Rabevel ou le mal des ardents/01/02

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Gallimard — Éditions de la « Nouvelle revue française » (Tome ip. 53-118).

CHAPITRE DEUXIÈME

Les deux femmes arrivèrent à la maison plus mortes que vives. L’enfant, inerte et le visage décomposé, fermait les yeux. On ne percevait plus sa respiration, il avait l’air d’un cadavre. Le vieux Jérôme qui fumait sa pipe dans la cuisine, descendit en hâte ; mais, mis au courant en quatre mots, le souffle court, les jambes coupées, il restait immobile contre la chambrane, une main grattant vaguement la poitrine. Ce fut Noë qui, accouru du fond de l’atelier où il bricolait bien que ce fût jour de fête, prit Bernard dans ses bras et le porta, en trébuchant dans l’escalier obscur.

À peine l’enfant fut-il alité qu’il commença de délirer. Il ne cessa guère de trois jours et de trois nuits, ne s’arrêtant qu’abattu et étouffant. On comprenait vaguement qu’il apercevait des spectacles prodigieux et les parents alarmés et émerveillés se demandaient d’où cet enfant taciturne pouvait les avoir tirés. Il arrivait que ces visions fussent bienfaisantes et amenassent sur son visage l’expression de la sérénité : parfois il parlait de navires, de promenades sur l’eau douce et d’autres fois il disait avec ravissement et d’une voix qui gardait toute la suavité de l’enfance : « Qu’il fait bon sur la mer ! » À plusieurs reprises il appela le maître d’école ; on comprit aussi, à quelques paroles, que l’enfant secret et silencieux s’interrogeait sur sa mère dont personne ne voulait dire mot. La douce Eugénie le veillait. Souvent elle dut appeler à l’aide ; car Bernard éclatait en colères furieuses lorsqu’il revoyait, en les déformant, le vieux Goldschmidt et son chien monstrueux. Noë remplaçait sa belle-sœur une partie de la nuit. Mais Jérôme ne voulait pas entrer dans la chambre et Rodolphe ne cachait pas sa répugnance : cette fantasmagorie, la vie intérieure effroyable qu’elle révélait, les surprenaient et choquaient leur bon sens. Catherine avait surtout été secouée dans sa conscience de chrétienne ; Bernard lui semblait un sacripant et quelque chose de plus ; elle n’était pas éloignée de voir dans les actes de l’enfant une intention sacrilège ; elle pleurait sur son hypocrisie précoce, sur le malheur qu’était l’existence de ce petit monstre pour la famille et se demandait avec véhémence quelles tares se cachaient dans le ventre qui l’avait conçu.

Quand on crut que l’enfant allait mieux, ce fut pis. Une épidémie de fièvre typhoïde qui traînait dans le quartier ayant redoublé tout à coup, il n’y échappa point. Ce furent de nouveau le délire, l’agitation désespérée et les alternatives d’espoir et de crainte où se plongeait l’affection que l’on gardait au petit être, malgré les répugnances que sa conduite avait créées. Enfin la maladie céda. La tendresse d’Eugénie qui avait adouci tant de cauchemars eut sa récompense dans une reconnaissance exaltée et farouche que Bernard témoignait par d’ardents baisers prodigués. Noë se vit également accueilli avec une douceur et une affection qui comblèrent son âme sensible et lui firent oublier les heures pénibles passées à ce chevet. Mais le petit restait muet et rogue devant les autres ; les larmes seules d’Eugénie purent changer son attitude et l’incliner à la douceur. Cependant la première fois que Catherine, pour éprouver son remords, fit allusion à la scène dont le souvenir les hantait tous, il fut tout secoué de tremblements et on crut qu’il allait étouffer. La vieille grand’mère promit à Eugénie qu’elle n’en parlerait plus.

Le petit Blinkine vint voir son ami. On les laissa seuls et ils bavardèrent longuement. Abraham, fils singulier de sa race, était tenté par tout, doué d’une merveilleuse source de curiosités universelles et sans persévérances, d’un cœur exquis et d’un goût irrépressible pour les caprices changeants de l’intelligence.

Il connaissait bien le cœur de Bernard, il sut l’amuser et l’apaiser. Mais il lui apprit que François était parti « pour tout de bon » comme mousse sur le bateau de son père ; sa mère et sa tante s’en étaient allées avec lui ; le père Régis comptait les installer provisoirement à Papeete de Tahiti en attendant qu’il pût avoir une concession dans une des îles ou un comptoir ; mais l’armateur Bordes ne voulait pas lui confier de comptoir encore ; il trouvait qu’il lui était plus utile comme Capitaine et le conjurait d’attendre que François fût en âge de le remplacer.

Les deux adolescents demeurèrent un instant rêveurs. La réalité leur paraissait déjà sous une forme nouvelle, plus concrète, plus dense, plus riche, plus drue. Déjà de ces trois amis l’un avait pris la route définitive de sa vie ; déjà les hommes comptaient sur lui, marquaient sa place ; la société le rangeait dans une alvéole de sa ruche.

Abraham, en hésitant un peu, mais devinant que le cours de leurs idées était le même, finit par annoncer aussi une grande nouvelle qui le concernait personnellement. Le père Blinkine avait décidé de le mettre au lycée. Ce fut un coup pour Bernard ; il savait bien que les siens ne pouvaient consentir à un sacrifice semblable ; il se vit seul, séparé de son camarade, faisant l’apprentissage du métier de tailleur ou de menuisier ; ses yeux se noyèrent et il s’en voulut plus encore de ne pouvoir dissimuler son humiliation et sa colère. Son ami, ému de compassion et de sympathie, trouvait les mots les plus capables d’adoucir ce grand chagrin ; mais, tout de même, il sentait bien qu’il ne pouvait totalement le détruire. Cela n’empêcherait pas, disait-il, qu’ils se vissent ; rien d’ailleurs n’interdirait à Bernard de demander une bourse pour venir avec lui ; ou bien de suivre les cours d’une école professionnelle ; ils se retrouveraient, Mais l’enfant, désespéré, secouait la tête ; mirages, tout cela, illusions ; il était véritablement au désespoir. Alors il raconta toutes les misères que lui faisaient Rodolphe, Jérôme, Catherine ; il sentait qu’il les dégoûtait ; le ressort brisé, cette tête solide s’inclinait et demandait grâce.

Mais le petit Blinkine ne l’abandonnait pas. Eh ! quoi, disait-il en riant, si tu avais par hasard tué ce misérable Goldschmidt, ce n’eût jamais été qu’un juif de moins. Quelle bénédiction ! La maman Catherine était bien mauvaise chrétienne qui ne comprenait pas cela. Quand il eut égayé son ami, il lui glissa tout doucement des conseils. Il ne fallait pas se laisser ainsi aller à son caractère comme il le faisait. Lui, Abraham, s’il était un grand patron, hésiterait toujours à employer quelqu’un d’aussi colérique ; certaines misères devaient être souffertes patiemment. Et, enfin, il fallait bien dire les choses comme elles étaient : son orgueil l’avait conduit au vol et au meurtre ; lui, un si chic camarade et un si brave garçon. Bernard s’attendrissait. Mais il expliqua qu’il ne trouvait pas autour de lui quelqu’un pour l’aimer et le cajoler sauf, peut-être, sa tante Eugénie et Noë ; et seulement depuis qu’il était malade. Le petit juif déclara tout net qu’il comprenait cela et rappela à son ami étonné quelques circonstances où Bernard l’avait profondément humilié sans qu’il en eût voulu rien faire paraître. Cette résignation attentive et expectante frappa le malade dans la faiblesse parente qu’il sentait en soi. Mais il eut encore un sursaut :

— Et puis, dit-il, on veut me faire confesser, communier, repentir. Tous disent que c’est des blagues de curé et voilà que la grand’mère passe son temps à m’embêter avec ces bondieuseries.

Abraham répondit gravement que ses parents croyaient qu’il y avait un bon Dieu ; et que lui le croyait aussi ; d’ailleurs Bernard n’était-il pas toujours le meilleur élève du catéchisme ? Mais Bernard sourit : s’il était le premier au catéchisme, c’était uniquement pour être premier une fois de plus ; autrement, tout ça ne l’intéressait pas.

Cependant, par la porte entr’ouverte sur la cuisine, la voix des adolescents parvenait aux parents assemblés autour du feu. Ils se taisaient ; ils écoutèrent jusqu’à la fin leur conversation et, lorsque le petit Blinkine parti, Catherine le rappela sur le palier pour l’embrasser. Puis se retournant vers son mari :

— Voilà, dit-elle en croisant les bras, voilà le résultat. Tu l’as entendu parler ce petit Bernard qui ne dit jamais rien que pour poser des questions ou nous envoyer coucher. Tu comprends maintenant pourquoi il est comme il est ?

— Il est comme il est parce que c’est son tempérament ; c’est un gosse qui est ardent, il a du vif-argent dans les veines ; il n’y a rien à faire là contre.

— Oui, tu crois ça ?

— Eh ! tu as bien vu ce qu’ils ont pu faire tes curés ? Il les a écoutés docilement, il était leur meilleur élève, c’est lui qui récitait le mieux les mômeries. Résultat : tu le connais ; à la première occasion, il envoie un couteau entier avec la manche dans la croupe d’un cabot ; et, parce qu’il a manqué son propriétaire encore…

— Dis-moi donc s’il pouvait faire autrement ? depuis qu’il est en âge de comprendre, on ne lui parle que des droits de l’homme, de la sainte liberté. Vous avez tous l’orgueil de vos journées de 30, de 48 et de la Commune ; vous n’avez jamais pensé qu’à tuer ceux qui n’avaient pas les mêmes idées que vous ; tout en parlant, bien entendu, de fraternité. Toi, tu ne cesses pas de prêcher le partage et de célébrer le martyr Blanqui et d’autres de la même farine. Alors quand l’enfant jette son couteau à ce pauvre Goldschmidt tu t’indignes ! Qu’est-ce que tu veux ? il ne fait qu’appliquer tes théories.

Noë réfléchissait :

— C’est juste ce que dit la maman, déclara-t-il en soupirant.

Mais Catherine était déchaînée :

— Oui, toi aussi, tu as ta maladie. « C’est juste, c’est juste ». Tu ne sais jamais cracher quelque part sans te demander pendant une demi-heure ce qui est juste ou pas juste ; alors, toi, c’est le contraire du père : tu excuseras tout ce que fait le petit depuis qu’il t’est venu des scrupules au sujet de la fameuse gifle. Et la justice, et l’équité, et l’humanité ! Et tous vos mots creux, l’irresponsabilité, la maladie du criminel et celle de l’ignorance. Tenez, vous me faites suer avec vos folies.

— Tu diras ce que tu voudras, fit Jérôme ; c’est entendu ; on exagère quelquefois et peut-être qu’on peut avoir tort ; mais tout de même ce n’est pas nos idées qui ont pourri le gosse. C’est qu’il est de tempérament comme ça.

La grand’mère haussa les épaules et rentra dans la chambre. L’enfant aidé par sa tante essayait de se lever pour la première fois depuis quatre mois. La nuit était tombée depuis longtemps ; on était aux derniers jours de septembre et, malgré la tiédeur de la chambre on sentait passer l’aigreur de la saison pluvieuse. Bernard semblait réconforté ; il voulut qu’on lui mit « pour voir » son costume de premier communiant avec lequel il ne s’était pas vu. Lorsqu’il fut debout, vêtu, Catherine ne put retenir un soupir. L’enfant avait grandi de plusieurs centimètres et n’était que l’ombre de lui-même. Son costume, trop court des manches et du pantalon, flottait autour de lui comme d’un squelette ; la figure hâve, toute pâle et mangée par les yeux sous un crâne chauve, lui donnait un aspect étrange, un peu effrayant. La grand’mère se rappelait avoir vu quelque chose comme cela, autrefois, dans un livre de contes de sorciers et de fées. Elle se dit en frissonnant : « il a l’air d’un vampire. »

La maisonnée pourtant se dévouait à présent toute entière. L’influence discrète de Blinkine se faisait sentir dans la tenue de Bernard, amolli d’ailleurs par la faiblesse et la gratitude. Il cédait, il se repentait, il avait accepté avec une bonne grâce qui ne semblait pas feinte, les visites du frère Valier. Celui-ci d’ailleurs, qui avait beaucoup vu et beaucoup retenu, savait l’intéresser et le distraire. Il se rencontrait, par une coïncidence singulière, avec le petit Abraham dans ces conseils de patience, de prudence, d’empire sur soi-même. Et un jour qu’ils se trouvèrent à son chevet, ils furent étonnés de s’entendre parfaitement ; si bien qu’après plusieurs de ces rencontres le petit Blinkine osa demander timidement au frère s’il voulait bien venir bavarder chez ses parents ; le frère Valier refusa gentiment, invoquant l’impossibilité de faire ce qu’on veut avec un pareil habit ; mais il serait très heureux de rencontrer Mr. Blinkine chez les Rabevel.

