadavres le champ de bataille de la Croix-Rousse. Deux ans et demi plus tard, alors que l’Europe tout entière tressaillira sous l’action des sociétés secrètes, prolétaires affamés et révolutionnaires bourgeois mêlés, poursuivant, les uns l’espoir d’un peu de bien-être, les autres le renversement de la monarchie, reprendront ensemble la lutte, non seulement à Lyon, mais à Saint-Étienne, à Grenoble, à Marseille, à Besançon, à Arbois, à Lunéville, à Paris enfin où le 35e régiment de ligne se couvrira de gloire par les massacres de la rue Transnonain.

Après la révolte lyonnaise de novembre 1831, premier engagement du prolétariat, arrive la bataille et quelle bataille ! Déçus dans leurs espérances, les travailleurs qui ont conquis la république sur les barricades de février, murmurent, s’agitent. L’insurrection ratée du 15 mai, tentée aux cris de « Vive la Pologne ! » a eu pour résultat l’emprisonnement des chefs révolutionnaires, Barbès, Blanqui. Mais la fermentation continue, mais les ateliers nationaux sont impuissants à servir plus longtemps de soupape de sûreté ! En dépit de Louis Blanc, perdu maintenant dans les bafouillages à la commission du Luxembourg, les ouvriers rêvaient autre chose que l’enrégimentation des salariés sous la férule de l’État à raison de huit francs par semaine. Aussi, logique dans son égoïsme bourgeois, la Constituante, sur la proposition de Falloux, décide-t-elle la fermeture de ces ateliers devenus foyers de propagande socialiste : cent mille prolétaires déambulent sur le pavé parisien.

Le 23 juin, la lutte commence : la journée est houleuse ; des manifestations se déroulent le long des artères parisiennes. Sur les faubourgs passent les souffles des grandes révoltes : les ouvriers élèvent des barricades aux abords de la Bastille, du canal Saint-Martin et dans les quartiers populeux. Sur les boulevards, des coups de feu sont tirés, des postes désarmés. La rive gauche fermente : une foule de misérables envahit le Panthéon.

L’assemblée constituante frémit non de remords, mais de peur ; le massacre prémédité, qui débarrassera la société des importuns réclamant leur place au banquet, ce massacre pourrait bien tourner en défaite pour le pouvoir, en victoire pour l’insurrection. La garde nationale paraît d’un médiocre secours ; la troupe pourrait bien mettre crosse en l’air comme en février. Mais des adolescents grisés de bruit et de poudre seront d’excellents bourreaux : la garde mobile est lâchée.

Ces enfants du peuple, qui ignoraient pourquoi ils se battaient, se battirent bien : au grand ravissement de la bourgeoisie, ils furent implacables. « Cette garde mobile, jeunesse de Paris arrachée à l’émeute, écrivit Lamartine, a sauvé Paris et la France. » Entraînés par l’exemple, les autres corps massacrèrent consciencieusement : « Sabrez-moi cette canaille ! » hurlait le général républicain Clément Thomas. La canaille, c’étaient les combattants de février, auxquels l’Assemblée devait de vivre.

Cette bataille, qui dura trois jours pleins, coûta la vie à l’archevêque de Paris, Auguste Affre, tué devant le faubourg Saint-Antoine alors que, fidèle aux traditions de l’Église, mû peut-être par un mouvement de sincérité, il invitait les insurgés à déposer leurs armes pour reprendre le collier d’esclavage : toujours la vieille formule chrétienne « soumission ». Mais les prolétaires, affamés par trois mois de misère mis naïvement au service de la république bourgeoise, devenaient sourds à la voix des prêtres en dépit de leurs allures démocratiques. Une balle inconnue tua le prélat et la lutte se poursuivit jusqu’au 26. Dans la matinée, le faubourg Saint-Antoine, dernier asile de l’insurrection, fut emporté. Le chef des insurgés, Cournet, s’échappa et fut, plus tard, à Londres, tué en duel par Barthélemy qui avait commandé la barricade du faubourg du Temple. Cette barricade-là avait aussi opposé une résistance acharnée ; pour la prendre, il fallut percer les murs des maisons. Au reste, les insurgés, fusillés presque partout, vendirent chèrement leur vie ; le nombre d’hommes qui périt de part et d’autre n’a jamais été fixé d’une façon sérieuse, mais on peut juger des pertes de l’armée régulière par ce fait que six de ses généraux furent tués. L’un d’eux, Bréa, s’était avancé en parlementaire devant les insurgés du Panthéon et leur avait promis vie sauve ; ils se rendirent et furent passés par les armes. L’assassin, continuant sa marche victorieuse, se présenta à la barrière d’Italie et tenta de renouveler son stratagème. Reconnu par un fuyard du Panthéon, il fut arrêté et subit la peine du talion. « Je nous ai revengés », déclara plus tard, devant le tribunal, Nourrit, insurgé de dix-sept ans, qui fut condamné comme meurtrier aux travaux forcés à perpétuité et dont on n’eut plus jamais de nouvelles. Deux autres accusés, Daix et Lahr, subirent la peine capitale[3].

Massacre dans les rues, fusillades sommaires dans les caves de l’École militaire, du Luxembourg et des forts, transportations en masse, rien ne manqua au triomphe de l’ordre.

« … On fait des milliers d’arrestations, écrivait Proudhon (lettre à M. Maguet en date du 28 juin), si l’instruction est sévère, il faut s’attendre à voir vingt mille citoyens jetés en prison[4]. Un décret de l’Assemblée nationale, rendu cette nuit, les livre tous à une commission militaire et leur applique la déportation au delà de l’Océan. Les bourgeois vainqueurs sont féroces comme tigres. » C’est partie remise, estimait le philosophe qui, englué à la Constituante, n’avait su que flétrir la cruauté des vainqueurs, et il ajoutait : « L’Assemblée nationale offre un spectacle désespérant par l’indécision et la stupidité. Ce sont les vendeurs du temple qui agiotent sur la république. Je ne serai soulagé que quand le peuple nous chassera tous à coups de pied. » Partie remise… hélas ! la saignée avait été trop forte et, malgré les efforts des socialistes militants, la classe qui avait écrasé le prolétariat acheva logiquement son œuvre, trois ans plus tard, en acclamant dans l’aventurier de décembre le pouvoir fort, capable de sauver la religion, la famille et la propriété.

