Rabelais (Anatole France)/Quatrième livre

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Calmann-Lévy (p. 167-211).

LE QUATRIÈME LIVRE



Le quatrième livre est rempli tout entier par le voyage de Pantagruel et de ses compagnons à la recherche de la Dive Bouteille. Quel est ce voyage ? M. Abel Lefranc, professeur au Collège de France, croit pouvoir répondre avec certitude : « C’est celui qui a tant occupé les esprits des géographes et des navigateurs depuis le temps de la Renaissance jusqu’au nôtre : le voyage de la côte d’Europe à la côte occidentale d’Asie par le fameux passage du Nord-Ouest, au nord de l’Amérique, tant de fois vainement cherché et dont on n’a constaté définitivement l’impossibilité pratique qu’il y a peu d’années. »

Le bon géant et sa cour s’embarquent à Thalasse, tout proche Saint-Malo. Or Saint-Malo est le port d’où partit et où rentra Jacques Cartier, qui, de 1534 à 1542, releva le cours du Saint-Laurent et la carte de Terre-Neuve. On disait encore au dix-septième siècle, à Saint-Malo, que Rabelais avait appris de ce navigateur les termes de la marine et du pilotage, et M. Abel Lefranc croit que le pilote Xénomanes, qui conduit la flotte pantagruéline, n’est autre que ce même Jacques Cartier, pilote du roi de France. C’est possible. N’en disputons pas. Il n’y a aucun intérêt à ce que le pilote Xénomanes soit Jacques Cartier ou tout autre, puisque Rabelais ne lui a donné aucun caractère particulier, aucune physionomie propre. Il ne faut pas non plus suivre trop attentivement sur la carte l’itinéraire de Pantagruel, qui ne fait escale que dans des îles allégoriques et dont le voyage est surtout satirique.

Ce qui, toutefois, est vrai, c’est que l’auteur, très jaloux selon son habitude de la grandeur et de la puissance de la France et très attentif à louer le roi son maître, se montre, ici comme ailleurs, fort intéressé au progrès des forces navales du royaume, et quand le roi Henri II, au commencement de son règne, en 1547, eut fait construire de nouveaux navires, Maître François, dans la deuxième édition de son quatrième livre, ajoute des trirèmes, des ramberges, des galions, des liburniques à la flotte du bon Pantagruel qui n’en avait que faire. Mais il se plut à doter de ces bâtiments magnifiques et nouveaux les navigateurs partis à la recherche de la Dive Bouteille, afin d’exalter la marine de son roi, alors que les navigateurs français cherchaient à s’assurer une part du nouveau monde. Rabelais était pour les grands armements. Je ne sais s’il poussait aux constructions navales sans prévoir l’excès des dépenses ; ce qui est certain, c’est qu’il ne travaillait pas pour un syndicat de constructeurs, de fournisseurs et de financiers. Il y avait alors comme aujourd’hui des fournisseurs avides qui volaient le roi. Le roi, quand ils étaient trop riches, les dépouillait. Tels étaient alors l’ordre et l’économie des finances en matière de travaux publics.

Le quatrième jour, nos navigateurs firent escale dans l’île Médamothi « belle à l’œil et plaisante, nous dit-on, à cause du grand nombre des phares et hautes tours marbrines, desquelles tout le circuit est orné », mais qui, portant un nom grec qui veut dire nulle part, pourrait bien ne pas exister. Nous n’en parlerions pas si Gymnaste n’y achetait pour le compte de Pantagruel l’histoire d’Achille en soixante-dix-huit pièces de tapisserie de soie rehaussée d’or et d’argent, ce qui compose une belle suite, et ce n’est pas par un vain caprice que notre auteur nous montre ces tentures ; en ce moment même, le roi Henri II, pour donner l’essor à l’industrie des tissus dans son royaume, faisait exécuter à ses frais des tapisseries de haute lisse ; et Rabelais, à qui cette somptuosité coûte peu, déploie l’histoire d’Achille en soixante-dix-huit pièces à la gloire de l’industrie française.

En cours de route, Pantagruel tire le gozal du panier où il était enfermé. Le gozal, c’est un pigeon, un pigeon du colombier de Gargantua. Lui mettant à la patte un nœud de soie blanche en signe que tout va bien, Pantagruel le lâche sur le pont, et le gozal vole à tire-d’aile vers le colombier lointain et porte avec son nœud blanc nouvelles des navigateurs. C’est le pigeon messager, le pigeon voyageur, qui n’est pas, comme vous voyez, une invention moderne.

Le cinquième jour de la traversée, un navire est en vue. Les passagers qu’il porte viennent du pays de Lanternois et sont tous Saintongeais. On se salue, on s’accoste. Panurge qui s’est transporté à bord du vaisseau lanternois se prend de querelle avec un marchand de moutons, nommé Dindenault, qui l’appelle lunettier de l’Antéchrist. J’ai oublié de vous dire que Panurge portait des lunettes à son bonnet, ce que Dindenault trouvait extrêmement ridicule. La querelle s’envenima fort. Pantagruel parvint toutefois à l’apaiser. Panurge et Dindenault se donnèrent la main et burent l’un à l’autre. Panurge, qui avait de la rancune, et n’était pas franc du collier, vida un second hanap de vin à la santé du marchand et le pria de lui vouloir vendre un de ses moutons. Dindenault, qui vraiment était d’abord difficile et peu gracieux, prit mal ces ouvertures.

— Vraiment, dit-il à Panurge, vous êtes un gentil chaland ! Ô le vaillant acheteur de moutons ! Vraiment vous portez le minois non point d’un acheteur de moutons, mais bien d’un coupeur de bourses…

Panurge ne se laissa pas rebuter, et se fit plus pressant.

— De grâce, vendez-moi un de vos moutons. Combien ?

— Mon ami, répondit le marchand, ce n’est viande que pour rois et princes. La chair en est tant délicate, tant savoureuse et tant friande, que c’est baume. Je les amène d’un pays où les pourceaux (Dieu soit avec nous !) ne mangent que mirobolants. Les truyes (sauf l’honneur de toute la compagnie) ne sont nourries que de fleurs d’orangers.

— Mais, dit Panurge, vendez-m’en un et je vous le payerai en roi.

Dindenault ne répond que par un éloge hyperbolique et prolixe de ses moutons. Il en loue les épaules, les gigots, la poitrine, le foie, la rate, les tripes, les côtelettes, la tête, les cornes.

Le patron du navire l’interrompt brusquement :

— C’est trop barguigné. Vends-lui, si tu veux. Si tu ne veux pas, ne l’amuse plus.

— Je lui veux bien vendre pour l’amour de vous, dit le marchand. Mais il me payera trois livres tournois de la pièce en choisissant.

— C’est beaucoup ! fait Panurge ; en nos pays, j’en aurais bien cinq, voire six pour telle somme de deniers.

— Lourdaud ! sot que tu es ! s’écrie Dindenault, qui était mal embouché, mais fort savant, le moindre de ces moutons vaut quatre fois plus que le meilleur de ceux que jadis les Colchidiens vendaient un talent d’or la pièce.

— Benoît monsieur, dit Panurge, vous vous échauffez trop. Voici votre argent.

Ayant payé le marchand, il choisit dans le troupeau un beau et grand mouton, et l’emporta criant et bêlant. Cependant tous les autres bêlaient, regardant où l’on menait leur compagnon.

Dindenault disait :

— Oh ! qu’il a bien su choisir, le chaland ! Il s’y entend !

Soudain Panurge, sans mot dire, jette son mouton, criant et bêlant, dans la mer. Tous les autres moutons, criant et bêlant, commencèrent à se jeter après lui par-dessus bord. C’était à qui sauterait le premier. Il n’était pas possible de les retenir. Vous connaissez le naturel du mouton. C’est de suivre celui qui va devant, quelque part qu’il aille. Aussi Aristote le dit-il le plus sot et inepte animal du monde.