Bientôt Bernard put se lever ; il fallut songer à son avenir. La question flottait dans l’air et il semblait que personne n’osât l’aborder. L’adolescent sentait renaître en lui avec ses forces toutes les ardeurs et les audaces d’autrefois ; mais déjà il se maîtrisait tout-à-fait et savait peser toutes ses paroles et prévoir leur effet. Ce fut donc à sa douce tante qu’il posa un jour la question ; Eugénie lui répondit qu’on y songeait bien mais que tout le monde était assez désemparé. Le lycée, c’était bien cher ; il n’y fallait pas compter, les temps étaient durs et il était maintenant trop tard pour obtenir une bourse ; le concours avait eu lieu au plus fort de sa maladie. Alors comment faire ?

Bernard entoura sa tante de cajoleries et d’une tendresse qui était bien réelle ce dont elle s’amollissait. Puis il finit par lâcher sa pensée.

— Et ma mère, dit-il, ne sais-tu rien de ma mère ?

Alors Eugénie s’attendrit tout-à-fait, prit ce grand garçon dans ses bras et l’installa sur ses genoux pour le dorloter. Il n’avait pas de mère, c’était elle qui l’aimait plus que tout et serait toujours sa petite maman. Elle baisait avec amour ses paupières et son front que de courts cheveux commençaient déjà d’ombrager de nouveau. Mais il s’entêtait ; il allait avoir quatorze ans, il savait bien que tout cela était des mots ; qu’il avait une mère et qu’elle avait fait quelque grosse sottise, mais enfin, ne pouvait-il la connaître, ne pouvait-on la consulter ? Aucun amour pour elle ne venait monter dans ce cœur, certes, mais il ne disait pas tout. Il ne disait pas qu’il avait vu parfois des femmes vêtues de suie et couvertes de bijoux en compagnie de jeunes hommes comme le fils de Bansperger ; et la vieille Catherine avait beau cracher avec mépris en parlant de ces roulures : c’était tout de même des femmes riches.

Il n’allait pas au bout de sa pensée quand il l’articulait intérieurement ; mais il savait bien ce qu’elle était cette pensée : son désir d’apprendre, de grandir, son ambition dévorante, heurtée à cet obstacle de la pauvreté des siens, l’avaient seuls fait songer à l’éventualité d’une mère riche, venant tout-à-coup à son aide. Que cette mère fut méprisée par les Rabevel, il le sentait ; même il devinait vaguement ce qu’elle pouvait être, bien qu’il fût resté très chaste ; mais pourquoi ne rendrait-elle pas service à son fils ? il n’y voyait aucune gêne, aucun obstacle ; il considérait la chose comme possible et cela, très froidement, sans une ombre ni une velléité d’affection, sans un élan, sans juger sa mère qui lui demeurait entièrement indifférente ! Pourtant il sentait qu’il ne pouvait révéler son idée exacte ; il pressentait une révolte chez les siens, révolte dont le sens et le mobile lui étaient inconnus mais qu’il tenait pour certaine. Il dit avec embarras :

— Tu ne crois pas qu’elle pourrait nous aider ?

La révolte éclata en effet ; Eugénie laissa tomber ses bras de saisissement. Ce furent des exclamations, des épithètes mal réprimées subitement bredouillées, puis, enfin, une sorte d’explication qui voulait tout clore : sa mère avait toujours ignoré Bernard, n’avait jamais pris de ses nouvelles, jamais envoyé un costume ni une chemise, pas même un mouchoir de poche ; pas seulement un sou, « tu entends bien, un petit sou ». C’était désolant de lui dire ça à lui, pauvre petit Bernard, cette femme était une créature dénaturée. D’ailleurs, était-elle riche ou pauvre ? et peut-être était-elle à l’étranger ou même morte ?

Mais Bernard répondit tout doucement : « Dis, si tu en causais avec l’oncle Noë ? » et, pour se débarrasser, elle promit.

Elle sembla pendant quelques jours ne plus songer à sa promesse : l’enfant ne lui parlait plus de rien ; mais un matin, et comme déjà elle se flattait qu’il eût oublié sa pensée, Bernard y fit une allusion fort transparente bien que d’un ton détaché ; et, le lendemain, il ne lui adressa pas la parole, résolument boudeur. La pauvre Eugénie que les soins donnés par elle au malade pendant ces quelques mois avait attachée à lui plus que les années de vie familiale passées côte à côte, se sentit immédiatement vaincue. Mais comment Noë si rigide sur les principes, les idées de justice et la question de l’honneur, allait-il la recevoir ? Pas une seconde, elle ne pensa, à s’ouvrir de son embarras à son mari ; elle savait que Rodolphe lui demanderait tout uniment de quoi elle se mêlait et si elle ne ferait pas mieux de laisser « ce brigand apprendre un métier comme les camarades, ce qui le dresserait ». À vrai dire, elle s’attendait un peu à une réponse à peu près pareille de Noë, sinon dans les considérants, du moins dans la conclusion ; mais Bernard semblait fonder un espoir sur son oncle qu’il prétendait connaître mieux que tous. Elle en vint à se demander si, au fond, il n’avait pas raison ; observateur, l’enfant l’était à l’extrême, certes ; précoce, aussi ; et de plus, il était né dans cette atmosphère d’idéologie et de discussions auxquelles elle ne comprenait rien, mais dont, lui, avait peu à peu saisi entièrement le sens et parfaitement tiré les conclusions propres à sa conduite. Qui sait si, par un détour ignoré, Noë n’allait pas en effet trouver plausibles les arguments de son neveu ? Mais alors pourquoi Bernard ne les présentait-il pas lui-même, car elle savait bien que ni la crainte ni le respect ne l’arrêtaient ? Ici, elle se prit à rire : son intuition de femme perçait tout de suite en leur for secret les sentiments alors qu’elle ne pénétrait point les idées. La feinte de Bernard lui fut évidente ; il simulait par cette ambassade des sentiments de timidité respectueuse qui devaient flatter Noë ; sa propre perspicacité égaya la jeune femme et sa mission lui parut moins pénible ; même, continuant le cours de ses pensées, elle se demanda si l’adolescent n’avait pas prévu cette réaction seconde et elle en rit encore et aussi d’elle-même, un peu cette fois avec de l’indulgence pour ce petit brigand. Aussi se sentait-elle toute légère quand elle descendit à l’atelier de menuiserie.

Noë procédait au montage d’une porte à double vantail avec deux ouvriers. Elle cria : « Ne vous dérangez pas, ce n’est que moi ! » d’une voix rieuse qui mit le soleil dans l’atelier. Noë lui fit un signe amical : « Rien de cassé ? » demanda-t-il.

— « Du tout, du tout, répondit-elle avec précipitation, finissez votre travail, ne vous occupez pas de moi, j’ai le temps d’attendre, vous savez que je ne m’ennuie pas ici. »

Elle disait vrai, l’atelier de son beau-frère lui paraissait toujours joyeux ; les compagnons, gars bien portants et de belle humeur, chantaient en poussant la varlope ; le sifflement des copeaux accompagnait leur naissance blanche, gracieuse et légère ; elle circulait entre les établis, voulait préparer elle-même la colle de pâte, veiller à l’étuve et Noë l’envoyait chercher par un apprenti, chaque fois qu’il avait achevé le montage d’une belle pièce, pour lui donner le plaisir d’enfoncer au maillet les derniers goujons. Il lui dit :

— « Nous allons profiter de cette occasion pour vous mettre à l’ouvrage ; c’est encore vous qui signerez cette chic porte. »

Elle lui répondit d’un sourire ami. Qu’il était beau et bon ce garçon ! Pourquoi Rodolphe n’avait-il pas choisi un métier comme celui-là ? Toujours accroupi dans la buée du fer, les fumées des braises, la poussière et l’odeur des étoffes, sa santé se perdait ; il était maigre et sale, ébouriffé, le teint blème, les yeux rouges ; son caractère s’aigrissait, ses plaisanteries n’étaient plus les railleries légères d’autrefois mais tournaient à la diatribe et à l’amertume. Quelle déchéance en dix ans, depuis le jour heureux de leur mariage ! subitement, il lui semblait en Noë revoir son Rodolphe tel qu’il était à vingt-six ans alors qu’il était venu la prendre d’un air sérieux, un jour (elle avait seize ans !) où elle dansait avec Noë de deux ans plus âgé qu’elle mais aussi gamin. Il lui avait demandé si elle voulait être sa femme et Noë avait battu des mains : Chic ! je vais t’avoir pour petite sœur…

La vie avait été bien heureuse, laborieuse, certes, mais, mon Dieu, qu’elle avait été heureuse ! Puis la guerre hélas ! la Commune, et enfin le retour de Noë, hâve et dépenaillé des casemates prussiennes. Elle l’avait soigné comme Bernard ; il la regardait, il la regardait ! Et un jour il lui avait déclaré d’un ton tranquille qu’il ne se marierait jamais. Elle n’avait pas répondu ; son cœur avait bondi de joie sans que rien la troublât ; elle aimait Rodolphe ; nulle pensée coupable ne la visitait : mais enfin Noë resterait là ; ils n’en parlèrent jamais plus et son bonheur fut total. Que Noë l’aimât d’amour elle ne voulait pas le savoir, mais dans le secret de son cœur où elle n’osait fouiller, elle se doutait bien qu’elle aurait trouvé la certitude de cet amour ; qu’il se fut jamais trahi, elle ne s’en était à aucun moment aperçue… Mais la pensée qu’elle était là pour remplir la mission de Bernard lui revint. Et, simultanément, par une liaison toute naturelle des idées, elle eut le sentiment, brusque comme un choc, que l’adolescent avait eu l’intuition de leur secret innocent tandis qu’ils se penchaient à son chevet de malade ; l’assiduité de Noë auprès de lui — et d’elle — alors qu’auparavant il semblait ignorer Bernard afin de ne point se heurter à lui, comment l’aurait-il expliquée autrement ? Et soudain, elle pressentait la profondeur des desseins de Bernard et comment il savait jouer tous ses atouts, certain d’avance d’être compris. Elle le jugea redoutable, balança un moment à croire au chantage mais fut saisie par l’évidence. Quelle terrible et dangereuse petite brute, songea-t-elle. Mais elle l’excusait, le cœur fondu d’affection et de quelque chose de plus clandestin encore ; d’une satisfaction délicieuse, à peine et malgré elle avouée, que le lien subtil qui lui était cher fût assez insaisissable pour demeurer indéfini et assez perceptible pour que la finesse du malade l’eût senti ; sa certitude en était doublée et l’agrément qu’elle en ressentait vouait à son auteur une gratitude qui effaçait sa contrariété et ne laissait pas de place au ressentiment. Elle conjectura que cela aussi, Bernard l’avait prévu et en éprouva un accroissement de joie, celui-là même qui fait les proies heureuses.

Quand elle eut bien admiré le chef-d’œuvre à deux vantaux, félicité les compagnons, suivi dans leurs explications le détail des moulures, des petits-bois, du chambranle, les innovations de la quincaille, donné son goût sur la nuance du vernis, et enfin bouté à la masse les dernières chevilles d’assemblage qu’on lui avait réservées, on apporta la pinte ; elle trinqua en buvant dans le gobelet de Noë (« Dieu que c’est fort », disait-elle avec une moue ravissante qu’elle faisait exprès parce qu’elle savait qu’elle enchantait les compagnons), les ouvriers chargèrent le chambranle sur un charreton et s’en furent.

— Ils vont, dit Noë, à l’hôtel de Mr. de Persigny ; c’est pour lui : la petite porte de l’aile gauche. Ils vont présenter l’objet à son embrasure. Nous voilà seuls : qu’y a-t-il pour ton service ?

Elle lui expliqua posément ce dont il s’agissait ; et, suivant sur son visage les progrès de sa pensée, son irritation, sa méfiance, son hésitation, elle prit une mine innocente qui pouvait donner à croire qu’elle n’avait fait réflexion aucune sur la mission dont elle s’acquittait tout bonnement. Elle eut vite fait toutefois de se rendre compte que Noë ne rejetterait pas la chose comme l’eût immédiatement rejetée Rodolphe.