Phénomène remarquable et qui est le plus sûr indice d’un prochain bouleversement social, les luttes politiques, au cours de ce siècle, sont devenues de moins en moins sanglantes, c’est ainsi que la révolution de février fut moins meurtrière que les trois glorieuses de juillet, que celle du Quatre Septembre fut tout à fait pacifique et que la chute du président Grévy, le 2 décembre 1887, — véritable révolution de palais ! — ne fit pas couler une goutte de sang ; tandis que les luttes économiques ont constamment progressé dans le tragique. Les grèves deviennent de plus en plus offensives ; l’antagonisme des classes s’accentue : qu’avait été la répression lyonnaise de 1831 auprès des massacres de juin ! Juin, à son tour, pâlit devant les hécatombes de la Semaine sanglante.

Le mouvement insurrectionnel du 18 mars 1871 ne fut pas socialiste à son origine. Issu de l’exaspération populaire contre un gouvernement qui, par peur de la révolution, avait livré Paris, âme de la France, aux armées allemandes, il fut au début patriotique et républicain ; mais des tendances socialistes s’y firent jour, malgré les difficultés de la situation et les fautes du gouvernement communaliste tiraillé entre jacobins, blanquistes et internationaux. Ces derniers formaient l’élément studieux mais enclin au modérantisme, la pire des politiques en temps de révolution ; parmi eux, Malon, Lefrançais, Vermorel, Varlin, Longuet depuis rapproché de la bourgeoise radicale, avaient une valeur réelle : Leur idéal tendait à une décentralisation politique, — la commune s’administrant par ses mandataires élus, — et à une centralisation économique, — l’État se substituant à l’oligarchie capitaliste comme propriétaire du sol, des canaux, des mines, des chemins de fer, de l’outillage industriel : en somme le collectivisme. Avec tout cela, ces hommes arrivés au pouvoir restèrent, jusqu’au dernier jour, petits garçons devant le gouverneur de la Banque et le haut personnel des établissements financiers. Ils ne surent rendre, en faveur du peuple, que deux misérables décrets, l’un remettant les termes de loyer échus (octobre 1870, janvier et avril 1871) que les prolétaires, épuisés par le siège, étaient absolument hors d’état de payer ; l’autre restituant les objets engagés au Mont-de-piété pour une somme inférieure à vingt francs. Ils y joignirent, vers la fin, la promesse d’une pension aux veuves des fédérés tués à l’ennemi, alors que la victoire devenait de plus en plus impossible. C’était peu pour résoudre la question sociale, aussi la masse les abandonna-t-elle : la Commune, acclamée à son début par deux cent mille fédérés, n’eut pas, dans les derniers temps, plus de quinze mille défenseurs convaincus. Il est vrai que, dans leur manie de jouer aux stratèges, les romantiques qui s’étaient attribués la direction des opérations militaires avaient privé l’armée insurrectionnelle d’environ douze mille hommes tués, blessés grièvement ou faits prisonniers dans les combats livrés sous Paris.

La situation était inextricable : au dehors, l’armée allemande prête à donner la main à l’armée de Versailles ; au dedans, la réaction ; pour les clairvoyants, la victoire était impossible, mais les fautes de la Commune précipitèrent le dénoûment. La plus grande avait, cependant, été commise par le comité central, émanation des bataillons fédérés, qui, maître de la situation dès le soir du 18 mars avait perdu huit jours à scrutiner, comme si les révolutions ont besoin d’être légalisées ! Pendant ce temps, les troupes de l’ordre, repliées sur Versailles à moins de dix mille hommes, se réorganisaient ; de partout, les renforts leur arrivaient : de la province, toujours inquiète, toujours jalouse de Paris ; des forteresses d’Allemagne qui vidaient cent mille prisonniers, Thiers et Bismarck s’étant entendus promptement. Et lorsque, le 3 avril, conduits par des généraux improvisés, — Eudes, élève pharmacien, Duval, fondeur, Bergeret, commis-voyageur, Flourens, érudit, qui voulait être « un Aristote doublé d’un Alexandre », — les fédérés voulurent réparer le temps perdu, il était trop tard. Sur tous les points, Rueil, Bas-Meudon, Châtillon, ils furent repoussés, perdant quantité de morts et surtout de prisonniers. Parmi ces derniers, beaucoup furent passés par les armes : Flourens et Duval furent du nombre. Le premier, type de paladin qui aimait manier alternativement la plume et l’épée, avait déjà combattu pour l’indépendance crétoise, tenté une émeute contre l’empire et failli renverser le gouvernement de la Défense nationale au 31 octobre. Surprises par le canon du Mont-Valérien que l’on croyait neutre, ses troupes s’étaient disloquées, avaient fui : lui était demeuré. Des gendarmes l’arrêtèrent dans une chambre, à Rueil, et, d’un coup de sabre, le capitaine Desmarets lui fendit la tête. Duval, qui avait eu l’imprudence, se croyant général, de conduire à la défaite l’aile gauche des fédérés, ne voulut pas abandonner la partie. Cerné sur le plateau de Châtillon, il fut pris et passé par les armes : il mourut fièrement au cri de : « Vive la Commune ! »

Dès lors, chaque jour renouvellera ces scènes tragiques : prisonniers fusillés, blessés torturés, ambulancières violées ; les soldats de Forbach, de Reischoffen, de Sedan et de Metz, revenus des prisons allemandes avec le besoin effréné de se venger de leurs défaites sur n’importe qui ; des troupeaux lamentables de fédérés défilant dans les rues de Versailles sous les injures, sous les coups d’une population hurlante faite de toutes les écumes : crevés bonapartistes, francs-fileurs du siège précédent, journalistes bien pensants fraternisant avec la police, prostituées de toutes marques, paillasses à soldats ou maîtresses d’officiers, fouillant les blessures du bout de leur ombrelle, chiennes en rut de sang, excitant les bourreaux de leurs glapissements aigres.

