Rêveries d’après guerre sur des thèmes anciens/04

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Rêveries d’après guerre sur des thèmes anciens
Revue des Deux Mondes6e période, tome 44 (p. 617-651).
RÊVERIES D’APRÈS GUERRE
SUR
DES THÈMES ANCIENS

II[1]
LES MAUVAISES FÉES

Vingt-deux universités ; — cinq cent soixante-quatre collèges, comptant 72 747 élèves dont plus de la moitié reçoivent gratuitement l’instruction ; — trente à trente-deux mille « petites écoles » où les enfans de paysans apprennent à lire, à écrire, à compter, souvent le latin, et, en plusieurs régions, le déchiffrement des vieux manuscrits et des anciens titres de propriété, — tel est, au début de 1789, le résultat de sept cents ans d’efforts et de progrès continus. On a contesté ces chiffres : les premiers sont fournis par un rapport de Villemain, daté de 1842[2] ; ceux qui concernent les écoles de villages ont été établis par nombre d’historiens locaux, « Il y a peu de paroisses qui n’ait son maître d’école, » écrit-on sous Louis XVI[3]. En Lorraine, vers 1780, « les bourgs et les villages fourmillent d’une multitude d’écoles ; il n’y a pas de hameau qui ne possède son grammairien ; » en Champagne, en Franche-Comté, il en est de même. Dans les villes et bourgades de quelque importance, l’instruction est gratuite ; à la campagne, où les ressources sont moindres, si quelque libéralité privée n’assure pas le traitement et le logis au magister, traitement fixé à 150 livres par la déclaration de 1698, l’élève paie mensuellement de trois à quatre sols pour apprendre à lire ; mais la paroisse doit prendre à sa charge les cotisations défaillantes. Et, dans tout le pays, sont répandues des institutions religieuses où les pauvres trouvent à s’instruire sans rétribution aucune : les Ursulines ont plus de 300 maisons ; les sœurs de la Charité en possèdent 500 ; les frères de la Doctrine chrétienne élèvent plus de 30 000 enfans[4] ; les Béates ont institué une sorte d’école normale : « elles forment des maîtresses d’école pour envoyer dans les paroisses… et surveiller les maîtresses qu’elles ont instruites[5]. » Au reste, encore une fois, l’obligation est de règle et, aux termes de la déclaration de 1724, « il est ordonné aux procureurs fiscaux de remettre tous les trois mois la liste des enfans qui n’iraient pas aux écoles, afin de faire poursuivre les parens, tuteurs et curateurs chargés de leur éducation. »

Comme il fut de mode, à diverses époques de notre histoire contemporaine, d’imposer au peuple la croyance que la France d’avant 1789 formait une peuplade barbare, durement contrainte par ses tyrans à végéter dans l’ignorance et la privation de toute « lumière, » il est de règle d’attribuer à la Révolution tout l’honneur de la libération intellectuelle du pays. Nous l’avons souvent entendue, la prosopopée exaltant l’œuvre régénératrice de la Convention créant partout des écoles, réalisant des prodiges « pour réparer les ruines que l’anarchie avait faites ou pour combler les lacunes que l’ancien régime avait patiemment souffertes[6]. » Avant elle, rien que les ténèbres ; ceci a été si opiniâtrement répété que c’est devenu, pour la grande majorité des gens, un article de foi politique. On nous donne à croire que, avant cette aurore de la Raison, — « l’indifférence était générale en France pour l’instruction élémentaire ; » — que « les écoles étaient peu nombreuses et peu suivies ; » — les rares « maîtres laïques avilis par leur situation inférieure et bien moins éducateurs que sacristains, chantres, bedeaux, sonneurs, voire fossoyeurs ; » — que les maisons d’écoles n’étaient, le plus souvent, « que de pauvres cabanes, des chaumières en bois, des rez-de-chaussée étroits et mal éclairés… ; » — qu’il y avait peu, ou qu’il n’y avait point de « livres » à l’usage des écoliers. Et ceux qui s’élèvent contre ces vérités de fondation sont « des écrivains de parti s’obstinant à nier l’œuvre de la Révolution française en matière d’éducation et mettant en général à contribution, pour servir leur passion politique, les vieilles archives communales… » et des « statistiques imaginaires[7]. » Passe pour la statistique : cette étude numérique des faits sociaux est, en effet, trop souvent fallacieuse. Mais on aurait pu penser que, pour connaître ce qui se passait dans les villages au temps de jadis, rien ne valait la consultation de ces « archives communales : » les paysans, qui y consignaient au jour le jour les petits événemens et les menus comptes de la localité, ne se doutaient pas que, un jour, les Français se battraient à coups de documens historiques et n’ont pas dû, certainement, sophistiquer leurs écritures pour préparer des argumens aux « écrivains de parti » à venir. Pour le reste, il est vrai que le magister de village chantait au lutrin et portait l’eau bénite, mais il est faux qu’on l’en jugeât « avili ; » il est faux également que les laïques fussent rares dans la corporation : les maîtres d’école étaient « presque tous laïques[8] ; » ils étaient choisis et nommés, non point par l’autorité ecclésiastique, mais par le suffrage des habitans de la paroisse qui se réunissaient en assemblée générale afin de procéder à l’élection sanctionnée par l’Intendant de la province[9] ; les maisons d’écoles n’avaient point, on le reconnaît, allures de châteaux, la plupart étant édifiées ou achetées par les seules ressources de la commune : d’autres étaient données « par les seigneurs, les curés ou des personnes généreuses. » Quant à l’état misérable de l’instruction, il serait fort étonnant que les contemporains, bien placés pour savoir, s’y fussent trompés au point de s’inquiéter, non pas de l’insouciance unanime, mais, au contraire, de l’affluence excessive des professeurs. Dès 1760, il s’élève des plaintes contre l’enseignement gratuit qui « rend le paysan orgueilleux, insolent, paresseux et plaideur. » — « On a la manie, écrit-on, de ne plus engager aucun domestique qui ne sache lire, écrire et calculer ; tous les enfans de laboureurs se font moines, commis de fermes ou laquais[10]… » Griefs semblables étaient soulevés contre l’éducation secondaire donnée dans les petites villes, même dans les bourgs, où les paysans « pouvaient faire leurs humanités. » Un autre se plaint, comme d’un danger public, de « la multiplicité des écoles publiques et gratuites répandues dans tout le royaume. » Ne voilà-t-il pas que les villageois sont lettrés et se mêlent de goûter les classiques ? « Je me rappelle, conte Frénilly, une représentation d’Athalie qui fut donnée par la famille de notre jardinier, à Saint-Ouen ; sa fille Manette, fort jolie personne de quinze ans, qui esherbait le potager le matin et étudiait son rôle le soir, représentait la reine des Juifs[11] ; » et tout ceci prouve au moins combien l’instruction était répandue et mise à la portée de tous. L’histoire serait-elle donc une science à ce point décevante que les mêmes faits, étudiés d’après les mêmes documens, pussent être présentés de façon si divergente par des compilateurs dont il n’est point permis de suspecter le savoir et la sincérité ? Si l’on acceptait la version des contempteurs du passé, il faudrait conclure que cette révolution rénovatrice a été désirée, préparée et conduite par des brutes illettrées et à demi-sauvages..

Ce qu’on ne peut nier au seul témoignage des contemporains, c’est que, dans la pratique, cette œuvre, aujourd’hui tant prônée de la Révolution, eut pour résultat de détruire ce qui existait et de ne rien mettre à la place. L’effort de sept siècles fut annihilé en moins de sept années, sans compensation d’aucun genre. Des cinq cent soixante-quatre collèges, prospères en 1789, il n’en subsistera que vingt en 1794 ; encore ces vingt établissemens seront-ils « agonisans. » — « L’éducation, dira Grégoire, n’offre plus que des décombres ; cette lacune de six années a presque fait écrouler les mœurs et la science[12] ; » et, quelques mois plus tard, Barbé-Marbois, dans un rapport au Conseil des Anciens, constatera que « les enfans qui avaient huit à neuf ans quand la Révolution a commencé et qui atteignent leur seizième année, ceux aussi qui, dans le même intervalle, auraient dû accomplir ou terminer leur éducation, vous demandent de les arracher à l’ignorance qui menace le reste de leurs jours[13]. » Il n’y a plus d’Universités, il n’y a plus de collèges, plus d’écoles, plus de maîtres, plus d’élèves ; la Révolution a fait « table rase » des institutions glorieuses du passé et n’a pas réussi à édifier sur ces ruines.

Comment un si grand malheur put-il se produire ? Par le concours empressé d’hommes intelligens, probes, instruits, soucieux de faire le bien, aimant leur pays et comprenant la grandeur et la gravité de leur tâche ; individuellement des sages, des prudens et des circonspects, mais qui, réunis, livrèrent assaut à se surpasser, à s’éblouir les uns les autres. C’est alors que, pour mieux y réussir, ils écoutèrent la voix perfide de la fée Utopie qui d’abord exerça ses ravages. Il était bien entendu qu’on était assemblé pour instituer l’âge d’or : afin de n’être point gêné pendant la besogne, il fallait balayer ce qui encombrait le terrain et, pour début, on supprime dîmes, redevances et autres abus féodaux, y compris les rentes dont vivent les vieux collèges, les bourses six fois centenaires, les allocations provenant de fondations ou de legs et servant à l’entretien des professeurs. Avec les biens du clergé, mis à la disposition de la nation, sont supprimés les nombreux ordres qui tiennent écoles et donnent l’instruction au peuple. Quelques-uns essayent de poursuivre leur œuvre charitable ; la constitution civile leur porte le coup suprême : les congrégations se dispersent, les maîtres se cachent ou s’exilent. Ainsi se trouve « pulvérisée » cette accumulation de rentes et d’immeubles dont la générosité d’une longue lignée de bienfaiteurs avait constitué pour l’instruction publique « un véritable budget, plus opulent que ne le fut jamais le budget spécial réservé par l’État a ce service[14]. » La place est nette maintenant ; rien n’embarrasse plus les ouvriers ; il est urgent de construire. Mais l’utopie fait des siennes : tous veulent que le monument soit parfait et définitif ; chacun apporte son plan et son devis. On a publié les procès-verbaux du Comité d’instruction publique de la Convention[15] ; on ne sait ce dont on doit le plus s’étonner, ou de la minutie scrupuleuse du travail préparatoire qui s’effectue dans cette réunion de patriotes éclairés, ou de la lenteur et des tâtonnemens qui semblent reculer le but où ils tendent. On voit passer, entre bien d’autres, dans ce rez-de-chaussée de l’hôtel de Brionne où siège le comité, Romme, Bancal, Rabaut-Saint-Étienne, Condorcet, Duhem, Fay-Sainte-Foix, qu’on disait être l’homme le plus spirituel de la Convention[16], Lakanal qui, bien que membre intermittent du comité, a usurpé l’importance de tous les autres et passe pour être le fondateur de l’éducation nationale[17]. C’était un excellent homme, — Jacobin, il est vrai, avant thermidor et antirobespierriste après ; mais tant d’autres ont chanté comme lui la palinodie !…

