Rachel - Histoire Lombarde de 1848/02

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RACHEL
HISTOIRE LOMBARDE DE 1848.



IV.

On a vu quel trouble avaient jeté dans la famille d’un fermier lombard les événemens de 1848[1]. C’est en de telles crises que se retrempent les populations vraiment dignes de l’indépendance. Les mêmes causes qui avaient condamné à une vie stérilement agitée un des fils du fermier Stella devaient opérer, grâce à des circonstances plus favorables, une transformation salutaire chez les frères de Paolo, chez Pietro surtout, et c’est encore à Rachel, à la nièce du fermier, qu’allait appartenir le principal rôle dans les derniers événemens de ce récit.

Au moment même où M. Stella, voyant sa ferme presque cernée déjà par la police, avait entraîné son fils Paolo sur la route de Pavie, Rachel, qui avait retrouvé toute sa présence d’esprit, s’était élancée vers une chambre qui donnait sur la route juste au-dessus de la grande porte, et y avait fait du bruit pour attirer l’attention des gendarmes. Ceux-ci commencèrent à crier : — Holà! quelqu’un! ouvrez! au nom de sa majesté l’empereur! Ne craignez rien, nous sommes des amis. — Ne recevant aucune réponse, ils jetèrent de petites pierres contre les carreaux de la fenêtre. Rachel alors s’écria : — Qui est là? — comme une personne qui vient de se réveiller en sursaut. — Amis, amis! ouvrez vite.

— Qu’y a-t-il à cette heure? dit la jeune fille en se tenant de côté près de la fenêtre qu’elle venait d’entr’ouvrir, comme si elle eût craint l’attaque nocturne d’une Lande de brigands. Que voulez-vous? Ne peut-on laisser le pauvre monde dormir en paix?

Pendant que l’entretien se continuait ainsi, Pietro se glissa sans bruit près de Rachel, et lui dit tout bas : — Ils sont partis sans avoir été aperçus. Que veulent ces gens?

— C’est la police, répondit Rachel du même ton de voix et en recommandant du geste le silence.

— Ouvrez, ouvrez donc! répétaient les gendarmes.

— Mais que voulez-vous? dit encore Rachel; on n’ouvre pas ainsi la porte d’une ferme isolée à pareille heure de la nuit à des gens qu’on ne connaît pas. Bien des fermiers ont payé de leur vie une semblable imprudence.

— Ne craignez rien, ma belle enfant, dit l’un de ces hommes avec une voix qu’il s’efforçait de rendre mielleuse; nous sommes d’honnêtes gens qui venons au nom de son excellence le directeur de la police pour nous assurer qu’aucun malfaiteur n’est caché ici.

— Si vous appartenez à la police, reprit Rachel, vous avez des papiers qui le prouvent?

— Sans doute, nous sommes parfaitement en règle, et vous n’avez qu’à ouvrir pour vous en convaincre.

— Ce n’est pas moi qui prendrai cette responsabilité. Je m’en vais réveiller mon cousin Pietro, qui, en l’absence de son père, est le maître ici, et il verra ensuite ce qu’il devra faire.

— En l’absence de son père, dites-vous? Est-ce que le signor Stella n’est pas à la ferme?

— Non, monsieur.

— Voilà qui est extraordinaire! Et quand est-il parti? Il était ici positivement ce même jour à midi.

— Il est parti il y a quelques heures.

— Et pourquoi?

— Un passant lui a dit qu’il y avait trois belles vaches à vendre à je ne sais plus quel marché demain matin. Mon oncle, qui se proposait d’aller un de ces jours en Suisse pour acheter du bétail, a pensé qu’il pourrait se dispenser de ce voyage en se rendant à ce marché, et il est parti sur-le-champ.

— Est-il parti seul?

— Mon cousin Orazio est avec lui.

Cette conversation était pleine d’intérêt pour les agens de la police, qui, croyant avoir affaire à une jeune fille réveillée en sursaut, espéraient lui arracher des aveux avant qu’elle eut concerté ses réponses avec le reste de la famille. Le chef des agens pourtant, le trop célèbre M. Lamberti[2], ne fut pas entièrement la dupe des explications de Rachel. — J’ai peine à croire que cette fille dise la vérité, dit-il tout bas à l’un de ses hommes. Un vieillard comme le signor Stella ne part pas ainsi d’une heure à l’autre, la nuit, sans en informer personne, et je ne serais pas étonné si le gibier était en train de s’évader pendant qu’on nous tient ici à parlementer. Prends quelques hommes, et place-les de distance en distance autour de la ferme. Si quelqu’un paraît, qu’on l’arrête, et s’il résiste ou prend la fuite, ma foi, qu’on tire dessus comme sur une bête fauve ! Ce n’est pas le moment d’avoir le cœur tendre.

M. Lamberti était une illustration vivante de ces belles paroles, car son fils s’était suicidé la veille[3], et cet événement n’avait en aucune façon troublé le cours majestueux de son existence. Enrôlé dès sa première jeunesse dans une brigade de sûreté créée pour purger les routes des brigands qui les infestaient, M. Lamberti avait mené pendant plusieurs années la vie la plus aventureuse et la plus méritoire, attaquant seul des bandes entières, s’introduisant dans les repaires des bandits pour mettre la main sur eux. Quoique souvent et gravement blessé, il avait pu, grâce à une force vraiment extraordinaire et à un invincible courage, accomplir des faits et des gestes dignes d’une Iliade. Son nom était devenu la terreur des brigands et des malfaiteurs de toutes les nuances, dont il était le principal agent de destruction. Peut-être fut-ce pour le récompenser de ses services, peut-être aussi pour tirer parti de son zèle, même après que ses forces physiques avaient cessé d’y répondre, qu’on le fit passer de la brigade de sûreté dans le corps des agens de la police politique. Ses émolumens furent doublés, et ses fatigues ainsi que ses dangers diminués, ce dont M. Lamberti se trouva fort satisfait. Il mettait son honneur à réussir dans ses entreprises, et la capture des hommes était pour lui une espèce de chasse qu’il poursuivait avec passion. Il ne comprit point que les périls dont sa première condition était entourée en effaçaient seuls l’infamie. Il se dit que dans sa nouvelle carrière la ruse lui serait plus utile que la force, et il devint aussi rusé qu’il avait été fort, aussi persévérant qu’il avait été brave, tout en demeurant aussi satisfait de lui-même que par le passé. L’instinct moral du public ne se trompe guère toutefois en ces sortes d’appréciations : les anciens exploits du sbire furent oubliés, et on maudit en lui l’espion méprisable aussi bien que le persécuteur sans pitié. Agé alors d’une soixantaine d’années, M. Lambert! était encore vert, et doué d’une certaine beauté septentrionale qui rappelait les barbares de l’ancienne Germanie. Ses manières étaient tantôt rudes et impérieuses, tantôt câlines et doucereuses, trahissant en lui le double caractère de l’aventurier courageux et de l’inquisiteur perfide. Tel était l’homme chargé d’arrêter Paolo et Filippo et de les conduire morts ou vifs à Milan.

Au bout de quelques instans, la voix de Pietro se fit entendre à la fenêtre que Rachel avait ouverte d’abord, et les mêmes questions reçurent les mêmes réponses. M. Lamberti perdit alors patience, et menaça d’enfoncer la porte. — Un moment, messieurs, répondit Pietro en faisant jouer l’amorce d’un fusil; je n’ai aucune envie ni de résister ni de manquer de respect aux représentans de l’autorité légitime.

— Qu’entendez-vous par l’autorité légitime? s’écria M. Lamberti furieux, qui croyait saisir une allusion révolutionnaire. Répondez, ou je vous ferai pendre tout à l’heure.

— J’entends parler de l’autorité de sa majesté l’empereur Ferdinand, répondit Pietro de la meilleure foi du monde. Si vous êtes réellement ce que vous dites, vous serez traités ici avec tous les égards qui vous sont dus; mais il faut d’abord que vous me fournissiez des preuves de votre identité. Pardieu! je n’ouvrirai pas que vous ne m’ayez montré vos papiers. Je vais descendre au rez-de-chaussée et ouvrir le volet d’une petite fenêtre grillée qui donne sur la rue; vous me présenterez vos ordres à travers la grille, et je vous ouvrirai ensuite. Je sais bien que je m’expose à recevoir une balle dans la tête, si vous n’êtes pas ce que vous dites; mais cela ne vous avancerait guère de vous débarrasser de moi. Mes frères sont couchés dans une pièce peu éloignée, et au premier coup de feu ils seront sur pied, ainsi que nos gens. Maintenant attendez une minute, et je suis à vous.

Pendant que ces paroles s’échangeaient, Rachel était retournée auprès de la famille, et chacun, obéissant aux instructions qu’elle apportait de la part de Pietro, s’était enfermé dans sa chambre. Toutes traces du séjour de Paolo dans la cachette avaient déjà disparu, et quand Pietro eut pris connaissance des papiers en question et qu’il ouvrit la porte d’entrée en adressant à M. Lamberti et à ses gens les plus humbles excuses pour sa défiance et sa lenteur, la ferme n’était pas moins silencieuse que le château de la Belle-au-Bois-dormant.

— Où sont les membres de votre famille? demanda le chef des agens autrichiens. — Couchés, excellence, et sans doute dans leur premier somme. Si votre excellence me l’ordonne, je vais les appeler.

Le chef de police fit un geste affirmatif et suivit Pietro, qui alla frapper aux portes des chambres occupées par ses parens. Tout se passa comme il avait été convenu. Au bout de quelques instans, les portes s’ouvrirent, et chacun des membres de la famille se présenta un flambeau à la main, à moitié vêtu et se frottant les yeux comme au sortir d’un profond sommeil. Des interrogatoires séparés commencèrent aussitôt, et M. Lamberti n’épargna même pas la pauvre Mme Stella, qui le regardait comme un ogre venu tout exprès pour dévorer sa progéniture. Heureusement la leçon avait été si bien et si récemment apprise que personne ne se trompa d’un mot. Cependant Pietro et Cesare étaient allés chercher du vin à la cave, et les jeunes filles avaient mis le couvert. Pietro invita M. Lamberti et ses compagnons à se rafraîchir. Ceux-ci ayant consenti sans se faire prier, la conversation ne languit guère, grâce surtout à Cesare, qui éprouvait une sympathie véritable pour tous les agens du pouvoir, et dont le dévouement était encore doublé par la pensée du tour qu’il leur jouait. — Les pauvres gens! se disait-il; tout le monde les trompe, et moi comme tout le monde ! Ils ne font pourtant que leur devoir. Je ne comprends pas qu’on soit si mal disposé pour eux !

Enfin Mme Stella et Pietro lui-même commençaient à se flatter que la terrible escouade allait repartir sans causer d’autre mal que la peur, lorsque M. Lamberti, ayant mangé de fort bon appétit et vidé plusieurs bouteilles, se tourna vers Pietro et le pria d’appeler les serviteurs et les journaliers de la ferme, afin qu’il pût leur adresser quelques questions. Mme Stella sentit ses jambes se dérober sous elle, car aucun des domestiques n’était prévenu, et tous ignoraient encore le départ du fermier. Il fallait s’attendre à ce qu’ils exprimassent leur étonnement de ce départ subit, et qui pouvait prévoir l’effet que produirait cet étonnement sur M. Lamberti? Il n’y avait pourtant pas à hésiter; il fallait obéir, et si Pietro songea un instant à prévenir ses serviteurs des dangers auxquels un mot imprudent de leur part pouvait l’exposer lui et les siens, il dut abandonner cette pensée, car l’un des agens l’accompagna pendant qu’il allait les éveiller. En rentrant toutefois, il remarqua que Rachel avait disparu, et il se dit qu’elle était sans doute allée donner aux serviteurs avis de ce qui se passait. Elle revint au bout de peu d’instans, et le regard qu’elle échangea avec son cousin lui prouva qu’il avait deviné juste. Bientôt un à un, deux à deux, par groupes, parurent les serviteurs, dont la physionomie trahissait les nuances les plus diverses de la surprise et la crainte. Le paysan lombard, celui du moins qui habite la Basse-Lombardie, ne connaît pas son maître et n’a affaire qu’au fermier. Il en est ordinairement maltraité et se tient vis-à-vis de lui dans un état d’hostilité mal déguisée. S’il se plaint (ce qui ne lui arrive pas souvent), le fermier lui répond qu’il le traite comme lui-même est traité par le maître, que s’il ne paie pas son fermage, le maître le chasse et le ruine, qu’il est par conséquent forcé d’être dur à son tour pour le paysan. Celui-ci, qui est très fin et point du tout véridique, n’ajoute pas une foi implicite aux paroles du fermier; mais il aime autant les admettre en partie que de les repousser toutes. Pour parler plus clairement, il en admet juste ce qu’il lui faut pour se créer dans la personne du maître un nouvel objet de haine et de ressentiment, et pas assez pour justifier le fermier et en faire un objet digne de pitié. — Pourquoi, me demandera-t-on peut-être, pourquoi ce besoin de haine de la part du paysan? Parce qu’il est malheureux, grossier, ignorant, et peu chrétien, s’il faut le dire. Il fréquente régulièrement les églises, remplit tous les devoirs du culte et croit implicitement à tous les miracles; mais s’il est faux que l’église catholique interdise à ses fidèles la lecture de l’Evangile, comme le prétendent les protestans, il est malheureusement trop vrai qu’elle ne la recommande pas, et qu’à peine sur cent paysans sachant lire, on en trouvera un qui ait la moindre connaissance de ce code incomparable de morale chrétienne. Je ne crains donc pas d’affirmer que les sentimens chrétiens, l’amour du prochain, le pardon des injures, le respect pour la vérité, sont presque absolument étrangers au cœur de l’habitant pauvre des pays catholiques. Le clergé s’efforce de diriger sa conduite extérieure: cette tâche même n’est pas aisée, et il la remplit assez bien; mais que peut-il contre la dépravation intérieure? La lecture de l’Evangile, qui serait un puissant remède, il se garde bien de la conseiller. La foi du Lombard dans l’infaillibilité de l’église catholique ne pourrait-elle pas s’en trouver ébranlée? Pareille chose est arrivée et arrive encore. Des deux maux, il est naturel que le clergé choisisse celui qui ne doit pas retomber sur lui.