— Il y a là évidemment, dit-il en se grattant le menton, une question d’équité, question d’équité qui est double. La mère est une bougresse qui ne vaut pas grand chose et même, autant dire, rien. Elle n’a jamais contribué à l’entretien du loupiot pour un liard ; pourtant le gosse est à elle ; ce n’est pas sûr qu’il soit le fils de Pierre, il ne lui ressemble ni pour la tête ni pour le cœur ! ce n’est pas sûr donc qu’il soit notre neveu. Mais c’est bien sûr que c’est elle qui l’a fait : pas vrai ? Donc, si vomissant que ce soye de demander à ce chameau d’aider son fils, il faudrait le faire, régulièrement. Et puis il y a autre chose, le petit est désagréable, méchant, sans cœur, tout ce qu’on voudra ; mais on ne peut pas dire qu’il soye pas intelligent ; il apprend ce qu’il veut et il comprend tout. On lui a dit de tout sur la république, la liberté et coetera : c’est son droit d’arriver où son esprit peut le porter et nous, nous devons l’y aider de toutes nos forces. Si on peut mettre le gosse au lycée il faut l’y mettre ; ça, y a pas : c’est la justice. Évidemment. C’est pas rigolo pour moi de retrouver la cocotte et d’aller la voir, mais enfin je ne veux pas qu’on me fasse des reproches un jour. C’est pas deux choses qu’il reste à faire ; c’en est qu’une. Je vais aller à la Préfecture, je vois Mazurel qui est chef de division et m’aura vite trouvé où perche l’oiselle ; et demain je me frusque et je tombe au nid. C’est pas ton avis ?

Elle l’écoutait sans l’entendre. Il se mit à rire :

— Alors quoi, on est dans la lune ? À quoi penses-tu ?

— Je pense que tu es un bien brave gars, dit-elle en se secouant comme si elle s’éveillait. Tiens, voilà deux bons gros pour la peine.

Elle l’embrassa sur les deux joues à pleines lèvres.

— Encore, dit-il, en faisant des mines de gosse gourmand.

Elle le baisa de nouveau, deux fois, trois fois, puis toute animée, avec une vraie frénésie. Elle s’arrêta en sentant le sang aux tempes. Alors il la prit, lui posa longuement les lèvres sur le front en fermant les yeux ; il la serrait à faire craquer les os ; il lui faisait mal et elle n’osait le dire de crainte que l’étreinte se desserrât. Enfin il délia ses bras et elle quitta l’atelier sans prononcer un mot. Noë sortit immédiatement, se rendant chez Mazurel.

Quand il revint à l’heure du dîner, il signifia d’un clin d’œil que tout allait bien ; aussitôt Eugénie se pencha à l’oreille de Bernard qui était son voisin de table : « l’oncle Noë verra qui tu sais demain » lui dit-elle. L’adolescent rougit de plaisir et l’embrassa. Mais elle eût un mouvement d’humeur, un sursaut qu’elle n’attendait pas. Sous un prétexte, elle se leva de table, alla à la chambre à coucher, lava son visage à grande eau ; tous ces baisers lui paraissaient subitement impurs ; elle lava sa bouche, ses lèvres, se mouilla au bénitier, elle qui n’était pas bigote, d’un geste qui la soulagea. Elle se sentit plus fraîche ; pourtant elle ne put encore se retenir de tomber à genoux et de faire une prière contrite d’une voix ardente et basse, frémissante de remords et d’une espèce de crainte ; elle redoutait d’avoir ouvert une porte, elle eût voulu rayer cette journée ; cette journée ! elle eût voulu bien davantage, faire page blanche, rajeunir de dix ans. Oui, disait le témoin intérieur, bien sûr, la pureté d’alors, mais pour quoi faire ? Et elle s’aperçut avec terreur que l’idée inexprimée où s’attardait sa complaisance, c’était le mariage avec Noë. Secouer tout cela ! les larmes montaient invinciblement à ses yeux. Rodolphe inquiet vint voir ce qu’elle faisait ; elle prétexta une migraine atroce qui le surprit et elle resta seule ; quand elle eut bien pleuré, elle se sentit calmée et se leva de sa chaise ; la glace de l’armoire lui renvoyait son image. Les larmes ruisselantes ne l’enlaidissaient pas ; elle se savait belle mais, ce jour, elle sentit tout d’un coup combien ces beaux yeux, cette bouche de pourpre et la chevelure corbeau toute lisse et pure de ligne pouvaient plaire à un homme. Elle soupira et s’en fut.

Le lendemain matin, Noë partit pour ce qu’il nommait plaisamment son calvaire. Seule, Catherine avait été mise au fait ; elle avait haussé les épaules devant tant de naïveté ; que comptaient-ils donc tirer de saletés pareilles, demandait-elle avec ce ton d’orgueil où l’honnête femme savourait sa revanche secrète. Puis elle était sortie à son tour, avait trouvé le frère Valier à son domicile, lui avait demandé conseil : et ils avaient convenu qu’il s’arrêterait le soir chez eux, « en passant », comme cela lui arrivait maintenant très souvent : car il était admirablement accueilli chez les Rabevel, non pas seulement par gratitude, mais parce que ces libéraux révolutionnaires lui savaient gré d’être si grandement intelligent, tolérant, érudit, de ne pas oublier qu’il était un homme, de supporter à merveille la plaisanterie et, mieux encore, de savoir taquiner avec cette gentillesse qui fait de la raillerie le plus agréable des hommages.

Au déjeuner, il y eut une déception ; Noë n’avait pu joindre la personne. Mais il était certain de la trouver l’après-midi ; l’ennui c’est que sa journée était gâchée ; enfin, il fallait ce qu’il fallait. Mais le soir quand il rentra on ne vit que trop tout de suite à sa mine qu’il avait rencontré celle qu’il cherchait et qu’il ne rapportait rien de bon. Jérôme et Rodolphe mis au courant simultanément de la démarche et du résultat triomphèrent bruyamment ; si on les avait consultés, on ne serait pas allé au devant d’une humiliation ; mais au jour d’aujourd’hui c’étaient les plus jeunes qui voulaient tout savoir ; les hommes d’âge et d’expérience ne comptaient pas ; encore si la leçon pouvait servir ! Noë resta sombre ; il fut avare de détails.

— Oui, quand vous saurez qu’il y a du linge et du quibus, serez-vous plus avancés ? Ce qui est sûr c’est qu’elle ne veut pas entende parler de Bernard ; elle ne veut pas foncer un radis, pas pour ce qui est de la galette, qu’elle dit, elle s’en fout ; mais ça nécessite des relations, de la correspondance ; un beau jour ça se sait ; la voilà vieille et ridicule avec un gosse de quatorze ans : c’est des embêtements.

Bernard sortit, ravalant ses larmes.

— C’est pas tout ça, continua Noë. Je lui ai demandé si, tout de même, elle n’avait pas quelque chose dans le remontoir qui lui battait en parlant du loupiot. Alors elle m’a lâché que ce gosse avait été le malheur de sa vie, que, d’ailleurs, elle n’en connaissant pas le père, qu’il avait empêché son mariage quand Pierre était mort. Heureusement encore que ce croquant n’avait pas moisi, que…

Catherine éclata :

— Une ordure, je vous dis, une ordure…

Elle se tut ; Bernard rentrait et on comprit qu’il n’était sorti que pour entendre.

À ce moment des voix résonnèrent sur le palier : c’étaient M. Lazare et le frère Valier qui se faisaient des politesses avec une secrète et souriante animosité.

— Vous tombez bien, leur dit Catherine en ouvrant la porte, vos avis ne seront pas de trop ; vous allez prendre le café avec nous ; justement on est en train de décider ce qu’on va faire de Bernard.

— Il y a bien longtemps que cette question me tracasse, dit Lazare, quand il se fut assis ; je ne puis plus, naturellement, m’occuper de Bernard ; je lui ai appris tout ce qu’on apprend dans mon école et les classes me prennent trop de temps pour que je puisse songer à lui donner des leçons ; mais il a une base scientifique solide et des principes ; il s’agit de trouver une école qui fasse fructifier ses qualités puisqu’on ne peut pas penser au lycée en raison du prix de pension. Malheureusement je ne vois guère où nous pourrons trouver cela.

— j’aurais peut être votre affaire, moi, fit alors le frère Valier, si vous ne redoutez pas pour Bernard les dangers de l’obscurantisme.

Et il coula un regard vers Lazare ; celui-ci sentit la pointe.

— Vous lui feriez une place gratuite chez les ignorantins ? demanda-t-il.

— Gratuite, hélas ! non, répondit le frère Valier, car ceux que vous appelez si aimablement les ignorantins pourraient s’appeler plus justement les pauvres ; mais enfin je crois qu’avec cinq cents francs pour l’année scolaire.

— Cinq cents francs, cinq cents francs ! et où voulez-vous les trouver, dit le vieux Jérôme. Rodolphe a de la peine à les mettre de côté pour lui ; et pourtant, il faut bien penser à l’avenir ; il faut bien penser qu’un jour ou l’autre il aura des enfants, que diable ! Quant à Noë, il faut prévoir aussi qu’il se mariera et devra se monter, se mettre en ménage ; s’il épargne quelques pistoles, il faut qu’il les garde. Avec ça, tout le monde vit ici sur ce qu’ils gagnent, nous, les vieux, aussi bien que l’enfant. Et les affaires ne sont pas brillantes, vous savez.

— Mon bon monsieur, dit le frère Valier, partout ailleurs vous paierez plus cher et vous aurez des suppléments à n’en pas finir. Nous, nous vous prenons Bernard, nous le préparons solidement ; s’il est capable, vous êtes sûr qu’il prendra ses brevets, connaîtra la comptabilité, le dessin, tout ce qui est nécessaire au commerce et à l’industrie ; s’il est très fort nous le présenterons aux Arts et Métiers ou à Centrale ; il sera suivi, chauffé, cultivé avec un soin de tous les instants ; on ne le laissera pas, comme dans un lycée, livré à lui-même ; mais toujours quelqu’un sera là pour lui donner l’explication ou l’aide dont le manque à l’heure opportune suffit parfois à compromettre, dans un enfant, les résultats de plusieurs années de travail.

— Tout ce que vous voudrez, dit le père Jérôme, mais cinq cents francs ! D’où voulez-vous que nous les tirions ? Rodolphe déclara alors avec sécheresse :

— Pour ma part, je ne peux pas vous aider d’un sou ; l’entretien de Bernard, je veux bien y contribuer, mais, ses études, je n’ai pas d’argent pour ça. D’ailleurs, si vous voulez mon avis, il serait temps de le mettre en apprentissage ; s’il veut être comptable, il ne manque pas de maisons de commerce qui le prendront aux écritures et même lui donneront un petit quelque chose qui nous aidera à l’habiller et à le nourrir. Si tu veux être tailleur ou menuisier, ajouta-t-il en se tournant vers Bernard, c’est encore plus commode. Maintenant, si tu vises plus haut, rien ne t’empêchera d’étudier tout seul sur des livres en dehors des heures d’atelier ou de bureau. Mais est-ce que tu as seulement un goût, une envie d’un métier plutôt que d’un autre ?

— Eh ! comment veux-tu qu’un garçon qui n’a pas quinze ans puisse te répondre, dit Noë. Ce que veut Bernard c’est arriver à tout ce qu’il pourra de mieux. Nous lui avons tous dit, aussi bien Monsieur Lazare que toi, qu’avec le nouveau régime, la seule chose qui puisse arrêter un enfant est l’incapacité de son intelligence ; et maintenant à ce petit qui a parfaitement réussi à être toujours le premier de sa classe tu réponds qu’il n’y a rien à faire qu’à entrer en apprentissage ; ça ne peut pas aller. Il faut être juste ; la République ne paye pas, il faut payer pour elle.

— Pour moi il n’y a rien à faire, dit Rodolphe ; je ne veux pas me mettre sur la paille pour un autre, qui, d’ailleurs, remarque-le bien, ne m’en saurait aucun gré.

— Moi je ne peux rien faire, dit Jérôme, puisque je vous ai tout donné et que vous m’entretenez.

— Eh bien ! qu’à cela ne tienne, s’écria Noë, je paierai tout.

— Mais quoi ! reprit le vieillard, tu sais que tu ne pourras rien te mettre de côté : si tu veux te marier, tu…

— Je n’ai pas l’intention de me marier, vous le savez bien tous, je l’ai dit assez souvent.

— Ça n’a pas le sens commun ; on dit ça et puis il suffit qu’on trouve la personne.

— À moins que la personne ne soit pas libre, dit Rodolphe d’un ton de gaieté forcée qui alarma Eugénie.

Noë haussa les épaules.

— C’est tout simple : je ne me sens pas fait pour la vie conjugale, voilà tout. Je fais un sacrifice, bien sûr, mais je suis convaincu que Bernard ne l’oubliera pas, pas vrai Bernard ?

Le garçon qui pleurait en silence opina de la tête.

— Et puis, cela c’est sans importance, je souhaite de n’avoir jamais besoin ni de Bernard ni d’un autre ; et je ne demanderai jamais rien sans besoin. Mais j’estime qu’il faut avant tout l’équité et ici l’équité commande de faire instruire Bernard, quoi qu’il nous en coûte. Ai-je raison, Monsieur Lazare ?