Un contemporain indépendant nous le peint « bon, simple, obligeant, mais imbu de systèmes et de théories, promenant partout avec lui une collection de règlemens, de projets de réformes dont il croyait la mise à exécution des plus faciles. » En mission dans la Dordogne, il était persuadé qu’il n’aurait qu’à parler pour réunir les ménages désunis, réconcilier les citoyens divisés et qui « ne vivent pas en frères, » aménager des voies de communication et trouver des maris aux filles-mères qui « après avoir manqué aux lois de l’honneur n’ont pu épouser leur séducteur[18]. » Bouquier, autre membre du Comité d’instruction, est assez agréable poète, peintre de talent, aimant les arts et la vie d’étude ; la Révolution l’a surpris, dans sa petite ville de Terrasson ; jusqu’alors, il a fait preuve de bon sens, d’ordre, de pondération ; mais il est promu législateur et, tout de suite, quelle métamorphose !… Il déraisonne. Lui aussi apporte son programme d’éducation nationale : il faut chasser dos collèges « l’immoralité, l’erreur, le mensonge, la superstition ; » il faut détruire ces antres « des atqui et des ergo ; » les plus belles écoles, « les plus utiles, les plus simples, où la jeunesse puisse prendre une éducation vraiment républicaine, sont… les séances publiques des départemens, des districts, des tribunes et surtout des sociétés populaires ! » Plus de facultés de droit, « c’est livrer le peuple à la voracité des procureurs et des avocats ; » plus de temples ; ces édifices de la superstition et du fanatisme seront consacrés à la liberté et aux mœurs républicaines !… Plus tard, rentré dans sa province, et subitement calmé, quand il s’occupera d’élever ses deux filles, Bouquier rédigera un Cours d’instruction où l’enseignement religieux tiendra la plus large place ; il composera des litanies et paraphrasera les Psaumes ; devenu vieux, il pensera sérieusement à prendre le froc des PP. Chartreux[19]. Mais en 1793, comme bien d’autres, tribun de hasard, dans le chaos de la grande Assemblée, grisé de mots, gonflé d’importance, il prend ses rêves pour des systèmes et ses phrases pour des convictions.

Ah ! la mauvaise fée, de quels désastres, de quelles sottises n’est-elle pas responsable ! Elle trouble tous les esprits, elle tourne toutes les têtes, chez tous elle oblitère jusqu’au sentiment du ridicule. Un contemporain, se remémorant plus tard cette crise de folie contagieuse, y trouvait ces excuses : « On était rassuré par la pureté de ses intentions ; on avait, d’ailleurs, dans le progrès cette niaise confiance destinée à tromper tant de monde ; et puis, il faut l’avouer, nous étions bien légers et bien peu réfléchis[20]. » Bien imaginatifs aussi ; quand Jacob Dupont placarde sur les murs de Paris son cours d’instruction du peuple, parle d’établir sa chaire tantôt sur la place de la Révolution, tantôt dans l’église Notre Dame, se propose comme professeur public et universel, se dit versé dans toutes les sciences et capable de tout enseigner[21] ; quand, en décembre 1792, à la tribune de la Convention, il décrit avec enthousiasme les écoles de l’avenir, et représente « nos philosophes Pétion, Sieyès, Condorcet et autres, entourés dans le Panthéon, comme les sages de la Grèce à Athènes, d’une foule de disciples venus des différentes parties de l’Europe, se promenant, à la manière des péripatéticiens et enseignant, celui-ci le système du monde, celui-là le perfectionnement social[22]… » non, personne ne pense à rire et l’on écoute bouche bée. Personne ne rirait non plus du programme d’éducation que prépare en secret l’apocalyptique Saint-Just qui, lui, veut, au contraire, qu’on élève les enfans « dans l’amour du silence et le mépris des rhéteurs, » qu’on les forme « au laconisme du langage ; » il interdit « qu’on les frappe et qu’on les caresse, » recommande qu’on les « livre à la nature, » qu’ils soient « vêtus de toile dans toutes les saisons, couchent sur des nattes et dorment huit heures, ne vivent que de racines, de fruits, de légumes, de laitage, de pain et d’eau » et décide que leur instruction doit être « militaire et agricole depuis dix ans jusqu’à seize, » qu’on « les distribuera aux moissonneurs dans le temps des récoltes » et qu’ils entreront ensuite « dans les Arts[23] ! » Il n’y a pas jusqu’au Père Duchêne qui n’ait là-dessus son idée ; elle est simple, au reste, et n’exige pas des éducateurs une surmenante préparation : « Que les premiers mots que les mères feront balbutier à leurs enfans soient ceux de liberté et d’égalité, » propose Hébert d’un ton de fureur républicaine aussi factice que divertissante ; « que leurs vieilles grand’mères, au lieu de leur apprendre les contes de fées et de revenans, leur apprennent, dès le berceau, tous les crimes des rois. Ils apprendront de bonne heure à détester ces ogres véritables qui ne vivent que de chair humaine. L’histoire de Capet leur fera plus d’horreur que celle de la Barbe-Bleue. Il faut, f… !, qu’en entendant prononcer le nom de roi, qu’en voyant l’effigie d’un roi, l’enfant républicain recule de peur comme s’il voyait un loup ou un tigre prêt à fondre sur lui. Aussitôt qu’il marchera, f… !, qu’il soit placé dans les écoles publiques où on lui apprendra, avec l’A. B. C. la constitution : ce sera son premier catéchisme… » Les filles ne sont pas oubliées et l’engouement pour l’éducation rénovée est tel que les particuliers eux-mêmes émettent des programmes. On regrette de ne connaître que par cette mention celui émanant de Mme Monet, « descendante de La Fontaine ; » le 18 février 1790, elle présente à l’Assemblée nationale un plan d’éducation pour le sexe : le président, Talleyrand, la félicite et la remercie. Mme Monet a pour collaborateur un sieur Le Roux, « inventeur d’un carton de bureau incombustible, d’une inscription qu’on pourrait graver sur l’airain, et de nombreuses autres découvertes dont la liste remplit un cahier[24]. »

Dans l’expectative de ces heureuses réformes, les petits Français grandissent sans apprendre à lire : personne ne s’occupe d’eux pratiquement.

Les maîtres disparaissent ; beaucoup, par dévouement ou par attachement à leur emploi, auraient volontiers continué leur tâche ; mais on leur a imposé le serment civique : ceux qui s’y refusent sont expulsés de leur classe ; aux autres, qui s’y soumettent, les parens n’envoient plus leurs enfans. Les élèves vagabondent, et les représentans du peuple s’acharnent à disserter, en termes pompeux, sur l’insouciance lamentable de la monarchie. « Enfin, s’écrie Lakanal, en brumaire an III, il est décidé que l’ignorance et la barbarie n’auront pas le triomphe qu’elles s’étaient promis !… » On l’avait déjà décidé cinq fois !… Pourtant, de ce fatras, subsiste un grand principe dont il faut faire honneur au même Lakanal : la Convention proclama la liberté de l’enseignement, laissant aux particuliers le droit d’ouvrir des écoles sous la surveillance du gouvernement ; quant au choix des instituteurs, il n’exclut même pas les nobles et les prêtres : « Nommez les plus instruits ! » conseille-t-il dans un bel élan de libéralisme, dont les tracasseries administratives allaient aussitôt compromettre les heureux effets.


Quelques-unes de ces institutions libres de la Révolution méritent une mention. À la porte Saint-Antoine est située, en 1793, celle de la dame Roget, qui, adoptant la nuance en vogue, s’intitule « citoyenne républicaine. » Elle supprime de sa classe « les livres et les emblèmes entachés de superstition » et les remplace par des attributs plus « analogues aux circonstances, » ainsi qu’on disait alors. Cette opportune modification ne lui a pas porté chance, et voici en quels termes elle expose sa déconvenue aux « Pères de la Patrie : » « J’ai fait disparaître les image du fanatisme, remplacet par la Constitution et les droigts de l’homme, le bonet de liberté ; j’ai fais un feu de joie avec des gravures de roi et de reine. Des pères et des mères mont retiré leurs enfans, les uns sous des prétexe hon nette, d’autres sans me rien dire, d’autres mont exposée… que j’aitais troprompte, qu’il relirais leurs enfans puisquil n’étais plus instruit. J’en ai perdu sep en cinque jours, j’en ai encore perdu six depuis par prétexe de maladie[25]… » Peut-être, à l’insu de la « citoyenne républicaine, » son orthographe était-elle pour quelque chose dans cette désertion. Quant au bonnet rouge et aux Droits de l’homme, on les trouve dans tous les établissemens similaires, aussi bien chez les maîtres de pension Oger et Thomas, tous deux membres de la Commune insurrectionnelle, que chez le citoyen instituteur Pollet et chez Julien Leroy, dit Êglator, le féroce égorgeur de Bicêtre, également éducateur de la jeunesse[26]. Huet, membre du club des instituteurs, signale, en novembre 1793, au président de l’Assemblée, l’ingénieuse façon dont il tient sa classe : c’est une « petite Convention. » — « Elle est montée d’un président et d’un secrétaire, qui se nomment tous les quinze jours ; pas d’autres lectures que celle des Décrets, de la Constitution et des numéros du Père Duchesne[27]. » Les enfans de la section de la Fontaine de Grenelle viennent réclamer de la munificence des représentans de la nation « un buste de Marat ; » le jeune orateur de la députation, parlant en leur nom, déclare : « Nous lisons sans cesse ses actions ; le livre qui les renferme remplacera ceux de la superstition où se trouvait à peine une vérité parmi mille erreurs[28]. »