Le paysan de la Basse-Lombardie est d’ordinaire, ai-je dit, l’ennemi naturel de son maître et du fermier qui le surveille. Il réussit parfois à se venger de ce dernier; mais le maître est, par sa position ainsi que par son éloignement, hors de la portée de sa vengeance. Il existe pourtant quelqu’un qui est vis-à-vis du maître à peu près dans la position que le maître occupe vis-à-vis du paysan : c’est le gouvernement. Le gouvernement séquestre les propriétés du maître et le réduit à la pauvreté, il enferme le maître dans le carcere duro et dans le carcere durissimo, il défend au maître de se rendre là où ses affaires l’appellent; en un mot, il se charge de satisfaire la haine du paysan. Faut-il s’étonner si le paysan éprouve pour le gouvernement une secrète sympathie, une vague reconnaissance, une sorte de sentiment à la fois filial et fraternel? Sauf quelques soupirs que lui arrache le renchérissement du pain, on l’entendait rarement, avant 1848, se plaindre des charges écrasantes qui pèsent sur l’agriculture et en étouffent l’essor. Les choses ont changé quelque peu depuis lors. La nouvelle loi sur la conscription et les embarras qui résultent du changement des monnaies pèsent sur le paysan, et l’ont irrité.

Le fermier des Huit-Tours était charitable et juste, mais brusque, sévère et clairvoyant : aussi était-il peu aimé de la plupart de ses paysans; ses fils, qui suivaient son exemple, ne l’étaient guère plus. Un ou deux serviteurs, nés dans la maison, avaient seuls voué à leurs maîtres une sorte d’aveugle vénération. Si je disais qu’ils les aimaient, j’emploierais peut-être une expression peu exacte : ils les regardaient comme des êtres à part, nés pour commander et pour être fidèlement obéis. C’est à ceux-là que Rachel avait donné avis du grave danger que courait la famille du fermier, si eux et leurs camarades se montraient trop surpris du brusque départ de M. Stella.

Après avoir salué humblement les hommes de police, tous les paysans s’étaient rangés le long de la muraille, en attendant qu’on leur apprît ce qu’on voulait d’eux. La première question qu’adressa M. Lamberti à l’un des ouvriers de la ferme resta un moment sans réponse : — Savez-vous où se trouve à cette heure votre maître? — Le paysan qu’interpellait ainsi le chef de police n’avait pas été averti par Rachel; aussi regarda-t-il autour de lui, croyant apercevoir M. Stella. Ne le voyant pas, et M. Lamberti ayant renouvelé sa question, il répondit timidement : — Comment saurais-je où le missée[4] se trouve? Dans sa chambre sans doute, à moins que vous ne l’ayez envoyé quelque part.

— Aucun de vous n’en sait-il davantage? reprit M. Lamberti. Rachel, à demi cachée dans l’embrasure d’une fenêtre, cherchait à rencontrer le regard de l’un des serviteurs qu’elle avait avertis. L’un d’eux la comprit, et faisant un effort sur lui-même : — Si votre excellence me le permet, observa-t-il, je pourrai peut-être lui apprendre où se trouve mon maître, si pourtant il n’est pas dans la maison.

— Dites donc, mon brave homme, dites ce que vous savez.

— Je sais seulement qu’il se proposait d’aller incessamment acheter des bêtes, et je suppose, ne le voyant pas ici, qu’il a exécuté son projet.

— Mais il était ici dans la journée ? reprit M. Lamberti.

— Certainement, répondirent à l’envi tous les paysans, heureux de pouvoir confirmer une proposition émanant d’un aussi grand personnage.

M. Stella a-t-il l’habitude de partir ainsi à l’improviste, et sans prévenir aucun de vous ?

Les paysans hésitaient, ne sachant trop quelle réponse serait la plus agréable à M. Lamberti, lorsque celui-là même qui avait déjà porté la parole, paraissant prendre goût à la scène et au rôle qu’il y jouait, s’empressa d’ajouter : — Oh ! le signor Stella ne fait rien comme tout le monde ; il passera des mois sans s’éloigner de ses champs, puis, si l’idée lui en vient, le voilà parti sans faire de paquets, sans dire adieu à personne, et sans savoir lui-même quand il reviendra !

— Mais, poursuivit M. Lamberti, votre maître se fait sans doute accompagner par un de ses domestiques ?

— Certainement, excellence, certainement.

— Et pouvez-vous comprendre quel motif l’a décidé cette fois à partir seul ?

Nouvel embarras, nouveau silence. Pietro observa que son père l’avait chargé en partant de plusieurs travaux pour lesquels tous les ouvriers de la ferme étaient nécessaires ; il ajouta que, s’étant fait accompagner par un de ses fils, M. Stella n’avait pas eu besoin de domestique. M. Lamberti voulut alors savoir où le fermier était allé, et quand on attendait son retour. — Il est allé à Vigevano, répondit Pietro. Nous l’attendons demain ou après ; cela dépendra des affaires et du marché.

Ce premier interrogatoire terminé, M. Lamberti pria les membres de la famille de passer dans une autre pièce, et de le laisser seul avec les paysans. Quelques agens suivirent Mme Stella et ses enfans, et ne les perdirent pas de vue un seul instant. Demeuré seul avec les paysans, M. Lamberti leur parla avec une certaine franchise qui flatta infiniment leur amour-propre. — Je suis venu ici, leur dit-il, parce que j’ai de bonnes raisons de croire que les fils rebelles de M. Stella y sont cachés, ou du moins qu’ils y ont été jusqu’à ce jour. — Les paysans stupéfaits se rappelèrent aussitôt mille circonstances qui leur avaient échappé jusque-là, et ils ne doutèrent pas que M. Lamberti n’eût deviné juste. Leurs exclamations et leurs mots sans suite prouvèrent clairement à M. Lamberti que ces gens ignoraient tout ; mais il n’en continua pas moins son interrogatoire, espérant tirer profit des circonstances dont ils se souviendraient. — Je suis très convaincu, ajouta-t-il, que vous êtes tous innocens de ce qui s’est fait ici, et bien vous en prend, car ce n’est rien moins qu’un crime de haute trahison; mais votre innocence pourrait sembler douteuse à d’autres juges moins indulgens que moi, et je ne vois pour vous qu’un moyen de la prouver: c’est de m’aider efficacement dans mes recherches, et surtout de ne rien me cacher. Si je puis arrêter ces traîtres et donner l’assurance au gouverneur que c’est grâce à vous que j’y suis parvenu, vous pouvez compter sur un généreux oubli du passé et même sur quelques récompenses.

En ce moment, M. Lamberti se montrait aux valets de ferme sous les traits d’un ange tutélaire. Il leur avait parlé leur propre langage, leur montrant ce qu’exigeait d’eux leur intérêt personnel, en opposition directe avec celui de leurs maîtres, sans faire la moindre allusion à aucun devoir, à aucun sentiment ni de fidélité, ni d’honnêteté. — Voilà un homme, se disaient tout bas les paysans, qui sait ce qu’il veut, et qui n’oublie pas le pauvre monde! — Alors parmi ces hommes grossiers ce fut une lutte à qui seconderait le mieux les recherches de la police. Tous s’offraient à conduire l’inquisiteur dans les parties les plus reculées de ce labyrinthe qu’on appelait la ferme, et jusqu’au fond des souterrains, si cela pouvait lui être agréable; ils ne stipulaient qu’une chose, c’est que la famille ignorerait toujours la part qu’ils auraient prise à ces investigations. M. Lamberti le leur promit en exigeant à son tour, comme condition de son silence, qu’ils continueraient à le tenir au courant de tout ce qui se passerait à la ferme.

L’habitation fut aussitôt parcourue dans tous les recoins, puis on entra dans les souterrains, et on y découvrit les arrangemens pratiqués par M. Stella, lorsqu’il avait supposé que ses enfans pourraient être forcés d’y chercher un asile; mais à l’inspection de certains détails, tels que l’état de la paille étendue sur le sol, la consistance des pains complètement durs et moisis qu’on découvrit dans un coin, M. Lamberti demeura convaincu que ces souterrains n’avaient pas été habités. On retourna donc dans une chambre signalée comme suspecte par les paysans, et d’où ils avaient vu sortir une fumée accusatrice. On y trouva une casquette ornée, hélas! d’une vieille cocarde tricolore que Rachel avait donnée quelques mois auparavant à Paolino, et que celui-ci avait gardée jusqu’au dernier moment autant par amour que par patriotisme. A l’aspect de la casquette, M. Lamberti prit un air grave et de mauvais augure. Il s’assit dans un fauteuil et fit paraître successivement devant ce tribunal improvisé chacun des membres de la famille Stella. Comment ce malencontreux emblème se trouvait-iî dans la maison? Tous firent des réponses vagues, alléguant leur ignorance, à l’exception de Rachel, qui affirma se souvenir parfaitement du jour où la casquette avait été abandonnée par Paolo avant son départ pour le Tyrol.

Après un long et fastidieux examen, qui dura jusqu’au point du jour, le chef des sbires déclara qu’à son grand regret il se voyait contraint d’emmener les deux fils du signer Stella, afin de les soumettre à un interrogatoire direct de leurs excellences le directeur de la police et le commandant militaire. Quelques-uns de ses gens resteraient cependant à la ferme pour y attendre le retour de M. Stella et le conduire aussitôt devant les mêmes excellences. Cette annonce plongea la famille tout entière dans la consternation. Mme Stella voyait déjà ses trois fils et son mari pendus au même gibet, et le sort des deux proscrits lui semblait digne d’envie. La pauvre femme ne trouva pas une parole pour supplier l’impitoyable sbire. Une profonde stupeur s’était emparée d’elle. Elle promena ses yeux hagards sur tous ceux qui l’entouraient, puis, jetant son tablier sur sa figure, elle se laissa tomber sur une chaise, tourna son visage contre la muraille, et, joignant les mains, elle demeura immobile, anéantie, étrangère à tout ce qui se passait. Profitant de cet intervalle pendant lequel la nature épuisée semblait se refuser à la souffrance, Pietro résolut de s’éloigner sans bruit avec son frère. Recommandant à la hâte à ses sœurs et à Rachel sa pauvre mère, il sortit avec M. Lamberti, et lui proposa de faire quelques pas à pied jusqu’à ce que la voiture qu’on était en train d’atteler les rejoignît sur la route. M. Lamberti n’était pas fâché d’abréger les scènes touchantes auxquelles il ne pouvait assister qu’en témoin des plus blasés; il agréa donc la proposition. Quelques momens après, le roulement d’une voiture et un cliquetis de sabres et d’éperons annonçaient le départ de l’escouade qui emmenait Pietro et Cesare à Milan.

Jacopo, un des vieux serviteurs réellement dévoués au fermier, était resté auprès de sa maîtresse, et Rachel lui demanda à voix basse s’il était possible d’avertir M. Stella de ce qui s’était passé avant son retour à la ferme. — Je crois que j’en trouverai le moyen, répondit Jacopo; mais je ne connais pas mon vieux maître, ou cette nouvelle n’aura d’autre effet que de hâter son retour. — Un jeune enfant fut choisi pour la périlleuse mission que Jacopo ne pouvait remplir lui-même. Sous prétexte de poursuivre un troupeau d’oies qui se dirigeait vers un champ de luzerne, il trompa la surveillance des soldats, et se lança à toutes jambes dans la direction de Vigevano. Il rencontra le fermier avec Orazio à une demi-lieue de la ferme, sur la route de Pavie, et lui raconta ce qui s’était passé; mais Jacopo avait bien jugé son vieux maître. A peine l’enfant eut-il achevé son récit que M. Stella lui enjoignit d’aller droit au village le plus voisin et de ne pas reparaître aux Huit-Tours tant que les soldats y séjourneraient; puis il donna un coup de fouet à son cheval et prit au grand trot le chemin de sa demeure. Arrivé à quelque distance de la ferme, il s’arrêta cependant tout à coup et dit à Orazio: — Tu sais ce qui vient d’arriver; tes frères sont en prison, et j’y serai dans quelques heures. Ta mère ne peut se passer de nous tous à la fois. Descends, cache-toi quelque part, et va la rejoindre lorsque tout sera fini.