Le maître d’école fit un signe approbatif.

— Maintenant, acheva Noë, ce qui est bien sûr, c’est que c’est une chance que Monsieur Valier nous offre la pension au prix qu’il dit ; parce que, au delà, matériellement, je ne pourrais pas et on dit que le bon Dieu lui-même, le vôtre, Monsieur Valier, n’ose pas demander l’impossible. Seulement, ce qu’il faut aussi c’est que l’enfant reste libre. Tu sais, Bernard, que tu vas être dans une pension où tu devras prier, te confesser, communier, chanter à vêpres, tout le saint-frusquin, quoi ! Et, sans t’offenser, bien que tu aies toujours été premier au catéchisme, le petit scandale de ta première communion ne prouve pas que ta dévotion soit bien profonde. Donc, si tu n’aimes pas les mômeries, à toi de refuser. Tu es libre.

Mais Bernard était tout décidé. Ces mômeries ne lui paraissaient plus bien gênantes, ni la confession, ni la communion. Évidemment cela n’était pas drôle, mais enfin ? Il répondit donc qu’il avait été fou, qu’il ne savait même pas encore lui-même comment ça s’était fait, que, la meilleure preuve c’est qu’on n’avait jamais eu rien à lui reprocher depuis l’histoire des petits chats où il n’avait pas non plus compris comment il avait pu faire ça. Ce fut si bien dit que les auditeurs en demeurèrent ébranlés. Seul le frère Valier, qui avait été si bien trompé par la feinte douceur de Bernard, garda quelque scepticisme : il voulait prendre sa revanche. Aussi ne se retint-il pas de marquer sa joie lorsqu’en fin de compte toutes les dispositions eurent été prises pour que Bernard entrât aux Frères de la rue des Francs-Bourgeois, la semaine suivante.

Les quelques jours qui le séparaient de son départ, Bernard les passa dans les préparatifs et la fièvre. Au frère Valier qui maintenant hantait la maison, il ne cessait de demander, de son ton dur qui voilait sa satisfaction, toutes sortes de renseignements. Qu’allait-on lui apprendre ? Est-ce qu’on ne se trompait pas en le poussant dans telle section plutôt que dans telle autre ? Lui, voilà, il voulait savoir ce qu’il fallait qu’un Rothschild ou un Gambetta ou « des gens comme ça » dussent savoir. Mais, tout de même, ajoutait-il pensivement, il y en avait des choses à faire pour devenir un de ces hommes ; peut-être des choses qu’on n’enseignait pas au collège ? Il regardait avec une anxiété interrogeante le frère Valier qui souriait sans répondre. Pourquoi, songeait Bernard, pourquoi ce curé ne disait-il rien ? Tout de même il avait confiance ; il était convaincu que, tout ce qu’on peut apprendre d’utile à la réussite il pouvait l’apprendre. Parfois, cependant, il se demandait pourquoi des hommes comme Lazare ou Valier étaient demeurés dans une situation aussi humble ; il concluait, aux heures de fatigue, avec accablement, qu’il n’était pas plus intelligent qu’eux et que tout cela ce n’était qu’affaire de chance. Mais, en général, son orgueil prenait le dessus, son orgueil, sa vraie force, orgueil infiniment subtil et prêt à tous les sacrifices qui devaient le fortifier et le mener à la réussite. Ces hommes qui l’entouraient étaient faibles ; il les admirait pour leur savoir, mais, cela à part, quelles chiffes ! Il en haussait les épaules, Comme il s’en ouvrait à Blinkine, celui-ci fit une moue : Lazare est un naïf, dit-il, ça c’est sûr, avec sa République et ses vertus du peuple, mais…

— Comment, dit Bernard choqué, tu crois que…

— Voyons, répondit Abraham, tu crois encore à ces blagues ?

Tout s’éclairait subitement pour le jeune Ralevel qui baissa la tête. Ainsi, lui, s’il était obligé d’aller aux Francs-Bourgeois au lieu de fréquenter le lycée, n’était-ce pas la preuve qu’on lui avait menti ? Les siens eux-mêmes reconnaissaient leur erreur. Mais comment ne s’en étaient-ils pas rendus compte plus tôt ? Et ce petit Blinkine avait donc depuis longtemps deviné, lui qui disait cela d’un ton si naturel ? Il allait donc falloir avoir de la chance, aider la chance, user de ruse ? Mais, à ce jeu, des êtres comme Abraham, moins réellement et universellement intelligents que lui, mais plus subtils dans le cours ordinaire de l’existence, étaient mieux armés pour réussir ! Sans s’exprimer exactement toutes ces pensées qui roulaient dans sa tête, il percevait ce que l’habileté et la souplesse de Blinkine pouvaient obtenir alors que son esprit de rébellion risquait de rester impuissant ; et il se faisait intérieurement des propos de ferme résolution ; il se gouvernerait, s’assouplirait, saurait s’examiner et se conduire. Mais il lui restait de l’inquiétude.

Sur ces entrefaites, lui parvint une lettre, la première, de son ami Régis. François lui annonçait qu’il lui écrivait du sud de la Terre par le travers de l’île de Pâques. Toute la lettre n’était qu’une effusion lyrique, un cri de joie, le balancement d’un cœur suspendu au double sein de l’onde et de l’azur. Bernard reconnaissait l’enthousiasme de son camarade et ne s’en émouvait guère. La fin l’intéressa davantage : le bateau que gouvernait le Capitaine Régis transportait du coprah, une énorme cargaison que la maison Bordes avait troquée par petits chargements dans les îles contre de la quincaillerie et qui avait preneur à un prix laissant vingt mille francs de bénéfice pour le voyage. Le père Régis avait une prime de un pour cent sur ce chiffre. Bernard eût le rire de Blinkine. Quelle misère ! Et quand il montra la lettre au petit Abraham ils se sentirent frères un instant. Mais comme la conversation se continuait, un peu de malaise les sépara. Chez Bernard se déclaraient les appétits, l’avidité de jouissance, de pouvoir, de luxe ; l’autre, de race plus ancienne, et plus affinée, dénonçait un goût de la spéculation pour elle-même, une sorte de désintéressement aiguisé, une supérieure intelligence de la combinaison et du nombre. Bernard fut un instant à le comprendre puis il sourit, se frotta les mains, se sentit comme débarrassé d’un grand poids. Cet Abraham trop subtil, ce François trop lyrique, l’un et l’autre au fond n’étaient et ne seraient jamais que des rêveurs. C’était bien lui qui tenait le bon bout.

Il se sentit dès lors ferme, tranquille, tout rassuré, plein de courage. La veille de son départ, le dernier jour qu’il devait passer en famille, il se montra d’une gaieté exubérante. Lazare déclara entre haut et bas que les curés n’auraient pas de mal à « avoir » un étourdi qui allait chez eux de si bon cœur. Chacun cependant était satisfait de lui voir de si bonnes dispositions ; chacun s’avouait au secret de lui-même que la vie serait meilleure loin du garçon dur et sournois qui tenait tant de place dans la maison et, en grandissant, congelait une partie de l’atmosphère chaque jour accrue. Seule, Eugénie était émue de voir partir l’enfant que ses soins avaient tant contribué à sauver.

Ce fut elle qui l’accompagna au collège avec Noë. Celui-ci avait chargé sur son charreton une longue et maigre malle recouverte de soies de truie et qui contenait tout le linge de l’adolescent. On était au milieu de Novembre. Ils pénétrèrent dans une cour triste où quelques arbres achevaient de perdre leurs feuilles jaunissantes. De grands murs les entouraient barbouillés d’ocre, percés de fenêtres étroites et grillées. Une stupeur morne semblait planer sur le collège. Leurs pas faisaient crisser le gravier et le guide qui les précédait ne put s’empêcher de se retourner comme s’ils eussent offensé le silence. Ils passèrent devant un grand Christ, l’homme se découvrit, fit le signe de la croix et cependant que, tout naturellement, Eugénie et Bernard l’imitaient, il eut un coup d’œil oblique vers Noë qui s’étonna par la suite de s’être signé lui-même aussitôt sans réflexion. Ils foulèrent des parvis de carreaux glaciaires, suivirent des couloirs sans fin, longés de murs chaulés. De temps à autre s’entrebaîllaient sans bruit sur le lit d’huile des gonds, quelques portes minuscules dont l’épaisseur étonnait le menuisier ; un œil invisible et deviné les guettait dans l’ombre leur causant ce malaise qui couve les grandes maladies ; puis l’huis se refermait ; en chemin, ils croisaient des fantômes glissants en soutane luisante, tête nue, qui s’adossaient au mur pour les laisser passer, et, relevant tout à coup sur leur passage des paupières baissées, dardaient sur eux un regard habitué à tout voir dans l’instant d’un éclair. Aussitôt dépassés, on les entendait battre leur vêtement de la poussière blanche laissée par le mur et ce répit de quelques secondes immobiles, cette station obligée, leur donnaient loisir d’observer encore sans péché. La main qui étreignait le cœur de Noë le serrait davantage ; il devinait en ce monde muet une force obscure, noire et disciplinée, terrible par l’intelligence et un certain sens qu’il y présumait de l’humain et du divin.

Il entra chez le frère Valier, après ce parcours qui lui avait paru interminable, avec un sentiment de soulagement. Le Frère les reçut dans un bureau très simple tendu de papier vert uni et rempli de livres et d’instruments de géodésie. Il dut débarrasser deux chaises de paperasses et de brochures qu’il mit à terre pour leur faire place. Après leur avoir demandé de leurs nouvelles, il inscrivit le nom et l’état-civil de l’enfant sur un registre et les entretint un moment avec son amabilité coutumière mais qui leur parut tempérée en ce lieu d’une sorte de hauteur et de cette sérénité que possède la certitude. Il leur expliqua comment il avait l’intention de conduire les études de Bernard et de se rendre compte exactement de ses dispositions et de ses goûts en les tenant très régulièrement au courant de ses progrès et de ses défaillances. Puis il ajouta : « Quant à son éducation morale, je n’ai pas besoin de vous dire avec quel soin il y sera veillé ; n’est-ce pas Monsieur Régard ? » Les visiteurs retournés aperçurent alors derrière eux un prêtre qui se tenait debout et donnait silencieusement des signes d’assentiment. On ne l’avait pas entendu entrer. Il était de taille moyenne, maigre, émacié. Son visage surprenait par la pâleur. Les traits étaient fermes et beaux ; la bouche fine, presque sans lèvres ; le nez, en bec d’aigle, frémissait sans cesse ; les yeux profondément encavés charbonnaient sous des paupières dont la minceur transparente se dégageait de toute chair, accusait la sphéricité du globe oculaire et faisait mouvoir les ombres de l’orbite. Un front immense, argenté aux tempes, tout labouré, décelait le méditatif. Il écoutait dans une posture qui devait lui être familière, le coude droit dans la main gauche, l’avant-bras relevé, le pouce venant à la mâchoire, l’index le long de la joue. Le Frère Valier le contempla un instant puis dit avec une nuance d’admiration :

— Monsieur Régard est un de nos aumôniers et celui qui aura à diriger Bernard. Il est une des lumières de la catholicité.

Le prêtre, sans vaines protestations, fermait les yeux et secouait négativement la tête comme pour lui-même tout seul, devant Dieu, tout seul.

— Si, mon cher ami, dit le Frère Valier, vous êtes l’un des maîtres de la mystique et l’un des remparts de l’Église… Et je ne sais comment vous pouvez consentir à venir encore vous occuper de quelques-uns de nos enfants.

— Qui est plus digne d’étude que la plus belle créature de Dieu ? répondit l’autre d’une voix blanche et comme exténuée.

Noë fut frappé ; mais, comme il considérait le prêtre avec attention, le Frère Valier se méprit sur l’objet de sa curiosité.

— Vous vous étonnez que Monsieur Régard n’ait pas son rabat ? demanda-t-il. Ne le cherchez point ; le Père Régard est Jésuite et ne porte pas le rabat.

Toutes les préventions de Noë arrivèrent d’un même flot ; le parti prêtre, l’Inquisition, les types des romans anticléricaux, les Dragonnades, la révocation de l’édit de Nantes, la Saint-Barthélemy s’unirent en une seconde sous les traits définitivement fixés de ce visage austère et glacé. « Ce ne doit pas être un bonhomme commode » se dit-il. Que ferait-il de Bernard ? Il se le demanda un moment sans parvenir à résoudre le problème. D’ailleurs, qu’importait ? Il était trop tard maintenant pour rien changer. Et l’enfant avait l’air si content, dévorant des yeux les livres et les instruments scientifiques qui encombraient le bureau ! Advienne que pourrait ! On verrait bien. Il embrassa son neveu et prit congé ; et sur le chemin du retour, tout à son plaisir d’être avec sa belle-sœur un peu attristée, dans cette mélancolique journée d’automne propice aux sentiments les plus tendres, il n’eut pas une seule pensée pour Bernard.