La Commune s’était montrée bénigne jusqu’à la faiblesse : elle avait, à la vérité, rendu un décret sur les otages, mais avec l’intention de ne pas l’appliquer, mesure purement comminatoire. La plupart des exécutions imputées aux fédérés furent l’œuvre de la spontanéité populaire : le matin même du 18 mars, les généraux Clément Thomas, arrêté par des prolétaires qui s’étaient rappelés Juin, et Lecomte, empoigné par ses soldats eux-mêmes indignés de s’entendre commander feu sur la foule, avaient été fusillés. Ce fut tout jusqu’au milieu de la semaine sanglante : lorsque des prisonniers, espions comme Veysset, journalistes réacteurs comme Chaudey, escrocs de finance comme Jecker, magistrats de l’empire comme Bonjean, gendarmes, gardiens de la paix, prêtres, en tout moins de cent personnes, furent passés par les armes, le sang ruisselait déjà depuis plusieurs jours dans les rues de Paris transformé en abattoir.

Le massacre fut effroyable. La lutte aux barricades avait été, en somme, peu meurtrière pour les fédérés bien abrités ; le rapport officiel prétend que les troupes régulières n’eurent pas plus de 63 officiers et 430 soldats tués ; si c’était vrai, il faudrait en inférer qu’à peine quelques centaines de communards furent tués en combattant. Or, un académicien des plus férocement réactionnaires, Maxime Ducamp, dans ses « Convulsions de Paris », avoue 6,667 cadavres de Parisiens, nombre qu’il convient au moins de tripler : « La République, dit-il, gouvernement pour ainsi dire anonyme et même, jusqu’à un certain point irresponsable, par le fait seul de son principe, qui est la collectivité, déploya dans la répression une énergie dont toute monarchie eût été incapable ». Femmes, enfants et vieillards fournirent un immense contingent au massacre qui se prolongea plusieurs jours après la bataille. Six cent cinquante-et-un enfants de moins de seize ans, disent les écrivains officiels, avaient été pris les armes à la main.

Deux des meilleurs parmi les membres de la Commune choisirent ce moment pour mourir. Charles Delescluze, sexagénaire, brisé par l’exil et le bagne, avait voué sa vie à la République. Quand éclata la Commune, il eut le grand cœur, malgré son vieux jacobinisme, de venir parmi ceux qui représentaient l’idée socialiste et décentralisatrice. Délégué à la guerre depuis le 9 mai, il n’avait pu ramener sous les plis du drapeau rouge une victoire impossible. Du moins, il donna jusqu’à son dernier souffle. Combien devait-il souffrir cet homme austère aux gamineries de bourgeoisillons en goguette égarés dans cette révolution prolétarienne ! « Croyez-vous donc, disait-il amèrement à Pyat, cherchant à s’évader par une démission, que tout le monde approuve ce qui se fait ici ? Eh bien, il y a des membres qui sont restés et qui resteront jusqu’à la fin, malgré les insultes qu’on nous prodigue et, si nous ne triomphons pas, ils ne seront pas les derniers à se faire tuer soit aux remparts soit ailleurs. » Et quand, entrés dans Paris par la porte de Saint-Cloud abandonnée, les Versaillais vont étrangler la Commune, le jacobin Delescluze, au grand scandale des galonnés incapables, s’écrie dans une proclamation demeurée célèbre : « Plus d’états-majors ! plus de chefs ! place au peuple. » Puis, cet autoritaire, qui proclame ainsi l’anarchie, adresse à sa sœur une lettre touchante et va se faire tuer à la barricade du Château-d’Eau.

L’autre, Vermorel, publiciste de vingt-neuf ans, représentait l’élément socialiste et studieux. Poursuivi par une infâme accusation de mouchardage, en butte aux attaques du romantique Pyat, il chercha la mort comme Delescluze et, atteint en relevant un fédéré blessé, expira peu de jours après. Ces deux hommes, séparés par le caractère, réunis par la mort, représentaient les deux pôles de la Commune.

La veille, leur collègue Rigault avait été fusillé rue Gay-Lussac. Millière, que sa qualité de député rendait légalement inviolable et qui n’avait pris à la lutte aucune part effective, subit le même sort : il était socialiste ! De même pour le docteur Tony-Moilin, publiciste de talent très aimé dans son quartier. Le 28, ce fut le tour de Varlin, ouvrier actif, intelligent, de grand cœur, qui consacra sa vie à l’affranchissement de ses frères. Il s’était efforcé d’empêcher le massacre des otages et fut arrêté sur la dénonciation d’un prêtre ! Traîné sous les injures et les coups d’une foule animalisée que la peur rendait féroce, frappé, déchiré, sanglant, il gravit, véritable calvaire, la montagne de Montmartre et jugé, condamné séance tenante, tomba foudroyé à quelques pas de l’endroit où, le 18 mars, étaient tombés Clément Thomas et Lecomte.

Les guerres civiles sont les seules logiques car, dans un camp au moins, celui des révoltés, on sait pourquoi l’on se bat ; mais elles sont aussi les plus impitoyables. Il ne s’agit plus d’un différend qu’on pourra régler par voie diplomatique après quelques coups échangés ; il s’agit d’une idée absolue qui doit dominer ou disparaître. L’enthousiasme, cette forme du fanatisme, est bien plus surexcité : en même temps, les passions s’aiguisent davantage. Quoi, cet homme, qui parle ma langue, qui coudoie ma vie, ne pense pas comme moi ! Quoi, cet autre, riche qui m’éclabousse dans la rue ou pauvre dont la misère m’offusque, ose opposer ses intérêts aux miens ! Ce fonctionnaire me défie, ce voisin me nargue, cette femme me dédaigne, affaire d’opinions, de parti ou de caste. Et le contact prolongé de ces éléments antagonistes d’incuber un conflit, qui latent d’abord, se transformera en guerre sans pitié.

Jamais, depuis le sac de Magdebourg par Tilly, ville n’avait offert un spectacle comparable à celui de Paris, conquis après une bataille de sept jours par les troupes de Versailles. À chaque coin de rue, on fusillait ; des colonnes de prisonniers s’engouffraient dans les casernes pour n’en plus ressortir. Au Père-Lachaise, on tuait à la mitrailleuse, système plus expéditif. Les dénonciations pleuvaient : on dénonçait par vengeance, on dénonçait par peur, on dénonçait par dilettantisme. Les promeneurs se dévisageaient avant de s’aborder ; débiteurs et créanciers tremblaient de se rencontrer. Dans ce concert de délations, les marchands de vins et les concierges firent rage. La presse conservatrice, saisie d’un délire rouge, la presse républicaine avancée, muette de peur, tremblante d’être compromise si elle élevait la voix, furent immondes.