L’habitude de la soumission était si forte chez les enfans du fermier, qu’Orazio était, déjà descendu à moitié de la voiture, lorsque cette pensée traversa son esprit : pouvait-il abandonner son père au moment du danger? Et d’ailleurs ne laisserait-on pas à la ferme des soldats pour épier son retour? Le jeune homme sut donc résister aux instances de son père, qui remit silencieusement son cheval au trot. Deux grosses larmes tombées sur ses mains calleuses avaient été toute sa réponse. Quand il entra dans la cour de sa ferme, il vit d’abord Rachel qui l’attendait sur le seuil de la cuisine. — Comment se porte ta mère? lui demanda-t-il. Et Rachel, secouant la tête, se rangea pour le laisser passer.

Au sortir de sa léthargie. Mme Stella n’avait conservé aucun souvenir de ses malheurs; mais la mémoire lui était revenue bientôt, entraînant avec elle un tel excès de désespoir, que ses filles effrayées avaient envoyé quérir à la fois le médecin et le curé. Le médecin était absent; mais le curé était accouru. C’était au moment où le digne prêtre avait réussi à se faire un peu écouter de la pauvre femme que le fermier était entré dans la cuisine. Il connaissait sa vieille compagne, et il savait combien la calme fermeté de son caractère exerçait d’influence sur elle.

— Bonjour, ma femme, dit-il de sa voix forte et presque gaie, sans paraître s’apercevoir du deuil général. J’apprends de belles nouvelles! Mes fils, auxquels j’avais confié des travaux importans, ont été obligés de suivre à la ville un agent de police. Voilà qui est contrariant! Il faut que j’aille éclaircir ce malentendu. Prépare-moi donc quelque chose pour déjeuner, que je ne fasse pas attendre ces messieurs là-bas.

Mme Stella, accoutumée à l’obéissance passive d’une paysanne italienne, se leva machinalement, et s’en alla toute chancelante chercher dans une armoire ce qui était resté du souper de la veille, le dernier souper qu’elle eût pris avec les membres aujourd’hui dispersés de sa chère famille. En remuant les plats que ses enfans avaient touchés, ses larmes coulèrent silencieuses et abondantes, et quand elle posa sur la table la viande froide qui avait été réservée pour le déjeuner, un sanglot souleva sa poitrine, et elle saisit rapidement le dossier d’une chaise pour éviter de tomber sur le carreau. Celui qui l’eût vue ainsi abattue et étouffant sa douleur par respect pour son mari, qui affectait de ne pas faire attention à elle, n’eût-il pas déploré le long esclavage de cette malheureuse femme et la brutale indifférence du maître? Il se fût pourtant grossièrement trompé. Mme Stella avait dans son mari la plus entière confiance, et le cœur de M. Stella était rempli de tendresse et de sollicitude pour sa fidèle compagne; mais les mœurs domestiques des campagnes de la Lombardie sont demeurées en tout semblables et identiques à celles des siècles écoulés. Le pater familiœ est le seigneur (el missée) ; sa femme et ses enfans lui adressent la parole à la seconde personne du pluriel; s’il admet ses fils à sa table, sa femme ni ses filles ne s’y assoient jamais, elles le servent comme de simples domestiques. Jamais dans une famille de paysans lombards on n’entendra une dispute entre le mari et la femme, car jamais la femme n’aura la pensée d’opposer sa volonté, son opinion, à la volonté, à l’opinion du mari. Le langage, le maintien, les manières de la femme envers le mari expriment le profond respect qu’il lui inspire, et la soumission parfaite qu’elle lui a vouée. Quant au mari, il lui rend dans son cœur tous les hommages qu’il en reçoit, et elle le sait bien. Il n’y a ni infidélité ni inconstance dans de semblables ménages, et la femme aux cheveux gris, à la face ridée, possède le cœur de son époux aussi exclusivement qu’aux beaux jours de sa courte fraîcheur.

Malgré les apparences, M. Stella, en s’asseyant seul devant le déjeuner servi par la mère de famille, n’était donc ni indifférent ni affamé; seulement il connaissait l’étendue de son pouvoir sur sa docile compagne, et il avait résolu d’en user dans l’intérêt de celle-ci. Aussi, quand il vit qu’elle était parvenue à maîtriser son désespoir, il prit un ton plus affectueux, quoique toujours aussi ferme, et lui dit : — Voyons, Anna, il me semble que tu as pleuré, et je crois que tu t’exagères le désagrément qui nous arrive. Nous n’avons jamais eu maille à partir ni avec le gouvernement ni avec la police, et c’est pour cela que tu t’effraies au moindre indice de mécontentement ou de soupçon de leur part... Mais réfléchis, ma bonne femme, que le gouvernement et la police n’ont pas été sur des roses depuis quelque temps, et il est naturel qu’ils regardent un peu à leurs affaires. S’ils n’avaient pas eu tant de confiance, qui sait s’ils n’auraient pas empêché ce qui est arrivé dernièrement? Quoi qu’il en soit, ils ne nous connaissent pas, ils ne savent pas, ils ne peuvent pas savoir que nous sommes de leurs amis. Il y a plus : deux de nos enfans se sont battus contre eux; sont-ils à blâmer, s’ils nous prêtent aussi quelque mauvais vouloir? Quant à moi, je m’attendais à ce qui nous arrive, et je t’avouerai même que je n’en suis pas fâché, car cela va me procurer l’occasion de m’expliquer avec eux, de leur déclarer franchement ma façon de penser, et ils seraient bien difficiles s’ils ne s’en montraient pas satisfaits. Sois tranquille, ma femme. Quand le vieux Stella, qui n’a jamais menti, leur dira : Je suis un bon et loyal sujet de sa majesté l’empereur, — je voudrais bien savoir ce qu’ils trouveront à me répondre. Ils me tendront la main en me disant : Touchez là, brave homme; si tout le monde pensait comme vous, nous n’aurions pas eu tant de mauvaises affaires sur les bras... Mais il est temps de partir. Adieu, ma femme.

Et le vieux fermier pressa tendrement sa vieille compagne entre ses bras en lui disant tout bas : — Ils sont tous les deux ensemble, hors de danger, bien portans et gais. — Puis il sortit de la cuisine, laissant sa femme un peu abasourdie, mais infiniment rassurée, et faisant signe au curé et à Rachel de le suivre. — Je ne sais quand je reviendrai, monsieur le curé, dit-il; en tout cas, je vous les recommande tous, et elle en particulier; soutenez-la et priez pour nous. Toi, ajouta-t-il en s’adressant à Rachel, fais en sorte d’informer notre maître de ce qui nous arrive. Il est puissant, tous les empereurs l’écoutent, et il ne laissera pas son vieux Stella languir en prison, non plus que les enfans.

Puis, prenant le bras de son fils, auquel il avait défendu de se présenter à sa mère, il monta dans sa voiture, accompagné comme un grand criminel d’un piquet de gendarmerie à cheval et d’une demi-douzaine d’agens de police.


V.

En affectant le degré d’assurance propre à calmer les terreurs de Mme Stella, le missée avait fini par prendre son rôle au sérieux, et par se convaincre lui-même de ce qu’il voulait faire croire à sa femme. — N’était-il pas un bon et loyal sujet de l’empereur? N’avait-il pas toujours parlé et agi comme tel? N’était-il pas bien connu de son curé, de son maître et de tout le village? Que pouvait-on lui reprocher? De ne pas avoir livré son propre sang? l’empereur ne pouvait lui en vouloir de ne pas s’être montré pire qu’un Judas. Non, c’eût été faire injure à l’empereur que de lui supposer de pareils sentimens. — Hélas! M. Stella oubliait d’abord que ce n’était pas devant l’empereur qu’il allait paraître; il oubliait aussi qu’en menaçant de la peine de mort tous ceux qui donneraient asile aux proscrits, l’auteur, quel qu’il fût, de cette loi n’avait excepté ni les pères ni les femmes. Exilé pour ainsi dire au fond de ses campagnes, il ne savait pas combien de malheureux avaient déjà payé de leur vie l’acte même dont il allait se déclarer responsable.

Amené devant la commission militaire sans avoir pu communiquer avec ceux de ses fils qui l’avaient précédé en prison, il parla avec un peu moins de hardiesse qu’il ne s’était proposé de le faire, mais avec autant de sincérité. Il raconta comment les deux proscrits étaient arrivés à la ferme, l’un accablé de fatigue, l’autre près de succomber à ses blessures. Le premier s’était reposé et était parti ensuite: le second avait reçu les soins empressés de ses parens, et à peine avait-il retrouvé quelque force, que son père l’avait conduit sur un territoire étranger. M. Stella ne dissimula rien, ni son ancien et constant dévouement à la personne et à la cause de l’empereur, ni ses doutes lorsqu’il avait appris que le saint pontife s’était prononcé contre sa majesté impériale, ni son prompt retour aux saines idées de ses beaux jours. On le laissa parler quelque temps sans faire grande attention à cette partie de son discours; puis le président de la commission l’interrompit.

— Vous avouez donc, Michel Stella, dit-il, avoir donné asile à vos deux fils Filippo et Paolo, rebelles et fugitifs?

— Que vouliez-vous que je fisse, excellence? Figurez-vous pour un moment que votre fils...

— Répondez oui ou non.

— Je ne puis dire non... Eh bien... oui !

— Avouez-vous avoir donné asile à vos deux fils rebelles et fugitifs après avoir pris connaissance du décret qui assimile au crime de haute trahison l’action de donner asile à un rebelle fugitif?

— J’avais entendu dire... que c’était défendu, mais je savais bien que cette défense ne pouvait concerner les pères. Que diable!... pardon, excellence, sa majesté n’est pas un Turc ! l’empereur sait bien...

— Répondez oui ou non.

— A quoi, excellence?

— Aviez-vous connaissance de la loi qui vous défendait de donner asile aux rebelles et fugitifs lorsque vous avez reçu chez vous vos deux fils?

— Je savais...

— C’est assez. Vous êtes convaincu, et vous reconnaissez vous être sciemment rendu coupable du crime de haute trahison en donnant asile à vos deux fils contrairement à la loi.

Il n’en fallait pas davantage dans ce temps-là pour motiver une sentence capitale, et Michel Stella fut condamné à mort, ainsi que ses trois fils, perdus par ses aveux. Lorsque le fermier apprit le sort qui leur était réservé et qu’il se rendit compte des résultats de sa franchise, son visage se décomposa, sa mâchoire inférieure tomba presque sur sa poitrine, ses yeux fixes et sanglans semblèrent sortir de leurs orbites; ses narines se dilatèrent comme celles du coursier qui jette dans ses poumons autant d’air qu’ils en peuvent contenir, et tout son corps fut agité d’un tremblement nerveux. Les soldats qui remplissaient l’office de geôlier le conduisirent dans le cachot commun où tous les condamnés à mort attendaient l’heure de l’exécution. M. Stella y trouva ses fils; il tendit vers eux ses bras tremblans, et d’une voix sourde, à demi étouffee par l’émotion : — Me pardonnez-vous? leur dit-il.

— Ne prononcez pas de telles paroles, père, répondit l’aîné, tandis que ses frères et lui s’agenouillaient autour du vieillard; vous n’avez dit que la vérité, et le mensonge n’était pas fait pour vous. Que Dieu vous bénisse, père! Et bénissez-nous...

Les prisonniers qui attendaient l’exécution de leur sentence avec M. Stella et ses fils furent bientôt emmenés un à un. Chaque fois que la porte du cachot s’ouvrait, la famille résignée se préparait au départ, et son tour semblait ne devoir jamais venir. Ce retard leur causait à tous une sorte d’impatience, car les heures qui précèdent pour le condamné à mort le moment suprême sont assurément les plus terribles que la nature humaine soit exposée à subir. Le fermier et ses fils passèrent ainsi un jour et une nuit, pendant lesquels les signes de la décrépitude se déclarèrent brusquement chez le robuste vieillard, et même chez le jeune Orazio, dont la brune chevelure devint entièrement blanche. Enfin, lorsque ces malheureux commençaient à sentir la défaillance qui naît d’un supplice, soit moral, soit physique, trop prolongé, la porte du cachot s’ouvrit encore une fois, et le maître du fermier, le comte F., s’approcha des condamnés.