La plus renommée de ces institutions est celle que dirige, dans les bâtimens de la ci-devant abbaye Martin-des-Champs, le citoyen Léonard Bourdon, qui, avant la Révolution, s’appelait Monsieur Bourdon de la Crosnière : il avait été, à cette époque, l’intendant de Sénac de Meilhan ; débarqué à Paris en 1789, il avait fondé une école qui probablement ne prospérait guère, jusqu’au jour où un éclair de génie la fit connaître de la France entière. C’était en octobre 1789 ; le 23 de ce mois fut solennellement présenté à l’Assemblée Constituante un certain Jacob, âgé de cent vingt ans, qui fut aussitôt célèbre sous l’appellation de Vieillard du Mont Jura. Le président fit décemment les honneurs du prétoire à ce vénérable citoyen. La chose produisit grand bruit et Bourdon, ne redoutant point la mise en scène, jugea qu’il aurait intérêt à compter le centenaire au nombre de ses jeunes disciples, et réclama que celui-ci lui fût livré. La requête exaucée, le chef d’institution s’empara de « l’illustre vieillard, » sous le prétexte d’inspirer le respect de son grand âge à ses pensionnaires. L’effet de cette réclame ne pouvait pas, comme on le pressent, se prolonger bien longtemps ; mais Bourdon avait l’esprit fertile : s’inspirant des usages de l’ancienne Université, il offrait au public des séances académiques dont ses élèves remplissaient tous les rôles ; c’est ainsi qu’on le vit représenter un spectacle plein d’intérêt, montrant « ce qu’avait été l’éducation sous l’ancien régime, comparée à ce qu’elle était sous le règne de la liberté[29]. » À la distribution des prix, en juin 1793, les parens eurent la douce satisfaction de voir les écoliers, formant un parlement en miniature, « délibérer sur les affaires de leur petite république ; » à cette scène succéda le réjouissant spectacle de « la tenue d’un tribunal, des juges, des jurés d’un accusateur public, de prévenus jugés suivant les formes républicaines[30]… »

Hors de leur collège, les élèves du citoyen Bourdon paraissent avoir été moins favorablement appréciés : en promenade au Jardin des Plantes, leurs chansons obscènes font fuir les visiteurs du Muséum[31], et un rédacteur de la Gazette française raconte avoir rencontré par les rues le fameux éducateur, « suivi de sa meute de polichinelles, » marchant, tambours en tôle, parmi les huées du public qui s’apitoie sur le sort de « ces malheureux enfans, pour la plupart orphelins, auxquels on insinue chaque jour le poison empesté des maximes de Bourdon[32]. » Robespierre, d’ailleurs, n’en avait pas jugé autrement : il notait le personnage « intrigant méprisé dans tous les temps ; rien n’égale la bassesse qu’il met en œuvre pour s’emparer de l’éducation des Élèves de la Patrie qu’il dénature et qu’il déshonore[33]. »

Ces « petites Conventions, » ces « petits tribunaux révolutionnaires » à l’usage de la jeunesse, constituaient le cours d’« éducation civique, » grande découverte, tout récemment faite, à ce qu’on imaginait, du moins ; en quoi on se leurrait, car, près d’un siècle auparavant, Mme de Maintenon n’avait point négligé d’instruire ses élèves de la soumission que l’on doit au gouvernement et aux représentans de l’autorité. Elle avait écrit, sur ce sujet, des pages dont la lecture, à l’heure actuelle, ne nous serait pas inutile, et dont on aurait pu imprimer certains passages sur les formules destinées à la déclaration de l’impôt sur le revenu ; elle dit, par exemple : « Le besoin général de l’État est celui de chaque particulier, qui ne peut être en sûreté dans sa maison si on ne nous garde de nos ennemis ; et on ne peut nous en garder sans avoir de quoi faire subsister les troupes nécessaires à ce dessein ; à quoi il est très juste que chacun contribue, puisque chacun y est intéressé. On convient assez volontiers de ce raisonnement, on le fait même aux autres à l’occasion ; mais quand il est question d’en venir à la pratique, personne ne veut porter la charge, et on n’épargne rien pour en exempter ses terres[34]. »

En 1793, l’éducation civique est moins réservée : elle saisit l’enfant à sa naissance et l’affuble de prénoms grotesques : on « baptise » les garçons Petion, Marat, ou Brissot ; des pères prénomment leurs filles Pique, Montagne ou Betterave. Un patriote parisien place son fils sous le vocable de sa section et l’appelle Alexandre-Pont-Neuf ; le ministre Lebrun nomme sa fille, née le 11 novembre 1792, Civilis-Victoire-Jemmapes-Dumouriez[35]. Ce qu’on fait admirer de la Révolution aux écoliers, ce n’est pas ce qui est admirable, l’effort contre l’étranger, mais ce qui est odieux et répugnant, la persécution contre les partisans du passé ; certains énergumènes les élèvent dans le culte de l’échafaud : à Rennes, tandis qu’on traque Lanjuinais proscrit, « un maître de pension conduit ses écoliers, lorsqu’il est content d’eux et à titre de récompense, sous les fenêtres de Mme Lanjuinais, où ils installent de petites guillotines que leur instituteur leur a distribuées et qu’ils manœuvrent durant plusieurs heures[36]. » Après la Terreur, le conseil général d’Arras donne l’ordre à ses agens de retirer des mains des enfans « les petites guillotines de deux pieds de hauteur dont ceux-ci se servent pour couper la tête à des oiseaux ou à des souris[37]… »

Le rêve de Bouquier est accompli : l’enfant est mêlé, dès son jeune âge, à la vie politique du pays : point de distribution de prix où l’on n’accable les pauvres petits du tableau oratoire des « quatorze cents ans de servitude et de dégradation, » leur inspirant témérairement et le mépris des ancêtres et d’exigeans appétits que l’ère nouvelle ne satisfera pas. Sur ce point, ils sont, d’ailleurs, bientôt déçus : des fêtes décadaires ont été instituées pour développer chez tous les citoyens, et particulièrement dans la jeunesse, l’amour de la vie sociale, le respect de la terre nourricière et « l’attachement à la Constitution, à la patrie et aux lois. » En ces fêtes célébrées dans toutes les communes de France, le premier magistrat de la localité doit, par exemple, tracer un sillon, au moyen d’une charrue, et prononcer un discours. Mais l’enthousiasme, la curiosité même font bien vite défaut. Les quelques récits qui nous sont restés de ces fêtes décadaires sont navrans, en dépit de l’officielle hâblerie des narrateurs. Il advient même que le maire se trouve seul au champ désigné et se dispense de creuser le sillon prescrit. À Ablis, en Seine-et-Oise, au mois de fructidor de l’an V, le citoyen commissaire est obligé d’avouer que « les fêtes se font avec une insouciance marquée. » — « Celle des vieillards, hier, était une espèce de dérision, malgré le beau temps… Le président, un agent et moi, accompagnés de six gendarmes, avons fait le tour de l’arbre de la liberté, sans dire un mot, et sommes rentrés ; ce fut la fête[38] ! » Beaucoup, après avoir patiemment attendu la prospérité promise, estiment qu’elle tarde à poindre. Ils sont soûls de discours et de harangues prétendues patriotiques : ils regrettent pour leurs enfans autant que pour eux-mêmes, les traditionnelles fêtes d’autrefois, les chants naïfs des nuits de Noël, les rogations parmi les vergers en bourgeons, les processions sous le soleil de juin et l’autel de la Vierge que fleurissaient en mai tous les jardins de la paroisse. Ils regrettent aussi le maître d’école avec lequel ils étaient à l’aise et qu’ils pouvaient consulter à l’occasion, le prêtre qui faisait le catéchisme aux garçons et aux filles et s’intéressait à eux dès le baptême. Certes, la maison d’école était peu confortable : c’était une chaumière et le mobilier en était misérable ; maintenant, c’est bien pire, puisqu’elle n’existe plus : elle a été vendue pour quelques assignats à un étranger dont on se défie ; sans doute l’instituteur chantait au lutrin et sonnait les cloches ; mais aujourd’hui, quand il y en a un, ce qui est rare, il est secrétaire du club et espion de l’agent national. Celui de Rosières, en Lorraine, cumule les fonctions de capitaine de la garde nationale, officier public, officier municipal, juré du canton pour secours, juré d’accusation pour le tribunal du district, commissaire aux estimations de biens nationaux[39]… Les réformes ne sont belles que sur le papier ; en réalité, ce sont des duperies : la loi prescrit aux écoliers la visite des hôpitaux ; mais ils y contractent des maladies, — et les hôpitaux, d’ailleurs, sont rares dans les petits endroits ; elle préconise les tournées instructives dans les fabriques ; mais les enfans des villes, qui, seuls, peuvent en profiter, les connaissent, ces manufactures : les temps sont durs et ils y travaillent ; elle recommande le salutaire spectacle des travaux des champs ; les petits villageois ne voient jamais autre chose, et quand, le jour de la fête, le maire manœuvre son obligatoire charrue, ils ne s’intéressent aucunement à ce spectacle trop familier : ce sont là imaginations de citadins qui ne connaissent la campagne que par les églogues de Virgile ou les pastorales de Florian et qui font de la bucolique de cabinet. Enfin, on s’est plaint de la pénurie de livres classiques et de lectures destinées à l’enfance ; il y en a maintenant : le gouvernement a institué des prix pour récompenser les meilleurs ouvrages de ce genre, et les auteurs se sont évertués : on vend le Journal des pensées, par P. -A. Vanière, auteur de l’art de former l’homme, petit-neveu et fils d’illustres du nom, — le Télescope français ou le spectateur de la construction des idées élémentaires[40] ; on vante aussi le Syllabaire républicain pour les enfans du premier âge, qui se trouve chez tous les libraires et contient la Chanson du papa et de la maman à l’enfant qui lit bien : cela est noté sur l’air de la Carmagnole :


Si mon petit Fanfan lit bien (bis)
Je ne lui refuserai rien (bis)
Je le caresserai,
Et puis je lui ferai
Danser la Carmagnole,
Au joli son (bis)
Danser la Carmagnole,
Au joli son du violon !