Livré aux bourreaux après la bataille, comme l’avait été son collègue Varlin, Ferré fut condamné à mort, par le 3e Conseil de guerre siégeant à Versailles ; il eut pour compagnons de supplice, au poteau de Satory, Rossel et Bourgeois. Ces trois hommes étaient bien différents : le premier, en qui revivait l’âme ardente des hébertistes, ne fléchit pas un instant : il montra devant ses juges un indomptable mépris. Plus que tout autre, il avait tenu la main aux mesures révolutionnaires ; plus que tout autre, il fut en butte aux accusations souvent contradictoires de témoins ivres d’un beau zèle gouvernemental. Rossel, officier patriote et ambitieux, fourvoyé dans un soulèvement prolétarien qu’il ne comprit pas et qu’il abandonna en route, fut condamné malgré le mouvement d’opinion tenté en sa faveur par une jeunesse bourgeoise qui reconnaissait en lui un des siens, un « égaré » non un ennemi conscient. Bourgeois, sergent de l’armée régulière, s’était battu dans les rangs fédérés ; nature douce et pensive, il avait senti, sans chercher à voir plus loin, que soldats et ouvriers sont même chair et même sang. Tous trois moururent avec courage, le 28 novembre 1871 : Ferré en appelant à la justice de l’avenir ; Rossel s’attardant en quelques adieux à son pasteur — il était protestant — et aux officiers versaillais, ses anciens camarades ; Bourgeois, sans emphase.

En même temps que Ferré, seize des chefs de l’insurrection parisienne, — membres de la Commune ou du Comité central, — avaient été condamnés les uns au bagne, les autres à la déportation ou à la prison. Le lieutenant de vaisseau Lullier, fou alcoolique qui s’était mêlé au mouvement pour le trahir ensuite, fut commué de la peine de mort à celle des travaux forcés. Un seul des dix-sept accusés, Ulysse Parent, qui, élu membre de la Commune comme le bourgeois Ranc, avait, de même que celui-ci, démissionné dès les premiers revers, fut acquitté. Les pontons et les geôles s’emplissaient de quarante mille malheureux ; les navires de l’État en transportèrent six mille à la Nouvelle-Calédonie.

La chute de la Commune fut le signal d’une réaction européenne. Pendant que les contumax s’efforçaient de gagner Genève ou Londres, jetant sur leur passage une semence d’idées nouvelles, les gouvernements s’unissaient pour proscrire l’Internationale. En France, la loi du 14 mars 1872, défendit sous peine d’amende et de prison, toute association ayant pour but de supprimer la propriété, la famille, la patrie et la religion : le contre-coup s’en fit sentir un peu partout. Un moment une éclaircie eut lieu du côté de l’Espagne : contre la république bâtarde des Castelar et autres politiciens de profession, le peuple de Carthagène s’insurgea, proclamant la Souveraineté cantonale. Révolution sinon socialiste, du moins décentralisatrice. Maîtres des défenses extérieures et de l’escadre, tirant des mines de Las Herrerias des ressources financières, les rebelles tinrent six mois. Enfin, en janvier 1874, l’ordre fut rétabli avec son cortège obligé de mesures répressives.

En Italie, le socialisme commençait à pousser des racines profondes. Longtemps, l’influence de Mazzini avait dominé exclusivement dans les couches populaires. Tenace, infatigable, l’apôtre de l’unité italienne marchait droit à la réalisation de son rêve : une république centralisatrice ayant pour capitale Rome reconquise sur la Papauté et destinée à redevenir l’âme du monde. C’était méconnaître absolument l’évolution qui appelle, les uns après les autres, les peuples à un rôle prépondérant, qui crée sans cesse des formes nouvelles, modifie les idées, les mœurs, les besoins. Mazzini éliminait le pape de son Italie républicaine mais il prêchait, en remplacement d’un culte démodé, un haut idéalisme qui se payait de grands mots : Dieu, peuple, patrie, amour, devoir, progrès, coupant court à toute liberté d’opinions, à toute analyse scientifique par des formules faites d’avance, apprises par cœur et imposées comme articles de foi. La république de Mazzini fût devenue épouvantablement despotique ; l’État, à la fois pape et roi, eût fait regretter la monarchie et la papauté. Garibaldi, plus large d’esprit, — il défendit la Commune contre son compatriote, — plus homme du peuple, surtout, n’était pas à même d’opposer des idées positives au clinquant vide et sonore par lequel les démocrates bourgeois, avides de pouvoir, captaient un peuple ignorant.

Les nations ont leurs phases de jeunesse, maturité et décrépitude. La guerre de l’Indépendance avait exalté tous les sentiments chauvins, un enthousiasme romantique, qui s’alliait bien au caractère méridional, détournait des études sérieuses. À qui parlait changement économique, transformation du régime propriétaire, intérêts ouvriers, fin du salariat, on répondait par ce cri menaçant : « Fuori i barbari ![5] » Et souvent le cri se terminait par un geste de mort. Aussi les débuts de l’Internationale, antérieurement à 1870, furent-ils marqués par une lutte terrible : socialistes et mazziniens recouraient au poignard comme suprême argument. Cela dura plusieurs années : cependant, une fois l’Autrichien chassé, Rome conquise, l’activité populaire demandait un nouvel aliment. Les agitateurs, compagnons de Bakounine, avaient beau jeu à montrer à la masse les palinodies des libéraux et des patriotes dont l’avènement au pouvoir ne modifiait en rien la situation misérable du prolétaire. L’industrialisme, d’ailleurs, envahissait la péninsule à pas de géant : les belles filles du Transtévère, oubliant leurs rires et leurs gaies chansons au soleil, s’entassaient dans des fabriques sous la direction rigide de contre-maîtres anglais ; les jeunes Siciliens, à l’intelligence si précoce, s’étiolaient dans le travail meurtrier des solfatares. Les filatures d’étoffes se multipliaient dans le Nord, Milan faisait ronfler ses usines où s’aggloméraient Lombards, Piémontais, Vénitiens, Tyroliens, — agglomération qui a produit un énorme mouvement d’idées et fait de Milan la capitale morale de l’Italie.