— Vous m’avez donné bien du mal, Michel! dit-il au vieillard, et je vous conseille de ne pas recommencer, car je ne réussirais probablement pas une seconde fois. Je suis enfin parvenu à convaincre son excellence que vous ne connaissiez pas la loi sur les proscrits, et j’y serais parvenu plus facilement, si vous n’aviez point, à ce qu’il semble, commis la sottise de déclarer que vous la connaissiez. On a bien voulu admettre, conformément à mes observations, que la peur vous avait brouillé les idées, et que vous n’aviez compris ni la demande qui vous avait été adressée, ni la réponse que vous aviez faite. Je ne suis pas sans quelque influence, voyez-vous, auprès de ces messieurs; ils m’ont bien quelques obligations, et ils s’en sont souvenus, de telle sorte que vous voilà tous en liberté... Mais d’abord signez ceci : c’est un aveu de vos torts et l’expression de votre reconnaissance pour la grâce que la clémence infinie de notre souverain a daigné vous faire.

Le fermier et ses fils signèrent, sans même le lire, l’acte que le comte F. Leur présentait. Le vieillard essaya de remercier son maître pour l’intérêt qu’il lui avait témoigné; mais il ne put prononcer un seul mot, et ce fut Pietro qui remplit ce devoir au nom de toute la famille. — C’est bien, c’est bien, dit le comte F.; vous êtes de braves gens, qui cultivez mes terres depuis je ne sais combien de générations, et vous avez toujours été des modèles d’exactitude et de probité. Mes terres sont en de bonnes mains, je le sais; mais, croyez-moi, ne vous mêlez pas de politique... Que vous importe ce qu’on appelle les droits des peuples, les nationalités et toutes ces billevesées d’outre-monts? Vous vous mettez dans l’embarras et vous compromettez vos supérieurs. Votre affaire, c’est l’agriculture et le commerce; faites votre affaire et n’en sortez pas. C’est en ami que je vous parle...

La famille Stella remercia encore, et promit de suivre les leçons du comte. La liberté leur ayant été rendue en même temps que la vie, Pietro et ses frères se hâtèrent de sortir de l’affreuse prison et d’emmener leur père. L’un d’eux alla se procurer une voiture, où l’on fit monter le vieillard, qui n’avait pas encore recouvré la parole. M. Stella semblait tombé en enfance; il se laissait conduire passivement par ses fils, auxquels il ne répondait que par des signes brefs et approbatifs. Enfin, et malgré leur répugnance à ramener à leur mère un mari si différent de celui qui l’avait quittée la veille, ils se décidèrent à reprendre le chemin de la ferme. Ce fut une heureuse résolution, car la stupeur du pauvre homme parut se dissiper à mesure qu’il revoyait ces lieux si connus, et qu’il approchait de son foyer chéri. Lorsqu’il entra dans la cuisine, où Mme Stella, ignorant tout ce qui s’était passé depuis deux jours, prêtait l’oreille aux paroles d’espoir et de consolation que ses filles et ses nièces multipliaient à l’envi; lorsque, dis-je, M. Stella parut devant sa femme, celle-ci fut un moment sans le reconnaître; puis, la triste vérité se révélant d’une façon soudaine, elle se jeta au cou de son mari en s’écriant : — mon Dieu ! que vous ont-ils fait?

— Ils m’ont presque fait mourir, dit enfin le vieillard, à qui la vue de sa femme et de sa famille réunie avait rendu la parole, et sans notre maître, tu ne serais plus à cette heure qu’une pauvre veuve sans enfans.

— Ma mère, dit alors Pietro à voix basse, mon père a beaucoup souffert ; ne le fatiguez pas de questions qui lui rappelleraient ce qu’il serait bon de lui laisser oublier. Nous ne courons plus aucun danger.

Le conseil de Pietro fut suivi à la lettre et eut d’heureux résultats. M. Stella, qu’on se garda bien de questionner sur sa dernière absence, put un moment du moins se dérober aux tristes souvenirs qui l’oppressaient. Il passa une nuit tranquille; dès le lendemain matin, à l’heure ordinaire, il se remit à ses travaux, et ainsi de même pendant plusieurs jours. Lorsque ses enfans lui demandaient comment il se trouvait, il répondait : bien; mais il était plus silencieux que de coutume, son visage avait conservé l’expression de stupeur et de désespoir qu’il avait prise dans les cachots de Milan. Son corps, jadis si droit et si fort, s’était voûté. Mme Stella paraissait inquiète, mais elle n’osait exprimer son inquiétude à celui qui en était l’objet. Le médecin du village, qu’elle consulta furtivement, répondit à ses questions en termes peu rassurans. — Quel âge a M. Stella? demanda-t-il à la fermière.

— Quel âge? répéta celle-ci; je ne sais pas au juste : de soixante à soixante-dix ans, je suppose.

— L’âge de M. Stella, reprit le docteur, est une terrible maladie, et dont la médecine ne peut triompher.

Il promit cependant de venir voir le fermier comme par hasard, afin d’observer les symptômes qui inquiétaient la pauvre femme.

C’est une chose singulière que l’espèce d’oubli dans lequel les hommes et surtout les femmes des classes inférieures vivent, pendant de longues années, des lois les plus simples et les plus inexorables de notre nature. Quoique déjà sexagénaire, quoique tendrement, je dirais presque passionnément attachée à un homme de plusieurs années plus âgé qu’elle, jamais Mme Stella ne s’était dit que le terme de son bonheur approchait plus rapidement encore que le terme de sa propre vie. Cette pensée si commune que la vieillesse est la plus mortelle et la plus incurable de toutes les maladies ne s’était jamais présentée à son esprit, et maintenant qu’un mot du docteur l’y avait introduite, elle la remplissait de terreur et de chagrin. Était-il possible que le fidèle compagnon de sa vie, celui dont l’existence était confondue avec la sienne, lui fût tout à coup enlevé? — Non, cela est impossible, se répondit tout d’abord la pauvre femme. Dieu est trop bon pour me frapper ainsi ! — Mais d’autres pensées se succédèrent bientôt et la glacèrent d’épouvante. Ne savait-elle pas que la mort attendait tous les fils d’Adam? Combien de vieillards, hélas! combien d’hommes dans la force de l’âge, combien de jeunes gens et d’enfans avait-elle vus descendre dans la tombe ! Et à qui pouvait-elle s’en prendre, si la pensée de cette fatale nécessité lui arrivait en ce moment pour la première fois, comme une menace terrible et inattendue? Dieu lui avait donné plus de bonheur qu’il n’en donne à la plupart des créatures, mais il ne lui avait pas laissé ignorer que tout bonheur ici-bas est fugitif. Pourquoi s’était-elle attachée à ce bonheur comme à un bien impérissable, et y avait-elle enfermé tout son cœur ?

Heureusement pour Mme Stella, le curé vint la voir pendant qu’elle se débattait contre ces désolantes pensées. Celui-ci prêcha, gronda, plaisanta même un peu; il lui parla de la vie future qu’elle semblait avoir oubliée, et de la réunion éternelle. Enfin il ramena quelque sérénité dans cette âme pure et simple ; mais Mme Stella était bien forcée de s’avouer que les jours de vrai bonheur étaient passés pour elle sans retour.

Trois semaines environ après le départ de Paolino et les tristes événemens qui l’avaient suivi, M. Stella, qui avait visité ses champs dès le point du jour, rentra à l’heure accoutumée, s’appuyant sur son fils aîné, l’œil fixe, traînant après lui sa jambe raidie, et faisant de vains efforts pour prononcer quelques mots; son bras droit était aussi paralysé, et le médecin, qu’on envoya quérir en toute hâte, déclara que M. Stella avait ressenti une légère atteinte d’apoplexie. Il le fit coucher, le saigna, lui appliqua des sinapismes et des vésicatoires; puis, étant parvenu à dégager un peu sa langue, il assura que le plus fort du mal était passé, et qu’à moins d’une rechute, on pouvait le considérer comme hors de danger.

Il n’y eut pas de rechute, ou du moins aucun des accidens survenus dans la matinée ne se présenta de nouveau ni avec une nouvelle violence. Le bras avait repris quelque mouvement et presque toute sa sensibilité; la parole, quoique lente, était claire et distincte; l’intelligence n’était aucunement troublée, et pourtant vers le milieu de la nuit, pendant que la famille empressée entourait son lit et lui administrait les secours recommandés par le médecin, la respiration du malade s’embarrassa; un nuage sembla s’étendre devant ses yeux, et une teinte livide se répandit sur son visage en même temps que ses traits se tiraient et se creusaient rapidement. — Ma femme, mes enfans! dit alors M. Stella d’une voix affaiblie, mais encore ferme; je crois que mon heure est venue : elle approchait, et je l’ai bien senti, depuis ce malheureux jour! Que la volonté de Dieu soit faite! Ne pleure pas, ma bonne Anna; nous avons vécu heureux, et je te remercie à cette heure et en présence de nos enfans pour ta bonne et fidèle affection. Respectez votre mère, enfans; aimez-la, servez-la, et obéissez-lui comme vous m’avez obéi à moi-même. Qu’elle ne s’aperçoive jamais que celui qui exigeait pour elle le respect et l’obéissance n’est plus, qu’elle ne sente jamais qu’il y a ici d’autre maîtresse qu’elle!... Pietro, tu vas devenir le chef de la famille. Sois le protecteur des autres, des absens comme des présens, et vous (s’adressant à ses autres enfans), considérez désormais votre frère comme investi du pouvoir paternel. Il est mon premier-né, il est mon successeur. C’est ainsi que les choses se passaient jadis, et je désire que cela se pratique toujours ainsi dans ma famille; mais, Pietro, le chef d’une maison ne doit pas vivre seul... J’ai fait pour toi depuis longtemps choix d’une épouse. Si elle ne t’apporte pas une riche dot, je sais qu’elle possède ce que j’ai trouvé dans ta mère et ce qui m’a rendu heureux avec elle : du bon sens et un bon cœur. Approche-toi, Rachel, et donne-moi ta main, que je la mette dans celle de ton fiancé; vous serez ensuite aussi près d’être mari et femme que cela est possible avant le sacrement. Approche donc, et ne pleure pas. C’est un consolateur que je te donne, et c’est aussi une consolation que je prépare à mon fils bien-aimé.

Rachel était près de s’évanouir; refuser son oncle dans un moment pareil était impossible, et se soumettre, c’était le sacrifice de toute sa vie et de ses plus chères affections. Elle se traînait lentement vers le lit du mourant, plus pâle et plus tremblante que si elle marchait à la mort, se recommandant à Dieu du fond du cœur et ne sachant comment formuler sa prière. Lorsque son oncle l’eut prise par la main, il se tourna vers son fils en disant : — Pourquoi cette lenteur, Pietro? Est-ce ainsi que tu te conformes à la dernière volonté de ton père, et que tu reçois de sa main une épouse jeune, belle, digne d’occuper la place que ta mère a si bien remplie? Que signifie ceci? pourquoi cette enfant tremble-t-elle, et pourquoi es-tu si pâle? N’approuverais-tu pas mon choix?... Mais je n’ai plus le temps d’en faire un autre!...

— Mon père, dit enfin Pietro, dont le visage trahissait une émotion douloureuse; mon père, votre volonté est sacrée pour nous tous, et dans ce moment il n’est personne ici qui puisse seulement songer à y résister. Pour moi, non-seulement je suis décidé à vous obéir, mais je veux encore vous exprimer toute ma reconnaissance, car, je vous le dis du fond du cœur, votre choix est conforme au mien, et Rachel est la seule femme que je puisse aimer comme vous avez aimé ma mère. Soyez donc tranquille, votre volonté sera faite, et vos enfans seront heureux; mais voyez comme ma cousine est agitée! Permettez-lui de se retirer : elle peut à peine se soutenir.

Tout en parlant, Pietro passait son bras autour de la taille de sa cousine et la conduisait vers la porte. — Ah! Pietro, murmura Rachel toute tremblante, comment te remercier? Pourquoi n’ai-je pas été plus confiante? pourquoi n’ai-je pas, il y a longtemps, tout avoué à mon oncle?

— Calme-toi maintenant; nous reparlerons de tout cela plus tard. Puisse notre père n’emporter aucun regret avec lui! C’est à présent mon seul désir.

Rachel sortie, Pietro revint prendre sa place au chevet de son père, qui le regarda pendant quelque temps avec des yeux inquiets; mais bientôt arriva le curé, qui ne quitta plus son pénitent. Les sacremens lui furent administrés; on alluma de petites lampes devant différentes images de saints et de saintes qui passent dans les campagnes lombardes pour exercer une singulière influence dans certains cas de paralysie. On plaça sur la poitrine et sur le front de l’agonisant des reliques de quelques autres saints; puis toute la famille agenouillée s’unit au prêtre et répondit aux prières pour les mourans. Rachel elle-même ne se dispensa point de ce dernier devoir. Dès que les prières commencèrent, la porte par laquelle elle était sortie s’entr’ouvrit, et la jeune fille s’agenouilla éplorée sur le seuil, joignant sa voix à celle de ses parens. Pietro seul la remarqua; il se tenait tout près de son père et donnait les répons tout en humectant les lèvres et le front du mourant avec les tisanes prescrites. Les prières continuaient encore que déjà le vieux Stella n’en avait plus besoin; il avait rendu à Dieu son âme loyale, sans secousses ni déchiremens, comme si les pieuses oraisons de la famille avaient réussi à écarter de lui les dernières angoisses.