Le même volume élémentaire contient les Commandemens de la République :


Tous les tyrans tu poursuivras
Jusqu’au delà de l’Indoustan ;

Jamais foi tu n’ajouteras
À la conversion d’un grand ;

Le bien des fuyards verseras
Sur le sans-culotte indigent…


Ils abondent, ces Commandemens du républicain ; on en a multiplié les versions, car il importe d’effacer de la mémoire de l’enfant le vieux Décalogue que, dans sa forme fruste, les générations se transmettaient pieusement. Voici encore les Épîtres et Evangiles du républicain pour toutes les décades de l’année, à l’usage des jeunes sans-culottes, par Henriquez, citoyen de la section du Panthéon. À celui-ci fut décerné par le Conseil des Anciens, un prix de 1 500 francs sur la proposition de Courtois, « parce que son ouvrage est écrit avec simplicité. » Voyons la simplicité : « L’âme du républicain, dit l’auteur, ne peut se passer d’alimens sains et continuels. Il n’appartient qu’aux animaux immondes de se veautrer dans la fanche des marais infects… » Un Évangile maintenant : « Les rois disent : La terre peut contenir quelque cent millions d’hommes ; mais nous n’avons plus de place pour nous divertir. Que ferons-nous ? Le Pape dit : Rien de plus simple : il faut nous déclarer la guerre sous un prétexte quelconque ; nous ferons égorger quatre ou cinq millions d’hommes en Europe, autant en Asie, autant en Afrique ; et quand ils seront tous morts, leurs cadavres engraisseront nos terres et ses productions seront beaucoup plus délicates. Tous les despotes applaudirent l’opinion du Saint-Père. » Ce que lisant, les moins éclairés des villageois et les mieux disposés aux idées nouvelles pensèrent que les évangiles, les vrais, ceux que n’avait point primés le gouvernement, convenaient mieux à l’esprit des enfans que ces élucubrations par trop sommaires et ils souhaitèrent, en silence d’abord, un retour à l’ancien état.

À Paris, où l’on fut toujours brave, on se gêne moins : les écoles publiques sont désertes et les institutions privées, que dirigent d’anciennes religieuses, regorgent d’élèves. Un policier du Directoire s’indigne de cet état de choses. Il constate qu’il existe, dans le département de la Seine, plus de deux mille écoles particulières et cinquante-six écoles officielles seulement ; encore celles-ci sont-elles presque vides[41], ne recevant que douze cents élèves des deux sexes, tandis que, en raison du chiffre de la population, elles devraient en compter plus de vingt mille[42]. De tous les collèges de Paris, un seul subsiste : le ci-devant Louis-le-Grand, devenu Collège des Boursiers, puis Collège de l’Égalité, puis Prytanée français : on y élève gratuitement les fils des citoyens indigens qui ont bien mérité de la patrie ; mais le Journal des hommes libres découvre, fort indiscrètement, que, au nombre de ces enfans pauvres, sont « celui de l’ex-directeur Treilhard, celui de Bougouville qui a 30 000 francs de rente, celui d’un des plus riches apothicaires de Paris et « cent autres dont l’admission est un vol à la classe méritante » et un outrage à l’honnêteté publique[43]. En vain le ministre, pour relever la réputation du Prytanée, s’est-il rendu de sa personne à la distribution des prix ; en vain a-t-il pleuré des larmes d’attendrissement à la lecture d’une ode débitée « par un jeune mathématicien nommé Jules[44], » le prestige du collège est atteint et l’on s’aperçoit que le Parisien a quelque peu perdu sa primitive candeur et se montre moins sensible que par le passé à ces démonstrations officielles. Son scepticisme en ces matières gagna bientôt le pays tout entier. Comme un arbre qu’on a tenté de courber et qui, ayant rompu ses ligatures, se redresse et reprend sa naturelle et souple droiture, le peuple de France relevait la tête. Le cri de détresse qui monta de tous les points du territoire fut d’une unanimité saisissante. Ni villes ni villages ne voulaient plus de ces instituteurs de hasard, recrutés dans les bas-fonds de la politique, « pour des opinions étrangères au savoir, » et dont beaucoup étaient « non seulement ignorans et incapables, mais encore ivrognes et de mœurs dépravées[45]. » En vain Lakanal leur faisait-il porter au cou une médaille avec cette légende : L’Instituteur est un second père[46], on leur rendait la vie impossible : dans l’arrondissement de Bourges, « vingt et un n’ont pu s’installer à cause du prix exorbitant auquel les paysans leur vendent les subsistances[47]. » Là où les prêtres, les Frères et les ci-devant religieuses n’ont point trouvé le moyen ou n’ont pas reçu l’autorisation de rouvrir leurs anciens établissemens, l’organisation des écoles primaires est partout « nulle et dérisoire ; une immense population est condamnée à toutes les hontes et à tous les maux d’une complète ignorance… Deux générations de l’enfance sont à peu près menacées de ne savoir ni lire ni écrire, » constate Fourcroy contemplant avec mélancolie « les ruines de l’instruction. » Quelques agens du pouvoir ont tenté, il est vrai, de présenter comme un bonheur public cette situation désolante : l’un d’eux, constatant que les écoles primaires sont désertes, se console par cette considération : « Dans les campagnes, l’instruction est toujours républicaine, mais elle est presque nulle[48] ; » un autre proclame qu’« il y a mauvaise humeur, il y a mauvaise foi à dire que les dix années écoulées depuis le commencement de la Révolution sont perdues pour instruction publique… Si l’étude des belles-lettres a été interrompue, la jeunesse a reçu une instruction négative beaucoup plus utile ; les événemens lui ont formé le jugement et cette grande école vaut bien les bancs du collège… Il n’est pas rare de trouver un jeune homme de quinze ans raisonnant sur les principes de la politique beaucoup mieux que les vieux conseillers de la Cour d’Autriche…[49]. » Les pères de famille, peu désireux d’entendre leurs enfants « raisonner sur les principes de la politique, » réclament opiniâtrement le retour aux traditions et aux institutions du passé. De Vienne, dans l’Isère, on écrit, dès l’an III : « Tout est détruit ; les gens à talens ont presque tous péri, et nous sommes tombés dans la plus affreuse barbarie. » Ceci résume l’état et le sentiment général du pays. Autant il serait injuste de nier la sollicitude théorique de la Révolution à l’égard de l’éducation de l’enfance, autant il est déconcertant d’entendre répéter que l’instruction du peuple est l’une des conquêtes de cette sublime époque et que la monarchie n’avait pratiqué en ces matières que la politique intéressée de « l’Eteignoir. » La Convention a émis et posé de grands principes, — celui de la liberté de l’enseignement, entre autres, — mais elle ne put leur faire franchir « le domaine de l’idée, » et on souhaiterait, pour la beauté et l’honnêteté de notre histoire, que ceux qui la travestissent imprudemment s’acquittassent de cette opération avec un peu plus de respect et de patriotisme.

Quelles pouvaient être, en ce grand désarroi, les impressions des enfans eux-mêmes, et quels souvenirs conservaient-ils plus tard de ces temps de vacances perpétuelles ou d’études intermittentes ? À lire ce que nous transmettent leurs récits, on sent qu’ils gardent la mémoire d’une grande secousse ; mais, pour l’âge insouciant qu’ils avaient à l’époque de la tourmente, toute nouveauté est amusement, tout bouleversement devient distraction, en sorte que leurs relations demeurent empreintes de plus d’étonnement que d’angoisse. Ainsi le marquis d’Hautpoul rapporte comme un simple détail de « couleur locale » valant à peine d’être consigné, que le professeur qui donnait, à Versailles, en pleine Terreur, des leçons de dessin à Mlle d’Hautpoul, « portait à la boutonnière le doigt d’un évêque tué par lui lors du massacre des prisonniers d’Orléans. » Hautpoul nous donne le nom de ce raffiné qui, en guise de fleur, ornait d’un débris humain le revers de son habit : il s’appelait Gouzian[50] ; mais le nom du prélat ne nous est pas indiqué : c’était bien évidemment Mgr Jean-Arnaud de Castellane, évêque de Mende, égorgé, en effet, à Versaille.5, rue de l’Orangerie, le 9 septembre 1792[51].

Le baron de Barante, lui, se souvenait de la fermeture brusque du collège d’Effiat, dont il était élève, et que tenaient les Oratoriens ; d’un séjour à la campagne ; de l’arrestation de son père, emprisonné à Thiers ; d’un voyage éperdu de sa mère à Paris où elle allait implorer la grâce de son mari, grâce qu’elle obtint, en juillet 1794, d’Elie Lacoste, mis en humeur de tout accorder par la bonne nouvelle de la victoire de Fleurus qui parvenait à la Convention ce même jour. Durant la captivité de son père, le petit Barante, recueilli par un parent, se promenait dans Thiers, coiffé d’un bonnet phrygien tricolore, « car le bonnet rouge était odieux aux révolutionnaires d’un ordre un peu relevé. » Il pénétrait dans la prison, sous prétexte d’y porter des légumes, et, comme les guichetiers le fouillaient, il plaçait au cœur des artichauts les billets destinés au détenu. Puis, c’est, au début du Directoire, la venue à Paris, l’entrée dans une pension privée de la rue de Berri, celle-là même qui était connue naguère sous le nom d’Institution pour la jeune noblesse et dont les élèves avaient porté le rutilant costume que nous avons dit. L’établissement avait, bien entendu, changé d’enseigne ; le bon M. Lemoine, qui le dirigeait toujours, forcé, bien à contre-cœur, de fermer sa chapelle et de congédier son aumônier, remplaçait les pratiques religieuses par des instructions morales témoignant de sa probité, de sa sensibilité et « d’un certain usage du monde ; » et c’est grâce aux soins de cet honnête éducateur dérouté que Barante parvint à être refusé, en 1797, au concours de l’École polytechnique, où il ne fut admis que l’année suivante[52].

Le futur duc de Broglie a huit ans quand son père meurt sur l’échafaud ; sa mère s’évade des prisons de Vesoul : l’enfant est livré à des domestiques qui l’emmènent, en sabots et en bonnet rouge, jusqu’à Gray, la ville voisine, afin d’implorer un secours de Robespierre jeune, en mission dans la région. À Saint-Remy, où se trouve le château familial, il assiste à la vente aux enchères du mobilier de ses parens : il s’est assis à côté du crieur public et crie avec lui. Au reste, d’instruction, point : il lit avec passion le Voyage d’Anacharsis et les Mille et une Nuits ; après thermidor seulement, fixé à Paris, il est confié à un précepteur, le citoyen Guillobé, qui conduit assidûment son élève aux séances de la Convention, De cette éducation privée, — « privée est le mot et le jeu de mots, remarque le duc de Broglie, car Dieu sait ce qui lui manquait ! » — l’enfant a conservé le souvenir des fêtes champêtres des environs de Paris où le mène son Mentor ; il y est très frappé par la rencontre de Mme Tallien, à demi nue. Puis se place, en 1800, un voyage à travers la Vendée, toujours en compagnie de Guillobé, lequel semble comprendre sa tâche au mieux de son propre divertissement : enfin c’est l’École centrale des Quatre Nations et l’Ecole des mines dont les cours sont libres : entre qui passe, écoute qui veut ; les professeurs n’exercent aucune autorité sur leurs auditeurs qu’ils ne paraissent pas connaître, et ainsi le duc de Broglie s’achemine vers le Conseil d’État, dont il fera partie en 1809[53], s’étant imposé, tout de même, pour y parvenir, plus de peines que Cormenin, admis d’emblée auditeur du même docte corps pour avoir écrit une ode aux Nymphes de Blandus[54].