Celui-ci allait, pendant ce temps, de merveille en merveille. L’immensité des dortoirs, des salles d’études, des réfectoires qu’on lui faisait parcourir, la splendeur des galeries de travaux pratiques pleines de modèles mécaniques et de dessins compliqués, la rumeur des gymnases l’emplissaient d’admiration et de joie. Il ruminait avec conviction les conseils du sage Blinkine : écouter, se taire, obéir, être sage et par ces moyens arriver au premier rang. Mais il se sentit un peu inquiet pourtant ; il se rendait vaguement compte que, cela, il l’avait fait jusqu’ici sans grande difficulté ; alors quelle chose avait-il donc à craindre ? Il leva timidement les yeux et sentit fixé sur lui le regard de l’aumônier ; c’était cela, il le comprit tout de suite, qui le gênait. Il ne s’agissait plus de feindre dans ce lieu ; il se voyait pénétré et, son orgueil écartelé, livré à la risée de tous. Non, on ne se contenterait pas ici de travail et de bonne conduite, il faudrait se faire voir tel qu’on était. Une frayeur le secoua soudain. Si on allait s’apercevoir que les prières, le catéchisme, tout ce dont il s’acquittait si bien en apparence, ce n’était fait que du bout des lèvres ; si on allait le renvoyer aussitôt ? Sur ces pensées, il dut s’installer, faire connaissance de ses nouveaux camarades, de ses surveillants et de ses professeurs ; il ne vit plus le Père Régard dont d’ailleurs personne ne lui parla ; il eut le sentiment qu’on l’oubliait, qu’il se noyait, qu’il devenait un simple numéro dans une classe nombreuse. La nouveauté des méthodes d’enseignement à quoi il n’était pas accoutumé ne lui permettait pas de briller malgré un travail acharné : la présence, aux récréations, de classes plus avancées, d’élèves plus âgés et plus forts que lui, lui interdisait toute prouesse physique ; ses voisins étaient de bons garçons médiocres, joueurs, d’ailleurs sages et pieux, qui n’observaient rien et n’auraient guère pu répondre à ses inquiétudes si son orgueil et sa prudence ne lui avaient interdit de les manifester.

Ainsi, au bout d’une quinzaine de jours, il commençait à s’habituer à cette vie qui lui avait paru étrange et même à s’engourdir quelque peu, lorsque, un matin, vers les sept heures, comme il achevait un problème, la porte de la salle d’étude s’ouvrit et le Père Régard parut. Le surveillant vint à sa rencontre : « Voulez-vous m’envoyer mes pénitents ? » dit le Jésuite. Le surveillant alla chercher une liste dans son tiroir et prononça quelques noms. Des élèves se levèrent et suivirent le Père Régard. Au bout de peu de temps, ils revinrent l’un après l’autre. Le surveillant s’approcha alors de Bernard et lui dit : « C’est à vous ; vous êtes le dernier. Vous n’avez qu’à aller dans la chambre du Père Régard ; c’est la troisième porte, au premier étage ; il y a le nom sur une carte clouée. » — « Bon, se dit Bernard, il s’agit de se confesser, Allons-y. »

Il se sentait le cœur serré quand il frappa à la porte et que la voix incolore du vieillard lui répondit. Mais son anxiété redoubla dès le seuil. La chambre était tout-à-fait nue et à peine éclairée d’une chandelle qui jetait de grandes ombres fantasques sur les murs. On distinguait au fond, posé sur des planches au niveau du parquet un grabat couvert d’un manteau noir. Quelques effets pendaient à une patère ; une armoire minuscule à gauche de la porte devait renfermer le linge de corps ; deux chaises et un prie-Dieu complétaient l’ameublement. Nul ornement qu’au mur un christ en bois, tout simple, et un bénitier avec un rameau de buis. Sur la cheminée, une petite pile de trois livres qui parurent à Bernard être des bréviaires, à côté du chandelier.

Le Père Régard était assis, dans la pose méditative qui lui était familière, sur l’une des chaises auprès du prie-Dieu. L’adolescent murmura une timide salutation qu’on accueillit d’un silencieux hochement de tête. Il resta là, embarrassé, ne sachant quoi faire, puis, se décidant, s’agenouilla sur le prie-Dieu. Le prêtre le repoussa avec douceur.

— Ne vous agenouillez pas, dit-il, vous n’en n’êtes pas encore digne. Asseyez-vous là, sur la chaise.

Bernard obéit au geste, tout décontenancé, avant même que le son des paroles eût pu prendre un sens pour lui. Puis il comprit et il sentit sourdre et monter lentement la colère. Quoi, on ne le jugeait pas digne de ces mômeries ? Eh ! n’en valait-il pas un autre ? Que faisait-il de plus ou de moins que ses camarades ? Et, après tout, qu’est-ce que c’était que leur confession et leur bon Dieu qu’on n’avait jamais vu ?… Ainsi grondaient en lui la révolte et les propos de son entourage mêlés. Et ce curé qui gardait son inexplicable mutisme, que lui voulait-il ? D’abord il avait une sale gueule ; pour ça, on ne pouvait pas dire le contraire. Et puis, qu’est-ce que ça voulait dire, ça, de faire monter quelqu’un pour l’humilier ? D’ailleurs, cette humiliation, il ne la tolérerait pas, lui ; s’il s’était agenouillé ce n’était pas qu’il gobât les histoires de ratichons, c’était parce qu’il fallait le faire pour pouvoir rester là… Le Père Régard se taisait toujours, la main sur les yeux, comme s’il se fût cru seul ; et Bernard tout à coup pensa que si ce vieillard avait ainsi parlé c’est qu’il avait justement deviné pourquoi Bernard s’agenouillait. Il est malin, se dit-il. Mais si ce malin croyait à toutes les histoires de bon Dieu ? Non, encore des sornettes du parti prêtre pour arriver à tout gouverner. Mais la simplicité du lieu, la modestie et l’humilité évidente de l’homme qu’il savait être un savant, l’évocation des ambitions qu’il entretiendrait, lui, s’il était pareillement instruit, le subjuguèrent ; il demeura perplexe et attentif ; le Père Régard se taisait toujours.

Enfin, il retira sa main, gardant les yeux clos et, de sa voix sans timbre :

— Il est évident que je ne puis, mon enfant, vous accorder la faveur des sacrements tant que votre âme pourrira dans l’état où on l’a mise. Le malheur c’est que vous me paraissez profondément gâté. Je vous ai suivi et observé tous ces jours-ci, j’ai vu vos notes, j’ai parlé à vos surveillants et à vos professeurs. Vous travaillez beaucoup, vous vous donnez du mal, vous êtes intelligent, vous vous conduisez bien — et vous ne réussissez pas. C’est que la grâce de Dieu n’est pas sur vous. Pourquoi ? D’abord parce que vous ne priez pas du fond du cœur, ensuite parce que vous n’êtes pas un vrai chrétien. Vous ne réussirez jamais en rien, que c’est dommage !

Il s’arrêta et soupira. Bernard reconnaissait bien à part soi la justesse des observations sur la vanité de son effort et il en était profondément vexé. Il se défendit :

— C’est que je n’ai pas l’habitude de vos manières de travailler. Et puis, au tirage au sort des compositions orales, j’ai toujours les problèmes difficiles.

— Ne m’amusez pas avec vos « manières de travailler » ; et ne me dites pas que le sort vous donne les problèmes difficiles. Vous ne vous en tirez pas, voilà tout, c’est le doigt de Dieu. Vous n’arriverez à rien dans la vie, vous serez toujours le dernier, le domestique des autres.

Rien ne pouvait davantage alarmer Bernard. Le confesseur continua sur le même ton, usant de tous les arguments, retournant tout en preuve, tirant de Bernard tous les aveux qu’il interprétait pour sa cause avec une évidence éclatante, le tout sur un ton monocorde, avec une sorte d’indifférence résignée, sans qu’à aucun moment se fit jour une tentative d’apologétique ou de conversion. À la fin l’adolescent pleurant à chaudes larmes, voyant sa vie gâchée, la réussite impossible, toutes ses espérances anéanties, pleinement convaincu de ce que lui disait le prêtre, le supplia de le confesser, de le guérir.

— Hélas ! répondit tristement le Père Régard, je crois bien que la chose est au dessus de mes forces. Enfin, nous étudierons cela. Revenez la semaine prochaine et tâchez, en attendant, de trouver par vous-même la voie de Dieu.

L’enfant redescendit en se tamponnant les yeux.

— Je crois, disait son confesseur au Frère Valier quelques heures après, je crois que nous pourrons arriver à sauver cette âme bien qu’elle soit très compromise. Il n’y a pas de cœur, les sens ne sont pas éveillés encore ; absolument rien de suspect, chasteté certaine ; mais il n’y a pas non plus cette vague tendresse qui peut aider à la conversion ; et l’intelligence qui est indéniable me semble purement critique. C’est elle qu’il faut convaincre par des preuves ; chose curieuse, l’auxiliaire qui peut donner de l’intérêt à mes paroles c’est l’ambition dévoratrice de ce petit. Dieu lui apparaîtra d’abord un aide, un atout dans son jeu. Il l’admettra comme au pari de Pascal. Une fois logé chez lui, nous saurons bien l’y incruster. Il pourrait faire un excellent serviteur de Dieu, ajouta le Père songeur.

— Eh ! là, dit le Frère en riant, si jamais cela devait arriver, je le réserve pour ma congrégation et non pour la vôtre.

Bernard ne se doutait point qu’on fit déjà état de ses dispositions ni même qu’on le crut vaincu. Il dut passer par quelques épreuves qui furent pénibles à son orgueil. Le jour de Noël, il resta seul à son banc comme un pestiféré tandis que ses camarades allaient à la Sainte Table ; il ravalait des larmes de rage ; il lui semblait que tout le monde le montrait au doigt. Ses deux voisins qui le considéraient comme une pauvre brebis perdue, l’observaient à la dérobée. La magnificence de la cérémonie, la douceur des chants, l’accent de joie, l’atmosphère heureuse, tout cela qu’il sentait si bien et à quoi il n’osait participer lui fendait le cœur. À l’issue de la messe de minuit, il dut monter seul au dortoir ; il entendait rire et plaisanter ses camarades qui réveillonnaient au réfectoire ; il imaginait sa place vide. Peu à peu, se formait en lui l’image d’un monde de saints, de vierges et de dieux d’où il était exclu et qui distribuaient ces joies, qui aidaient insidieusement ses camarades, qui les pousseraient dans l’existence. Il touchait à présent ce monde jusque là ignoré ; il se rendait bien compte que ses condisciples avaient une vie spirituelle qu’il n’avait jamais soupçonnée ; et, comme il était fort jeune, il ne pouvait conclure qu’à la réalité de ces êtres supérieurs avec qui ils formaient société. D’ailleurs, autour de lui on ne cessait de relater des traits édifiants ; la puissance divine s’exaltait en des miracles irréfutables ; les raisonnements persuasifs du Père Régard, les plus simples, celui de l’œuf et de la poule, celui du premier moteur, le trouvèrent convaincu. Et, enfin, sa puberté tardive arrivant, il se sentit tout à coup des élans de tendresse, une soif de conviction, d’affection universelle, de douceur et de protection. Le jour où il fut autorisé à communier, il donnait depuis longtemps à tous les preuves les plus certaines d’une foi enflammée.

Par un phénomène qui n’avait point paru miraculeux aux professeurs, son intelligence et son travail avaient dans une marche curieusement parallèle peu à peu imposé leur primauté. Les problèmes qui lui étaient échus demeuraient les plus difficiles, mais il les comprenait et les résolvait. L’ordre des devoirs et des leçons avait fini par s’accommoder fort bien à sa méthode de travail. Tout lui semblait aisé et agréable. Tout lui souriait ; jamais il n’avait si bien senti sa réussite ; et, à la fin de l’année scolaire il ne fut pas surpris quand le palmarès l’annonça comme ayant presque tous les premiers prix.