Le clergé des paroisses environnantes accourut aux funérailles du riche fermier. Le catafalque immense, le riche tapis en velours noir parsemé de larmes d’argent qui le couvrait, la funèbre tenture de l’église, la grande quantité des cierges, la belle ordonnance du repas qui suivit la cérémonie, firent grand honneur à la famille et à la mémoire du défunt. — On ne pouvait faire moins pour un aussi excellent homme, dirent les gens d’église. La famille s’est bien conduite et a fait son devoir, ce qui n’arrive pas tous les jours. — Les aumônes ne furent pas oubliées; sur ce point toutefois, le clergé ne se montra pas complètement satisfait. On comprend d’ordinaire en Lombardie sous le nom d’aumônes les dons offerts à l’église dans la personne de ses desservans. La famille Stella se garda bien de faire la moindre objection à ce sens un peu élargi du mot aumônes, et elle présenta, comme le veut la coutume, une généreuse offrande à l’église. Seulement elle se permit en outre de distribuer directement à chacun des pauvres qui se présentèrent pendant une semaine, à partir du jour des funérailles, une soupe et la modique somme de deux sous. Or cela composait à la fin de la semaine un total assez considérable, et qu’on eut pu employer plus sagement à la restauration du maître-autel de la paroisse ou à l’achat de quelques images de saints pour rehausser l’éclat des grandes fêtes. L’étrange infraction à la règle commune dont la famille Stella s’était rendue coupable en cette circonstance fut attribuée à l’influence mystérieuse des doctrines républicaines qui avaient pénétré dans la ferme. On se garda bien cependant d’exprimer trop haut cette opinion, car il eût été plus qu’imprudent de chercher querelle à des gens riches et remplis en somme des meilleures intentions.


VI.

Celui qui eut visité la ferme un mois après la mort du vieux missée n’y eut remarqué aucun changement. L’impulsion donnée par le vieillard aux travaux des champs et aux habitudes de la famille durait encore, et devait se prolonger indéfiniment, puisque l’impulsion nouvelle n’était qu’une répétition de la première. Les jeunes gens et les jeunes filles obéissaient à leur frère et à leur cousin comme ils avaient obéi à leur père et à leur oncle, et les serviteurs suivaient l’exemple de leurs jeunes maîtres. La fermière seule avait subi une transformation complète. Les derniers mots prononcés par la voix chérie qui avait cessé de se faire entendre lui avaient ouvert comme une existence nouvelle qu’ils la forçaient d’accepter. — Soyez pour votre mère ce que vous avez été pour moi, — avait dit le fermier à ses fils. C’était dire à Mme Stella : Tu auras désormais une volonté, et tu l’imposeras à toutes ces jeunes créatures que tu dois gouverner. Mme Stella le comprit, et, tout en tremblant devant la grandeur de sa tâche, elle résolut de l’accomplir aussi bien que ses forces le lui permettraient. Elle pria beaucoup; elle invoqua le secours de celui dont la nature est de secourir, et elle se sentit merveilleusement secourue. Elle entra donc dans sa nouvelle carrière avec une grande défiance d’elle-même, mais avec une entière confiance dans le divin appui, et la veuve, résignée, active et ferme, ne conserva presque aucun trait de ressemblance avec la femme timide que nous avons connue jusqu’ici. Toutes les affaires de la ferme passaient par ses mains. Elle étudia les livres de son mari, et elle parvint en peu de temps à en tenir de semblables : elle connut le prix des denrées, elle se rappela les maximes d’économie domestique, les règles d’agriculture débitées en diverses circonstances par le missée, et elle les appliqua de manière à en tirer le meilleur fruit possible. Elle devint en peu de temps non-seulement une habile ménagère, mais une si admirable directrice d’un grand établissement d’agriculture, que ses fils suivaient ses instructions avec un sentiment de vénération filiale que jamais le vieux Stella lui-même n’avait su leur inspirer.

— Mon oncle connaissait bien sa femme, disait un jour Rachel à ses cousins et à ses cousines rassemblés autour du grand âtre de la cuisine. Il savait que c’était par amour pour lui qu’elle se tenait dans l’ombre, mais il ne doutait pas qu’une fois livrée à elle-même, elle ne devînt ce que nous la voyons...

— C’est le malheur qui a transformé notre mère, observa Pietro. Qui peut se vanter d’avoir appris quelque chose sans avoir passé par cette rude école? Tant que notre mère a été heureuse, elle n’était que douce et bonne; maintenant qu’elle a été frappée, elle est devenue la femme forte.

— Et il a donc fallu le malheur pour vous révéler ce qu’elle valait! reprit Rachel avec une étrange exaltation. Vous autres hommes, vous trouvez naturel et juste qu’une femme capable de vous égaler, de vous surpasser même, se fasse volontairement votre esclave, votre instrument, votre ombre, pour vous laisser jouir en paix, sans lutte et même sans remords, de votre triomphe imaginaire sur elle! Pour que vous soyez heureux, il faut que vous soyez obéis et admirés, il faut que les femmes les plus sages et les plus intelligentes se transforment en machines pour éviter de contrarier ou de gêner leur seigneur et maître !

— Ainsi parlent messieurs les républicains! s’écria Cesare, qui n’avait pris jusque-là aucune part à la discussion. Un chiffon de journal que j’ai trouvé dans la veste de Paolino dit absolument la même chose. Voilà donc où tu prends ces belles idées!

Rachel rougit, et essaya de cacher son embarras sous une apparence de dépit. Ce fut Pietro qui vint à son secours. — Quelle que soit la source où Rachel a puisé ses idées, dit-il, elles ont du vrai, et d’ailleurs ce n’est pas à nous qu’il appartient de blâmer absolument les républicains, ni leurs doctrines.

— Non, reprit Cesare avec humeur, ils nous ont fait tant de bien, et nous leur devons tant de reconnaissance !

Ces discussions, qui avaient lieu en l’absence de Mme Stella, eussent peut-être dégénéré en disputes sans la constante modération et la conciliante intervention de Pietro. Rachel lui en savait bon gré, elle admirait sa parfaite bonté et son noble désintéressement; mais elle ne savait pas au prix de quels efforts il accomplissait ces sacrifices de tous les momens, et elle en faisait honneur à une certaine froideur d’imagination et à l’habitude depuis longtemps contractée de commander à des passions naturellement peu ardentes. — Beati pacifici ! se disait-elle, car Rachel avait appris au pensionnat de Melegnano un peu de latin; rien ne les trouble, rien ne les émeut; ils sont inaccessibles à la colère, leur sagesse est leur bonheur ! — Et Rachel en voulait un peu à Pietro de sa grande modération.

Le monde est méchant, disent les moralistes, et ils ajoutent qu’il est injuste. Le fait est qu’il porte souvent de faux et d’iniques jugemens; mais il est à cette injustice beaucoup plus d’exceptions qu’on ne pense, et pour peu qu’on aille au fond de la plupart des jugemens du monde, on reconnaîtra qu’ils reposent presque toujours sur des circonstances fugitives sans doute, mais dont un esprit sensé aurait grand tort de ne pas tenir compte. C’est ainsi, par exemple, qu’il avait suffi de quelques imprudentes paroles de Rachel pour lui faire dans son village et dans les communes voisines une réputation d’esprit fort assez dangereuse à porter à une époque où les campagnes lombardes étaient remplies de soldats, de gendarmes, de gardes de police... Le petit village duquel dépendait la ferme de M. Stella avait lui-même sa garnison, composée d’une douzaine de soldats de différens corps, ce qui, vu le chiffre de la population, qui ne dépassait pas deux cents âmes, formait un effectif assez imposant. La présence de cette garnison était un désastre pour les habitans. Les militaires passaient les jours et les nuits au cabaret, invitant à leur tenir compagnie les mauvais sujets, dont ils faisaient des espions, et les hommes timides, qu’ils rançonnaient en les effrayant. La pudeur des femmes et des filles était exposée à de cruelles épreuves lorsque les soldats et leurs associés se répandaient ivres dans les rues. Située à quelque distance du village et dans un vallon écarté, la ferme des Huit-Tours était pour les jeunes filles de la famille Stella un refuge contre les brutalités de la soldatesque; néanmoins les rapports de la ferme et du village occupé par les Autrichiens étaient fréquens, et une longue tradition de sécurité et de confiance avait habitué les jeunes fermières à se rendre seules au village, où les appelaient tantôt les nécessités de la vie journalière, tantôt leurs devoirs religieux.

Depuis ses chagrins, Rachel était animée d’une piété plus fervente que dans ses jours d’insouciante gaieté. Elle se rendait plus souvent que par le passé à une cérémonie presque exclusivement italienne, et qui consiste dans la bénédiction du saint sacrement, donnée à la fin du jour par le prêtre, revêtu de ses riches et amples vêtemens, enveloppé dans un nuage d’encens, entouré d’une multitude de cierges que le contraste du crépuscule extérieur rend encore plus éclatans. Cette cérémonie porte avec elle un caractère de tristesse et de recueillement étranger aux actes du matin. Les femmes ne sortent pas de l’église en masse dès que le prêtre est descendu de l’autel; elles prolongent plus ou moins leur station devant l’image favorite, et elles y font leur prière du soir. Rachel aimait à joindre sa voix aux voix fraîches et pures des jeunes filles qui chantent, soutenues seulement par quelques accords de l’orgue, les litanies de la Vierge, et ce simple cantique, le seul en langue italienne qu’on entende dans nos églises :

Vi adoro ogni momento,
O vivo pan del ciel,
Gran sacramento,
E sempre sia lodata
La Vergine del ciel,
Nostra avvocata!
Lodato sempre sia
Il nome di Gesù
E di Maria !

Agenouillée sur la dalle de marbre, dans un coin reculé de l’église, la tête et le corps enveloppés dans son grand châle (depuis ses chagrins, Rachel avait renoncé à l’élégant voile en tulle noir), laissant lentement couler les grains de son chapelet, la triste jeune fille soupirait, prononçait à voix basse les doux noms de Jésus et de Marie, et se sentait soulagée. Un soir que ses prières l’avaient retenue plus longtemps que d’habitude, l’obscurité était déjà presque complète lorsqu’elle prit le sentier qui conduisait à travers champs jusqu’à la ferme. La soirée était belle, comme le sont dans nos climats méridionaux toutes les soirées d’automne, car on était alors en octobre, et rien n’annonçait encore le prochain hiver. Les arbres avaient conservé toutes leurs feuilles, et les prés, constamment arrosés, leur fraîche verdure[5]. L’air était doux, quoique un peu vif. La lune dans son plein brillait à travers les saules qui bordaient les sentiers, tandis qu’une eau paisible, destinée à arroser les campagnes environnantes, coulait doucement sous les arbres. De larges nappes d’eau couvrant les champs de riz apparaissaient de distance en distance. Rachel devait traverser l’un de ces champs de riz pour atteindre sa demeure; mais ce passage ne l’inquiétait pas, accoutumée qu’elle était à marcher sans crainte le. Long des petites chaussées en terre qui entourent les rizières, et qui servent à la fois de limite aux champs et de digue aux eaux. Elle allait poser le pied sur l’un de ces aqueducs en miniature, lorsque deux hommes portant l’uniforme de la police autrichienne parurent à un tournant du sentier et lui firent signe de s’arrêter. Rachel obéit tremblante; elle savait quels bruits les paysans faisaient courir sur son compte, et elle crut dangereux de les justifier en résistant à un ordre donné par des agens du gouvernement impérial. Presque aussitôt cependant elle put reconnaître que les sbires n’avaient d’autre intention que de l’insulter lâchement. Les réponses timides qu’elle fit à leurs questions brutales ne les désarmèrent pas. L’un de ces misérables la prit par la taille, l’autre lui saisit les bras ; mais Rachel se débattait avec l’énergie du désespoir, et tandis que cette lutte inégale se prolongeait, les cris qu’elle poussa furent entendus de Pietro, qui venait en ce moment même à sa rencontre. En quelques bonds, le robuste fermier fut devant Rachel et ses agresseurs. Il n’avait point d’armes, car la loi martiale punissait de la peine de mort ce qu’on appelait la détention d’un canif ; mais les coups d’un bâton à pomme de plomb rudement assenés sur les épaules de l’un des assaillans, sur la tête de l’autre, leur eurent bientôt fait lâcher prise, et Rachel se trouva libre. Cédant aux instances du jeune fermier, elle courut donner l’alarme à la ferme. Quand elle revint, suivie de Cesare et de quelques paysans, le combat durait encore. Pietro se défendait avec son bâton, tout en ayant soin de ne pas blesser ses adversaires, car il savait de quel prix un agent de la force légale eût fait payer à sa famille et à lui-même la moindre égratignure. — Du courage, mon frère! cria Cesare. Tiens bon quelques instans encore, et nous sommes avec toi! — Les voix se rapprochaient de plus en plus. — Retirez-vous, dit alors Pietro, qui redoutait maintenant de remporter une victoire compromettante; retirez-vous avant qu’il ne vous arrive malheur! — Les Autrichiens firent au même instant quelques pas en arrière, et Pietro, les voyant prêts à fuir, ne songea plus qu’à s’éloigner lui-même. Déjà il se dirigeait vers ses frères, lorsqu’un des soldats de police, revenu sur ses pas, visa le jeune homme et fit feu, Pietro tomba à la renverse sans pousser un cri. Un éclat de rire salua sa chute, et l’Autrichien s’enfuit en plaisantant avec son camarade sur ce brave paysan auquel il avait épargné la potence.