Le marchand, tout effrayé de voir ses moutons se noyer et périr devant ses yeux, s’efforçait de les empêcher et retenir de toutes ses forces. Mais c’était en vain. Finalement, il en prit un grand et fort par la toison, sur le tillac du navire, croyant ainsi le retenir et sauver le reste conséquemment. Mais le mouton fut si puissant qu’il emporta en mer avec soi le marchand… Le navire vidé du marchand et des moutons :

— Reste-t-il ici, demanda Panurge, aucune âme moutonnière ? Où sont ceux de Thibault l’Aignelet ? Et ceux de Regnault Belin, qui dorment quand les autres paissent ? Je n’en sais rien. C’est un tour de vieille guerre. Que t’en semble, Frère Jean ?

— Tout bien de vous, répondit Frère Jean des Entommeures. Je n’y ai rien trouvé mauvais, sinon que vous deviez réserver le payement et garder l’argent en bourse.

— Vertu Dieu, s’écria Panurge, j’ai eu du passetemps pour plus de cinquante mille francs. Retirons-nous ; le vent est propice. Frère Jean, écoute ici. Jamais homme ne me fit plaisir sans récompense, ou reconnaissance pour le moins. Je ne suis point ingrat, ne le fus, ne le serai. Jamais homme ne me fit déplaisir sans repentance en ce monde ou en l’autre.

Tel est le plus fameux épisode du quatrième livre. Celui des moutons de Panurge, qui seraient mieux nommés les moutons de Dindenault. L’invention n’en appartient pas à Rabelais. Il a pris toute cette histoire à un moine italien, Théophile Folengo, qui le conta, en vers macaroniques, avec beaucoup d’esprit. La Fontaine la prit à son tour à Rabelais et en fit un récit qui paraîtra, je le crains, un peu sec au regard de son modèle.

Après l’aventure des moutons, nos voyageurs abordent ensuite à l’île des Énasés, dont les habitants ont le visage triangulaire ; à l’île de Chéli, où tout le monde fait des simagrées, et à Procuration qui, comme le nom l’indique, est le pays des procureurs, la terre de la chicane. Un habitant de l’île explique à Pantagruel comment les Chicanous gagnent leur vie à être battus. Si bien que, s’ils demeuraient longtemps sans recevoir quelque bonne rossée, ils mourraient de faim, eux, leurs femmes et leurs enfants.

« Quand un moine, dit notre auteur, un prêtre, un usurier, un avocat veut mal à quelque gentilhomme de son pays, il envoie vers lui un de ces Chicanous. Chicanous le citera, l’ajournera, l’outragera, l’injuriera impudemment, suivant son recors et instruction, tant que le gentilhomme, s’il n’est pas paralytique de ses membres, et plus stupide qu’un têtard, sera contraint de lui donner bastonnades et coups d’épée sur la tête, ou mieux le jeter par les créneaux et fenêtres de son château. Cela fait voilà Chicanous riche pour quatre mois comme si coups de bâton fussent ses naïves et naturelles moissons. Car du moine, de l’usurier, de l’avocat, il aura bon salaire, et du gentilhomme réparations parfois si grandes et excessives, que le gentilhomme y perdra tout son avoir, avec danger de misérablement pourrir en prison, comme s’il eût frappé le Roi. »

C’est ce que Racine a mis si joliment en scène dans les Plaideurs.

CHICANNEAU.

Mais je ne sais pourquoi, plus je vous envisage,
Et moins je me remets, Monsieur, votre visage.
Je connais force huissiers.

L’INTIMÉ.

Informez-vous de moi :
Je m’acquitte assez bien de mon petit emploi.

CHICANNEAU.

Soit ! Pour qui venez-vous ?

L’INTIMÉ.

Pour une brave dame,
Monsieur, qui vous honore, et de toute son âme
Voudrait que vous vinssiez à ma sommation
Lui faire un petit mot de réparation.

CHICANNEAU.

De réparation ? Je n’ai blessé personne,

L’INTIMÉ.

Je le crois : vous avez, Monsieur, l’âme trop bonne.

CHICANNEAU.

Que demandez-vous donc ?

L’INTIMÉ.

Elle voudrait, Monsieur,
Que, devant des témoins, vous lui fissiez l’honneur
De l’avouer pour sage et point extravagante.

CHICANNEAU.

Parbleu ! C’est ma comtesse.

L’INTIMÉ.

Elle est votre servante.

CHICANNEAU.

Je suis son serviteur.

L’INTIMÉ.

Vous êtes obligeant,
Monsieur.

CHICANNEAU.

Oui, vous pouvez l’assurer qu’un sergent
Lui doit porter pour moi tout ce qu’elle demande.
Hé quoi donc ? les battus, ma foi, pairont l’amende !
Voyons ce qu’elle chante. Hon… « Sixième janvier,
Pour avoir faussement dit qu’il fallait lier,
Étant à ce porté par esprit de chicane,
Haute et puissante dame Yolande Cudasne,
Comtesse de Pimbesche, Orbesche, et caetera,
Il soit dit que, sur l’heure, il se transportera
Au logis de la dame ; et là, d’une voix claire,
Devant quatre témoins assistés d’un notaire,
Zeste ! ledit Hiérome avoura hautement
Qu’il la tient pour sensée et de bon jugement.
Le Bon. » C’est donc le nom de Votre Seigneurie ?

L’INTIMÉ.

Pour vous servir, (À part.) Il faut payer d’effronterie.

CHICANNEAU.

Le Bon ? Jamais exploit ne fut signé Le Bon.
Monsieur le Bon !

L’INTIMÉ.

Monsieur.

CHICANNEAU.

Vous êtes un fripon.

L’INTIMÉ.

Monsieur, pardonnez-moi, je suis fort honnête homme.

CHICANNEAU.

Mais fripon le plus franc qui soit de Caen à Rome.

L’INTIMÉ.

Monsieur, je ne suis pas pour vous désavouer :
Vous aurez la bonté de me le bien payer.

CHICANNEAU.

Moi, payer ? En soufflets.

L’INTIMÉ.

Vous êtes trop honnête :
Vous me le pairez bien.

CHICANNEAU.

Oh ! tu me romps la tête.
Tiens ! voilà ton paiment.

L’INTIMÉ.

Un soufflet ! Écrivons :
« Lequel Hiérome, après plusieurs rébellions,
Aurait atteint, frappé, moi, sergent, à la joue,
Et fait tomber du coup mon chapeau dans la boue. »

CHICANNEAU, lui donnant un coup de pied.

Ajoute cela !

L’INTIMÉ.

Bon ! c’est de l’argent comptant ;
J’en avais bien besoin. « Et, de ce non content,
Aurait avec le pied réitéré, » Courage !…
« Outre plus, le susdit serait venu, de rage,
Pour lacérer ledit présent procès-verbal. »
Allons, mon cher monsieur, cela ne va pas mal.
Ne vous relâchez point.

CHICANNEAU.

Coquin !

L’INTIMÉ.

Ne vous déplaise,
Quelques coups de bâton, et je suis à mon aise.

CHICANNEAU, tenant un bâton.

Oui-da ! Je verrai bien s’il est sergent.

L’INTIMÉ, en posture d’écrire.

Tôt donc,
Frappez. J’ai quatre enfants à nourrir.

CHICANNEAU.

Ah ! pardon !
Monsieur, pour un sergent je ne pouvais vous prendre ;
Mais le plus habile homme enfin peut se méprendre.
Je saurai réparer ce soupçon outrageant.
Oui, vous êtes sergent, Monsieur, et très sergent
Touchez là : vos pareils sont gens que je révère ;
Et j’ai toujours été nourri par feu mon père
Dans la crainte de Dieu, Monsieur, et des sergents.

L’INTIMÉ.

Non, à si bon marché l’on ne bat point les gens.

CHICANNEAU.

Monsieur, point de procès !

L’INTIMÉ.

Serviteur ! Contumace,
Bâton levé, soufflet, coup de pied. Ah !

CHICANNEAU.

De grâce,
Rendez-les-moi plutôt.

L’INTIMÉ.

Suffit qu’ils soient reçus :
Je ne les voudrais pas donner pour mille écus.

(Acte II, sc. iv.)