Il revit à cette occasion tous les siens réunis ; et combien fiers de ses succès ! Il n’avait eu toute l’année que des visites espacées tantôt de l’un tantôt de l’autre, visites qu’il souhaitait d’abord puis redouta lorsqu’il fut pris par ses études et son ardeur religieuse. Il songeait à présent avec un morne ennui à ce qu’allaient être ces deux grands mois de vacances passés rue des Rosiers ; mais l’abbé Régard, à la fin de la cérémonie de distribution des prix, vint courtoisement présenter ses hommages aux parents du jeune lauréat ; et il glissa dans la conversion qu’il avait organisé une colonie au bord de la mer. Bernard demanda sur le champ à Noë de le laisser partir et on y consentit sans trop de peine : il ne passa qu’une semaine à la maison, il sentit s’y fortifier son dégoût pour cette vie médiocre et laide ; sa piété nouvelle s’irritait des brocards traditionnels contre la religion ; il dut à plusieurs reprises ronger son frein, le soir, quand Noë lisait à haute voix des vers d’amour en regardant parfois Eugénie qui tricotait paisiblement sous la lampe, l’adolescent se levait, trouvant bêtes tous ces gens qui ne pensaient pas au salut éternel et perdaient leur temps à des sornettes. Il sortait dans le crépuscule estival ; les couples langoureux n’émouvaient pas ses quinze ans ; il entrait dans ce petit jardin qui est au chevet de Notre-Dame et il rêvait à l’ombre de la cathédrale : il eût désiré revivre l’aventure de ses architectes et de quelqu’un des grands évêques d’autrefois ; il les voyait crosse en main et le casque au lieu de la mitre, parmi leurs vassaux, imposant la religion du Christ et l’obéissance à son représentant ; il voulut un jeudi visiter le Trésor et en revint éberlué ; d’autres fois, il s’accoudait au parapet et passait des heures à voir décharger les gabarres ; il supputait la valeur de la cargaison et le tonnage ; il établissait mentalement la comptabilité de l’entreprise et ce qu’elle pouvait donner, bénie de Dieu. Il parcourait aussi les églises, affolé d’amour divin, de repentirs pour des peccadilles qu’il qualifiait de crimes et assoiffé d’indulgences dont il tenait un compte exact. Il ne faisait plus maintenant d’éclats, et ses colères ne se traduisaient que par une pâleur excessive et une montée légère d’écume au coin des lèvres ; mais il semblait que, plus il les retenait, plus il s’en accumulait en orages menaçant de crever : il en accusait le Diable. Au reste il ne pensait qu’à soi, en débat perpétuel avec lui-même et n’accordant à ce qui l’entourait qu’un regard étranger. Un jour, Eugénie qui l’observait lui reprocha sa sécheresse de cœur ; il en eut un grand choc et s’en accusa aussitôt comme d’un péché épouvantable dont il ne pressentait pas possible un véritable repentir. Il ennuya alors sa tante de simagrées ridicules, demandant pardon, excédant l’imprudente de ses questions et de ses larmes, lui représentant tantôt son avenir spirituel compromis par cette affreuse sécheresse de cœur, tantôt le service qu’elle lui avait rendu en lui signalant un tel danger. Elle finit par lui dire de ne pas tant faire la bête, que le bon Dieu était moins sot que lui, de l’embrasser et de tirer un trait là-dessus. Il baisa ses joues avec emportement en la prenant dans ses bras. Le sein tiède palpita sous sa main ; la peau fraîche avait une douceur sapide, une odeur de verveine et le toucher du velours. Elle lui rendait le baiser, innocente et maternelle, de sa pourpre rose humide. Il se sentit extraordinairement troublé et décida de l’éviter désormais.

D’ailleurs il partait le lendemain. À la gare d’Austerlitz il retrouva l’abbé Régard et une douzaine de camarades ; tout aussitôt les siens furent oubliés et seul compta le magnifique avenir.

Ils n’arrivèrent à destination que le lendemain soir. La colonie avait élu domicile dans un ancien lazaret situé sur la côte au point le plus dangereux de l’épine rocheuse qui court entre Cette et Agde. C’était un lieu splendide et désolé, hanté de quelques rares pêcheurs qui vivaient sordidement sous la tente. Le lazaret était lugubre. Il comprenait quelques pavillons dans un quadrilatère de murs épais et fort élevés dont une partie surplombait la mer et répercutait le ressac. Les pavillons étaient en rez-de-chaussée, le sol carrelé de briques rouges émaillées, glaciales aux pieds nus des enfants. Une chaleur torride faisait éclater les pierres de ce désert ; il n’y poussait que des herbes salées, d’énormes chardons dorés, des euphorbes et des arnicas. Un vent terrible grondait perpétuellement dans les tuiles ; et la mer sans marée ne s’arrêtait jamais. Bernard connut là la violence et l’exaltation de la prière : le Père Régard les agenouillait tout à coup sur les rochers devant l’aube ou le crépuscule, les écrasait de la grandeur prodigieuse des cieux et élevait leur âme dans une série d’invocations haletantes et précipitées comme celles qui galvanisent les foules aux processions de Lourdes. Parfois ils entraient tous ensemble dans le flot et passaient en faisant la chaîne au dessus d’une cave dangereuse où deux ou trois perdaient pied : « Dieu vous soutient ! » criait le prêtre ; les adolescents reparaissaient, crachant et s’ébrouant, mais rieurs et sans avoir eu un instant de crainte : ainsi est la vraie foi. Souvent aussi ils chantaient des hymnes composés par le Père à la louange des Saints ; il les réunissait autour de lui après le jeu, sur quelque plage sauvage où le vent faisait flotter leurs vêtements et soulevait leurs cheveux ; ils tiraient leur goûter d’un panier et mangeaient d’un appétit dévorant ; certains s’abstenaient, se mortifiant pour des raisons obscures, des péchés véniels ou des vélléités dont ils redoutaient qu’elles prissent figure ; on ne leur demandait rien. Le Père les regardait et quelquefois souriait en remerciant le Ciel ; ces douze garçons soigneusement triés avaient tous les yeux clairs, nets de cerne, la mine belle, pure et sans tache ; il les savait droits, irréprochables ; leur bonheur faisait le sien. Leur âge s’échelonnait de quatorze à dix-huit ans ; le grand Texin songeait déjà à prendre la soutane : Lormier n’avait pas la vocation et n’y prétendait point, mais où qu’elle s’exerçât, sa piété simple et forte ne pouvait que faire du bien ; Daumas… Midel…… il les passait en revue ; aucun n’était revenu de si loin ni si haut que cet ardent petit Rabevel dont le sombre bouillonnement l’inquiétait encore parfois. Justement c’était lui qui, cette fois, lui demandait au nom de ses camarades, de leur raconter une vie de Saint. Il sourit. Le miracle extérieur, la sujétion des forces de la Nature en imposerait toujours aux enfants — comme aux hommes, ajouta-t-il à part soi.

Mais déjà ses pupilles discutaient. Gasier réclamait un nouvel épisode de la vie des Franciscains ; il se délectait des prières d’Assise ; toute la nature lui était proche et parente ; il en buvait la fraîcheur à longs traits : ma petite sœur l’eau, mon petit frère le passereau… quelles délices ! Seul, il se racontait à mi-voix les voyages du petit Pauvre et de son Compagnon ; rien de romanesque ne l’y entraînait mais une candeur venue intacte du fond des âges. Pourtant, Midel eût préféré les récits d’évangélisation : Xavier était son héros ; il le voyait petit et noir, plein d’une force formidable par le signe de la croix, retourner des continents. « Et vous, Rabevel ? » demanda le Père. Bernard releva sa tête pensive, il songeait, répondit-il, au terrible supplice de Saint Laurent que le Père leur avait décrit la veille : « Comme Dieu est bon de soutenir un chrétien en de pareilles traverses ! » dit le petit Gazier. Mais Bernard se révolta : Certainement Saint Laurent avait trouvé sa réjouissance dans la foi, sans quoi où eût été le mérite ? Il voyait le saint marmonnant des prières à voix basse, puis criant ses invocations lorsque la chair déjà grésillait, et enfin, hurlant sa foi à pleine gueule lorsqu’il n’était plus qu’une plaie de viande vive toute fumante ; il voyait le prétoire obscurci de vapeurs, puant la sanie, le graillon, le charbon de terre, les bourreaux mi-asphyxiés par l’âcreté du nuage ; il décrivit le supplice comme s’il y assistait ; les souffrances du saint étaient les siennes ; il en goûtait l’horreur, il en savourait le tourment et il en avait mal. Il se sentait soudain le vocation du martyre ; un délice insoupçonné qui sembla tout-à-coup la compensation du sang. Il eut un éblouissement : peut-être était-il prédestiné ? peut-être serait-il un saint ? Il se dressa d’un sursaut.

— Prenez garde à l’orgueil, dit le Père.

L’amertume emplit sa bouche. En rentrant, il traîna derrière ses camarades. Comme il approchait du lazaret il vit non loin du chemin deux enfants de pêcheur qui riaient et faisaient de grands gestes ; il courut à eux. Les gosses avaient enfermé un scorpion dans un cercle de brindilles enflammés. Il assista, haletant, aux efforts de la bête venimeuse, à sa réflexion, à ses tentatives redoublées lorsque l’inexorable cercle se resserrait ; une joie cruelle le tenaillait à crier ; il se sentait près de trépigner. Enfin, quand le cercle fut tellement réduit que le scorpion se vit léché des flammes et, brusquement relevant la queue, se tua net en dardant dans sa propre tête son épine empoisonnée, il crut pâmer ; jamais choc plus merveilleux ; il s’appuya au rocher, secoué d’un spasme ; et il tenait son cœur pour rejoindre au galop ses condisciples qui l’appelaient.

Ainsi, parfois, des signes paraissaient qui eussent pu lui révéler son climat véritable s’il avait été en âge de s’examiner avec fruit ; ces signes ne lui échappaient point mais il les dédiait à la partie la plus artificielle de lui-même, celle-là qui excitait le plus ses ardeurs du moment et, pour ce motif, lui semblait la plus vraie. Le Père Régard s’y trompait comme lui, cette piété sincère et si vive, ces élans passionnés le ravissaient et il n’y voyait pas le cheminement dérivant d’un tempérament de feu qui cherchait à s’évader par les voies d’une imagination voisine du délire, hors d’un corps intact. Angèle Mauléon, sa petite amie d’autrefois, l’avait un jour surpris sur la plage ; elle était venue là prendre les bains de mer avec sa tante ; non sans préméditation. Il la vit avec ennui. En maillot, grande, nerveuse et parfaite, elle évoluait dans les eaux comme un Triton. Mais l’enfant vierge n’en était pas ému. L’heureuse ignorance de ses sens lui faisait une vie extraordinairement belle ; sa sûre mémoire s’emplissait de sites terrestres et spirituels qu’il rapporta au collège où de temps à autre il se donnait le divertissement de les retrouver avec un mélange de ravissement et de regret. À peines était-on en Novembre que déjà il aspirait au mois de Juillet suivant pour retourner au Lazaret.

Les cinq années qu’il dut passer encore au Collège ne lui furent pas lourdes. Cette exaltation spirituelle le soulevait, ses succès, son goût du travail lui rendaient tout facile : jamais la durée ne lui parut plus suave ; jamais il ne devait être plus heureux. Il suivait le cours de commerce et de finance que les Frères avaient inauguré depuis 1858 et qui était fort réputé dans le monde des affaires auquel il fournissait des employés fidèles, actifs et capables. Il était dirigé par le Frère Maninc, petit homme trapu et rose, toujours souriant, aux yeux pétillants d’astuce. Il ne se contentait pas d’apprendre à ses élèves la comptabilité, le droit usuel, le régime des transports et des marchandises ; mais il les mettait en garde contre les roueries des escrocs et de la finance interlope ; il leur montrait la loi, la commentait, en expliquait les lacunes et, sur des exemples célèbres, tenant en mains la Gazette des Tribunaux, leur faisait voir comment à chaque instant, par des merveilles d’ingéniosité, l’aventurier tourne les prescriptions du Code. Il décrivait la lutte passionnante de la jurisprudence pratique avec l’escroc ; les textes additionnés aux textes, les dispositions accumulées, toutes les espèces multiples enchevêtrées, les contradictions inévitables entre les Cours, l’hésitation de la conscience humaine devant le fait dont on ne sait à quel moment il devient frauduleux. Parfois il s’exclamait gaiement contre les « chats fourrés » : ils ne connaissaient pas leur métier, telle Cour paraissait réclamer un texte pour une espèce particulière : les nigauds ! mais il existait ce texte ! que ne combinait-on tel article et tel autre du Code : les voyez-vous, rapprochés, comme ils s’appliquent merveilleusement au cas en question ? Toutes ces arguties, cette intime connaissance de l’homme, passionnaient Bernard ; il émerveillait son maître qui lui disait en riant : « Vous avez le choix : ou bien remplacer le petit Frère Maninc quand il sera vieux ; ou devenir le premier financier de ce temps… à condition d’avoir des capitaux pour commencer ! » Bernard faisait une grimace amère : des capitaux ! et poussait un soupir de regret : il se savait précoce, résolvant en se jouant tous les problèmes de comptabilité, d’organisation financière ou de droit usuel avec une perspicacité sans pareille, trouvant la solution juste où des praticiens se fussent trompés. Le Frère Maninc en vint à lui confier des examens de livres dans les expertises dont on le chargeait. Bernard en concevait de l’orgueil ; il suivait attentivement les affaires litigieuses dans les journaux spéciaux ; mais parfois il se reprochait d’admirer tel aventurier particulièrement subtil qui avait su si bien tourner la loi sur les Sociétés ; il était heureux qu’on l’eût coffré tout de même comme si sa réussite eût dû l’exposer à une grande tentation. Souvent cependant il se disait que, les apologues juridiques du Frère Maninc venant tous de la Gazette des Tribunaux, la moralité n’en pouvait qu’être toujours exemplaire mais que, peut-être, il existait de par le monde des aventuriers plus subtils encore ou plus puissants qui vivaient tranquillement honorés de tous.