Le blessé fut rapporté à la ferme sans connaissance. La balle s’était logée entre les deux épaules, et il fallut l’extraire. Même après que l’opération fut heureusement terminée, il fut impossible de rien affirmer sur les suites de la blessure. La balle avait-elle touché les parties vitales? La plaie se fermerait-elle? N’y aurait-il ni hémorrhagie, ni gangrène? A toutes ces questions, que Rachel adressait au chirurgien venu tout exprès de Milan pour extraire la balle, celui-ci répondait d’un air capable : — Je ne puis rien dire de certain. Tout dépendra des jours qui vont suivre, et surtout de la constitution du malade. Espérons toutefois. Le patient est jeune, et si la balle n’était ni mâchée, ni empoisonnée, il peut en réchapper.

Pietro se rétablit; mais sa convalescence fut longue et douloureuse. Jamais néanmoins, durant les différentes périodes de la crise, jamais une expression d’impatience, de fatigue ou de découragement ne sortit de ses lèvres. Il ne semblait préoccupé que du soin d’épargner à ceux qui l’entouraient des inquiétudes et des ennuis. Sa blessure était de beaucoup plus grave et ses souffrances incomparablement plus grandes que la blessure et les souffrances de Paolino; mais il eût été impossible de le deviner, et Rachel ne put s’empêcher de comparer la sérénité courageuse de Pietro à l’irascibilité maladive de son frère. Cette sérénité n’avait plus rien à ses yeux de ce caractère pacifique qui lui avait causé des mouvemens de puérile impatience. Elle se souvenait de l’élan avec lequel le jeune paysan était accouru à son secours. — Il était bien beau, se disait-elle, lorsqu’il s’avançait contre les ravisseurs en brandissant son bâton de berger; mais son visage avait une expression terrible! Jamais je ne l’avais vu ainsi! Et moi qui le croyais inaccessible à la colère et à toutes les passions violentes! Celui qui oserait l’offenser devrait être en vérité ou bien courageux ou bien étourdi.

A partir de cette époque, Rachel éprouva, en parlant à Pietro et en pensant à lui, un sentiment de timidité mêlé de respect qui ne ressemblait en rien à la familiarité légèrement dédaigneuse qu’elle lui avait témoignée jusque-là.

Mme Stella pourtant, qui avait soigné son fils avec toute la tendresse d’une mère qui n’a plus dans ce monde d’autre amour que l’amour maternel, Mme Stella, qui avait trouvé tout naturel que Pietro exposât sa vie pour défendre l’honneur de sa fiancée, ne s’expliqua point aussi facilement l’attitude que gardaient vis-à-vis l’un de l’autre les deux fiancés. — Pourquoi Rachel ne demeurait-elle auprès du blessé qu’en compagnie de ses cousines, de ses cousins ou d’elle-même? Pourquoi Pietro ne se plaignait-il jamais de cette extrême réserve? Et surtout pourquoi ni Pietro ni Rachel ne faisaient-ils jamais allusion à leur prochaine union? — Mme Stella avait essayé plus d’une fois de les amener sur ce terrain. Plusieurs tisserands du village s’étaient recommandés à elle pour fournir la toile du trousseau. Rachel achèterait-elle sa robe de soie à Milan ou à Pavie? Quelle chambre le jeune ménage occuperait-il? — Rien des questions de ce genre étaient demeurées sans réponse, ou n’avaient reçu que des réponses évasives et embarrassées. Cette étrange conduite causait de tristes préoccupations à la fermière. Elle se rappelait que, pendant les jours qui avaient précédé son mariage avec M. Stella, sa conduite et celle de son fiancé ne ressemblaient aucunement à celle de Pietro et de Rachel. Le monde était sans doute bien changé depuis sa jeunesse, mais pouvait-il l’être à ce point?

Un soir qu’assise au chevet de Pietro, Mme Stella tricotait une paire de gros bas destinés au convalescent, ses doutes la pressèrent à tel point qu’elle ne put se défendre d’en parler à son fils. — Pietro, lui dit-elle, voudrais-tu m’expliquer quelque chose qui me tourmente singulièrement l’esprit? Que se passe-t-il entre toi et Rachel?

— Mais... rien, ma mère.

— Rien! cela n’est pas possible.

Et Mme Stella apprit à son fils que les jeunes gens et les jeunes filles qui s’aimaient d’amour le témoignaient d’une autre façon. Pietro, après quelque hésitation, comprit qu’une explication était inévitable; il répondit gravement : — Chère mère, ce que vous dites est très juste lorsqu’il s’agit de deux amans, qui ont bien des choses à se dire; mais telle n’est pas notre position à Rachel et à moi!

— Comment! N’aimerais-tu pas Rachel malgré le commandement de ton père, malgré sa dernière volonté?... Ah! Pietro, pouvais-je m’attendre à cela!

— J’aime Rachel, je l’aimais avant de connaître la dernière volonté de mon père; c’est son amour à elle qui ne m’appartient pas.

— Rachel, ne pas t’aimer! Rachel que j’ai toujours traitée comme ma propre fille, que ton père préférait à son propre sang! Elle est donc folle, ingrate, méchante?

— Paix! ma mère! ne l’accusez pas ainsi. — Et Pietro plaida la cause de sa cousine avec toute la chaleur d’une grande âme incapable d’Injustice; mais Mme Stella l’écoutait à peine. — Refuser un de ses fils, son premier-né, le successeur et l’héritier de son père, le plus beau jeune homme du pays! Sur qui donc portait-elle ses prétentions? Sur le fils de l’archiduc? — Et la bonne femme rejetait tout le mal sur la politique, qui avait, disait-elle, tourné la tête à sa nièce. Ce ne fut pas sans difficulté que Pietro reprit la parole. — Rassurez-vous, ma mère; il n’y a point de politique dans tout ceci. Il n’y a qu’un amant préféré, et cet amant est mon frère Paolino. Je ne saurais m’étonner ni me plaindre du choix de Rachel; je ne puis que m’en affliger.

Presque tout le courroux de Mme Stella contre Rachel s’évanouit quand elle connut le nom de celui qu’elle aimait, et son amour-propre maternel se sentit soulagé en pensant que l’un de ses fils pouvait seul avoir été préféré à l’autre; mais ce soulagement passager fut suivi d’un redoublement d’inquiétude. L’harmonie allait-elle disparaître de sa famille? La paix et l’amour fraternel feraient-ils place à la jalousie et à la discorde? L’expression de douce tristesse qui régnait sur la physionomie de Pietro la rassura. Un sentiment d’ineffable tendresse pour cet enfant dédaigné envahit alors son cœur maternel, et, jetant ses bras autour du cou de son fils, elle cacha son visage contre sa poitrine sans pouvoir prononcer un seul mot. Après un long silence, elle retrouva enfin la parole, et ce fut pour adresser à Pietro de nouvelles questions : — Depuis quand cet amour dure-t-il? Conte-moi tout, mon enfant bien-aimé. Pietro obéit et lui expliqua toutes les circonstances qui avaient transformé en certitude ses soupçons sur la nature du sentiment que Rachel éprouvait pour Paolo. Il ajouta, prévenant une question de la fermière, qu’il n’avait qu’une seule fois parlé à Rachel de Paolo et de son propre amour depuis la mort de son père. C’était le lendemain des funérailles. Il lui avait dit, au retour du cimetière, d’être sans inquiétude, qu’elle ne serait jamais tourmentée à cause de lui; elle avait répondu qu’elle en était sûre, et c’était tout. — Plus d’une fois, continua-t-il, je fus sur le point de la questionner sur ses projets, de lui parler de son avenir; mais... Le courage m’a toujours manqué.

Mme Stella proposa alors à son fils de se charger de ce soin, et Pietro accepta cette offre avec reconnaissance, à la condition qu’elle n’adresserait à Rachel aucun reproche. Mme Stella, quoiqu’à contre-cœur, s’y engagea, et Pietro lui expliqua alors quels étaient ses projets à l’égard des deux amans. — Tu ne te mettras pas dans l’embarras pour eux au moins! observa la fermière.

— Je n’ai pas besoin de me mettre dans l’embarras pour assurer leur avenir, répliqua Pietro. Paolo a sa part de notre héritage, et quant à Rachel, il est juste que nous fassions pour elle ce que nous faisons pour chacune de mes sœurs.

Mme Stella ne voyait pas la nécessité de faire une dot à sa nièce ; mais Pietro était le maître, et sa résolution paraissait irrévocable. Aussi ne fit-elle aucune opposition, et même elle consentit à ce que Pietro parlât le premier à Rachel. Dès le lendemain, l’explication projetée eut lieu sans que Rachel pût compter s’y soustraire par quelque interruption fortuite, car Mme Stella, qui faisait bonne garde devant la chambre du malade, éconduisait tous les importuns. Pietro, avec une loyale franchise, ne laissa ignorer à Rachel aucune des paroles échangées la veille entre lui et sa mère : il ne lui cacha point non plus le mécontentement de celle-ci et son désir d’amener la jeune fille à des aveux formels sur ses intentions vis-à-vis des deux frères. — Je n’avais pas le droit, ajouta Pietro, d’empêcher ma mère d’agir comme elle le juge convenable; mais j’ai voulu vous prévenir d’abord, afin que vous ne me soupçonniez pas de l’avoir envoyée vers vous. Vous ne devez point ignorer d’ailleurs que ma mère elle-même est décidée, dans le cas où vous n’écouteriez pas ses prières, à tout mettre en œuvre pour vous réunir à Paolo.

— Mais comment cela serait-il possible? demanda Rachel, qui, à vrai dire, n’envisageait que ce côté de la question.

— Cela est moins difficile que vous ne le pensez. Paolo a droit à une part dans l’héritage de notre père, qui a pris soin d’assurer une existence modeste, mais convenable, à chacun de ses enfans. Son intention était aussi, dans le cas où son projet de mariage entre nous rencontrerait des obstacles, de vous faire une dot égale à celle dont il a disposé pour chacune de ses filles. La seule difficulté est de faire parvenir cet argent à mon frère, qui a perdu, comme émigré, tous ses droits; mais je consulterai un avocat, et j’espère que, par votre entremise, tout s’arrangera aisément. Voilà ce que j’avais à vous dire. Ma mère ne tardera pas à vous parler elle-même. Écoutez-la avec douceur et respect, et si quelque chose vous blesse ou vous déplaît dans ses observations, souvenez-vous que c’est par amour pour moi qu’elle parle...

Pourquoi, en quittant Pietro, Rachel était-elle prête à fondre en larmes? Pourquoi, à la reconnaissance que lui causait tant de générosité, se mêlait-il un vague sentiment de dépit? Jugeait-elle que Pietro se consolait trop aisément d’une perte aussi irréparable? La vanité de Rachel n’avait pourtant rien d’excessif, et un mauvais cœur eût seul regretté les tourmens qu’il n’infligeait pas. Était-ce qu’au moment de quitter peut-être pour toujours le toit où son enfance avait trouvé un asile, elle comprenait combien il lui était cher, et combien de doux et de précieux souvenirs y étaient attachés ? Peut-être, mais Rachel ne se posait aucune de ces questions, croyant pouvoir s’expliquer par des causes plus sérieuses son chagrin et son inquiétude. Savait-elle si Paolino accepterait le sacrifice qu’elle était prête à lui faire ? Ne lui avait-il pas déclaré cent fois qu’il s’y refuserait toujours ? S’il refusait encore, quelle serait son humiliation ! L’idée que Pietro devinerait le véritable motif de ce refus obstiné faisait tomber aussitôt tout l’échafaudage de subtils raisonnemens qu’elle était parvenue à construire, pour expliquer la conduite de Paolo par un excès de délicatesse. Cette conduite ne prouvait qu’une seule chose, c’est que Paolo ne l’aimait pas. Que faire cependant ? Confier à Pietro ses doutes, c’était hâter le moment où elle lui apparaîtrait comme la maîtresse délaissée et dédaignée de son frère. Ne valait-il pas mieux cacher à Pietro le refus de Paolo, quitter ensuite la ferme, aller rejoindre son cousin pour lui apporter sa part d’héritage, puis se retirer dans un coin de la terre où personne ne la connaîtrait, et où elle attendrait paisiblement la fin de ses peines ? Sur son lit de mort seulement, elle écrirait à Pietro et à Paolo ; elle leur découvrirait le secret de sa disparition, le secret de son existence. — Et Rachel, tout en rêvant à ces lettres dernières qu’elle écrirait d’une main tremblante et glacée, était lentement descendue dans le jardin, où la rejoignit Mme Stella, qui, l’ayant vue sortir de la chambre de Pietro, l’avait suivie à quelque distance.