Montbel, ministre de Charles X, a commencé ses études à Toulouse, chez Mme Gach, vieille bonne femme qui avait élevé plusieurs générations d’enfans et qui frémissait d’horreur en faisant réciter les Droits de l’Homme aux marmots de son petit établissement ; de là, il passe, à l’automne de 1794, chez un ecclésiastique bossu, assisté dans sa mission pédagogique par un acolyte au regard torve qui montrait aux élèves à enluminer des gravures illustrant les Métamorphoses d’Ovide. Cette étape parcourue, Montbel est confié à M. Ponthier, directeur d’une importante pension, où il est fouetté consciencieusement et où il se prend de passion pour les arts : l’abbé Prax lui enseigne le chant ; M. Ducreux lui apprend le dessin ; M, Labadens est son maître de violon ; mais l’établissement est fermé par le Directoire, comme employant des ci-devant ecclésiastiques, et Montbel entre chez M. Ruffat, un ancien avocat au parlement, qui prend des pensionnaires et donne des leçons de latin. À onze ans, le futur homme d’État fait des vers, écrit une tragédie sur Charlotte Corday et, à partir de 1803, se consacre exclusivement à l’étude des beaux-arts. Il n’en fallait pas davantage, en ce temps reculé, pour devenir Grand Maître de l’Université et ministre de l’Intérieur[55].

Pour changer de milieu social, suivons le fils d’un magistrat qui n’est point des ennemis du nouveau régime. À l’âge où l’on joue aux billes, le bambin est membre du club révolutionnaire de sa ville natale : il y pérore, apostrophant les rebelles émigrés, menaçant de mort les aristocrates, maudissant les prêtres hypocrites. Le voilà pourtant en route, à douze ans, avec un ci-devant gentilhomme qui fuit l’échafaud. Où vont-ils ? Ils n’en savent rien ; ils s’arrêtent en un lieu champêtre et solitaire, vivent dans une chaumière à la Rousseau, herborisant, étudiant la conchyliologie, lisant beaucoup, du latin, de l’espagnol, de l’italien, du français, de l’anglais, pêle-mêle. L’enfant voit de près, dans une ville d’Alsace, les terroristes et la guillotine, rentre malade chez ses parens, se prend de passion à la fois pour Werther et pour l’arithmétique, ambitionne, sollicite et obtient le poste de secrétaire du chef d’escadron de la gendarmerie, pense à se faire trappiste et est enfin nommé adjoint au bibliothécaire municipal de son chef-lieu. Il a dix-sept ans : il a tout appris et ne sait rien ; — peut-être conviendrait-il mieux d’écrire qu’il sait tout et n’a rien appris. — Bientôt dégoûté de la province, il part pour Paris, y publie un roman et une Bibliographie des Insectes, œuvre de bénédictin qu’il a écrite par délassement ; puis il est mis en prison pour des vers que la police du Consulat juge subversifs, se croit devenu conspirateur, se réjouit d’être traqué comme un personnage de mélodrame, joue au fugitif, quêtant des gites de hasard et collectionnant les coléoptères. Dans la petite ville où il se réfugie, il devient amoureux de quatre femmes, — la mère et les trois filles, — épouse l’une de celles-ci et rencontre par hasard un Anglais millionnaire qui le prend comme secrétaire et promet de lui assurer un opulent avenir : bel appartement, le vivre, un ou deux domestiques, un cabriolet, un cheval !… Ce défi à la vraisemblance est l’histoire authentique du tranquille et doux bibliophile dont l’effarante érudition émerveillera durant vingt ans tout ce que Paris compte d’hommes éminens, — Charles Nodier[56].

Voici maintenant un enfant du peuple, presque un enfant des rues : il s’appelle Béranger ; son grand-père, tailleur à façon, rue Montorgueil, l’envoie une vingtaine de fois à l’école du passage de la Bouteille qui est en face de sa maison ; il est mis ensuite dans une pension du faubourg Saint-Antoine : il ne se souviendra pas d’y avoir reçu une seule leçon de lecture ou d’écriture. Expédié à l’une de ses tantes qui tient auberge dans un faubourg de Péronne, à l’enseigne de l’Épée royale, il sert à table les voyageurs, veille à l’écurie, cire les bottes et remue le fumier : dans l’intervalle de ces besognes, il lit Télémaque et Racine ; un vieux maître d’école lui apprend à former ses lettres et à calculer. À cela se borneront ses études classiques, car admis, à douze ans, dans l’établissement qu’avait fondé à Péronne un certain Ballue de Bellenglise, fervent adepte de l’Émile, l’enfant n’y apprit rien qu’à discourir. Singulière institution que celle-là : le latin est banni et la grammaire dédaignée. Les élèves se disciplinent eux-mêmes, élisent entre eux des juges, des membres du district, un maire, des offociers municipaux, un juge de paix : ils composent une force armée, divisée en chasseurs, grenadiers, artilleurs, car ils ont des piques, des sabres et aussi une pièce de canon qu’ils traînent dans leurs promenades. Le soir ils se réunissent en un club dont les séances attirent les curieux : on chante des hymnes à la Patrie, on harangue les Conventionnels qui passent au relais, — et cela dure autant que la Terreur ; après quoi Ballue de Bellenglise, « le Fénelon républicain, » dut renoncer à sa marotte : il mourut à Amiens, président de la Cour criminelle, non sans avoir placé comme ouvrier dans une imprimerie le futur poète des Souvenirs du peuple et du Roi d’Yvetot[57].

De tels exemples que, est-il besoin de le dire, sans prétention à aucune thèse, je cueille au hasard de ma bibliothèque, et qu’on pourrait, je crois, multiplier, donneraient à penser que les pédagogues perdent leur temps à doser de savans programmes où toutes les connaissances humaines figurent pour une quote-part qui va s’enflant d’année en année. De nos jours, pour être un pauvre bachelier, il faut savoir le latin, le grec, l’histoire, la philosophie, la littérature, l’arithmétique, l’algèbre, la géométrie plane et sphérique, la géographie, la cosmographie, la chimie et la physique : j’en oublie peut-être dont je ne sais même pas les noms. Bacheliers, mes frères, si vous n’avez pas honte, dites ce qu’il nous en reste ! On est confus, non point d’avoir appris ces belles choses, — elles n’encombrent point l’esprit, nous pouvons tous en faire serment, — mais de reconnaitre avec envie que nos pères, après quelques mois de vagabondage intellectuel, en savaient tout autant et plus que nous après dix ans de travaux forcés. Paradoxe, dira-t-on. Pourtant, leurs courtes et nomades études terminées, ils gardaient pour la vie le goût des lettres, et nous l’avons perdu. Victor de Laprade, qui devenait sanguinaire au seul mot de baccalauréat, rendait cet examen responsable de la décadence des études classiques : il assurait pouvoir suivre à la trace chez les générations soumises depuis la monarchie de Juillet à cette redoutable épreuve, l’abaissement du goût et des connaissances littéraires, assurant que l’inaptitude aux idées profondes, aux convictions sincères, marchent de pair avec l’accroissement de surface des études. « S’il ne s’agit, fulminait-il, que de mettre l’écolier en état de répondre à des questions qui exigent la maturité d’un homme ou la mémoire d’un perroquet… et de farcir une jeune cervelle d’une nomenclature de princes et de batailles, de chiffres des populations, de degrés de latitude, de produits et d’échanges, de dates de naissances et de morts, laissez grandir en paix le pauvre enfant ; vous mettrez plus tard sur sa table le dictionnaire de Douillet ou celui de Dezobry, et vous trouverez le jeune homme infaillible sur les noms, les lieux et les chiffres…[58]. » Le profane, qui ne peut, sans ridicule, s’engager dans la discussion de ces graves problèmes de pédagogie, se borne à constater que les enfans de l’ancienne École avaient la vie bien plus douce que ceux d’à présent : les nôtres passent en tunnel parmi les plus clairs et les plus frais paysages de l’existence ; il semble bien qu’ils ne gardent pas de ce pénible voyage de rians souvenirs ; ils en rapportent, sans doute, un gros bagage de savoir ; mais ils se hâtent d’abandonner cette camelote dès l’arrivée au port ; leurs trisaïeux étaient moins encombrés en débarquant dans le monde : ils n’étaient munis, sauf l’indispensable, que d’objets de leur choix qui « faisaient plus d’usage » et dont ils jouissaient durant toute leur vie.