Panurge raconte l’histoire d’un certain seigneur de Basché qui s’entend à rosser les Chicanous sous couleur de les divertir. Ce seigneur, à son tour, raconte, sous la treille, l’histoire de François Villon et du sacristain des cordeliers de Saint-Maixent. Voici ce morceau, le plus merveilleux, peut-être, pour le style et le mouvement, de toute l’œuvre prodigieuse que nous étudions ici.

« Maître François Villon, sur ses vieux jours, se retira à Saint-Maixent, en Poitou, sous la faveur d’un homme de bien, abbé dudit lieu. Là, pour donner passe-temps au peuple, il entreprit de faire jouer la Passion en gestes et langage poitevin. Les acteurs engagés, les rôles distribués, le théâtre préparé, il annonça au maire et aux échevins que le mystère pourrait être prêt à l’issue des foires de Niort. Restait seulement à trouver des costumes convenables aux personnages. Villon, pour habiller un vieux paysan qui jouait Dieu le Père, demanda à Frère Étienne Tappecoue, sacristain des cordeliers du lieu, de lui prêter une chape et une étole. Tappecoue refusa, alléguant que, par leurs statuts provinciaux, il était très rigoureusement défendu aux cordeliers de rien donner ou prêter aux joueurs de tels jeux. Villon répliqua que les statuts de l’ordre concernaient seulement les farces, les momeries et les jeux dissolus. Ce nonobstant Tappecoue lui dit péremptoirement qu’il se pourvût ailleurs, si bon lui semblait, et qu’il n’espérât rien de sa sacristie, car sûrement il n’en aurait rien.

» Villon rapporta aux acteurs cet entretien en grande indignation, ajoutant que Dieu ferait de Tappecoue vengeance et punition exemplaire bientôt.

» Le samedi suivant, Villon eut avis que Tappecoue, sur la pouliche du couvent, était allé faire la quête à Saint-Ligaire et qu’il serait de retour sur les deux heures après midi. Or donc il passa en revue les acteurs de la diablerie dans la ville et sur le marché. Ses diables étaient tout caparaçonnés de peaux de loups, de veaux et de béliers passementées de têtes de mouton, de cornes de bœufs et de grands crochets de cuisine ; ceints de grosses courroies desquelles pendaient de grosses cymbales de vaches et des sonnettes de mulets à bruit horrifique. Certains tenaient à la main des bâtons noirs pleins de fusées ; d’autres portaient de longs tisons allumés, sur lesquels, à chaque carrefour, ils jetaient à pleines poignées de la résine en poudre, dont il sortait un feu et une fumée terribles.

» Les ayant ainsi conduits à la joie du peuple et à la grande frayeur des petits enfants, finalement il les mena banqueter en une cassine (c’est-à-dire une auberge de campagne, une guinguette) hors des murs de la ville, sur le chemin de Saint-Ligaire. Arrivés à la cassine, ils aperçoivent de loin Tappecoue, qui retournait de sa quête.

» — Par la mordienne, dirent alors les diables, il n’a pas voulu prêter à Dieu le Père une pauvre chape ! Faisons-lui peur !

» — C’est bien dit, répond Villon, Mais cachons-nous jusqu’à ce qu’il passe et chargez vos fusées et tisons.

» Tappecoue arrivé à l’endroit où ils étaient, ils se précipitèrent tous sur le chemin, devant lui, terribles, jetant feu de tous côtés sur lui et sur sa pouliche, sonnant de leurs cymbales, et hurlant en diables :

» — Hho hho hho hho bourrrous, rourrous, rourrous, hou hou hou hho hho hho. Frère Étienne, faisons-nous pas bien les diables ?

» La pouliche tout effrayée se mit au trot, à bonds, et au galop, à ruades, doubles pédales et pétarades, tant qu’elle jeta bas Tappecoue, quoi qu’il se tînt à la selle de toutes ses forces. Ses étrivières étaient de cordes. Un de ses souliers à lanières, celui du pied droit, y était si fort entortillé qu’il ne le put jamais tirer. Aussi était-il traîné à écorchecul par la pouliche toujours multipliant ses ruades contre lui et fourvoyée de peur par les haies, buissons et fossés. De façon qu’elle lui martela toute la tête et que la cervelle en tomba près de la croix Osanière ; puis elle lui mit les bras en pièces, l’un ici, l’autre là ; les jambes de même, et des boyaux fit un long carnage, en sorte que la pouliche, arrivée au couvent, ne portait de lui que le pied droit dans le soulier entortillé.

» Villon, voyant accompli ce qu’il avait prévu, dit à ses diables :

» — Vous jouerez bien, messieurs les diables, vous jouerez bien, je vous assure. Oh ! que vous jouerez bien ! Je défie la diablerie de Saumur, de Doué, de Montmorillon, de Langès, de Saint-Espain, d’Angers, voire, par Dieu ! de Poitiers, avec leur grande halle, de pouvoir vous être comparée. Oh ! que vous jouerez bien ! »

Cette mort de l’avare Tappecoue, traîné par sa jument, me fait songer malgré moi à la mort de l’impie Panthée, déchiré par les Bacchantes. La fin de Panthée, dans la tragédie grecque, est aussi terrible que la fin de Tappecoue est comique dans le conte pantagruélique. Mais le moine de Saint-Maixent et le roi de Thèbes ont tous deux offensé quelque chose de divin. L’un méconnaît un dieu, l’autre offense un poète. Leur châtiment à l’un et à l’autre était inévitable, nécessaire, conforme à l’ordre universel, et le burlesque de Rabelais égale en grandeur le pathétique d’Euripide.

Ayant quitté le port des Chicanous, la flotte de Pantagruel est assaillie par une effroyable tempête. La mer s’enfle tumultueusement ; le ciel tonne ; l’air est devenu noir ; on ne voit de lumière que celle des éclairs ; les navires se fatiguent sous l’assaut des vagues monstrueuses.

Panurge accroupi sur le tillac tremble, invoque tous les saints et se lamente :

— Oh ! que trois et quatre fois heureux sont ceux qui plantent des choux ! ô Parques, que ne m’avez-vous filé planteur de choux ! Ô que petit est le nombre de ceux que Jupiter a favorisés du bonheur de planter des choux ! Ils ont toujours un pied sur terre et l’autre n’en est pas loin. Il avait bien raison, Pyrrhon, lorsque, se trouvant en un danger semblable au nôtre et, voyant près du rivage un porc qui mangeait de l’orge épandue, le déclara bien heureux à double titre : d’abord, il avait de l’orge à foison, et puis il était sur terre. Pour manoir déifique et seigneurial, il n’est que le plancher des vaches… Cette vague nous emportera. Dieu sauveur ! Ô mes amis, un peu de vinaigre ! Bou ! bou ! bou ! C’est fait de moi. Otto, to, to. Je me noie.

Frère Jean des Entommeures, qui s’était mis en pourpoint pour aider aux matelots, l’interpelle en passant :

— Pardieu, Panurge le veau, Panurge le pleurard, Panurge le criard, tu ferais bien mieux de nous aider, que de rester là pleurant comme une vache, assis sur ton derrière comme un magot.

Mais Panurge pleure et gémit de plus belle.

— Frère Jean, mon ami, mon bon père, je me noie, c’est fait de moi. Je me noie : l’eau est entrée dans mon soulier par le col de ma chemise.

— Viens nous aider, dit Frère Jean. Trente légions de diables ! viendra-t-il ?

— Ne jurons point à cette heure, dit Panurge. Demain, tant que vous voudrez. Holos ! holos ! nous sommes au fond. Il m’est entré dans la bouche plus de dix-huit seaux d’eau. Bous, bous, bous. Qu’elle est amère et salée !

— Par la vertu bleu, dit Frère Jean, si je t’entends encore piauler, je régalerai de toi le loup marin… Tenez bien là-haut ! Voilà qui est bien éclairé, bien tonné. Je crois que tous les diables sont déchaînés aujourd’hui ou que Proserpine va donner un héritier à son mari. Tous les diables dansent aux sonnettes.