Au premier rang des socialistes militants, se trouvait Carlo Cafiero, fils d’un richissime propriétaire de Barletta et âgé d’un peu plus de trente ans. Il n’était pas sans analogies avec Flourens : comme le général de la Commune, Cafiero pouvait prétendre à une vie de plaisir ou d’étude, à son choix, au sein de la bourgeoisie dorée ; comme Flourens, il était brave jusqu’à l’héroïsme, confiant jusqu’à la naïveté, doux, poli, généreux, d’une érudition profonde. Le paysan, l’ouvrier aimaient écouter ce bel homme à la barbe blonde, au doux sourire de Christ, éloquent, persuasif parce qu’il parlait avec son âme. Semblable à ces patriciens des premiers siècles qui, séduits par une morale supérieure, embrassaient le christianisme après avoir distribué leurs biens aux pauvres, le jeune socialiste avait abandonné une situation considérable et consacré sa fortune, son talent, ses forces à la propagande du verbe nouveau. Ami de Bakounine, il creusa, élargit les théories formulées par celui-ci, proclamant comme idéal non plus le collectivisme, c’est-à-dire la répartition selon les œuvres (et en effet, dans l’état actuel de l’industrie où le même objet passe par mille mains, il est impossible de discerner l’œuvre de chacun), mais le communisme, c’est-à dire la libre prise par chacun dans une production surabondante. Et, rempli de son idée, avide de la faire passer dans le domaine des faits, croyant que la misère de plus en plus grande du paysan napolitain pouvait porter celui-ci à la révolte, il eut une tentative d’une bravoure folle. À la tête d’une troupe peu nombreuse dont faisaient partie Malatesta et Ceccarelli, socialistes connus, il se mit en campagne dans les premiers jours d’avril 1877, se montra d’abord à San-Lupo, puis à Bénévent, à San-Gallo, brûlant les archives, chassant les autorités et appelant le peuple à une vie nouvelle. Mais une masse ignorante ne se convertit pas ex-abrupto à des théories inconnues : le cafone, moderne ilote des campagnes napolitaines, accoutumé d’assister le brigand improvisé redresseur de torts, resta sourd aux exhortations des révolutionnaires. Surpris dans une ferme de Letino, le 11 avril, au soir, après une campagne de six jours, Cafiero fut arrêté avec ses amis et condamné à la prison. Les marxistes français, fougueux révolutionnaires de cabinet, crurent bon de railler ces hommes qui avaient payé de leur personne. Jules Guesde, qui n’a jamais exposé sa vie, les traita de « fuyards ». Plus tard, Cafiero, amnistié, se rendit en Suisse, participa, en octobre 1880, au Congrès de la Fédération jurassienne, réuni à la Chaux-de-Fonds, voyagea en Angleterre, continuant partout à prodiguer activité et argent, dupe souvent de son bon cœur. Puis, il revint brusquement en Italie : sa santé s’était ébranlée ; le chagrin de voir indéfiniment ajournée la réalisation de ses espérances, d’autres disent un amour déçu, obscurcit sa lucidité d’esprit. Cafiero, arrêté à Milan, fut reconnu fou, — peut-être ne l’était-il pas complètement, — et transféré dans un asile d’aliénés où son mal ne fit qu’empirer. Devenu complètement inoffensif pour la monarchie italienne, il a été récemment mis en liberté sous la responsabilité de sa femme et de ses amis.

Un an après l’échauffourée de Bénévent, un homme obscur et résolu, le cuisinier Passanante, tentait de frapper le roi Humbert d’un coup de couteau. Arrêté sur le champ, il ne s’émut pas, exprima sans forfanterie sa compassion un peu amère pour la plèbe servile, sa haine de la tyrannie et déclara qu’il avait voulu non tuer, mais stigmatiser le souverain (fare uno sfregio) pour le rendre ridicule à ses adorateurs. « Acte d’un fou », déclarèrent les intransigeants bourgeois habitués à prêcher la révolte, à condition de ne prêcher que de paroles et toujours reculer devant le fait accompli. Mais les médecins déclarèrent l’accusé ni fou ni même fanatique : tout simplement un homme convaincu autant qu’honnête, prêt à donner sa vie pour ses idées. Le 6 mars 1879, Passanante comparut à Naples devant les juges royaux dont il nia la compétence. Sa défense fut énergique :

« Je n’ai, dit-il, été offensé personnellement ni par le roi ni par le gouvernement actuel. Je n’ai pas la haine de Humbert de Savoie, mais j’ai en haine tous les rois, car ils empêchent la réalisation de mon idéal, la République universelle.

» La majorité qui se résigne à son sort est coupable ; c’est à la minorité à la rappeler à son devoir.

» Les réformes politiques n’aboutissent à rien.

» L’ancien gouvernement était symbolisé par les trois F : Festa, Farina, Força[6]. Le gouvernement actuel peut l’être par trois P : Parlate, Pagate, Piangete[7].

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Dans ma tentative, je n’ai pas eu de complices ; encore moins suis-je un mandataire. »

Passanante, condamné à mort, fut, malgré ses protestations, gracié par la clémence royale et envoyé au bagne de Porto-Longone (île d’Elbe), pire que la mort. Trois ans plus tard, il y fut joint par Amilcare Cipriani, insurgé de la Commune parisienne, qu’une amnistie n’avait tiré de la Nouvelle-Calédonie que pour le rendre aux gouvernants italiens. Ceux-ci, exhumant une vieille affaire de rixe arrivée en Égypte et dans laquelle Cipriani attaqué avait tué son agresseur, venaient de condamner le révolutionnaire, non plus comme rebelle, mais comme assassin. Déshonorer l’ennemi que l’on n’a pu tuer, il n’est pas de parti politique qui n’emploie ce procédé qui réussit presque toujours sur une foule crédule, prête à accueillir toutes bourdes calomnieuses comme paroles d’évangile. Cipriani demeura huit ans au bagne, mais, pendant ce temps, le socialisme marchait : les mesures rigoureuses prises au lendemain de l’attentat de Passanante : arrestations, mises en surveillance (ammonizione), résidence forcée (domicilio coatto), expulsions d’étrangers, procès de presse n’avaient fait, comme toujours, que donner une publicité et une force nouvelles aux idées combattues. Milan, Mantoue, Livourne, Gênes, Ancône étaient devenus des foyers de propagande socialiste ; dans les Romagnes, un formidable mouvement d’opposition manifestait sur le nom de Cipriani ; par neuf fois consécutives, le condamné fut élu dans les collèges de Ravenne et de Forli. À la fin, le gouvernement, troublé de cette ténacité, pensant, d’autre part, se concilier des éléments jadis irréconciliables, signa une grâce. Cipriani, au bout de huit ans, sortit de son sépulcre. Passanante, traité avec une horrible barbarie, brisé d’esprit non moins que de corps, achève de s’éteindre dans un cabanon. Passanante eut des imitateurs en Espagne ; le tonnelier Moncasi, le pâtissier Otero. Tous deux échouèrent dans leur tentative contre le roi Alphonse XII et furent étranglés après avoir subi des tortures atroces.