Et c’est encore à un excès de bonnes intentions et de grandes lumières que la jeunesse est redevable de ces épreuves actuelles. Après les méfaits de la fée Utopie sont venus ceux de « l’exotisme, » autre mauvais génie, plus maléfique peut-être. Les grands esprits de la Révolution, déçus du flagrant échec de leurs tentatives avortées, ont honnêtement cherché le remède et comme, en leur qualité de réformateurs, ils ne voulaient pas le trouver dans la tradition de notre pays, ils s’en sont enquis à l’étranger. Dans son histoire deL’ École normale de l’an III, M. Dupuy a très bien expliqué l’influence exercée par l’Allemagne sur la France de la Révolution en matière scolaire : il a montré que le Comité d’Instruction publique de la Convention se trouvait très exactement renseigné sur l’œuvre des éducateurs d’outre-Rhin, par l’intermédiaire de quelques représentans alsaciens et lorrains, tels que Arbogast, Ruhl, Grégoire, et aussi par les communications directes de Basedow, le fondateur du Philanthropinum de Dessau[59]. Les Allemands sont généralement satisfaits de ce qu’ils ont chez eux et l’admirent sans modération. Avec cette facilité d’engouement qui nous caractérise, nos pédagogues admirèrent à leur tour, de confiance et par tout ce qui leur en était rapporté, l’œuvre de leurs collègues teutons : on s’intéressa aux efforts de Francke, créateur du Pædagogium de Halle et à ceux de ses disciples Semler et Hecker ; il fut admis que l’Allemagne est la terre classique de la Pédagogie, et qu’on ne peut mieux faire que l’imiter. On exalta les intelligentes et tenaces réformes de Pestalozzi, le grand éducateur suisse qui mit en pratique la méthode de Rousseau et rénova l’instruction populaire dans les cantons ; on s’enthousiasma pour ses Soirées d’un Ermite, et pour Léonard et Gertrude, ouvrages où il préconise le relèvement de l’humanité par l’instruction ; on interpréta Kant, et lorsque, en 1808, fut organisée l’Université impériale, l’exotisme hantait déjà nombre de cerveaux de théoriciens. Peu d’années plus tard, le mal allait s’aggraver de la publication d’un livre très remarqué et très prôné, De l’Allemagne, par Mme de Staël. L’élite intellectuelle de la France s’éprit pour le peuple ennemi « d’un enthousiasme, ou, pour mieux dire, d’une frénésie d’admiration… Cette sorte d’abdication du génie français est le phénomène le plus extraordinaire du XIXe siècle[60]. » « En vérité, sans Heidelberg, je n’aurais pas su ce que c’est que vivre ! » déclarait Quinet, qui, depuis, s’est frappé la poitrine de meâ culpâ retentissans. — « Mon Allemagne ! » écrira Michelet… Ne déplorons pas trop cette vésanie, abolie à tout jamais, et pour causes : elle eut pour résultat le Romantisme, et avait pour excuse que notre vivace jeunesse, déracinée, par d’étonnantes catastrophes du vieux sol cultivé par les ancêtres, cherchait instinctivement où reprendre contact avec l’idéal et le culte des temps passés ; ne les rencontrant plus chez nous, elle s’illusionna en croyant les trouver chez des étrangers, à qui, pour que ce mirage fût possible, elle dut prêter toutes les qualités dont elle débordait et qu’ils n’avaient pas. Qui ne connaît et qui n’admire les pages où Alfred de Musset a retracé l’état d’esprit des jeunes gens, ses contemporains, du début du XIXe siècle : « Tout ce qui était n’est plus ; tout ce qui sera n’est pas encore… Voilà un homme dont la maison tombe en ruines ; il l’a démolie pour en bâtir une autre,., on vient lui dire que les pierres manquent… Cet homme n’ayant plus sa vieille maison et pas encore sa maison nouvelle, ne sait comment se défendre de la pluie, ni comment préparer son repas du soir, ni où travailler, ni où se reposer, ni où vivre, ni où mourir…[61]. » Et, se rappelant la vague d’exotisme qui alors submergea le pays, il confessait : « Quand les idées anglaises et allemandes passèrent ainsi sur nos têtes, ce fut comme un dégoût morne et silencieux, suivi d’une convulsion terrible. Car, formuler des idées générales, c’est changer le salpêtre en poudre, et la cervelle homérique du grand Goethe avait sucé, comme un alambic, toute la liqueur du fruit défendu. Ceux qui ne le lurent pas alors crurent n’en rien savoir. Pauvres créatures ! L’explosion les emporta comme des grains de poussière dans l’abîme du doute universel. »

La « maison nouvelle, » élevée sur un ordre de Napoléon, était somptueuse, mais, sans doute, mal accommodée à nos habitudes ; les enfans ne s’y plaisaient pas : ils regrettaient l’autre, l’ancienne, d’après son simple et vieux renom. Pour quitter la métaphore, les lycées de l’Université, dans les dernières années de l’Empire et les premières de la Restauration, ne trouvèrent ni chez les parens, ni dans la jeunesse, le succès qu’aurait mérité leur personnel enseignant. La transition était trop brusque entre l’indépendance de jadis et la discipline adoptée. Miracle de la tradition ! Ces enfans, qui n’avaient point connu les collèges de l’ancien régime où la personnalité de chacun était respectée et développée, n’arrivaient pas à se plier au règlement égalitaire qui courbait toutes les individualités sous le même niveau. On se montrait injuste pour la récente institution : Chateaubriand s’indignait du roulement de tambour signalant le commencement ou la fin des classes, le réveil et le coucher. Il exagère, je pense, lorsqu’il dit « qu’on vit des mères accourir des extrémités de l’empire et réclamer, en fondant en larmes, les fils que le gouvernement leur avait enlevés. » Joseph de Maistre se contentait de soupirer en considérant l’Alma parens sortant des mains de son créateur : « C’est un beau corps ; l’âme viendra quand elle pourra[62] ! » Bon nombre de pères de famille cherchaient à épargner à leurs enfans l’incarcération redoutée dans ces lycées de terreur, installés, pour la plupart, dans de vieux couvens sinistres, aux murs lépreux, aux voûtes basses, aux cours sans soleil et sans verdure. Le départ d’un enfant pour le lycée était pleuré par les mères autant que, naguère, le départ pour le régiment : c’était, dans les familles, l’occasion de déchirantes scènes de désolation.

Le comte d’Haussonville, dans le délicieux récit, malheureusement inachevé, que son fils a publié[63], rapporte comment, en 1827, élevé jusqu’alors dans sa famille et ayant « tué sous lui » deux précepteurs, il fut mis au collège après de longues hésitations de ses parents que cette perspective effrayait démesurément. Sa mère n’eut pas le courage de lui faire part d’une si cruelle détermination ; le père dut s’en charger à son corps défendant : en se promenant dans le jardin avec l’enfant, il débuta par un long préambule sur tous les torts que l’écolier rétif s’était donnés, sur les deux précepteurs découragés et en fuite, sur la nécessité de s’instruire et de s’assurer un rang dans la société. Le jeune d’Haussonville interrompit là l’homélie : « Savez-vous ce qu’il faut faire ? Il vous faut me mettre dans la pension la plus sévère que vous pourrez trouver. » La maman, aux aguets, tremblait à l’idée de l’impression qu’allait produire sur son fils cet exil de la maison paternelle, et peut-être fut-elle un peu mortifiée de la désinvolture avec laquelle il prenait la chose. Il ne fut, d’ailleurs, pas incarcéré au lycée ; les parens de ce temps-là n’étaient point sans pitié : on le plaça dans l’institution de la rue d’Enfer tenue par M. Taillefer, ancien sous-diacre génovéfain, établissement qui ne comptait pas plus de sept ou huit pensionnaires. Ceux-ci suivaient les cours du lycée Louis-le-Grand ; on mit d’Haussonville en cinquième. Il fallut en rabattre : après quelques semaines d’essai, il passa en septième ! Mais, pour cet écolier issu d’une vieille lignée française, la contrainte était insupportable : spontanément imbu de la tradition des collégiens d’autrefois, ses ancêtres, il s’échappait du lycée pour jouer à la paume, revenait fourbu, dormait en classe ; les pensums pleuvaient sur lui : des centaines de vers à copier, opération pour laquelle il avait fait marché avec un écrivain public, qui, à force de travailler pour le lycéen, savait son Énéide par cœur. Un jour, cependant, que sa bourse était à sec, l’élève dut faire son pensum lui-même : « Ah ! monsieur, dit le professeur auquel il le présenta, vous ne m’attraperez pas ainsi : ce n’est pas là votre écriture que je connais très bien… Au lieu de cinq cents vers, vous m’en copierez mille. » Force fut donc de recourir au manœuvre à gages qui, pour cette fois, consentit à faire crédit au meilleur de ses cliens, et quand le professeur reçut la copie, il la contempla d’un air de triomphe dont toute la classe, au courant du stratagème, s’amusa beaucoup. Ces « études à reculons » et cette incorrigible insouciance n’empêchèrent point que, à peine échappé à la férule, l’écolier paresseux, instinctivement fidèle à un revirement qu’escomptaient, jadis, les pédagogues. ne fût pris subitement du goût des belles-lettres et ne s’appliquât de lui-même à leur étude avec une constance passionnée.

Le nom d’une autre pension de cette même époque demeurera célèbre, non point qu’elle fut supérieure à ses concurrentes, mais parce qu’elle hébergea durant trois ans Victor Hugo. Jusqu’alors, il n’avait eu pour maîtres qu’« un jardin, un vieux prêtre, et sa mère : » en 1815, il entra à la pension Cordier, dans la rue Sainte-Marguerite, resserrée entre la prison de l’Abbaye et le passage du Dragon. La maison était un corps de logis à un seul étage entre deux cours dont la seconde servait aux récréations. On entrevoyait, dans cette seconde cour, de la verdure et des fruits en plein hiver, ce qui surprenait d’abord ; mais on distinguait bientôt que c’étaient des arbres peints sur la muraille du fond. M. Cordier était un vieillard, passionné de Jean-Jacques dont il avait adopté jusqu’au costume arménien, la pelisse et le bonnet de fourrures ; il tenait toujours à la main une énorme tabatière de métal dont il frappait sur la tête les élèves indisciplinés. Les pensionnaires de l’établissement suivaient en externes les cours de Louis-le-Grand : ce compromis avec le monopole de l’Université était généralement adopté par les pères de famille préoccupés de soustraire leurs fils à la geôle du lycée ; c’était un vestige attardé de l’ancienne éducation d’avant la Révolution ; ce système réclamait, de la part des parens, une moindre abdication et laissait aux enfans plus de liberté. Nous ne saurons jamais si on « travaillait » à la pension Cordier ; mais nous sommes certains qu’on s’y distrayait beaucoup. Victor Hugo et son frère Eugène étaient « en chambre : » ils avaient divisé toute la troupe de leurs camarades en deux camps qu’ils commandaient respectivement, couverts de décorations en papier doré, chargés d’épaulettes, de galons et de sabres de pacotille servant d’accessoires aux représentations de comédies et de drames militaires qui semblent avoir occupé le meilleur du temps des élèves. La grande classe était transformée en salle de spectacle, les tables rapprochées formaient le plancher de la scène, les quinquets la rampe et les bancs, le parterre[64]. On n’était point surmené à la pension Cordier, et c’était, à n’en pas douter, un endroit gai. C’est ainsi qu’on arrivait à décrocher au Concours général un cinquième accessit de physique, ce qui advint, en 1818, à Victor Hugo[65].

