Rêve indien (La Jeune Belgique T2)

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Rêve indien (La Jeune Belgique T2)
La Jeune BelgiqueTome deuxième (p. 184-187).


RÊVE INDIEN



Après avoir, suivant l’antique rituel, plongé par trois fois son pied rose dans les ondes nacrées du Miellos, Vichtra, la blonde Maharabite, regardait longuement le remous léger et limpide du fleuve sacré.

Les larges eucalyptus, les manguiers rameux, les palmiers gigantesques qui se pressaient sur le rivage, s’harmonisaient dans un concert merveilleux, pour projeter sur les eaux bleues et pailletées les vifs rayons du soleil ardent, leur douceur veloutée, leur pénombre bienfaisante et noire. C’était comme une oasis au milieu du flamboîment intense de la nature ensoleillée : là, dans les feuillages, on apercevait encore par moments les plumes éblouissantes des bengalis à la voix chaude ou des vifs loris aux cent mille nuances, tandis que tout être vivant semblait avoir fui la fournaise irradiante du soleil tropical dans tous les alentours.

Vichtra, la belle blonde, contemplait, pensive, ce spectacle radieux de lumière et de sérénité.

Les brahmes avaient cessé leurs cantiques ; les libations s’achevaient dans le silence et le recueillement de la prière ; bientôt allait s’accomplir le sacrifice divin, et la vierge, abandonnée seule dans les profondes étendues de la forêt imposante et calme, pourrait enfin laisser flotter son esprit dans le songe et la réflexion, tandis que le peuple, en s’éloignant, irait étouffer de ses clameurs les cris impuissants de la victime choisie.

La jeune vierge était debout : sa main mollement appuyée contre le tronc élancé d’un eucalyptus, soutenait sa tête fraîche et rosée. La blancheur de son bras nu, où seul le coude replié étincelait comme un point rose, contrastait avec le vert sombre de l’arbre, et une ombre gracieuse et ambrée en profilait vaguement les chaudes plissures.

Son blanc vêtement, très long, laissant le cou dégagé, se fermait étroitement à la naissance de la poitrine, et de là retombait large et ondoyant, serré seulement à la ceinture par un ruban de verdure, et retroussé à mi-jambe, du côté droit, pour qu’elle pût aisément accomplir son sacrifice.

Sa chevelure était blonde, et tombait en boucles épaisses sur son dos, jusqu’à la ceinture. Cette teinte de cheveux, si rare dans les contrées tropicales, eût suffi à la faire paraître belle, si son visage expressif et d’une pureté de formes incomparable n’eût pas été assez pour répandre un grand agrément sur tout son corps. Ses lèvres minces et appétissantes étaient courtes, sous un nez finement arqué, aspirant largement les effluves de la terre ; ses yeux enfin, ses grands yeux bleus, brillaient d’une éclatante douceur, et leurs diaprés éclairs se confondaient à présent avec les scintillements qui du soleil descendaient en pluie d’or sur la surface du fleuve.

Elle rêvait, immobile auprès de l’arbre géant qui la recouvrait de son ombrageux parasol ; et cependant ses pensées n’étaient pas à la cérémonie du jour, et tout à coup ses lèvres palpitantes s’entr’ouvrirent, un soupir profond s’en exhala, auquel succéda un chant mélancolique aux paroles ailées :

« Ô mon amant ! — disait-elle, — regarde : la terre a ses parfums, les fleurs ont leurs senteurs enivrantes et subtiles, mais ton épaisse chevelure dégage une odeur plus fine, qui court par mes membres glacés et réchauffe mon cœur !

« Ô mon amant ! les prés ont leur herbage touffu, les eaux reluisent de mille reflets vermeils, mais je préfère à tout l’éclat éblouissant de tes prunelles d’or, lorsque tu me parles en doux accents d’amour ;

« Ô mon amant ! les oiseaux des cieux ont leurs nids où ils abritent de leurs ailes leurs timides couvées ; les tigres mêmes et les gavials ont leurs repaires où de courts moments de tendresse mutuelle les dédommagent de leurs fatigues et de leurs peines de chasse ; « Nous seuls, ô mon amant ! sommes privés de cette douce chose ; nous seuls sommes séparés, alors que nous respirons ensemble, alors que nos cœurs battent à l’unisson, alors que nous nous aimons ! »

Ainsi chantait-elle, la belle Vichtra, et sa pensée entière s’égarait dans cette chanson aux accents tristes, et elle ne songeait guère que si on l’avait laissée seule ainsi dans la grande forêt, c’était pour qu’elle réfléchît au choix à faire entre ses prétendants ; elle oubliait que ce devait être aujourd’hui la fête de ses fiançailles, et elle se perdait dans une douloureuse extase — car, du choix qu’elle pouvait faire, son amant était à jamais exclu !

Quand son père — le tout puissant Maharadjah Vengâ, dont la puissance s’étendait sur les pays les plus lointains, — avait rappelé à sa blonde fille que, suivant la loi prescrite par les Vêdas, elle devait se choisir un fiancé le jour de sa vingtième année, elle avait senti d’abord son cœur bondir de joie ; puis, brusquement, une mélancolie profonde avait envahi son âme limpide, et le voile noir de la tristesse avait recouvert l’éclat de ses yeux de lotus.

Elle avait réfléchi que son amour était mal placé, que son père, — ni les brahmes, — ne consentiraient à l’unir à l’objet de son choix, le jeune homme au cœur ardent dont les paroles enflammées avaient pénétré son cœur. Un moment, elle songea à le supplier de renoncer à l’œuvre qu’il avait entreprise : car il n’avait jamais pu résoudre son âme à croire aux mystères des Vêdas ou à la sainteté des brahmes ; il cherchait à résoudre autrement le grand problème de la vie et de la mort, et son nom avait été anathématisé par les prêtres et les fidèles.

Et Vichtra se désolait, car elle aimait ce cœur ardent et malheureux, elle aimait le brun Kosça dont les flèches atteignaient toujours leur but. Elle ne pouvait se réduire à abattre sa fierté native ; elle savait bien qu’il y aurait consenti, si elle l’en avait prié, mais c’était son orgueil dédaigneux qui faisait resplendir la mâle beauté de son visage, dont le charme l’avait prise, et Vichtra ne pouvait se décider à briser ce qui l’avait séduite…

Tout à coup — ô sacrilège ! ô impiété horrible — les lianes frissonnent, les flots du Miellos s’agitent : une barque souillait, en le sillonnant, le fleuve saint sur lequel il est défendu de naviguer. Vichtra tourne la tête ; ses yeux étincèlent, un cri de joie s’échappe de sa poitrine, et elle tend les mains vers son amant adoré !

Kosça s’approche de la rive, met un pied sur le sol et soutient la blonde vierge qui vient s’asseoir sur un banc sous la tente de verdure que le jeune homme a dressée de ses mains. Et la barque repart lentement, emportant avec elle ces deux âmes jeunes et aimantes qui s’unissent à jamais par une mort certaine dans l’infini de la mer où les conduit sûrement le courant du Miellos, tandis que leurs cœurs palpitent et que leurs lèvres pressées fiévreusement se communiquent leur chaleur et leur vie dans un spasme sans retour…

A. Fontainas.