Ces Rothschild de Londres dont parlait autrefois Lazare ?… Il était bien vrai aussi que, parfois, on était à cheval sur l’honnête et le malhonnête. Et, là également, il se remémorait avec une sorte de gourmandise satisfaite les leçons que leur faisait le Père Régard sur la casuistique. Le Père jugeait nécessaire au développement de l’intelligence la connaissance de cet art en effet admirable qui soumet à son attention les retraites les plus secrètes de l’âme. Bernard y prenait un goût de l’examen de conscience, de la méditation ; il y multipliait son aptitude déjà grande à la prudence et, par ce tour devenu réflexe, exerçait sur son caractère l’empire le plus vigilant. En outre, une sécurité intérieure l’armait désormais ; il se voyait mis peu à peu en mesure de disséquer la pensée étrangère et il retirait de cette conviction une puissance qui se traduisait en sérénité. Il se tenait désormais pour inattaquable.

Il entrait dans sa dix-neuvième année, on était en Juin 1883, lorsque le Frère Valier qui, à plusieurs reprises l’avait déjà pressenti, lui demanda fort sérieusement s’il croyait avoir la vocation. « Je vous ai accordé un an pour vous interroger, dit-il, il est temps maintenant de vous donner à vous-même une réponse. Si vous n’avez pas la vocation on n’a plus rien à vous apprendre ici, et vous pourrez à la fin de l’année débuter dans une carrière où vous saurez faire beaucoup de bien et où nous ne vous ménagerons pas notre appui. Si vous avez la vocation, vous aurez à choisir : être prêtre et alors, passer une année à perfectionner le peu d’humanités que je vous ai fait faire, puis aller au Grand Séminaire ; être Frère et alors passer au Petit Séminaire spécial d’où vous pourrez retourner ici comme adjoint au Frère Maninc qui serait heureux de vous avoir auprès de lui ». Bernard demanda encore une quinzaine de répit. « C’est accordé, dit le Frère. D’ailleurs, je pense qu’il serait bon pour vous de passer ces quelques jours auprès des vôtres. En somme, vous ne devez rien faire sans leur conseil et leur assentiment ».

En sortant du collège, il regarda sa montre : dix heures ; il avait le temps de passer chez Blinkine et d’arriver pour déjeuner rue des Rosiers ; il se rendit tout de suite chez le banquier qui le reçut fort aimablement, mais ajouta :

— Vous n’avez sans doute pas vu Abraham depuis plus d’un mois sans quoi vous sauriez qu’il n’habite plus ici.

— Comment ? fit Bernard interloqué.

— Parfaitement, dit le banquier que cet étonnement amusait. Ignorez-vous donc que, vous comme lui, êtes maintenant de grands jeunes gens ? Alors, comme Abraham est sérieux, que je suis tranquille sur son travail et que je sais qu’il ne joue pas, ne boit pas, n’excède pas enfin les fredaines de son âge, je lui ai accordé son petit logement où il prépare sa licence. Allez donc le voir, 84 bis Quai de l’Horloge, il sera si content de bavarder avec vous !

— Est-ce bien sûr qu’il soit chez lui ? demanda le jeune homme qui se sentait subitement intimidé et qui s’en voulait.

— Oui, c’est sûr, je ne voulais pas vous dire qu’il y aurait pour vous une surprise ; mais il y a une surprise pour vous et c’est cela qui me fait certain de la présence de mon fils à son logement.

Bernard tout intrigué se rendit rapidement à l’adresse indiquée ; depuis le palier il entendait des rires, des bruits d’assiettes, des fredonnements de voix féminines et comme une rumeur de fête.

— Tiens, se dit-il, on s’amuse là-dedans. C’est peut-être la surprise : quelque anniversaire…

Il sonna. Il perçut une galopade, des cris : Ce sont les huîtres ! Non, la glace ! répondait la voix d’une femme. J’y vais ! Non, c’est moi.

La porte s’ouvrit. Une fille svelte et jolie parut qui prit une mine effarouchée. Elle examina Bernard, ses pantalons élimés et raides, son veston étriqué, trop court des manches, l’inénarrable chapeau rond d’où sortait une tignasse ébouriffée ; elle lui trouva l’air d’un sacristain.

— Si vous venez pour le pain bénit, lui dit-elle en éclatant de rire, il est trop tôt.

Bernard, noir de honte et de colère, se taisait en fronçant les sourcils.

— De quoi, reprit-elle, on peut pas blaguer sans fâcher Mossieu ? Vous devez vous tromper d’étage, hein ? ici c’est chez le Zigue Blinkine.

La voix d’Abraham se fit entendre ; mais elle :

— Il dit rien, il est gelé. Je te disais bien que c’était la glace ». Et elle pouffa de rire.

Bernard se détourna, prit la rampe, mais Abraham arrivait :

— Comment ! c’est toi ! et tu t’en serais allé ! au lieu de claquer cette insupportable personne ?

Il envoya une tape amicale à la jeune femme qui feignit la douleur et tendit sa joue à Bernard avec une grâce irrésistible : « Bécot là, pour guérir ». Il la baisa du bout des lèvres. « Autre bécot, dit-elle, et mieux que ça ». Puis : « Encore un autre pour faire ami » et comme il se penchait de nouveau elle vira brusquement et écrasa sur la sienne une bouche humide comme un fruit. Il sourit.

— Ça va ? fit-elle en arrangeant ses cheveux. Cependant Blinkine philosophe et narquois s’amusait.

— Je vais te faire voir un oiseau plus rare et que tu aimeras mieux », lui dit-il. Il ouvrit la porte d’une petite pièce qui lui servait de salon et de bureau. « Regarde si tu reconnais ce monsieur ? »

C’était François.

— Eh ! que je suis content, mes enfants, disait un moment après Abraham tandis que la concierge, cuisinière de fortune, leur servait les huîtres : quelle veine de t’avoir là le jour de l’arrivée de François, mon pauvre Bernard ! Dire que j’ai hésité à venir te demander à ta boite ! Ah ! si les bons Frères savaient que tu déjeunes avec un juif, un mécréant et une fille folle de son corps !

— Une fille folle de son corps ! entendez comment il vous traite. Mâme la concierge, dit le friquet… À moins que tu dises ça pour moi ? ajouta-t-elle d’un ton plein de courroux et de tendresse. Si oui, je divorce ! Ah ! Monsieur vient quand ça lui chante, m’attendre à la sortie de l’atelier ? Je t’en ficherai, moi ! Au bras d’un autre, fou de son corps.

La stupéfaction de Bernard touchait an scandale. Il existait donc des femmes aussi libres de propos et d’allure et de pensée, aussi parfaitement libres, libres tout court, libres enfin ! et séduisantes… car elle plaisait cette petite diablesse ; on la sentait gentille et bonne fille, tout de même ; rien de vicieux dans cette physionomie de gamine. Il se rembrunit. L’enfer la guettait. Et tout d’un coup la disproportion du châtiment au péché lui apparut évidente. Voyons, ce n’était pas possible ! il n’avait jamais envisagé le péché que sous deux aspects : l’un était d’une figure sombre, tragique et solitaire, comportant un satanisme, une conscience effroyable dans le mal, une tentative métaphysique de bouleversement de la création ; l’autre, paré de couleurs riantes, c’était le vice rongeur qui décompose et se complaît en soi. Il n’avait jamais envisagé, entre ces extrémités également coupables, cette expansion de naturel qu’il ne pouvait s’empêcher de sentir ignorante du stupre et innocente de toute offense à la Divinité. Tout son édifice si rationnel, si parfaitement construit et dont la stabilité n’avait pour lui jamais fait question lui parut ébranlé ; il s’inquièta. Et, en même temps, il lui semblait que montait une espérance d’en bas comme du fond des entrailles.

Mais François racontait son existence marine. Il était hâlé, presque noir, carré d’épaules ; on le sentait d’une colossale vigueur. Il avait gardé son sourire rêveur et il ne semblait pas qu’aucun nuage eût passé sur ses enthousiasmes. Les escales, les bordées, la chasse dans les paradis déserts, le miracle des climats sur les vierges terres dans les mers du Sud, tout cela passait sur ses lèvres en paroles enivrées dites comme pour lui seul tandis que les yeux regardaient à l’infini. La blonde Claudie l’admirait.

— Qu’il est beau, ce petit, disait-elle, hein, qu’il est beau ! Et il a tout vu ! En avez-vous vu de plus belle que l’enfant ? ajoutait-elle en se désignant.

Non, certes, jamais d’aussi belle ; il racontait les femmes des pays lointains, les femelles brusquement étreintes dans les bouges, les molles mélanésiennes, les belles canaques des Îles-sous-le-Vent qui étaient des épouses temporaires durant le chargement du coprah ; et, quelquefois, la passagère de l’unique cabine, l’Américaine ou l’Australienne neurasthénique qui voulait passer sur un bateau à voile trois mois entre le ciel et l’eau et qu’affolaient le sel, l’azur et l’alizé…

Claudie battait des mains. Qu’il était crâne ! et cette vareuse de marin, ce col bleu dégagé, comme ça lui allait. Il ne fallait pas s’étonner qu’il eût des succès ce beau gas. Et, tout d’une pièce, se tournant vers Bernard :

— Ce cachottier là aussi doit en avoir eu des bonnes fortunes, allez. Ça plaît aux femmes cet air patelin avec ces yeux pas commodes ! Racontez-nous ça un peu, dites ?

Bernard s’apercevait avec stupeur que sa gêne dans cette conversation venait non de la liberté du sujet mais de n’avoir rien à dire ; il convenait qu’à l’instant il souhaitait sourdement d’avoir eu quelque aventure, d’avoir péché, qu’il se sentait inférieur ; il eut honte de lui-même et son esprit se perdait parmi les méandres compliqués des désirs, des scrupules, des remords mutuellement, instantanément et à l’infini engendrés.

On servait le café lorsque Claudie ayant jeté les yeux sur la pendule poussa un cri, prit les hommes à témoin de sa stupeur et de la vérité de son oubli, enfonça son chapeau d’un coup de poing, embrassa tout le monde et disparut en trombe dans l’escalier en criant : Qu’est-ce que la Première va me passer !

— Bah ! dit Blinkine, on la sait consciencieuse et c’est une ouvrière de premier ordre, on ne lui dira rien. Et maintenant que ce démon est parti, parlons un peu de toi, Bernard, que deviens-tu ?

Il s’expliqua, conta sa vie sans rien omettre d’essentiel, s’avoua fort embarrassé, demanda conseil. François fit une moue ; il avouait son incompétence et se désintéressait d’ailleurs de toutes les questions de cet ordre. Les seules choses qui pussent retenir son attention étaient, en dehors de la technique de son métier qu’il connaissait bien et où il cherchait à se perfectionner par tous les moyens, les livres des navigateurs, des explorateurs et des poètes. Le reste…

Mais Blinkine réfléchissait.

— Écoute, Rabevel, dit-il à son ami, ce sont là des choses tort sérieuses et qui engagent toute une vie. En somme jusqu’ici tu as vécu dans une serre, tu ne sais rien de l’existence, tu t’es fait un monde spécial et idéal, fort beau, propre, merveilleux ; mais, sans te fâcher, bien éloigné de la vie courante ; ton étonnement de tout à-l’heure devant cette enfant suffira à te le prouver à toi-même. On te donne les moyens de continuer cette existence virtuelle, cette espèce de mirage miraculeux en marge de la vie, ce jeu de l’intelligence et de la conscience. On te donne à choisir : cela vaut la peine. S’il faut tout te dire, j’envie, moi, l’existence du Frère Maninc ; ce pur jeu de l’esprit m’enchante, la spéculation sur les passions humaines qui arrivent à lui épurées sous les espèces de jugements et des articles du Code, la spéculation sur les valeurs et les marchandises purement, admirablement théoriques, les combinaisons de graphiques, ces recherches désintéressées de lois, tout cela venant se combiner aux études casuistiques de ton Jésuite, quel rêve d’une existence surprenante et sans seconde ! Évidemment Blinkine eût sauté sur cette occasion.