Mais à mesure que les conditions changeantes de la vie imposèrent à tous l’uniformité des études, disparaissent peu à peu ces éducations mitigées : il faut se résoudre au régime du lycée pour ne point se trouver distancé dans la bousculade frénétique des concurrens à tous les emplois ; cette uniformité implique l’égalité des intelligences, l’absence d’originalité, de liberté ; passe en Allemagne, où l’unification psychologique est le but des éducateurs, où le rêve est de supprimer l’individu pour former de tout le peuple « un être social dont l’État est le tout-puissant cerveau. » Mais chez nous ! Ah ! les petits Français à l’esprit pimpant et prompt, plein de subtilité, de malice et de finesse, ataviquement épris de clarté, de sincérité et d’indépendance, les petits Français qui, les premiers, durent en masse subir, en raison du mode de collation des grades, la contrainte des écoles officielles et des programmes de Procuste, quels ne furent pas leur révolte et leur désespoir ! Ils sentaient, sans être capables ni d’analyser leur répugnance, ni de formuler leurs revendications, qu’on les astreignait à un destin pour lequel ils n’étaient pas faits : ils se débattaient comme des oiseaux mis en cage et qui se cognent aux barreaux, préférant la mort à l’emprisonnement. Ce fut une heure noire dans l’histoire de la jeunesse : on en retrouve l’ombre attristante dans les Mémoires des hommes qui connurent cette claustration à la fin de la Restauration et dans les premières années de la monarchie de Juillet. « Qui osera jamais raconter ce qui se passait alors dans les collèges, écrira Musset ; … les cœurs, trop légers pour lutter et souffrir, se flétrirent comme des fleurs brisées. » C’est là, objectera-t-on, impressions de poète, suspectes aux gens rassis : mais d’autres qui ne furent point toute leur vie, comme l’auteur de Rolla, poursuivis par la désespérance, ne nous ont pas laissé un tableau plus riant : « Jamais la mort n’a été plus aimée, dira dans ses Souvenirs Maxime Du Camp ; ce n’était pas seulement une mode, c’était une sorte de défaillance générale[66]. » « Certain de mes camarades, rapporte un autre, pour se soustraire à d’incessantes tortures infligées sous l’œil tutélaire de l’autorité, s’empoisonnait, pauvre enfant, avec un bouton de cuivre de sa tunique[67]. » Les longues séances à l’étude, l’immobilité, le cachot, les retenues menaçantes, même la lugubre promenade hebdomadaire, en rangs, « par les rues boueuses du quartier Mouffetard » ou « aux bords fétides de la Bièvre, » sous la surveillance d’un « pion » hargneux et honni, sorte de garde-chiourme, parfois méprisé à l’égal d’un mouchard, ont laissé dans l’esprit de deux ou trois générations de lycéens une sorte d’horreur et d’épouvante. — « Ah ! que de nuits, je m’en souviens, j’ai arrosé mon dur oreiller de larmes, en songeant au logis paternel, aux bonnes caresses de ma pauvre mère, à la douce et tiède atmosphère de la chambre de la maison ! Elles étaient si froides, nos cellules, que chaque matin, pendant l’hiver, le garçon du dortoir était forcé de verser quelques gouttes d’eau chaude dans les cuvettes pour en dégeler le contenu… Chaque dimanche de sortie, lorsque revenait l’heure de quitter la maison pour regagner le collège, mon cœur se serrait d’angoisse. Quel déchirement, quelles larmes étouffées en embrassant les miens et comme elle était douloureuse la nuit qui suivait les jours de congé[68] ! » Jusqu’à l’uniforme obligatoire leur paraît humiliant et odieux comme la livrée de leur servitude : et de quoi les affuble-t-on, tous ces petits dont l’imagination captive rêve d’élégance ? En 1827, au collège Saint-Louis, cet uniforme consiste en un habit de drap bleu de roi dont les basques tombent jusqu’aux jarrets ; le pardessus, même l’hiver, est inconnu ; mais, pour les sorties, le chapeau haut de forme est de rigueur[69].

Les punitions corporelles ne sont pas abolies : on risque de se voir condamné à rester, pendant les études, à genoux, « ou à être durement frappé sur la paume de la main, avec une palette, » ce dont s’acquitte trop consciencieusement le garçon de salle préposé à cette besogne. Au collège Rollin, en 1830, on emprisonne les indociles « dans une manière de guérite d’un genre particulier : une planche vous y serre la taille et ne laisse passer par une ouverture que les bras et les mains ; ainsi supplicié, il faut écrire des centaines et des centaines de vers[70]. » Et pas d’autre perspective, pour sortir de cet enfer, que l’exutoire du baccalauréat ; l’idée est obsédante que cette torture terminale ne sera plus ce qu’était pour nos pères l’examen de la fin des études, c’est-à-dire une simple constatation « de l’ouverture de l’intelligence et de l’aptitude générale, » mais que la manie des règlemens a substitué d’inflexibles questionnaires au paternel arbitraire de l’examinateur[71], Alors les enfans appellent de tous leurs vœux des dénouemens impossibles et d’extravagantes solutions : l’un pense à gagner « les îles » et à devenir chasseur de chevelures ; un camarade de Maxime Du Camp, à Saint-Louis, compte se faire brigand s’il échoue à son examen. « Rien n’est plus facile, rien n’est plus beau que d’être bandit ; on assassine quelques personnes, les premières venues, au hasard du couteau ; puis on se jette dans le maquis, on y vit en plein air, libre et redouté, on tue des mouflons pour se nourrir, et l’on est aimé de toutes les filles du pays[72]. » Les années scolaires passent, le temps du lycée s’achève, et l’on sort de là avec peu d’instruction, beaucoup d’idées fausses, avec le remords d’avoir perdu son temps, avec le dégoût des méthodes à la fois pesantes et superficielles, et la résolution bien arrêtée de ne plus jamais rouvrir un de ces livres sur lesquels on a tant dormi, ou la curiosité de lire quelques-uns de ces vers qu’on a si souvent copiés. C’est de cette époque, proclament les aristarques, que date la trop réelle décadence du goût littéraire.


De nos jours, les choses ont bien changé : outre que la discipline intelligente y est réduite au minimum de sévérité, les lycées sont des palais ; vastes portiques, salles claires et aérées, dortoirs modèles et superbes jardins ; le programme des études, lui aussi, est fastueux : il comprend, à vrai dire, l’universalité des connaissances humaines, mais en l’engraissant progressivement de la sorte, les hommes éminens qui se sont succédé à la direction de l’Université de France ont cédé à un entraînement universel et subi une impérieuse contagion. Nos enfans eux-mêmes ne s’effraient plus du rude apprentissage qu’on leur dit indispensable ; ils ne sont plus, comme leurs aïeux, oiseaux de jardin capturés : ils ont le calme et la résignation de ceux qui naissent en cage. Il nous semblait bien, à nous qui sommes des vieux et qui trouvions encore, en notre jeune temps, le moyen de passer au travers des mailles du filet et de n’apprendre, à l’ancienne mode, que ce qui nous plaisait, il nous semblait bien que les collégiens d’à présent étaient un peu trop sérieux, un peu trop raisonneurs, un peu trop satisfaits de tout ce qu’ils croyaient savoir, un peu trop désireux de le mettre à profit, un peu trop pressés d’exiger de la vie une compensation à leurs peines précoces, un peu trop « arrivistes, » pour employer un mot qu’ils ne dédaignent pas. Ne négligeons pas les néologismes : ils signalent toujours quelque nouveauté dans l’ordre des faits, des idées ou des sentimens et ont par là des droits à notre attention. Nous jugions bien aussi que la génération qui nous pousse était moins gaie que n’était la nôtre à l’âge similaire, moins insouciante, plus préoccupée du bénéfice et de la réussite ; qu’elle digérait assez péniblement tout ce qu’on l’a forcée d’engloutir ; qu’elle nous considérait, il est vrai, avec la déférence due à de vénérables et inutiles débris des temps périmés, mais aussi avec un certain dédain, en raison de notre ignorance maladroitement dissimulée de tout ce qu’on enseigne aujourd’hui. Pour tout dire, nous n’étions pas très à notre aise en conversant avec nos jeunes gens, car nous ne parlions pas tout à fait la même langue. Et nous trouvions une amère revanche à leur supériorité apparente en faisant cette réflexion cruelle que le prestige de notre pays n’avait point grandi, au cours du dernier siècle, en raison directe de la quantité de savoir mécaniquement ingurgité à nos héritiers. À l’époque où l’on n’apprenait aux enfans qu’à aimer l’étude et où l’on ménageait avec soin la personnalité de leur esprit et ses qualités natives, la France dictait ses lois au monde ; et servait de modèle à toutes les nations civilisées ; depuis qu’elle a emboîté le pas aux pédans étrangers et copié ce qui se fait autre part que chez elle, son auréole s’est ternie au point que, il y a quelques années, un homme d’État d’un pays ami du nôtre, mais chez qui l’affection n’atténuait pas le sens pratique, disait, tranquillement : « La France est aujourd’hui la première des nations de second ordre. » Nous redoutions surtout que de si radicales innovations ne parvinssent peu à peu à modifier le caractère chevaleresque, l’ardent enthousiasme et la légendaire générosité de notre race. Un timoré, qui présageait ce péril, avait écrit, il y a quelque cinquante ans déjà : « De bonne foi, croyez-vous que le régime de notre enseignement prépare à l’État une génération de soldats ? Envoyer sous la tente un bachelier ès lettres tel que l’ont fait nos collèges et nos examens, le jeter dans un camp au sortir de la salle d’études et de la Sorbonne, cela ne serait pas seulement cruel, c’est absurde et impossible[73] ! »

Voilà que la plus poignante réalité a donné un triomphal démenti à ces prédictions. Manifestement, le jugement porté par Tocqueville est encore valable : la France, en dépit de tous les changemens de régime qui risquaient d’altérer son tempérament, est toujours ce peuple., « tellement inébranlable dans ses principaux instincts, qu’on le reconnaît encore dans des portraits faits de lui il y a deux mille ans… » Sa force de tradition est telle que celle-ci, parût-elle atténuée, se retrouve intacte ou accrue à l’heure du péril. Nous les avons vues, nous les voyons à l’œuvre, ces jeunes générations dont nous concevions quelque défiance : tous, professeurs, bacheliers, normaliens, primaires, étudians, séminaristes, instituteurs, savans, illettrés, pêle-mêle, prôneurs du passé ou visionnaires de l’avenir, antimilitaristes ou chauvins, patriotes on internationalistes, se sont serrés d’un seul cœur autour du drapeau, « plus fiers, plus braves, plus simplement héroïques, plus magnifiquement guerriers que les guerriers les plus réputés de l’Europe. Ils ont dû reculer sous l’ouragan de mitraille auquel ils ne pouvaient pas répondre : et, tout de même, sur le mot d’ordre du chef qui, un jour, au nom de la France, leur commande de vaincre, ils s’agrippent au sol de la Marne, exténués, hallucinés de fatigue par des semaines de lutte sans espoir, et, ayant devant eux la puissance la plus formidable de l’histoire, ils la brisent d’un effort suprême et en rejettent les débris à quatre-vingts kilomètres en arrière[74] ! » Devant un tel prodige, on doit être rassuré et ne point prendre au tragique des modifications de détail qui changent, et c’est regrettable, l’apparente allure du pays, mais qui n’entament ni son cœur ni sa vaillance.