La fermière attaqua résolument sa nièce sur son mauvais goût, sur la différence entre l’avenir qu’elle rejetait et celui qu’elle convoitait, sur le péché irrémissible de désobéir à la dernière volonté de son bienfaiteur, car Mme Stella partait d’un point qu’elle considérait comme en dehors de toute discussion, la préférence de Rachel pour Paolo. Si elle eût semblé en douter, Rachel était en ce moment si singulièrement disposée, qu’elle eût peut-être fini par avouer que cette préférence pouvait bien n’être pas invincible ; mais la jeune fille ne pouvait faire un tel aveu spontanément, et puisque Mme Stella s’obstinait à la considérer comme éperdument éprise de Paolo, Rachel devait accepter le rôle qui lui était donné et le jouer de son mieux. Elle ne répondit à Mme Stella que par monosyllabes, admettant tout ce que la bonne dame avançait, et conservant un air sombre et distrait que Mme Stella prit pour de l’entêtement. — Puisque tu persistes dans ta résolution (Rachel n’avait pas dit un seul mot de ses projets), il ne nous reste qu’à t’aider à l’accomplir. Souviens-toi cependant, s’il t’arrive jamais de regretter ton obstination d’aujourd’hui, souviens-toi que nous n’avons rien négligé pour te faire changer d’avis. Que Dieu te bénisse, mon enfant, malgré le chagrin que tu nous causes! Je vais rendre compte à mon pauvre Pietro de l’inutilité de mes représentations et tout arranger avec lui pour ton prochain départ.

Et elle s’éloigna de Rachel, qui fondit en larmes dès qu’elle se vit seule. — Pourquoi me peindre le bonheur dont je jouirais ici, puisqu’on est décidé à croire que je le refuse? M’a-t-elle demandé une seule fois si je ne parviendrais pas avec le temps à oublier Paolo et à apprécier Pietio? Pietro qui m’a sauvé la vie au péril de la sienne! Pietro si noble, si bon, si généreux! Pietro qui m’aime, à ce qu’on prétend! qui donc serait malheureuse avec lui?... Mais à quoi bon ces lâches regrets? J’ai fait mon choix, ils ont du moins cru le deviner. Il ne me reste plus qu’à me résigner...

Un grand changement s’était produit ce jour-là dans le cœur et dans l’esprit de Rachel. Doublement éclairée par le sentiment et par la raison, elle se comprenait et elle se jugeait. La mâle bonté, le dévouement, la simple grandeur d’âme de Pietro, avaient agi lentement sur le cœur de la jeune fille ; mais tant que l’image de Paolo s’était offerte dans l’éloignement, tant qu’elle n’avait vu en lui, au lieu d’un fiancé, qu’un amant dont le retour était incertain et la constance douteuse, Rachel ne s’était point sentie appelée à prendre une résolution. Les explications de ce jour, la résolution qu’on lui attribuait et qu’elle n’avait pas démentie, l’assurance qu’on lui avait donnée que son mariage avec Paolo ne rencontrerait pas d’obstacle, venaient de dissiper tout nuage. Avertie du véritable état de son cœur, craignant par-dessus tout d’être devinée, elle évita soigneusement désormais la présence de Pietro et de sa mère, passant la plus grande partie des journées dans la chambre qu’elle s’était réservée, et le reste du temps dans le jardin ou dans les champs qui entouraient la ferme.

Dès qu’elle eut rassemblé son courage et ses forces, Rachel écrivit à Paolo, qui habitait alors Turin, lui fit part de la dernière volonté de M. Stella, du terrible embarras dans lequel elle s’était trouvée à cette époque et de la généreuse intervention de Pietro. Elle l’informa ensuite des mesures que celui-ci comptait prendre pour assurer leur union. « Quant à moi, poursuivait-elle, je t’ai depuis longtemps déclaré que j’étais prête à te suivre, quelle que fût ta destinée, et je ne puis maintenant que te renouveler ma déclaration. Tu m’as opposé jusqu’ici des considérations de délicatesse et de désintéressement que j’ai admises parce qu’elles venaient de toi, mais sans trop en comprendre la portée. Il te reste à me dire si ces considérations subsistent toujours, ou si les mesures prises par ton frère en ta faveur les ont détruites. Sois assuré que ta résolution, quelle qu’elle soit, me trouvera prête, et que tu n’as à craindre de ma part ni reproches, ni plaintes, ni résistance. » Elle ajoutait en post-scriptum : « Je crois devoir aussi te prévenir que, dans le cas où ta résolution n’aurait pas changé, cela ne m’empêcherait pas de remplir auprès de toi la mission que ton frère me destine, c’est-à-dire de t’apporter la part qui te revient de l’héritage paternel, et que tu ne peux toucher directement à cause de ta condition de proscrit. J’ignore si l’on doit t’écrire à ce sujet; mais en supposant qu’on le fasse, et que tu persistes dans ta résolution de ne pas accepter mon offre, il est inutile d’en informer d’autres que moi. Je me charge de tout arranger pour faire agréer ta résolution à ta famille, et pour t’apporter ce qui te revient dans le pays que tu me désigneras. »

En supposant que Paolo fût décidé à ne pas épouser Rachel tant qu’il ne pourrait lui offrir une existence convenable, la lettre qu’on vient de lire était peu propre à le faire changer d’avis. La réponse de l’exilé ne se fit pas attendre. « Ma chère Rachel, écrivait-il, si j’ai repoussé ton sacrifice lorsque je n’étais que pauvre et sans carrière, fils cadet d’une famille peu favorisée de la fortune, et n’ayant pour assurer mon avenir que mes faibles talens et une bonne éducation, il faudrait que je fusse le plus fou et le plus égoïste des hommes pour l’accepter aujourd’hui que les tristesses de l’exil sont venues s’ajouter encore au fardeau qui pesait sur moi. Nous autres réfugiés politiques, nous sommes traités à peu près comme des malfaiteurs, soumis à la surveillance de la police, et obligés de changer de domicile chaque fois que le caprice d’un subalterne nous l’ordonne : impossible par conséquent de nous établir nulle part, d’entreprendre un commerce ou une industrie quelconque, de nous procurer un protecteur ou un emploi. Il y a plus : nous ne nous appartenons pas. Engagés dans une vaste et secrète association dont le but est à la fois politique et social, nous dépendons de nos chefs, qui peuvent nous charger chaque jour d’une mission dangereuse, ou d’un voyage au bout du monde. Dans une pareille position, un homme seul n’est que malheureux : un époux, un père de famille serait l’être le plus misérable du monde; mais celui qui accepterait la grave responsabilité du bonheur d’autrui après être tombé dans un semblable abîme mériterait le mépris des honnêtes gens. Non, chère Rachel, ni mon amour pour toi, ni la très grande satisfaction que j’éprouverais en te gardant auprès de moi ne me feront commettre une action aussi lâche. Si tu parviens à m’apporter sans danger (mais sans danger pour toi, entends-tu bien?) l’argent qui m’est destiné, mon projet est de me rendre en Australie, et d’y tenter la fortune. Si le succès couronne mes efforts, je reviendrai plus tard fermer mes yeux là où je les ouvris pour la première fois, et je n’ai pas besoin d’ajouter que j’y reviendrai seul. Si le sort m’est contraire, comme cela n’est que trop vraisemblable, vous n’entendrez plus parler de moi, car je ne veux pas attrister de mes douleurs votre sereine existence. » Suivaient des conseils sages et affectueux ; l’embarras du donneur d’avis était d’abord évident, mais il disparaissait petit à petit à la pensée du devoir, disait-il. « Je ne crois pas que tu aies jamais rendu pleine justice au noble cœur de mon frère aîné, et j’avoue à ma honte que cette injustice de ta part a été pour moi la source de plus d’une coupable joie ; mais lorsqu’on est, comme je le suis, sur le point de rompre à tout jamais avec le passé et de commencer une nouvelle existence, on s’élève au-dessus des misérables jalousies de la vanité et de l’amour. Réfléchis longuement, chère Rachel, avant de repousser un bonheur dont toi seule peut-être es digne parmi toutes les femmes de notre pays et de notre classe, un bonheur tel que je n’aurais jamais pu te l’offrir. » Paolo assurait d’ailleurs Rachel qu’il se conformerait à ses volontés en lui laissant le soin d’annoncer sa résolution à leurs parens ; mais il avouait que cette réserve lui coûtait et lui semblait étrange. Il désignait enfin Novare comme le lieu où il se trouverait huit jours après qu’elle lui aurait écrit de s’y rendre.

Rachel s’attendait à cette réponse, qu’elle reçut avec une satisfaction mêlée d’amertume. — Est-ce donc pour cela que j’ai renoncé au sort que m’avait préparé mon oncle ? À qui fais-je le sacrifice de mon bonheur ? Est-ce à mon devoir ? Non, car mon devoir est d’obéir à celui qui m’a tenu lieu de père. Est-ce à mon amour ? Hélas ! non. Est-ce au bonheur de celui que j’ai aimé ou cru aimer ? Non, puisqu’il renonce volontairement à moi, et m’assure que le plus grand service que je puisse lui rendre, c’est de l’oublier. Réfléchis, me dit-il, demande du temps pour répondre !… Ont-ils attendu ma réponse ? M’ont-ils rien demandé ?… — Et Rachel se trouvait fort à plaindre.

La lettre de Paolo était arrivée à la ferme sous une grande enveloppe qui contenait plusieurs autres lettres pour divers membres de la famille. Pietro et sa mère l’avaient vue et en avaient reconnu l’écriture. Aussi Rachel savait bien qu’elle ne pouvait éviter de leur en communiquer le contenu. Elle détestait le mensonge, mais elle eût pris l’engagement de ne plus prononcer un mot de vérité pendant le reste de ses jours plutôt que d’apprendre à son cousin et à sa tante que leur sacrifice était inutile, que Paolo ne l’acceptait pas. Elle leur dit donc au contraire que Paolo était profondément touché de la proposition qu’elle lui avait faite, de la part de Pietro, et qu’il retarderait son départ pour un pays lointain où il comptait s’établir jusqu’à ce qu’elle put le joindre. Elle dit tout cela sans mentir précisément, mais avec l’intention de tromper ceux qui l’écoutaient, et elle y parvint. Toutefois elle ne les trompa qu’imparfaitement, car Pietro ainsi que Mme Stella furent frappés du profond abattement que trahissaient le visage et la voix de la pauvre Rachel. Elle aussi s’aperçut de leur étonnement, et elle n’en devint que plus ferme dans sa résolution de leur cacher les intentions de Paolo.

— Quel est ce pays lointain où Paolo compte se rendre? demanda Mme Stella.

— L’Australie, répondit la jeune fille.

— Rachel, dit Pietro, reprenant avec sa cousine, comme à une époque plus heureuse, l’habitude du tutoiement fraternel; Rachel, ce voyage est bien long : ne t’effraie-t-il pas?

— Non, répliqua-t-elle simplement.

Pietro soupira. On ne redoute jamais de suivre celui qu’on aime, se dit-il tristement, et il ajouta en serrant la main de Rachel : — Je comprends ton dévouement, chère sœur, et ne m’en étonne pas; mais j’ai encore le droit de veiller sur toi, et je crains que le climat et la vie qu’on mène en Australie ne soient bien rudes pour ta santé délicate. J’en écrirai à Paolo.

— Que lui écrirez-vous? demanda Rachel avec inquiétude.

— Qu’il réfléchisse avant de choisir ce lieu sauvage pour ta demeure, que tu pourrais y tomber malade; ce serait une grande affliction pour nous que de te savoir si loin, souffrante, hors de portée de recevoir nos soins.

— N’en faites rien! s’écria Rachel; Paolo sait ce qui lui convient et à moi aussi. Tout ce que je vous demande, c’est de ne pas perdre de temps et de conclure cette affaire au plus tôt. Depuis que mon départ est décidé, je me trouve mal ici... Je voudrais que tout fût fini.

Pietro soupira encore et répondit : — Il sera fait selon ta volonté, Rachel...