— Vous péchez, Frère Jean, dit Panurge. Il me fâche de vous le dire. Je crois que cela vous fait du bien de jurer ainsi… Toutefois, vous péchez…

Et il continue à se lamenter :

— Je ne vois ni ciel ni terre. Ah ! si j’étais maintenant dans le clos de Seuillé ou chez Innocent le pâtissier à Chinon, sous peine de me mettre en pourpoint pour cuire les petits pâtés…

La tempête apaisée et le navire près d’entrer dans un port, Panurge retrouve tout son courage et toute son assurance :

— Ha ! Ha ! s’écrie-t-il, tout va bien, l’orage est passé. Faut-il vous aider encore ?

Rabelais est un grand comique. Il n’a d’égaux qu’Aristophane, Molière et Cervantès. Sa tempête est une grande scène de comédie humaine qui se termine par un trait à jamais admirable. Quant à la description de la mer et du ciel, elle y est confuse et formée, ce semble, moins d’après le spectacle de la nature que sur des souvenirs littéraires. Il faut arriver jusqu’à Pierre Loti ou tout au moins jusqu’à Bernardin de Saint-Pierre pour trouver dans un livre une tempête vue et sentie.

Le port où la flottille de Pantagruel aborde après la tempête est celui des Macréons, dont l’île, autrefois riche, marchande et populeuse, est maintenant, par l’injure du temps, pauvre et déserte. Là, dans une forêt obscure, parmi des temples en ruines, des obélisques et des tombeaux antiques, habitent les démons et les héros.

Un vieillard raconte aux voyageurs les vicissitudes causées par la vie et la mort des hôtes sublimes de la forêt et leur révèle, en même temps, la cause de la tempête dont ils viennent d’échapper à si grand’peine.

— Nous croyons, dit le bon Macréon, qu’hier il est mort quelque héros, au trépas duquel fut excitée cette horrible tempête. Car, eux vivants, tout bien abonde en ce lieu et autres îles voisines, et en mer est calme et sérénité continuelle. Au trépas d’un chacun d’eux, ordinairement nous entendons, par la forêt, grandes et plaintives lamentations, et voyons en terre pestes et afflictions, en l’air troubles et ténèbres, en mer tempête et fortunal.

Pantagruel, tout prêt à adopter ces idées, en fournit lui-même une explication :

— Comme la torche ou la chandelle, dit-il, tout le temps qu’elle est vivante et ardente, luit aux assistants, éclaire tout autour, délecte un chacun et à chacun offre son service et sa clarté, ne fait mal ni déplaisir à personne, — sur l’instant qu’elle est éteinte, par sa fumée et évaporation elle infecte l’air, elle nuit aux assistants et à chacun déplaît. Ainsi est-il de ces âmes nobles et insignes. Tout le temps qu’elles habitent leur corps, est leur demeure pacifique, utile, délectable, honorable. Sur l’heure de leur départ, communément advient, par les îles et continents, grands tremblements en l’air, ténèbres, foudres, grêles ; en terre, secousses, tremblements, étonnements ; en mer, fortunal et tempêtes, avec lamentations des peuples, mutations des religions, transport des royaumes et éversion des républiques.

Épistémon, qui, à ce moment, peut être identifié à Rabelais lui-même, prend alors la parole et apporte à l’appui de la croyance où Pantagruel incline un exemple récent et mémorable.

— Nous avons fait naguère l’expérience de ces choses, dit-il, au décès du preux et docte chevalier Guillaume du Bellay. Tant qu’il vécut, la France fut en telle félicité que tout le monde lui portait envie, tout le monde s’y ralliait, tout le monde la redoutait. Soudain après son trépas, elle a été en mépris de tout le monde bien longuement.

Nous avons eu déjà occasion de citer ces paroles. En fait Épistémon ne confirme pas autant qu’il le prétend les opinions des Macréons et de Pantagruel sur la mort des démons et des héros. Les maux que causa, selon lui, dans la France, la perte de Guillaume du Bellay, ne ressemblent en rien à un tremblement de terre ou à la tempête où Panurge pensa mourir. Ce sont les maux nécessaires d’un royaume soudainement privé d’un de ses plus grands capitaines. Épistémon, ou plutôt Rabelais, exagère, peut-être (nous avons déjà eu l’occasion de le dire), les services rendus par Guillaume du Bellay au royaume, qui retrouva après lui de vaillants capitaines et d’habiles négociateurs. Mais Rabelais appartenait aux du Bellay. Il était allé en Piémont avec ce courageux et sage Guillaume, seigneur de Langey, qui ne l’avait pas oublié dans son testament. Il lui en témoigne une reconnaissance dont les marques devaient être immortelles.

Quant à ces rêveries sur les âmes des héros qui, disjointes de leur corps, troublent l’air et sèment la tempête, elles sont tirées de Plutarque, et le bon Pantagruel, lorsqu’il en raisonne, ne fait que traduire un passage du traité Des Oracles qui ont cessé.

En manière de conclusion, il affirme sa foi en l’immortalité des âmes :

— Je crois, dit-il, que toutes âmes intellectives sont exemptes des ciseaux d’Atropos ; toutes sont immortelles : anges, démons et humaines.

Puis, comme il se plaît à enfiler des histoires, il conte celle du pilote Thamous, que, toute connue qu’elle est, nous ne pouvons passer car elle est trop belle et inspire de trop insatiables curiosités. Elle est aussi tirée du traité Des Oracles qui ont cessé. La voici dans la traduction que Jacques Amyot donna des Œuvres morales de Plutarque un petit nombre d’années après la publication du quatrième livre de Pantagruel. Le style en est agréable et facile. Je n’y ferai pas d’autre changement que de corriger un contresens, car, je le dis en passant, Amyot a moins bien lu et compris son texte que Rabelais :

« Épitherses, maître en grammaire, contait que, pour aller en Italie, il s’embarqua un voyage sur un navire chargé de plusieurs marchandises, et de grand nombre de passagers, et disait que, sur le soir, le vent leur faillit auprès des Îles Échinades, et que leur navire alla roulant, tant qu’il arriva près des Paxes, que la plupart des passagers étaient veillant, et y en avait beaucoup qui buvaient encore, achevant de souper, quand tout soudain on entendit une haute voix, venant de l’une de ces îles de Paxes, qui appelait Thamos si fort qu’il n’y eut aucun de la compagnie qui n’en demeurât tout ébahi. Ce Thamos était un pilote égyptien que peu de ceux qui étaient en la nef connaissaient par son nom. Pour les deux premières fois qu’il fut appelé, il ne répondit point, mais à la troisième, si. Et lors celuy qui l’appelait, renforçant sa voix, lui cria que quand il serait près de Palodes, qu’il dénonçât que le grand Pan était mort. Épitherses nous contait que tous ceux qui ouïrent le cri de cette voix en demeurèrent fort émerveillés et entrèrent là-dessus en dispute, à savoir s’il serait bon de faire ce qu’il commandait, ou bien de ne s’en entremettre point, mais finablement qu’ils résolurent ainsi ; que, s’ils avaient bon vent, lorsqu’ils passeraient par devant Palodes, que Thamos passât outre sans mot dire ; mais, si d’aventure il y avait calme et qu’il ne tirât point de vent, qu’il criât tout haut ce qu’il avait entendu. Quand ils furent près du rivage, il advint qu’il ne tirait vent ni haleine, et était la mer fort plate ; par quoi ce Thamos, regardant de dessus la proue vers la terre, dit tout haut ce qu’il avait entendu, que le grand Pan était mort. Il n’eut pas plus tôt achevé de dire, que l’on entendit un grand bruit, non d’un seul, mais de plusieurs ensemble qui se lamentaient et s’ébahissaient tout ensemble : et, pour autant que plusieurs étaient présents, la nouvelle en fut incontinent espandue par toute la ville de Rome, tellement que l’empereur Tiberius César envoya quérir ce Thamos, et ajouta tant de foi à son dire qu’il fit enquérir qui pouvait être ce Pan-là. »

Voici maintenant la version plus libre de Rabelais :