Restent nos petits, à la joie et au bonheur desquels il nous faut veiller pieusement : qui sait si, à la menace des difficultés appréhendées, quelque pédagogue bien intentionné n’en imagine pas trouver la panacée en renforçant une fois de plus la somme de savoir que les programmes futurs vont leur imposer ? Cela inquiète les grands-papas, paladins surannés de l’inutile. J’en sais un qui se désole : un vieux rêveur, obstiné dans la lecture des livres où revit notre passé, et rendu impénitent rétrograde à la fréquentation exagérée de nos anciens chroniqueurs. Il prend son petit-fils sur ses genoux et lui tient des discours qui seraient bourrés de pernicieux conseils si l’enfant, qui n’a pas deux ans, pouvait en comprendre un seul mot : « Pauvre petit, sermonne l’aïeul, tu viens à une époque malheureuse : si tu étais né dans ce paradis terrestre qu’était la France d’autrefois, avant qu’elle eût goûté aux fruits de l’arbre de science, ton enfance et ta jeunesse auraient été radieuses et enchantées. Tu n’aurais appris que ce qui t’aurait charmé ; les maîtres t’auraient inspiré le culte des beaux vers et des grandes actions ; on ne t’aurait donné à lire que des épopées merveilleuses et des histoires de héros fabuleux ; ton imagination n’aurait pas été éteinte par les chiffres et les formules, et tu n’aurais connu du calcul que ce qu’il en faut pour tenir les comptes d’un ménage. Ta joie d’être au monde n’aurait pas été troublée par le cauchemar de problèmes sociaux, d’ailleurs insolubles ; ton catéchisme t’aurait enseigné qu’il faut aimer les pauvres et les secourir ; et tu aurais ainsi grandi, heureux et tranquille, non sans épreuves, mais sans efforts et sans ambition d’argent ou de profit : car, en ce temps-là, on ne rêvait pas d’être quelque chose, mais d’être quelqu’un. Au lieu de cela, pour ne point rester un inutile et un arriéré, il te va falloir devenir grave, quitter ta maison et ceux qui t’aiment, pour vivre avec des étrangers ; durant les dix plus belles années de ton printemps, tu peineras sur des résumés fastidieux dont les sèches nomenclatures n’élèveront point ton âme et n’orneront pas ton esprit ; tu ne pourras t’arrêter à la science de ton goût, car on t’obligera à les effleurer toutes, ni te passionner pour l’auteur de ton choix, car tu n’auras pas le temps de relire : au lieu de ne t’infliger que la dose de chiffres nécessaire à un avocat, à un magistrat, à un propriétaire, à un homme de lettres, on te fera pâlir sur l’algèbre, la géométrie, l’arithmétique et la trigonométrie, comme si une vocation irrésistible t’entraînait à professer un jour les mathématiques. Tu pleureras bien souvent de dégoût et de lassitude ; tes beaux yeux clairs s’useront jusqu’à la myopie à force d’être fixés sur le texte minuscule des manuels, et tes bonnes joues perdront leur rose loin de l’air des bois et des prairies qu’on ne te laissera respirer que parcimonieusement. Tu trembleras de peur, comme un coupable, cher innocent, à l’approche des examens, et quand tu te trouveras enfin libéré, tu seras persuadé que tu sais tout — et tu ne sauras rien, car on n’apprend bien que plus tard. Or, ton long supplice t’aura inspiré tant d’horreur pour les livres que, en dehors de ceux indispensables à l’exercice de ta profession, tu feras comme tes contemporains, tu n’ouvriras plus que des romans en vogue durant huit jours et qu’on jette après en avoir tourné sans recueillement les feuillets. Tant de labeurs, de soucis, de vexations, de peines, n’auront abouti qu’à te priver de ce qui embellit l’existence et empêche qu’on voie, de trop bas, ses misères et ses vilenies. »

Ainsi radote le grand-père ; inconséquent comme tous les rêveurs, il sera, d’ailleurs, le premier à pleurer d’orgueil et de bonheur quand le bambin reviendra du lycée avec une pile de prix enrubannés et une couronne de lauriers.


G. LENOTRE.

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  1. Voyez la Revue du 15 mars
  2. Cité par l’abbé Allain, l’Instruction primaire avant la Révolution.
  3. Perreau, Instruction du peuple, cité par Babeau, le Village sous régime.
  4. Victor Pierre, l’École sous la Révolution.
  5. Babeau, l’École de village pendant la Révolution, p. 28.
  6. Gabriel Compayré, histoire de la Pédagogie, p. 344.
  7. Compayré, ouvrage cité, pages 305 à 309.
  8. Albert Babeau, correspondant de l’Institut, le Village sous l’ancien régime, p. 315.
  9. Même ouvrage, p. 314.
  10. Essai sur la Voirie, cité par Babeau : le Village sous l’ancien régime, p. 216.
  11. Souvenirs, p. 13.
  12. Moniteur, réimpression, t. XXII, p. 91.
  13. Moniteur, réimpression, XXVIII, 137, 138.
  14. Victor Pierre, L’école sous la Révolution, p. 23.
  15. Publication faite par James Guillaume. Imprimerie nationale, 1891 et suiv.
  16. Archives de l’Assistance publique. Manuscrit du conventionnel Bouquier cité par Defrance, la Conversion d’un sans-culotte, p. 214.
  17. Eugène Welvert, La légende de Lakanal, 1908.
  18. Docteur Poumiès de la Siboutie, 1789-1863, Souvenirs d’un médecin de Paris, p. 34.
  19. Eugène Defrance. La Conversion d’un sans-culotte, Gabriel Bouquier, peintre, poète et conventionnel. Documens inédits tirés des archives de l’Assistance publique de Paris, MCMXII.
  20. Mémoires du chancelier Pasqnier, I, 33.
  21. Mercier, Nouveau Paris, VI, 89.
  22. Moniteur, réimpression, XIV, 744. Discours de Jacob Dupont sur l’instruction publique.
  23. Édouard Fleury, Saint-Just et la Terreur, I, 212.
  24. Tourneux, Bibliographie de l’histoire de la Révolution, III, p. 537.
  25. Archives nationales, F17 1008. Cité par Victor Pierre, L’Ecole sous la Révolution française.
  26. F. Braesch, La Commune du 10 août 1792, p. 269.
  27. Victor Pierre, L’École sous la Révolution, p. 90.
  28. Moniteur, 27 janvier 1794.
  29. Le Sans-Culotte, 8 vendémiaire an III, cité par Aulard, Réaction thermidorienne, I. 123.
  30. Biré, Journal d’un bourgeois de Paris, IV, 243.
  31. Dauban, Paris en 1794, p. 64.
  32. 10 ventôse an III. Cité par Aulard, Réaction thermidorienne, I, 513.
  33. Papiers inédits trouvés chez Robespierre, II, 20, 21. Cité par Braesch, La Commune du 10 août 1792.
  34. Conseils et Instructions, I, 67-69. Cité par P. Rousselot, Pédagogie historique.
  35. Frédéric Masson, Le département des affaires étrangères pendant la Révolution, p. 278.
  36. Notice historique sur le comte Lanjuinais, par M. Victor Lanjuinais, ancien ministre, cité par Biré, Journal d’un bourgeois de Paris.
  37. J.-A. Paris, Histoire de Joseph Le Bon.
  38. É. Tambour, Études sur la Révolution dans le département de Seine-et-Oise.
  39. Victor Pierre, L’École sous la Révolution.
  40. Tourneux, Bibliographie de l’histoire de la Révolution, III, 538.
  41. Compte rendu au ministre de la police générale par le commissaire du Directoire exécutif près le département de la Seine de la situation de ce département. (Aulard, Réaction thermidorienne, IV, 734.)
  42. Même ouvrage, IV, 348.
  43. Journal des hommes libres, 23 messidor an VII, cité par Aulard, Réaction thermidorienne, V, 614.
  44. La Clef du Cabinet, 8 fructidor an VI, cité par Aulard, même ouvrage, à la date.
  45. Compte rendu par le citoyen Fourcroy, conseiller d’État, de sa mission dans la XIIe division militaire pendant le mois de nivôse an IX. (Félix Rocquain, L’État de la France au 18 brumaire, p. 162.)
  46. Alexis Chevalier, Les Frères des Écoles chrétiennes et l’enseignement primaire après la Révolution, p. 5.
  47. Victor Pierre, ouvrage cité, voir p. 146-147.
  48. Aulard, Réaction thermidorienne, V, 523.
  49. Tableau analytique de la situation du département de la Seine, fructidor an VII, présenté au ministre de l’Intérieur. (Aulard, ouvrage cité, V, 115.)
  50. Mémoires du général marquis d’Hautpoul, pair de France, publiés par son arrière-petit-fils, Étienne Hennet de Gentil, p. 6.
  51. Les Martyrs de la Foi pendant la Révolution française, par l’abbé Aimé Guillon, 1821.
  52. Souvenirs du baron de Barante, passim.
  53. Souvenirs du feu duc de Broglie, de l’Académie française. 1785-1870.
  54. Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires. I, 87.
  55. Souvenirs du comte de Montbel, p. 7 à 17.
  56. Michel Salomon, Charles Nodier et le groupe romantique, d’après des documens inédits.
  57. Béranger, Ma biographie.
  58. Victor de Laprade, Le baccalauréat et les études classiques, p. 7, 79, 88.
  59. Études révolutionnaires, par James Guillaume. Première série, p. 8.
  60. Voyez dans la Revue du 15 septembre 1916 l’article de M. Paul Gautier, Vues prophétiques d’Edgar Quinet sur l’Allemagne.
  61. La Confession d’un enfant du siècle, chapitre II.
  62. Gabriel Compayré, histoire de la Pédagogie. La théorie et la pratique de l’éducation, p. 432.
  63. Ma jeunesse, Souvenirs, par le comte d’Haussonville, de l’Académie française.
  64. Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie. I, 258 et suiv.
  65. E. Biré, Victor Hugo avant 1830, p. 77.
  66. Souvenirs littéraires, I, 117-118.
  67. Souvenirs et indiscrétions d’un disparu, par le baron de Plancy, ancien écuyer du roi Jérôme, ancien député.
  68. Henry d’Ideville, Vieilles maisons et jeunes souvenirs, p. 11,16, 19.
  69. Mémoires de Charles Bocher, I, 114.
  70. Id., ibid. I, 112-199.
  71. V. de I.aprade, L’Éducation homicide, 58-66.
  72. Maxime du Camp, Souvenirs littéraires, 1, 94.
  73. V. de Laprade, l’Education homicide, 1868, p. 136.
  74. Antonin Eymieu, La Providence et la guerre, p. 212.