Révolution chrétienne et Révolution sociale/Prologue

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PROLOGUE


Il y a quinze siècles, un monde se mourait.

Tout ce qui avait eu cours dans l’antiquité, subjugué les peuples et dominé les foules était usé, fini. État, religion, famille, liens sociaux s’en allaient en poussière.

Qu’allait-il advenir ? L’humanité était-elle condamnée à périr dans un cataclysme universel ?

L’humanité fit peau neuve, et la religion chrétienne, basée sur la foi, remplaça la société romaine basée sur la force ; elle a duré quinze siècles.

Aujourd’hui, pareille agonie se reproduit : le trône et l’autel appartiennent déjà au passé ; les rois ne sont plus que des fantômes vivants.

Les êtres bizarres, propres aux époques de décadence, grouillent autour de nous et trônent, en maîtres d’un jour, sur le fumier de notre siècle.

C’est bien la fin.

L’oligarchie bourgeoise, qui avait trouvé la table royale toute servie, a voulu s’y installer seule, laissant le peuple à la porte : résultat, elle meurt d’indigestion au bout de cent ans.

Entre les autocraties et les masses, il ne peut, désormais, y avoir place pour les féodalités ; le xixe siècle n’aura été qu’une période de transition prodigieusement remplie.

« À quoi bon remonter si haut ? » penseront d’aucuns en lisant le titre de cet ouvrage. « Plus ça change, plus c’est la même chose ? » exclame M. Prudhomme, qui oublie, ou ne sait pas, que si c’était toujours la même chose, il n’aurait ni ses pantoufles, ni sa robe de chambre, ni son Petit Journal et, comme ses ancêtres préhistoriques, en serait à dévorer de la viande crue à l’entrée des cavernes.

Nous pensons que chercher ses modèles dans le passé ne doit pas être le but de l’humanité. « Tout progrès, a dit un penseur[1], suppose la négation du point de départ. » Aussi ne saurait-on trop combattre les révolutionnaires classiques, qui ne voient dans les grandes commotions sociales qu’un éternel plagiat. Trop superficiels pour innover, mesurant d’ailleurs les besoins de leur époque à ceux de leur ambition, ils nous ramèneraient volontiers aux vieux âges. Pour eux, la vie des peuples se concentre dans celles de trois ou quatre grandes individualités : Brutus, Étienne Marcel, Cromwell, Robespierre. Très heureusement, le peuple vit au jour le jour et ne se passionne ni pour les choses mortes ni pour les abstractions.

Mais s’ensuit-il que les coups d’œil rétrospectifs soient sans enseignements, qu’il n’y ait pas lieu d’analyser ce qui fut ? L’étude de l’histoire[2], à notre scientifique époque, ne constitue-t-elle pas une méthode propre à nous éviter bien des déboires et à guider nos pas incertains vers un avenir que nous entrevoyons vaguement ? Connaître n’implique pas imiter, et rien plus que les leçons du passé n’est à même de mettre en garde contre la race des pasticheurs, ceux qu’on a appelés si justement les républicains en us. Soumis, comme tout ce qui respire, à l’influence des milieux, et par suite, indéfiniment modifiable, l’homme n’est, cependant, pas si différent de lui-même depuis dix-neuf siècles, qu’on n’ait intérêt à le regarder s’agiter au temps des Césars.

L’histoire nous montre comment se dénatura une révolution à la fois religieuse, civile, économique, morale, familiale.

Elle nous montre les mouvements provoqués par d’énergiques individualités, se perdant, accaparés par des sectes rivales, semblables à un grand fleuve qui, divisé en une multitude de bras secondaires, ne tarde pas à se tarir.

Elle nous montre tous ces révolutionnaires de la veille, les mêmes à travers les siècles, tribuns, philosophes, évêques, représentants, se ralliant peu à peu au pouvoir qu’ils combattaient et, plus durement que les anciens maîtres, écrasant de leur autorité de fraîche date la plèbe insoumise.

On pourrait mettre des noms modernes sur ces antiques figures. César a légué son nom à cette kyrielle d’usurpateurs victorieux ; les avocats du Forum et ceux du Palais-Bourbon sont parents ; Titus, mettant Jérusalem à feu et à sang, renaît dans Thiers égorgeant Paris ; Verrès est l’ancêtre de Wilson.

L’analogie est parfaite entre notre société bourgeoise, croulant sous le poids de ses vices, sous les colères de la masse déshéritée, et le monde romain s’affaissant dans sa fange sous le choc des barbares. Même disproportion entre les omnipotents dominateurs et les infimes plébéiens, mêmes éléments de dissolution au dedans, de guerres à l’extérieur : moins de violence, plus d’hypocrisie. Enfin, même protestation contre l’égoïsme des heureux ; ici, par le socialisme international, là, par le christianisme catholique[3], c’est-à-dire, aussi, international.

Car, il n’y a pas à s’y tromper : éclos dans les masses à la suite d’une longue incubation, le christianisme fut, à son origine, un mouvement de révolte. Comment, en moins de deux siècles, devint-il la proie de mystiques rhéteurs qui le stérilisèrent en le dépouillant de tous ses côtés communistes et révolutionnaires ? c’est ce que nous examinerons au cours de ce livre.


  1. Bakounine.
  2. La science historique n’existe pas à l’heure actuelle, elle est tout à créer. Nul écrivain n’a encore su faire pour elle ce que Kepler, Copernic et Newton ont fait pour l’astronomie, Berthouet, Gay-Lussac, Laplace, Karl Marx, Darwin pour les autres sciences exactes : en dégager les lois, formuler les combinaisons et les mouvements appelés à se produire. Longtemps elle n’a été que la sèche nomenclature des rois et des batailles ; Michelet et quelques autres puissants vulgarisateurs l’ont animée d’un souffle de vie : leur plume ardente a évoqué l’esprit des peuples, tiré de la poussière les morts célèbres, fait revivre les siècles écoulés : ç’a été la phase brillante de vulgarisation tendant au naturalisme moderne. Aujourd’hui, reste à compléter l’œuvre et, par une analyse consciencieuse, à déduire avec une précision mathématique les causes des mouvements profonds qui agitent les molécules humaines.
  3. καθολικος, universel.