« Épitherses, père de Æmilian rhéteur, naviguant de Grèce en Italie, dedans une nef chargée de diverses marchandises et plusieurs voyageurs, sur le soir, cessant le vent auprès des îles Échinades, lesquelles sont entre la Morée et Tunis, fut leur nef portée près de Paxes. Étant là abordée, quelques-uns des voyageurs dormant, d’autres veillant, d’autres buvant et soupant, fut de l’île de Paxes ouïe une voix de quelqu’un qui hautement appelait Thamoun. Auquel cri tous furent épouvantés, car Thamous était leur pilote, natif d’Égypte, mais non connu de nom, fors à quelques-uns des voyageurs. Fut secondement ouïe cette voix laquelle appelait Thamoun en cris horrifiques. Personne ne répondant, mais tous restant en silence et trépidation, en tierce fois, cette voix fut ouïe plus terrible que devant, dont advint que Thamous répondit : « Je suis ici. Que me demandes-tu ? Que veux-tu que je fasse ? » Lors fut cette voix plus hautement ouïe, lui disant et commandant, quand il serait en Palodes, publier et dire que Pan, le grand dieu, était mort. Cette parole entendue, disait Épitherses tous les nochers et voyageurs s’être ébahis et grandement effrayés. Et entre eux délibérant quel serait meilleur ou taire ou publier ce qui avait été commandé, Thamous dit son avis être, s’il advenait qu’ils eussent alors le vent en poupe, de passer outre sans mot dire, et s’il advenait qu’il fût calme en mer, de signifier ce qu’il avait entendu. Quand donc ils furent près de Palodes, il advint qu’ils n’eurent ni vent ni courant. Adonc Thamous, montant en proue et projetant sa vue sur la terre, dit, ainsi qu’il lui était commandé, que Pan le grand était mort. Il n’avait encore achevé le dernier mot, quand furent entendus grands soupirs, grandes lamentations et effrois sur terre, non d’une personne seule, mais de plusieurs ensemble. Cette nouvelle (parce que plusieurs avaient été présents) fut bientôt divulguée à Rome. Et Tibère César, lors empereur en Rome, envoya quérir ce Thamous. Et, après l’avoir entendu parler, ajouta foi à ses paroles. »

Plutarque comme Rabelais, les Alexandrins aussi bien que les humanistes, croyaient que Pan, le grand Pan, était Tout, le grand Tout, πᾶν, en grec, signifiant tout. Et l’on conçoit dès lors quelle mystérieuse terreur répand cette voix entendue sur la mer : « Le Grand Pan est mort. » Cette étymologie n’en est pas moins très fausse et même très absurde. Pan était né avec des cornes, de la barbe, un nez camus et des pieds de bouc. Il habitait l’Arcadie, vivait dans les bois et les prairies et gardait les troupeaux ; il inventa la syrinx dont il tirait des sons rustiques. Ce petit dieu inspirait parfois la terreur aux hommes par ses apparitions soudaines. Avec une telle figure et de telles habitudes, son nom devrait être plutôt rapproché du verbe Πάω, qui veut dire paître, puisqu’il paissait les agneaux ; et il est probable que telle en est la première et vraie signification. Quant à devenir le symbole de l’univers, c’est une fortune qui advint à ce demi-homme par une ressemblance fortuite de sons. Les poètes pensent, le plus souvent, par calembours et jeux de mots. Et beaucoup d’hommes sont poètes en cela.

Ne doutant pas que le grand Pan ne fût le grand Tout, Pantagruel ne put se défendre de penser que ce grand Tout est le Dieu fait homme et que la parole entendue par Thamous annonce la mort de Jésus-Christ.

— Je l’interpréterai, dit-il, de ce grand servateur des fidèles qui fut, en Judée, ignominieusement occis par l’envie et iniquité des Pontifes, docteurs, prêtres et moines de la loi mosaïque. À bon droit, ajoute le doux géant, il peut être dit Pan en langue grecque, car il est notre Tout. Tout ce que nous sommes, tout ce que nous vivons, tout ce que nous avons, tout ce que nous espérons est lui, en lui, de lui, par lui. C’est le bon Pan, le grand pasteur qui a en amour et affection ses brebis et ses bergers, à la mort duquel s’élevèrent plaintes, soupirs, effrois et lamentations en toute la machine de l’univers, cieux, terre, mer, enfers.

En parlant de la sorte, Pantagruel, au dire de notre véridique auteur, versa des larmes grosses comme des œufs d’autruche. L’interprétation qu’il donne du récit mystérieux de Plutarque ne lui appartient pas en propre : on la trouve déjà dans Eusèbe ; elle fut abandonnée quand l’esprit historique et critique, soufflant sur les origines chrétiennes, eut dissipé les fables. On se plut alors à considérer l’apocalypse du pilote égyptien comme un symbole de la mort des dieux antiques :

« Le Grand Pan est mort », cela veut dire, pour les poètes et les philosophes modernes, le monde ancien s’écroule et sur ses décombres s’élève un monde nouveau. Les vieux autels sont désertés, un nouveau dieu est né.

C’est ainsi qu’un poète provençal d’un talent très pur et très fin, Paul Arène, a interprété le vieux mythe de Plutarque, dans un poème intitulé : « Noël en mer. »

Je crois que vous l’entendrez avec plaisir après Plutarque et Rabelais, comme un exemple du rajeunissement d’un vieux thème et de la mobile éternité des légendes. Que ne l’entendez-vous de la bouche de l’artiste consommé dans l’art de dire, que nous avons plusieurs fois applaudi ensemble sur cette même scène ? Sylvain, de la Comédie-Française, dit ce poème admirablement. Je vous en lirai seulement les premiers vers, qui rentrent dans mon sujet.

Lorsque le vieux Thamus, pâle et rasant le bord,
À la place prescrite eut crié : « Pan est mort ! »
Le rivage s’émut, et, sur les flots tranquilles,
Un long gémissement passa, venu des Îles.
On entendit les airs gémir, pleurer des voix,
Comme si, sur les monts sauvages, dans les bois
Impénétrés, les dieux, aux souffles d’Ionie,
Les dieux, près de mourir, disaient leur agonie.
Le soleil se voila de jets de sable amer ;
Un âpre vent fouetta les vagues de la mer,
Et l’on vit, soufflant l’eau de leurs glauques narines,
Les phoques de Protée et ses vaches marines
S’échouer, monstrueux, et pareils à des monts,
Sur l’écueil blanc d’écume et noir de goémons.
Puis, tandis que Thamus, le vieux patron de barque,
Serrait le gouvernail et jurait par la Parque,
Un silence se fit et le flot se calma.
Or, le mousse avait pu grimper en haut du mât,
Et, tenant à deux mains la voilure et l’antenne :
Père ! s’écria-t-il tout à coup, capitaine !
Père ! un vol de démons ailés et familiers
Vient sur la mer, dans le soleil, et par milliers,
Si près de nous que leur essaim frôle les planches
De là barque ! Je les vois passer, formes blanches.
Ils chantent comme font les oiseaux dans les champs ;
Leur langue est inconnue et je comprends leurs chants.
Ils chantent : Hosanna ! Les entendez-vous, père ?
Ils disent que le monde a fini sa misère,
Et que tout va fleurir. Père, ils disent encor
Que les hommes vont voir un nouvel âge d’or !
Un dieu nous le promet, un enfant dont les langes
N’ont ni dessins brodés à Tyr, ni larges franges
Pourpres, et qui vagit dans la paille et le foin…
Quel peut être, pour qu’on l’annonce de si loin,
Cet enfant-dieu, né pauvre, en un pays barbare ?
D’un coup brusque le vieux Thamus tourna la barre :
Les démons ont dit vrai, mon fils. Depuis le temps
Que Jupiter jaloux foudroya les Titans,
Et depuis que l’Etna mugit, crachant du soufre,
L’homme est abandonné sur terre, l’homme souffre,

Peinant toujours, gelé l’hiver, brûlé l’été,
Sans te vaincre jamais, ô maigre pauvreté !
Qu’il vienne donc ! qu’il vienne enfin, l’Enfant débile
Et divin, si longtemps promis par la Sibylle ;
Qu’il vienne, celui qui, détrônant le hasard,
Doit donner à chacun de nous sa juste part
De pain et de bonheur. Plus de maux, plus de jeûnes,
Les dieux sont bons parfois, mon fils, quand ils sont jeunes.