À partir de cette époque, le mouvement révolutionnaire se traduisit en Espagne par des actes terribles. Dans les provinces du Sud, notamment en Andalousie, des incendies allumés par des mains inconnues dévoraient récoltes, fermes, villas ; les bestiaux disparaissaient ou mouraient empoisonnés ; de riches propriétaires, haïs pour leur rapacité, étaient frappés. Les églises, même dans les grandes villes, n’étaient pas épargnées ; souvent, au milieu de la messe, un fracas sourd retentissait, le maître-autel s’abîmait dans un nuage de plâtras, pendant que le prêtre éperdu se signait, que les femmes s’évanouissaient, que les fuyards se bousculaient aux portes : un cierge creux, bourré de dynamite, venait de faire explosion. Les autorités impuissantes, la population troublée se murmuraient le nom collectif sous lequel se dissimulaient les mystérieux exécuteurs « la Mano negra » (la main noire).

Qu’étaient ces hommes ? Des anarchistes, déclarait le gouvernement. — De vulgaires assassins, ripostèrent les anarchistes membres de la Fédération, nous sommes organisés légalement (« légalement », quel mot !), nos statuts sont connus, nous n’opérons qu’au grand jour.

Dans cette querelle, c’était le gouvernement qui disait vrai.

Fille des sections adhérentes à l’ancienne Internationale, la Fédération espagnole, groupant les associations ouvrières en un vaste réseau, comptait dès septembre 1882, cinquante mille membres anarchistes-collectivistes. Ceux-ci, plus habiles, plus tenaces que leurs compagnons de France, avaient su pénétrer dans les syndicats qui sont l’âme même de la masse ouvrière. Mais aussi leur esprit s’était rétréci dans les détails d’une organisation par trop faite à l’avance. Ils n’avaient pas su garder un juste-milieu entre l’enthousiasme irréfléchi pour des idées abstraites et le tâtillonnement des systématiques, entre une autonomie mal entendue allant jusqu’à l’isolement et la discipline autoritaire : par bien des côtés, ils reproduisaient les possibilistes français. Les attentats de la Mano negra, survenant au milieu du développement de leur parti, leur causèrent une irritation profonde ; surveillés de près par les autorités et craignant des poursuites qui eussent pu amener une dislocation, les membres de la Fédération ne voulurent pas admettre que les incriminés fussent des tirailleurs d’avant-garde commençant, à leurs risques et périls, cette guerre à la bourgeoisie que se contentaient de chanter les écrivains révolutionnaires ; ils se hâtèrent de les désavouer.

Bien plus, inconséquents avec leurs théories, ils en arrivèrent à demander quelque chose au gouvernement. Après avoir proclamé l’inanité de toute action légale, ils mirent au nombre de leurs desiderata immédiats la réduction de la journée de travail à huit heures, revendication formulée depuis par les partis socialistes parlementaires de tous pays, mais qui ne peut, en aucune manière, soulager l’ouvrier, le prix des salaires et celui des objets de consommation étant fatalement liés au temps de travail. En outre, pour faire disparaître le prolétariat rural, la Fédération demandait que les grandes propriétés fussent morcelées et affermées, réforme qui n’eût pu être profitable qu’à un certain nombre de paysans, non à tous, et qui se rapprochait beaucoup plus du partage que du collectivisme. Ce manque d’esprit révolutionnaire détermina une dislocation, cette dislocation que craignaient les timorés et par peur de laquelle ils avaient répudié la Mano negra : nombre de collectivistes anarchistes rompirent leurs attaches avec la Fédération, tandis que les communistes, encore peu nombreux, formaient des groupes séparés.

En mars 1883, les arrestations pour affiliation à la Main noire s’élevaient à plus de deux mille. Un procès monstre commença deux mois plus tard, dans lequel le ministère public demanda la peine de mort contre trente personnes.

Le passage suivant d’une ordonnance du gouverneur d’Andalousie mérite d’être cité ; il donnera une idée de l’affolement qui régnait dans les sphères administratives :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« 5o Dans le cas de dégâts ou d’incendies qui ne pourront être regardés comme accidentels, seront considérés comme auteurs présomptifs les individus qui se trouveront dans les environs des lieux dévastés et, à défaut d’eux, ceux qui composent le conseil local de la soi-disant Association des Travailleurs. Les arrêtés seront mis à la disposition de l’autorité judiciaire, à laquelle incombe la tâche d’instruire le procès et d’éclaircir les faits. »

Le 6 juillet 1884, le Révolté, journal anarchiste de langue française, écrivait :

« Sept des nôtres ont été exécutés par le garote vil, sous l’inculpation d’affiliation à la Mano negra. Nos amis sont morts avec courage ; plusieurs ont parlé à la foule de leurs idées socialistes pour lesquelles ils mouraient. Il a fallu la force armée considérable que l’on avait mise sur pied pour empêcher la foule de tomber sur les exécuteurs. L’hostilité de la population était si prononcée que le bourreau avait donné sa démission pour ne pas être forcé de prendre part à l’exécution. »

Les pays latins n’ont pas seuls produit ces révolutionnaires au cœur ardent, à l’esprit froid qui, embrassant d’un coup d’œil les causes et les conséquences, sont allés, insoucieux de l’opinion, indifférents au péril, déclarer la guerre au vieux monde.

Les anarchistes pendus à Chicago, le 11 novembre 1887, se sont montrés d’un héroïsme simple et grandiose. Au cours d’une grève fomentée dans cette ville par l’association des « Chevaliers du travail », une bombe, lancée sur les policiers qui massacraient la foule paisible, avaient étripé sept d’entre eux. Les autorités résolurent de faire un grand exemple.