— Je ne vois pas cela tout à fait ainsi, répondit Bernard posément. Toi, tu es un imaginatif, un mathématicien pur, un abstrait ; tu es le frère spirituel de Maninc. Nous sommes loin l’un de l’autre. Maninc m’instruit, il me donne des armes, mais je ne vais pas sur sa route. Il cultive l’étude des hommes pour elle-même ; moi je la pratique pour m’en servir ; il étudie à fond les combinaisons de la finance et du commerce pour leur beauté propre ; moi je ne m’intéresse à elles que pour en user. S’il parle d’un produit A, mes mains palpent du coton, soupèsent des grains. S’il fait intervenir une valeur X, je vois le chèque, les vignettes de la Banque de France, et, derrière tout cela, je ne sais quoi de somptueux mais de concret : un hôtel, un monsieur en pelisse qui me ressemble, une voiture de maître avec des cuistres reluisants… Tu comprends, pour le moment je me confesse à toi ; il n’y a pas péché à avoir de l’ambition si elle est saine et propre ; et je crois que c’est mon cas. D’autre part, je suis bien attiré par cette quiétude de la chapelle, l’ardeur des prières, les voluptés souveraines des sacrements. Mais l’un et l’autre sont-ils possibles ! Me voilà hésitant devant l’existence que je ne connais pas.

Blinkine l’avait écouté avec attention.

— Il ne s’agit pas de tout cela pour le moment, répondit-il. J’ai plus que toi, je le vois, l’esprit spéculatif pur et même métaphysique. Or il s’agit de vocation. Je me suis interrogé moi-même à un moment de ma vie là dessus : le rabbin me pressait beaucoup. Et note que, chez nous, la contention de la chair n’existe pas, les rabbins sont mariés. Oui, je sais, je sais, ou plutôt je devine ce que tu vas dire ; mais, Bernard, pour pur que tu sois en cet instant, rien ne te garantit l’avenir ; peut-être ne le seras-tu plus dans un mois, dans huit jours, que dis-je ? demain, ou ce soir. Enfin cette grave question qui est d’un ordre naturel, donc divin, mise à part, je vois dans la vocation une chose pure de tout alliage, de tout calcul, un appel irrésistible et définitif, un cri tel du dieu intérieur qu’on ne peut ni hésiter, ni s’y tromper. Or, manifestement, tu ne perçois rien de tout cela. Donc, tu peux faire un prêtre, peut-être un bon prêtre, mais enfin Dieu ne t’y aura point contraint.

Il s’arrêta pendant quelques secondes et, devant la mine penaude de son ami, ajouta :

— Maintenant n’oublie pas que je ne suis qu’un juif qui n’entend rien à toutes ces choses.

Il se tourna vers François, pour changer de conversation :

— Eh ! mais, que contemples-tu, toi ? Fichtre !

— Je crois bien que ce sera ma fiancée, dit Régis en lui tendant une petite photographie. Mon père me pousse beaucoup à me marier jeune, il voudrait, comme il dit, faire sauter des petits-fils de bonne heure. Or, voilà : à la pension de famille Riquet que j’habitais autrefois ici et que vous connaissez bien, la patronne avait une nièce de deux ans plus jeune que moi et qui habite avec son père dans le Rouergue ; ne la reconnaissez vous pas ? enfants, vous l’avez pourtant souvent vue cette petite qui était si gentille !

— Mais en effet, s’écria Bernard, je la reconnais ! C’est cette petite Angèle Mauléon qui m’agaçait tellement.

— Justement ! Eh bien ! figurez-vous qu’en arrivant avant hier à Paris je revois mon Angèle Mauléon chez sa tante, mais combien transformée ! Est-elle belle ? Dites-moi si ce visage n’appelle pas le baiser ? Avec cela, douce, tendre, vraiment charmante ; son père va venir ; mon père le verra ; quand ils repartiront pour le Rouergue je serai fixé. Si tout marche vous serez de noce à mon retour, c’est à dire dans trois ans.

— Voilà de longues fiançailles, dit Bernard.

— N’est-ce pas, l’abbé ? » répondit François en gouaillant. Il se tut aussitôt devant l’expression du visage blessé. Mais Abraham :

— Si tu avais la vocation, tu prendrais une autre mine, mon vieux, quand on te donnerait un titre dont tu devrais sentir la grandeur.

Le jeune Rabevel fit une mène désolée. Il sentait bien la justesse de telles observations mais il lui semblait que bien des éléments de jugement échappaient à Blinkine et il ne pouvait vraiment tout dire, tout expliquer, tout exposer : un tel faisceau de choses, de réflexions, d’actes, de projets composaient le bloc de sa vie intérieure. Tout cela vraiment n’était pas si simple : il en avait de bonnes, cet Abraham. Croyait-il que la vocation fût chose si facile, si nette, qu’il ne fallût pas chercher en gémissant ; et même que les desseins de Dieu ne fissent pas leur part aux tentations ? Il eut un élan de piété : les voies de Dieu sont impénétrables, qui sait si ce déjeuner, ce spectacle soudain de vie aimable et aisée, ce n’était pas là justement une épreuve ? Il quitta ses camarades ; dans le vestibule, un chapeau de Claudie lui rappela la scène de tout à l’heure : il revit la gorge à peine voilée de la jeune femme, il en sentit le parfum et de nouveau ce baiser écrasé de figue mûre ; encore une fois toutes ses théories théologiques se présentèrent et vacillèrent. Il les éprouva détachées du bloc de sa personne propre, prêtes à tomber ; il s’y raccrocha désespérément en faisant en lui une espèce de nuit. Des souvenirs terribles lui venaient : Jouffroy perdant la foi en quelques heures dans une tempête intellectuelle, tel autre philosophe, tel pénitent sur la voie de la sainteté, subitement égarés d’un coup ; il observait que ces hommes avaient eu précisément le caractère orageux et impulsif, l’intelligence prompte et dure qui étaient les siens. Il sentit la peur ; plus que jamais il se raccrochait. Il se refaisait les raisonnements métaphysiques du Père Régard, se récitait des preuves : mais que cela lui paraissait pâle et flou ! il marchait là, dans la vie, son pas était élastique sur le sol ferme ; il coudoyait les passants ; parfois une chair de femme s’appuyait à lui dans la foule ; que ces raisonnements étaient loin ! Et puis enfin, Dieu, s’il existait… (S’il existait ! Mais oui, il existait, malice du Démon !) enfin, Dieu n’avait pas fait la morale de l’Église ; et, avec celle-ci, d’ailleurs… La casuistique qu’il n’avait jamais songé à appliquer à sa défense vint à lui, indulgente et bienfaisante. Il y pressentit tous les repos et il rêvait vaguement d’une libération définitive.

Par moments pourtant une révolte contre lui-même le secouait. Il se trouvait dégoûtant, bas et lâche ; et si coupable. Il fut sur le point de retourner au collège… Non, il n’irait pas, que dirait-on ? Il devait voir les siens, prendre ces quinze jours de réflexion et de repos. Le Père Régard avait bien prévu la crise, il comptait sur lui. Soudain, comme il entrait dans la rue des Rosiers, il songea combien il était indigne de la confiance du Jésuite. Il se jugea méprisable. Et sans plus réfléchir, les larmes aux yeux, il prit les jambes à son cou et courut tout d’une traite jusqu’à la rue des Francs Bourgeois. Il se confesserait, il ferait pénitence, demain il communierait et commencerait une retraite ; maintenant il sentait bien que Dieu l’appelait.  Il arriva au Collège, monta jusqu’à la chambre du Père : elle était vide. Il redescendit ; on lui apprit que le Père dînait chez le curé de la Madeleine. Il s’aperçut alors qu’il était déjà tard. Il résolut sur le champ de dîner à la maison puis d’aller aussitôt à la Madeleine. Mais qu’allait-on dire chez lui quand il dirait qu’il venait de se décider à entier dans les Ordres ?

Bien sûr, on ne demanderait pas mieux que de se débarrasser d’un enfant gênant et difficile. Il se reprocha ce jugement téméraire. Il rentra et trouva son monde attablé. Rodolphe était couché ; on l’entendait tousser dans la chambre : « Il ne va pas » dit Eugénie. Elle était toujours belle, même resplendissante. À un moment son sein se souleva, ce sein qu’il avait touché et il imagina dans un éclair Blandine nue devant les lions. Quand il expliqua sa venue, les vieux ne dirent rien ; ils étaient cassés et pour la première fois sortant devant eux de lui-même il les trouva affaissés, usés, si changés en ces quatre ans où il les avait à peine entrevus. Noë lui dit : « Mon petit, tu es libre, entièrement libre ; je ne tiens pas à avoir un curé dans la famille mais, enfin, tu es libre de le devenir ». Et comme Bernard regardait Eugénie d’un air interrogateur : « Que veux-tu que je te dise ? » fit-elle, « Ton oncle a raison : et puis, c’est lui le maître à cette heure, comme de juste. Il nourrit la maisonnée depuis la maladie de Rodolphe ». Noë la fit taire. C’était la justice qu’il aidât les siens. Encore heureux qu’il pût le faire ne s’étant pas marié. Une rougeur fugitive passa sur leur front. Bernard sentit parfaitement et comme matériellement la présence du désir, pour si respectueux, secret et peut-être inconscient ou terrorisé de l’inceste que fût ce désir. Adossé à sa chaise, il voulut s’examiner, fermer les yeux. Mais des images nues le visitaient qu’il ne se rappelait pas avoir jamais vues. Il se reprochait sa complaisance en s’y attardant. Tout d’un coup il se souvint qu’il devait aller à la Madeleine ; bah ! neuf heures, il avait le temps. Eugénie lui servait du thé ; par la grande emmanchure du peignoir il vit tout entier le bras, la chair ferme et blanche, le duvet au fond et l’ombre qui partait de l’aisselle trahissant une rondeur commençante ; elle continuait à le considérer comme un petit garçon, lui mit la main sur les yeux par gaminerie : il appuya sa tête au creux de la poitrine et il sentait le cœur battre et les seins tièdes contre ses oreilles glacées. Dix heures ! il ne pouvait se résoudre à sortir. Eugénie alluma enfin les bougies, et lui souhaita le bonsoir. « Ta chambre est prête » lui dit-elle. Il monta. Devant la glace il se peigna soigneusement : « Je prendrai l’omnibus à l’Hôtel de Ville, se disait-il, je serai chez le curé de la Madeleine à la demie, ce sera assez tôt, je sais que le Père ne s’en va jamais avant onze heures quand il dîne là ». Il lustra ses bottines d’un coup de chiffon, prit le bougeoir et se disposa à sortir de la chambre. Comme il mettait la main sur le bouton de la porte, il crut entendre un soupir ; il s’arrêta ; le bruit se répéta, venant de la chambre voisine : il comprit aussitôt et il lui sembla en même temps qu’il refusait de s’examiner, de soumettre ses actes prochains à sa conscience ; il repoussait toute réflexion définie, devenait un automate volontairement abandonné à l’instinct. Il quitta son chapeau, ses chaussures, se dévêtit, passa sa chemise de nuit et son caleçon, mit ses pieds dans des savates ; puis, résolument, il cogna à la cloison : « Avez-vous fini ? » cria-t-il. Un colloque de voix confuses lui répondit. Puis une voix d’homme insultante : « Ta gueule eh ! curé ! » Il eut un sourire de triomphe, sortit, essaya de pousser la porte voisine sous laquelle filtrait un rais de lumière. La porte résista ; il força lentement, irrésistiblement, arqué de tous ses muscles : le verrou léger céda enfin. Brusquement entré, il se vit en face de deux êtres nus, et, délibérément, se jeta sur le mâle. Toute sa jeune puissance inentamée, sa vigueur vierge se décuplait du désir de la femme. Il empoigna l’homme au cou, l’attira au sol et sonna de sa tête à plusieurs reprises sur les carreaux avec une rage qu’il ne s’expliquait même pas ; il entendait haleter la femme immobile derrière lui ; l’autre ne bougeait plus. Il crut tout d’un coup l’avoir tué et sua mais l’homme reprenait ses sens ; il lui mit ses hardes sur les bras, le dressa debout, le porta presque jusqu’à la porte de l’escalier de secours et d’une bourrade le précipita dans le limaçon. Il referma la lourde porte derrière lui, poussa le verrou et revint à la chambre où la femme hébétée, toute nue, restait assise sur le bord du matelas. Il observa que ce n’était pas la même servante qu’auparavant mais qu’elle était jeune et désirable, « Couche-toi donc », lui dit-il. Elle le regarda craintivement et s’étendit, retenant son souffle. Mais lui, d’une voix rauque :

— « Allons, fais-moi place. »

Elle le regarda de nouveau, le trouva beau et fort, sourit un peu et se poussa vers le mur. Alors il acheva de se dévêtir et s’allongea auprès d’elle.