(Poésies, p. 80.)

Voilà le mythe du vieux Thamous interprété par un poète moderne. M. Salomon Reinach en a donné tout récemment dans son Orpheus une explication plus littérale et plus précise, en le rapportant aux fêtes d’Adonis. Adonis, aimé d’Aphrodite, fut tué à la chasse par un sanglier, et pleuré de son amante. Chaque année, à l’anniversaire de sa mort, les femmes de Byblos pleuraient le jeune dieu, et dans leurs lamentations le nommaient de son nom sacré, Thamouz, qu’on ne prononçait qu’en ces mystères douloureux. Ce culte et ces rites s’étendirent sur toute la Grèce. Tandis qu’ils longeaient les côtes d’Épire, les passagers grecs d’un bateau égyptien, dont le pilote se trouvait avoir nom Thamouz, entendirent crier pendant la nuit : Thamouz, Thamouz, Thamouz panmegas tethnèke, c’est-à-dire : Thamouz le très grand est mort. Le pilote crut qu’on l’appelait et qu’on annonçait ainsi la mort du grand Pan, pan megas. C’est la fin de la légende. Du moins, celle-ci finit-elle gracieusement dans un chœur de pleureuses et parmi les gémissements des femmes des mystères.

Nous avons beaucoup tardé chez les Macréons. Mais le paysage, les récits, les idées, les images, tout y est d’un singulier attrait et d’une beauté rare. Dans la description de cette île mélancolique et de son bois sacré, tout est grave, religieux, héroïque. On se la représente comme cette île de pins noirs mouillée dans les eaux de Corfou, et que Boecklin a peinte avec tant de grandeur, tant de tristesse et tant de mystère.

Pantagruel et ses compagnons poursuivent leur navigation à la recherche de la Dive Bouteille. À peine l’île des Macréons hors de vue, l’île de Tapinois est signalée. C’est une île misérable, habitée par Carême prenant, c’est-à-dire par le carême en personne. Rabelais, qui, en religion, n’entreprend jamais sur le dogme, est au contraire très réformateur en matière de discipline ecclésiastique. Il personnifie le carême en un monstre odieux et ridicule, mangeur de poisson, dictateur de moutarde, père nourricier des médecins, bon catholique au reste et de grande dévotion, pleurant les trois quarts du jour et n’assistant jamais aux noces.

Rabelais, par la bouche de Xénomanes, fait l’anatomie de Carême prenant. Le morceau fort long est demeuré longtemps inintelligible ; et l’on avouera qu’il est difficile de comprendre un texte tel que celui-ci :

« Quaresme prenant a les membranes comme la coqueluche d’un moine, l’estomac comme un baudrier, la plèvre comme un bec de corbin, les ongles comme une vrille, etc. »

Tout récemment, un savant physiologiste, compatriote de Rabelais, le docteur Ledouble, a trouvé un sens à ces comparaisons : il paraît que Maître François y montre une grande connaissance de l’anatomie. Je le croirais volontiers. Ce sont jeux de savant. Mais ils sont fastidieux.

Au sortir de l’île de Tapinois, en vue de l’île Farouche, les navigateurs rencontrent une baleine énorme. En bon humaniste, qui parle volontiers grec et latin, Rabelais l’appelle un physetère. Pantagruel harponne l’animal et notre auteur conte la pêche à la baleine avec son exactitude coutumière et en homme qui connaît la technique des arts, métiers et industries. On s’est demandé quel symbole se cache sous cet épisode maritime, et si l’adversaire du carême n’avait pas voulu tuer le jeûne canonique avec ce gros cétacé. C’est chercher bien loin. Comme le fait remarquer M. Abel Lefranc, « une pêche de ce genre était un intermède presque obligé au cours d’une navigation dans les mers de l’Amérique du Nord, où chaque année, à pareille époque, les pêcheurs de la baie de Saint-Brieuc, de la Rochelle, d’Olonne, de Saint-Jean-de-Luz, et de Ciboure, venaient chasser la baleine, déjà rare dans les parties de l’océan plus voisines de l’Europe ».

Mais, après tout, nous sommes libres de voir dans ce physetère tout ce que nous voulons. C’est un des grands attraits du livre que nous analysons ici, de fournir aux esprits des sens divers, selon leur curiosité et leur génie. L’île Farouche est peuplée d’andouilles. Au regard de l’île de Carême prenant, c’est le gras en face du maigre, et, si vous voulez, les calvinistes opposés aux papistes. Et, ce qui donne à croire que ces andouilles sont calvinistes, c’est qu’elles sont terribles. Panurge en a une peur bleue. Frère Jean à la tête des cuisiniers les charge impétueusement et les transperce de sa broche. Qu’est-ce à dire ? Rabelais veut-il si grand mal aux réformés ? Il nous semblait tout à l’heure incliner vers eux. Il faut y regarder de plus près. Il aimait assez les réformateurs de France ; il exécrait les réformés de Genève, les démoniaques Calvins, qui le lui rendaient bien. Les andouilles dont il nous conte si joyeusement le massacre et l’extermination, ce sont apparemment des andouilles genevoises. Si elles avaient été de Troyes, il en aurait eu pitié, et n’en aurait pas laissé faire un tel carnage.

Gardons-nous toutefois de donner un sens trop symbolique aux aventures des capitaines Riflandouille et Tailleboudin et de Niphleseth, reine des andouilles, des habitants de Ruach qui ne vivent que de vent, et du géant Bringuenarilles qui se nourrissait de moulins à vent et qui mourut étouffé en mangeant un coin de beurre frais à la gueule d’un four chaud, par l’ordonnance des médecins.

Mais, quand nous abordons à l’île de Papefiguière et que nous apprenons que les habitants de ce pays n’échappèrent aux exactions des papimanes que pour tomber sous le joug des seigneurs féodaux, nous ne pouvons nous empêcher de songer à l’Église germanique, que Luther n’arracha à la rapacité des pontifes romains que pour la soumettre à l’autorité des princes allemands. Ici l’allusion vient à nous, son voile à demi soulevé.

Papefiguière est surtout célèbre, dans la tradition gauloise, par son petit diable, qui ne pouvait encore tonner et grêler que sur le persil et les choux, très innocent et ne sachant ni lire ni écrire.

Avisant un laboureur dans son champ, il lui demanda ce qu’il faisait. Le pauvre homme lui répondit qu’il semait son champ de touzelle (c’est une espèce de blé) pour s’aider à vivre l’an suivant.

— Voire, lui dit le diable. Ce champ n’est pas tien. Il est à moi et m’appartient.

En effet, depuis que les gens de Papefiguière avaient offensé le Pape, tout leur pays était adjugé aux diables.

— Semer du blé, poursuivit le petit diable, n’est pas mon état. C’est pourquoi je te laisse ce champ. Mais c’est à condition que nous en partagerons le profit.

— Je le veux bien, répondit le laboureur.

— J’entends, dit le diable, que, du profit, nous fassions deux lots. L’un sera ce qui croîtra sur terre, l’autre ce qui sera sous terre. Le choix m’appartient, car je suis diable, issu de noble et antique race. Tu n’es qu’un vilain. Je choisis ce qui sera sous terre. Tu auras le dessus. En quel temps sera la cueillette ?

— À mi-juillet, répondit le laboureur.

— Or, dit le diable, je ne manquerai pas de m’y trouver. Fais ton devoir, vilain, travaille. Je vais tenter de nobles nonnains ; de leur vouloir je suis plus qu’assuré.

La mi-juillet venue, le diable se représenta au champ de touzelle, accompagné d’un escadron de petits diableteaux. Là, rencontrant le laboureur, il lui dit :

— Vilain, comment t’es-tu porté depuis mon départ ? Il convient de faire ici nos partages.