Un procès sans pareil commença contre Auguste Spies, Michel Schwab, Louis Lingg, George Engel, Adolphe Fischer, Oscar Neebe, Samuel Fielden, Albert Parsons. Les six premiers étaient d’origine allemande, le septième Anglais, le dernier, seul, natif des États-Unis. Jamais la justice américaine n’étala sa corruption avec plus d’impudeur : tous les témoins furent subornés. L’instruction constatait que la bombe avait été jetée par un nommé Schnaubel, celui-ci ne fut même pas recherché : on voulait détruire le parti révolutionnaire dans ses orateurs et ses écrivains les plus militants. « Il n’y a pas de preuves, déclara le procureur Hunt, que l’un ou l’autre des accusés puisse être mis en relation quelconque avec le meurtre commis par la bombe jetée sur les policiers, mais ils ont tous participé à une conspiration générale pour renverser l’ordre existant. » Conspiration bien générale, en effet, puisqu’elle subsiste à travers les siècles et compte pour complices les millions de penseurs ou de malheureux, qui poursuivent l’avènement de la justice sociale ! Et le procureur Grinnel, sinistre figure d’inquisiteur, surenchérissait : « Ce procès est la condamnation ou l’acquittement de l’anarchie ; il est fait aux principes de l’anarchie, parce que ces principes font la base de la conspiration : l’anarchie doit être condamnée. »

Elle le fut, en effet. Après une admirable défense où ils se montrèrent successivement profonds, enthousiastes, simples, énergiques, ils furent frappés sans pitié : quinze ans de prison pour Neebe, la mort pour les autres : plus tard, Schwab et Fielden furent commués aux travaux forcés à perpétuité.

Ici se place un incident idyllique faisant rêver d’une rose entr’ouverte sur un cercueil. Une jeune fille au nom gracieux de Nina, belle, cela va sans dire, et appartenant à la notable famille Van Zandt, s’était prise d’enthousiasme pour Spies, courbant ses juges sous sa parole de martyr. Intrépidement, elle le fit demander en mariage ; les geôliers, atterrés de cette énormité, qui témoignait combien la cause des condamnés avait éveillé de sympathies jusque dans les classes dirigeantes, refusèrent de procéder à la cérémonie. Spies, qu’attendait la mort, cette autre fiancée jalouse, dut envoyer procuration à son frère pour contracter le mariage.

Quinze mois d’agonie s’écoulèrent entre le procès et l’exécution. La ville entière, travaillée au début par des agents secrets, était redevenue favorable aux condamnés. Les demandes de grâce, les menaces aussi pleuvaient de tous les coins du monde : on ne pouvait croire que l’exécution eût lieu. Enfin, les anarchistes purent entendre de leurs cellules le marteau des charpentiers clouant leurs cercueils. Tout était dit ; mais Lingg, le plus bouillant d’entre eux, ne voulut pas donner à ses ennemis la joie de l’accrocher au gibet : il se procura une cartouche remplie de fulminate : l’écrasa entra ses dents et tomba mourant ; les gardiens, accourus à l’effroyable détonation, le trouvèrent étendu dans une mare de sang et la tête épouvantablement fracassée. Les autres marchèrent au supplice en entonnant la Marseillaise, comme les premiers chrétiens descendaient dans le cirque en répétant des cantiques. « Salut, s’écria Spies, temps où notre silence sera plus puissant que notre parole qu’on étrangle ! » « Vive l’anarchie ! » crièrent Engel et Fischer. Parsons commençait un discours : « Hommes et femmes d’Amérique… » le bourreau l’interrompit. Quelques secondes après, quatre grands cœurs avaient cessé de battre.

Toutes les forces militaires et policières de la ville avaient été mises sur pied : le peuple, consterné, n’osa bouger. Mais l’impression fut immense, non seulement en Amérique, où ces champions du prolétariat universel furent comparés au défenseur des noirs, John Brown, pendu comme eux, mais dans le monde entier. Les révolutionnaires latins, principalement, considérèrent Spies et ses amis comme les martyrs d’une foi nouvelle, et le 11 novembre devint la date anarchiste par excellence. Enthousiasme dangereux, pour tant admirables qu’aient été les suppliciés, car il témoigne d’un religiosisme invétéré, du besoin de divinisations et d’apothéoses que n’ont pu vaincre encore les esprits les plus émancipés. Quelle bizarrerie de voir des iconoclastes élever de nouveaux autels à côté des autels abattus !

Parsons, enthousiaste érudit, a laissé un ouvrage traduit maintenant dans plusieurs langues : L’Anarchie, sa philosophie, ses bases scientifiques. Sa compagne, fidèle aux convictions du mort qu’elle partageait, poursuit avec autant de courage que de talent l’œuvre de propagande.

C’est surtout parmi les peuples comprimés sous un joug de fer que couve la révolte : révolte qui ne fuse pas en cris, en chansons et en satires, mais qui, se concentrant indéfiniment, détermine à la longue des explosions terribles.

L’empereur qui avait ceint la couronne de Frédéric Barberousse et que l’Europe entière contemplait avec terreur, a vu se lever contre sa poitrine les armes du ferblantier Hœdel et du docteur Nobiling. Le premier l’a manqué et, sur l’échafaud, a envoyé un suprême salut à la révolution vengeresse. Le second a eu la main plus sûre : de son fusil chargé à chevrotines, il a criblé la face du souverain ; celui-ci guérit cependant, et Nobiling, arrêté, s’ouvre les veines à deux reprises dans sa prison : comme Babœuf et Darthé, il est traîné sans vie sur l’échafaud. Six ans se passent : la loi promulguée contre les socialistes assure le bon ordre ; le kaiser est craint, vénéré, adulé, qui donc oserait attenter à ses jours ? Le souvenir de Hœdel et de Nobiling est bien loin, lorsque, devant la haute cour de Leipzig, éclate un procès monstre. Huit ouvriers sont accusés d’avoir tenté, au Niederwald, de faire sauter, avec la statue de la Germania, l’empereur, les princes confédérés, les ministres, les généraux : conjuration des plus hardies, qui manqua par un concours de circonstances, puis fut dénoncé par un faux frère. Reinsdorf, âme de l’entreprise, fut, après une admirable défense, condamné à mort et exécuté avec Küchler ; son cri suprême fut : « À bas la barbarie ! Vive l’anarchie ! » Trois des prévenus furent acquittés, les autres envoyés au bagne. Peu de jours après le verdict (le 13 janvier 1885), le conseiller de police Rumpf, qui avait joué un grand rôle dans ce procès et dans beaucoup d’autres, tombait sous le poignard de l’anarchiste Lieske. Celui-ci, condamné — quelle sanglante bouffonnerie ! — à mort, à huit ans de bagne et à dix ans de surveillance, subit le sort de Reinsdorf.