— C’est raison, répondit le laboureur.

Alors, le laboureur commença avec ses gens à scier le blé. En même temps, les petits diables arrachaient le chaume. Le laboureur battit son blé dans l’aire, le vanna, le mit en sacs et le porta au marché pour le vendre. Les diableteaux firent de même et s’assirent au marché, près du laboureur, pour vendre leur chaume. Le laboureur vendit très bien son blé et de l’argent emplit un vieux demi-brodequin, qu’il portait à sa ceinture. Les diables ne vendirent rien ; mais, au contraire, les paysans, en plein marché, se moquaient d’eux. Le marché clos, le diable dit au laboureur :

— Vilain, tu m’as cette fois trompé ; à l’autre, tu ne me tromperas pas.

— Monsieur le diable, répondit le laboureur, comment vous aurais-je trompé ? Vous avez choisi le premier. La vérité est qu’en ce choix vous me pensiez tromper, espérant que rien ne sortirait de terre pour ma part et que vous trouveriez dessous tout le grain que j’avais semé… Mais vous êtes bien jeune au métier. Le grain que vous voyez en terre est mort et corrompu ; sa corruption a été génération de l’autre que vous m’avez vu vendre… Aussi choisissez-vous le pire : c’est pourquoi vous êtes maudit dans l’Évangile.

— Laissons ce propos, dit le diable. De quoi, l’an qui vient, sèmeras-tu notre champ ?

— Pour profit de bon ménagier, répondit le laboureur, il conviendrait de le semer de raves.

— Or, dit le diable, tu es un bon vilain. Sème raves à force. Je les garderai de la tempête et ne grêlerai pas dessus. Mais entends bien : je tiens pour ma part ce qui sera hors de terre. Tu auras le dessous. Travaille, vilain, travaille. Je vais tenter les hérétiques. Ce sont âmes friandes en carbonnade.

Venu le temps de la récolte, le diable se trouva au champ de raves avec ses diableteaux qui se mirent à scier et à recueillir les feuilles de raves. Après lui, le laboureur bêchait et tirait les grosses raves et les mettait en sacs. Puis ils s’en allèrent tous ensemble au marché. Le laboureur vendit très bien ses raves. Le diable ne vendit rien. Qui pis est, on se moquait de lui publiquement.

— Je vois bien, vilain, dit alors le diable, que par toi je suis encore trompé.

Ce conte, est-il besoin de le dire ? n’est pas de l’invention de Rabelais. Rabelais l’a pris dans le fonds populaire. La Fontaine le prit à Rabelais pour le mettre en vers. Voici le conte, tel que l’a écrit le poète, dans une langue excellente :

                                   …Papefigue se nomme
L’île et province où les gens autrefois
Firent la figue au portrait du Saint-Père.
Punis en sont ; rien chez eux ne prospère :
Ainsi nous l’a conté maître François.
L’île fut lors donnée en apanage
À Lucifer ; c’est sa maison des champs.
On voit courir par tout cet héritage
Ses commensaux, rudes à pauvres gens,
Peuple ayant queue, ayant cornes et griffes,
Si maints tableaux ne sont point apocryphes.
Advint un jour qu’un de ces beaux messieurs
Vit un manant rusé, des plus trompeurs,
Verser un champ dans l’île dessus dite.
Bien paraissait la terre être maudite,
Car le manant avec peine et sueur
La retournait et faisait son labeur.
Survint un diable à titre de seigneur.
Ce diable était des gens de l’Évangile,
Simple, ignorant, à tromper très facile,
Bon gentilhomme et qui, dans son courroux,
N’avait encor tonné que sur les choux :
Plus ne savait apporter de dommage.
— Vilain, dit-il, vaquer à nul ouvrage

N’est mon talent : je suis un diable issu
De noble race, et qui n’a jamais su
Se tourmenter ainsi que font les autres.
Tu sais, vilain, que tous ces champs sont nôtres ;
Ils sont à nous dévolus par l’édit
Qui mit jadis cette île en interdit.
Vous y vivez dessous notre police.
Partant, vilain, je puis avec justice
M’attribuer tout le fruit de ce champ ;
Mais je suis bon, et veux que dans un an
Nous partagions sans noise et sans querelle.
Quel grain veux-tu répandre dans ces lieux ?
Le manant dit : — Monseigneur, pour le mieux
Je crois qu’il faut les couvrir de touzelle ;
Car c’est un grain qui vient fort aisément.
— Je ne connais ce grain-là nullement,
Dit le lutin. Comment dis-tu ?… Touzelle ?…
Mémoire n’ai d’aucun grain qui s’appelle
De cette sorte ; or, emplis-en ce lieu ;
Touzelle, soit ! Touzelle, de par Dieu !
J’en suis content. Fais donc vite et travaille ;
Manant, travaille ! et travaille, vilain !
Travailler est le fait de la canaille :
Ne t’attends pas que je t’aide un seul brin,
Ni que par moi ton labeur se consomme ;
Je t’ai jà dit que j’étais gentilhomme,
Né pour chômer et pour ne rien savoir.
Voici comment ira notre partage :
Deux lots seront, dont l’un, c’est à savoir
Ce qui hors terre et dessus l’héritage
Aura poussé, demeurera pour toi ;
L’autre, dans terre, est réservé pour moi.
L’août arrivé, la touzelle est sciée,
Et, tout d’un temps, sa racine arrachée
Pour satisfaire au lot du diableteau.
Il y croyait la semence attachée,
Et que l’épi, non plus que le tuyau,
N’était qu’une herbe inutile et séchée.
Le laboureur vous la serra très bien.
L’autre au marché porta son chaume vendre :

On le hua ; pas un n’en offrit rien ;
Le pauvre diable était prêt à se pendre.
Il s’en alla chez son copartageant.
Le drôle avait la touzelle vendue,
Pour le plus sûr, en gerbe et non battue,
Ne manquant pas de bien cacher l’argent.
Bien le cacha. Le diable en fut la dupe.
— Coquin, dit-il, tu m’as joué d’un tour.
C’est ton métier. Je suis diable de cour
Qui, comme vous, à tromper ne m’occupe.
Quel grain veux-tu semer pour l’an prochain ?
Le manant dit : — Je crois qu’au lieu de grain
Planter me faut ou navets ou carottes :
Vous en aurez, monseigneur, pleines hottes,
Si mieux n’aimez raves dans la saison.
— Raves, navets, carottes, tout est bon,
Dit le lutin. Mon lot sera hors terre ;
Le tien dedans. Je ne veux point de guerre
Avecque toi, si tu ne m’y contrains.
Je vais tenter quelques jeunes nonnains.
L’auteur ne dit ce qui firent les nonnes.
Le temps venu de recueillir encor,
Le manant prend raves belles et bonnes,
Feuilles sans plus tombent pour tout trésor
Au diableleau qui, l’épaule chargée,
Court au marché. Grande fut la risée ;
Chacun lui dit son mot cette fois-là.
— Monsieur le diable, où croît cette denrée ?
Où mettrez-vous ce qu’on en donnera ?

. . . . . . . . . . . . . . .

Avec quelle fidélité La Fontaine, le meilleur linguiste de son siècle, reproduit les formes de langage, les tours de phrase, le vocabulaire de son modèle !

Mais poursuivons notre voyage à la recherche de l’oracle. Après l’île de Papefiguière, Pantagruel et ses compagnons abordent l’île des Papimanes.

— L’avez-vous vu ? lui crient d’abord tous les habitants. L’avez-vous vu ?

Panurge, s’avisant qu’ils veulent parler du Pape, leur répond qu’il en a vu trois, à la vue desquels il n’a guère profité.

— Comment ? s’écrient les Papimanes. Nos sacrées décrétales chantent qu’il n’y en a jamais qu’un vivant.

— J’entends, répond Panurge, que je les ai vus successivement, les uns après les autres. Autrement n’en ai-je vu qu’un à la fois.

À ce coup, c’est Rabelais qui parle sous le nom de ce mauvais garnement de Panurge. En effet, Rabelais, au moment où il écrivait le quatrième livre, avait vu trois papes : Clément VII, Paul III et Jules III.

Tout le peuple du pays, hommes, femmes, petits enfants, venus au-devant d’eux en procession, et les mains jointes au ciel, crient :

— Ô gens heureux ! ô bien heureux !

Homenaz, évêque de Papimanie, leur baise les pieds.

Ce prélat les ayant priés à dîner, le repas abondant en chapons, porcs, pigeons, levrauts, coqs d’Inde, etc., fut servi par des filles jeunes, belles, savoureuses, blondelettes, doucettes, de bonne grâce, vêtues de robes blanches à double ceinture, la tête nue, les cheveux noués de bandelettes et rubans de soie violette, semés de roses, d’œillets, de marjolaine, qui invitaient les convives à boire, avec de doctes et mignonnes révérences.

En cela le bonhomme Homenaz ne faisait que suivre la coutume des Valois qui, au service coutumier des pages, substituaient volontiers, à leur table, celui de jeunes et belles demoiselles. Homenaz, au milieu de ce festin magnifique, entonne les louanges des sacrées décrétales qui, si elles étaient obéies, feraient, disait-il, le bonheur du genre humain et commenceraient une ère de félicité universelle.

Les décrétales sont, vous le savez, des lettres par lesquelles le Pape, résolvant une question qui lui est soumise, donne, à l’occasion d’un cas particulier, une solution applicable à tous les cas analogues. Parfois, on en produisit de fausses, pour créer des précédents favorables.

Or, ce n’est pas en vain que Rabelais conduit ses lecteurs auprès d’un Papimane entiché de décrétales. Il en prend texte pour railler abondamment, et avec une acrimonie qui ne lui est pas habituelle, ces textes vrais ou faux, sur lesquels le Souverain Pontife prétendait établir ses droits sur les peuples et sur les princes. Il met de copieuses railleries à l’endroit de ces saintes épîtres dans la bouche des compagnons de Pantagruel. Ponocrates conte que Jean Chouart, de Montpellier, a pris, pour battre son or, un feuillet des décrétales, et que toutes ses pièces furent estropiées.

— Au Mans, dit Eudémon, François Cornu, apothicaire, avait fait des cornets avec celles des décrétales qu’on nomme extravagantes, c’est-à-dire éparses, et tout ce qu’il y empaqueta fut, sur l’instant, empoisonné, pourri, gâté.

— À Paris, dit Carpalim, un tailleur, nommé Groignet, avait employé de vieilles décrétales en patrons : tous les habillements taillés sur ces patrons furent perdus.

Les deux sœurs de Rhizotome, Catherine et Renée, ayant mis des collerettes savonnées de frais, bien blanchies et bien empesées, dans un tome des décrétales, elles en retirèrent les collerettes plus noires qu’un sac de charbonnier.

Homenaz, qui écoute ces malins propos et bien d’autres encore (car Rabelais est inépuisable en saillies bonnes ou mauvaises contre les décrétales), Homenaz répond :

— Je vous entends, ce sont petits quolibets des hérétiques nouveaux.

C’est trop dire. Sans doute Rabelais est pour la réforme de l’Église ; mais il n’est ni schismatique ni hérétique. Il n’a pas assez de foi pour pécher contre la foi. Entre nous, je crois qu’il ne croit à rien. Mais il ne s’agit point ici de sa pensée secrète : il s’agit de sa doctrine. Il est avec les évêques et les prélats de France, contre la Sorbonne et les moines ; il est gallican ; il est un zélé défenseur des droits de l’Église et de la couronne de France ; il est contre le Pape pour le roi très chrétien. Au fond, ce qu’il reproche surtout à la politique romaine, manifestée par les décrétales, c’est d’usurper sur la puissance temporelle des rois ; c’est de tirer à Rome l’or de la France. Du dogme, il n’en a souci et se montre à cet égard aussi accommodant que possible. Il ne s’inquiète en aucune façon de la messe et des sacrements. Ce qu’il a grandement à cœur, au contraire, c’est l’intérêt du royaume et du souverain. Il faut se rappeler l’antique querelle des rois de France et des papes : elle remplit l’histoire de la fille aînée de l’Église. Or Rabelais est corps et âme à son pays, à son prince : voilà sa politique, voilà sa théologie !

Ayant quitté l’île des Papimanes, Pantagruel et ses compagnons, sur les confins solitaires de la mer glaciale, entendirent soudain des bruits de voix, les rumeurs d’une foule d’hommes, distinguèrent des syllabes, des mots, et ces paroles dans le désert des eaux leur causaient de la surprise et une sorte d’effroi.

Le pilote les rassura :

— Il y eut ici, l’année dernière, dit-il, une grande bataille. Les paroles des hommes, les cris des femmes, le hennissement des chevaux et tous les bruits de la bataille se sont gelés. Maintenant l’hiver est passé, la chaleur est venue, les paroles dégèlent.

Nous touchons à la fin du quatrième livre.

Pantagruel descend au manoir de messer Gaster, messer Gaster le ventre en personne, premier maître ès arts du monde. Voyage allégorique, s’il en fut, et qui fournit un excellent thème à l’abondante sagesse de Rabelais. L’incomparable auteur nous montre comment messer Gaster est le père des arts :

« Dès le commencement, il inventa l’art de forger le fer et l’agriculture pour cultiver la terre, afin qu’elle lui produisît le grain. Il inventa l’art militaire et les armes pour défendre le grain, la médecine et l’astrologie avec les mathématiques nécessaires pour mettre le grain en sûreté et hors les calamités de l’air, le dégât des bêtes brutes, le larcin des brigands. Il inventa les moulins à eau, à vent, à bras, pour moudre le grain et le réduire en farine ; le levain pour fermenter la pâte, le sel pour lui donner la saveur, le feu pour la cuire, les horloges et cadrans pour connaître le temps de la cuisson de Pain, créature de Grain. Étant advenu que Grain manquait en un pays, il inventa l’art et le moyen de le transporter d’une contrée dans une autre. Par grande invention, il mêla deux espèces d’animaux, ânes et juments, pour production d’une troisième que nous appelons mulets, bêtes plus puissantes, moins délicates, plus dures aux labeurs que les autres. Il inventa chariots et charrettes, pour le porter plus commodément. Quand la mer ou les rivières empêchèrent le trafic, il inventa bateaux, galères et navires (chose de laquelle se sont les éléments étonnés) pour naviguer outre mer, et transporter le grain des nations barbares, inconnues, lointaines. »

Ah ! s’il revenait aujourd’hui au monde, le vieux Maître François, s’il fréquentait au milieu de nous, oh ! qu’il aurait d’inventions nouvelles et merveilleuses à ajouter aux antiques arts de messer Gaster ! les transports à vapeur, les cours des marchés connus instantanément sur toute la surface du globe par le télégraphe, la conservation des viandes par le frigorifique, les engrais chimiques, la culture intensive, la sélection méthodique, la vigne américaine venant ranimer les vieilles souches épuisées de l’antique Europe, et le Bacchus du nouveau monde rendant la vie à notre Bacchus latin, et tant d’autres merveilles de l’homme que ses âpres besoins rendent ingénieux. Qu’il serait émerveillé, le vieux Maître, en voyant l’élevage et l’agriculture portés au point d’activité et de richesse qui fait de votre pays, heureux Argentins, le pays le plus prospère du monde !

Après le manoir de messer Gaster, nous n’avons plus qu’à signaler l’île de Chaneph qu’habitent hypocrites, chattemites, ermites, cagots, tous pauvres gens subsistant des aumônes que les voyageurs leur donnent, et nous aurons parcouru des voyages de Pantagruel à la recherche de la Dive Bouteille tout ce que François Rabelais en publia de son vivant.

Le bon Rabelais nous l’a montré de son doigt gigantesque : voilà la cause première de vos énergies, de vos grandes qualités sociales. C’est messer Gaster, le grand maître ès arts du monde, qui vous a enseigné la mise en valeur rapide des richesses de votre sol, inspiré votre activité commerciale, suscité vos progrès économiques et financiers.