Plus que toute autre, la jeunesse russe, instruite et d’autant plus avide de liberté qu’elle vit dans l’oppression la plus complète, proteste par la force contre le despotisme et le privilège. Il faudrait des volumes pour contenir les noms de tous ces martyrs accrochés au gibet, expirant sous le knout, défilant en interminables convois sur les neiges de la Sibérie. Tchernichewsky, coupable d’avoir jeté aux paysans ce mot d’ordre « Terre et Liberté » et développé la critique du vieil ordre social dans un roman à thèse « Que faire ? » d’une lecture difficile pour des Français, mais rempli de pensées profondes, a vécu trente ans, enseveli dans ces steppes. Bakounine, arrêté et déporté après 1849, a su capter la confiance de ses ennemis et s’échapper pour venir reprendre la lutte en Europe.

Dans un pays comme la Russie, où la vie publique n’existe pas, sauf dans la petite commune rurale, le Mir, où toute voix indépendante est réduite au silence, où la presse est bâillonnée, l’opposition est forcée de se faire mystérieuse, terrible. La conspiration, qui est un anachronisme en France, est d’actualité dans un pays qui n’a pas encore traversé les mêmes phases. Et quiconque serait tenté de flétrir le mode de guerre des nihilistes n’aurait qu’à méditer ce fait : dans l’espace de neuf mois, le général Séliverstoff[8], chef de la police, fit déporter, administrativement et au hasard, plus de vingt mille personnes.

L’attentat de Véra Zassoulitch, fille d’un haut fonctionnaire, sur la personne du général Trépoff, est demeuré célèbre. Cette jeune nihiliste, âgée de vingt-cinq ans, apprit un jour que le général, chef de cette troisième section tant exécrée où se concentrent tous les pouvoirs de la police, avait, sous un prétexte futile, fait bâtonner un détenu politique. L’indignation fut grande dans les cercles libéraux et Vera résolut de venger la victime, qu’elle ne connaissait pas : le 26 juin 1877, elle se rend dans les bureaux de la troisième section, demande à voir le général pour lui remettre une pétition, est introduite et tire à bout portant un coup de revolver qui, pendant plusieurs mois, tint Trépoff entre la vie et la mort. L’année suivante, l’héroïne comparaissait devant le jury, appelé pour la première et la dernière fois à statuer sur un crime politique : son procès fut un triomphe, elle fut acquittée à l’unanimité. À la sortie, la police voulut l’enlever : un ordre du gouvernement envoyait en Sibérie la courageuse révolutionnaire ; celle-ci, défendue par la foule, put échapper et gagner la Suisse, devenue le refuge ordinaire des nihilistes.

Le tzar Alexandre II fut l’objet de cinq attentats : le dernier, qui réussit, eut lieu le 13 mars 1881. L’autocrate revenait de passer une revue au manège Michel ; sa voiture s’avançait, escortée de cavaliers cosaques, au milieu des hourrahs de la foule. Casques, plumets, bonnets, chapeaux ondulaient sous le ciel gris ; des coiffures volaient en l’air, des mouchoirs s’agitaient devant le « père », le dieu de cette multitude fanatisée. De distance en distance, des policiers savamment échelonnés traversaient le flot humain. Une sécurité complète régnait dans les esprits : or, les deux voies conduisant du manège au palais : la Kleine-garten-strasse et le passage qui longe le canal Catherine étaient gardées par les conspirateurs.

La voiture impériale s’engagea sur le quai. Tout à coup, une jeune fille, Sophie Perowskaïa, donna le signal : une bombe, fendant l’air, vint éclater aux côtés d’Alexandre et tuer net un cosaque de l’escorte. Un cri immense partit de la foule : « Dieu soit loué ! je ne suis pas atteint, » fit le tzar tout pâle, en sautant à terre. Mais un autre conjuré, Elnikoff, lui répondit froidement : « Tu loues Dieu trop tôt, » et il lança un second projectile dont l’effet fut foudroyant. Elnikoff et l’empereur tombèrent, le premier mort, le second horriblement mutilé. Quelques heures plus tard, la Russie avaient changé de tyran.

Ryssakoff, Kibaltschick, Michaïleff, Scheliaboff, Sophie Perowskaïa et une autre femme, Jessa Helfmann, furent arrêtés, condamnés à mort et pendus, à l’exception de la dernière. Cette nihiliste était enceinte, les tortures que ses bourreaux lui infligèrent émurent la presse européenne et l’implacable tzar dut capituler devant l’opinion : Jessa Helfmann fut graciée de la peine capitale. Clémence de souverain ! la forteresse de Saint-Pierre et Saint-Paul ne la rendit plus au jour ; des témoignages dignes de foi permettent de croire qu’elle y fut empoisonnée le 1-13 février 1882.

Le procès et l’exécution des régicides eurent un immense retentissement. Le monde civilisé apprit, en dépit des légendes et des journaux officieux pourquoi des hommes résolus donnaient leur vie. Cet absolutisme, digne des despotes asiatiques, qui pèse sur cent millions d’êtres et menace l’Europe entière, apparut au grand jour et le penseur put se dire avec consolation que, contre l’inflexible énergie des révolutionnaires slaves, le retour au moyen âge ne prévaudrait pas.



  1. « À notre époque, déclarait le docteur Lacassagne au Congrès d’anthropologie criminelle tenu à Rome en 1885, la justice flétrit, la prison corrompt et les sociétés ont les criminels qu’elles méritent. » Quelles paroles pour un bourgeois !
  2. Dans ces établissements, les dormeurs non couchés mais assis dans une salle commune, s’appuient à une corde qu’on lâche le matin à l’heure du lever ; tant pis pour ceux qui ont le sommeil tenace, ils se réveillent à terre. De là le nom !
  3. Ils furent guillotinés le 17 mars 1849.
  4. Il y en eut vingt-cinq mille ; les jugements en conseil de guerre s’élevèrent à deux cent vingt-neuf, les transportations à environ trois mille six cents.
  5. « Dehors les barbares ! » — les barbares, c’est-à-dire les Autrichiens.
  6. Fête, Farine, Potence.
  7. Parlez, Payez, Pleurez.
  8. Qui vient de tomber récemment à Paris sous la balle de Padlewsky.