Mais Mme Stella, qui n’avait pas pardonné à Rachel sa préférence pour Paolo, reprit avec un accent de reproche : — Tu es bien pressée de nous quitter, Rachel, et je ne me serais pas attendue à tant de hâte de ta part. Puisses-tu ne jamais regretter le toit que tu fuis aujourd’hui avec tant d’impatience!

Mme Stella et Pietro écrivirent le jour même à Paolo, et la réponse embarrassée et glaciale qu’ils reçurent leur causa une pénible surprise. Paolo ne faisait pas la moindre allusion à son mariage avec Rachel; il disait seulement : « Je ne vous parle pas de ma cousine, parce qu’elle me l’a défendu, et s’est réservé expressément de vous tout apprendre. » Il passait ensuite au chapitre des motifs qui l’avaient porté à choisir l’Australie comme terre d’exil de préférence à tout autre lieu du monde. N’était-ce pas le séjour qui convenait à un homme jeune et aventureux, condamné à l’isolement, n’ayant plus à répondre à personne ni de sa vie ni de ses succès? Il avait vécu jusque-là pour son pays; son pays était retombé sous la domination étrangère. Il ne lui restait qu’un seul but à poursuivre, la richesse. Puisqu’on avait découvert une terre qu’il suffisait de gratter pour en tirer de l’or, c’était là qu’il devait aller. Il s’étendait ensuite sur les mesures à prendre pour lui faire tenir sa petite fortune, et le nom de Rachel revenait alors sous sa plume comme celui du messager qui devait la lui remettre. Pietro et sa mère demeurèrent stupéfaits. Paolo avait-il perdu l’esprit? Pouvait-il, et cela dans la même page, parler comme s’il attendait l’arrivée de Rachel et comme s’il devait passer sa vie dans l’isolement? La mère et le fils tombèrent d’accord qu’il fallait s’adresser à Rachel pour obtenir des éclaircissemens. Rachel fut appelée en effet; on lui montra la lettre de Paolo, et on lui demanda ce qu’il fallait en conclure. — Rien du tout, répondit Rachel, qui cachait sous les dehors de l’indifférence une douloureuse agitation. Je ne puis savoir à quoi songeait Paolo en vous écrivant. Assurément il ne semble pas se préoccuper beaucoup de mon bien-être; mais il sait que je tiens peu aux agrémens matériels de la vie, et il a assez bonne opinion de moi pour penser qu’unie à celui que j’aime, aucune des privations dont il parle ne me sera pénible. Ne faites pas attention au ton de sa lettre, et occupez-vous plutôt des mesures qu’il vous indique comme les plus sûres et les plus expéditives. Pensez-vous qu’une semaine suffira à tous ces arrangemens?

Pietro et sa mère s’aperçurent aisément que le sujet de leur entretien ne plaisait point à Rachel, et ils n’insistèrent pas; mais ils se promirent d’écrire de nouveau à Paolo, afin de pénétrer ce singulier mystère avant le départ de la jeune fille. Celle-ci, qui devina sans peine leur projet, se hâta d’écrire de son côté à Paolo pour l’informer de la surprise que sa lettre avait causée dans la famille, et lui recommander encore une fois la plus extrême réserve.

Tout en se demandant ce que signifiaient le langage de Paolo et les réticences de Rachel, Pietro s’occupait bravement de céder à son frère l’argent et la femme qui, pensait-il, lui appartenaient de droit. Quoique faible encore et souffrant des suites de sa blessure, il se rendit plusieurs fois à la ville pour consulter des hommes de loi et de finance; récemment installé comme chef d’une grande exploitation agricole et pouvant d’un jour à l’autre avoir besoin d’argent, il vendit des rentes sur l’état, et en transforma le capital en billets de banque, en lettres de change et en or. La dot de Rachel fut ajoutée à ce petit pécule; puis Mme Stella, qui sentait se réveiller en son sein sa première tendresse à mesure que le moment de se séparer approchait, voulut qu’elle emportât comme souvenir de sa vieille tante les bijoux qu’elle avait destinés à l’épouse de Pietro. Ils n’étaient pas d’un grand prix, et la monture en avait été à la mode quelque trente ans plus tôt dans les provinces de Lodi et de Pavie. C’était un collier en perles fines, composé de plusieurs rangs de très petites perles rassemblées d’espace en espace par une agrafe en émeraude entourée de brillans; un peigne à retenir les cheveux, formant un petit diadème en perles et diamans; une montre en or émaillé, ronde comme une boule, et suspendue à une chaîne vénitienne de même métal, si fine qu’elle pouvait rivaliser avec un cheveu; une broche qui avait contenu le portrait de M. Stella lors de son mariage, et que Mme Stella remplaça par le sien propre, fait à la même époque ; quelques bagues d’assez mauvais goût; enfin une paire de boucles en stras qui faisaient partie de l’héritage du missée, et que sa veuve destinait à son fils Paolo.

Il ne s’agissait plus que d’obtenir un passeport pour Rachel. Ces préparatifs, qui avaient pour la jeune fille une signification désolante, qui lui parlaient sans cesse de séparation éternelle, d’isolement infini, avaient rempli toute la semaine. La malle immense, recouverte d’une peau fauve, qui gisait toute grande ouverte au milieu de sa chambre, et que Mme Stella s’acharnait à remplir de tous les objets dont elle avait éprouvé l’utilité dans le cours de sa paisible existence, c’était la malle qui avait jadis apporté et rapporté de la ferme à Melegnano et de Melegnano à la ferme le léger bagage de l’heureuse pensionnaire. Que de souvenirs, que de regrets elle éveilla! Le voyage de Rachel préoccupait toutes les imaginations féminines de la ferme; il revenait sans cesse sur toutes les lèvres, et la pauvre enfant, qui eût donné tout au monde pour échapper à cette pensée, y était ramenée par des questions incessantes. Pietro ne lui adressait plus la parole que comme à une sœur, et quoiqu’il n’essayât pas de dissimuler le chagrin que lui causait son prochain départ, rien dans ce chagrin ne trahissait une aflection plus que fraternelle. Plus d’une fois, lorsque Rachel était seule, elle se sentit tentée de lui tout avouer et de le supplier de la garder à la ferme, ne fût-ce que comme la dernière de ses servantes; mais dès que Pietro paraissait, elle perdait tout courage. L’aimait-il encore? Elle-même, que pouvait-elle lui dire?... Non, il fallait boire l’amer calice jusqu’à la lie. Encore quelques jours de courage, et tout serait fini.

La pauvre enfant était soutenue par l’énergie factice de la fièvre qui circulait dans ses veines, triste effet de l’insomnie et de l’agitation douloureuse dans laquelle elle vivait. Pietro venait de remettre à Rachel tous les papiers qui assuraient sa situation et celle de Paolo; il allait lui adresser quelques mots d’affection et quelques conseils de prudence, lorsque la lettre de Paolo lui fut apportée. Il l’ouvrit en présence de Rachel, la lut d’un air à la fois grave et agité; puis, la passant à Mme Stella, il se promena quelque temps en silence et à pas précipités dans la cuisine, où ils étaient rassemblés. Lorsque Mme Stella eut achevé sa lecture, elle rendit la lettre à son fils en s’écriant : — Pour moi, je n’y comprends et n’y comprendrai jamais rien !

— Mais il faut absolument que je comprenne, moi, s’écria Pietro, avant de permettre que Rachel s’éloigne de nous. — Et, se tournant vers sa cousine, qui, les yeux baissés et le visage couvert d’une pâleur livide, se préparait silencieusement à la scène qui l’attendait : — Rachel, ajouta-t-il, que signifie cette lettre? Je t’ai déjà adressé la même question lorsque j’en reçus une première assez semblable à celle-ci, et ma question est restée à peu près sans réponse. Les éclaircissemens que tu ne m’avais pas donnés, je les ai demandés à mon frère, et il me les refuse. Voici sa lettre; il n’y a pas un mot de son mariage avec toi, pas un mot de l’avenir qu’il te réserve! Pourtant je l’avais chargé de se procurer les papiers nécessaires à la célébration de votre mariage, car, il est bon que tu le saches, j’ai résolu d’assister à ton mariage avec Paolo avant de te remettre en ses mains. — Et, voyant la surprise et le découragement qui se peignaient sur le visage de Rachel, il reprit : — Oui, Rachel, c’est moi qui dois te conduire en Piémont et te remettre à ton mari. Ne me fais point d’objection inutile; j’agis comme si tu étais ma sœur, et tu ne quitteras ton frère que pour suivre ton époux. Encore une fois, que signifie le silence de Paolo?

— C’est... que sais-je? Il n’aime pas à parler de ces sortes de choses. Paolo n’est pas un enfant. Que votre conscience soit en repos; lui et moi, nous savons ce que nous faisons. Puisque je suis satisfaite, de quoi vous plaignez-vous?

— Mais Paolo m’assure que vous pouvez tout éclaircir, reprit gravement Pietro. Il y a donc quelque chose que vous me cachez ! N’avez-vous pas de confiance en moi? Et ne vous ai-je pas prouvé qu’aucun sentiment personnel ne m’anime?

Rachel puisait des forces contre Pietro et contre son propre cœur dans ces assurances maladroites et réitérées. Elle répondit au jeune homme qu’elle ne doutait pas de son désintéressement. — Si Paolo, ajouta-t-elle, vous renvoie à moi pour les explications que vous désirez, c’est qu’il ne pense pas que vous puissiez y attacher une telle importance. Je l’ai souvent plaisanté sur sa répugnance à parler de ses sentimens. Il est persuadé que je vous dirai ce qu’il cache, et que vous serez satisfait. Eh bien ! je vous le dis : nous nous connaissons, Paolo et moi, depuis longtemps, nous croyons être dignes l’un de l’autre. Que vous faut-il de plus?

Pietro n’osa pas répondre, tant il craignait de paraître reculer devant son propre sacrifice. Il ne se sentait même pas complètement rassuré sur son désintéressement, et il se demandait avec inquiétude si le désir secret de ne pas se séparer de Rachel et de ne pas la voir dans les bras d’un autre n’était pour rien dans ses doutes et dans ses scrupules. Le résultat de cet examen fut une soudaine résolution d’aller trouver Paolo, de lui faire part de ses craintes, et d’insister pour obtenir les explications éludées jusque-là. L’exécution de ce projet ne présentait aucune difficulté, puisque Paolo s’était déjà transporté dans la ville de Novare, où l’on se rendait de la ferme des Huit-Tours en trois heures de marche. Le soir même, après s’être assuré que personne ne veillait dans la maison, il alla tout doucement à l’écurie, sella et brida lui-même son cheval; puis, sortant par une porte de derrière, il s’élança sur la route de Novare.


VII.

Le lendemain, la famille était rassemblée depuis quelques instans autour de la grande table où elle prenait son repas du matin, attendant Pietro, qui n’avait pas encore paru. C’était un événement, car l’exactitude de Pietro était exemplaire. Après un quart d’heure de silencieuse attente. Mme Stella ordonna à la plus jeune de ses filles d’aller chercher Pietro dans sa chambre, car, depuis qu’il avait succédé à son père en autorité et en puissance, il couchait seul dans un cabinet voisin de celui de sa mère. La jeune fille revint bientôt, apportant l’étrange nouvelle non-seulement que Pietro n’était pas dans la maison, mais qu’il n’y avait pas même couché. Les serviteurs furent interrogés, et on eut la certitude que Pietro était parti, puisque son cheval n’était plus à l’écurie. Mme Stella soupçonna seule le motif du brusque départ de son fils; quant à Rachel, le trouble de son esprit et l’agitation de son cœur étaient tels qu’elle s’imagina avoir gravement offensé Pietro, et l’avoir amené par son langage de la veille à quitter la ferme plutôt que de se voir ainsi méconnu par elle. — Il ne reviendra que lorsqu’il me saura partie, se dit-elle. Puis, se rappelant que son départ avait été retardé jusque-là par la difficulté d’obtenir un passeport, elle pensa que peut-être Pietro était allé à la capitale en presser la remise, et elle hasarda timidement sa conjecture, qui fut accueillie avec faveur par toute la famille à l’exception de Mme Stella, qui dit en branlant la tête : — Ce n’est pas de ce côté-là qu’il est allé.

Toutes les conjectures s’évanouirent à l’arrivée de Pietro lui-même, qui avait accompli son voyage avec la plus grande rapidité. Lorsqu’il entra dans la cuisine, où la famille se trouvait encore réunie, il était très pâle et portait sur son visage les traces d’une douloureuse agitation. — Pardonnez-moi, ma mère, si je vous ai quittée pour quelques heures sans vous prévenir; mais je me suis aperçu hier au soir qu’il me manquait certains renseignemens nécessaires à l’arrangement définitif des affaires de Paolo, et j’ai pensé qu’il valait mieux aller les lui demander que de m’en rapporter à la poste. J’ai été à Novare, et j’ai vu Paolo.

Les questions se pressèrent aussitôt. Les fils et les filles du fermier étaient tendrement attachés à leur frère, et voulaient savoir comment il supportait son exil; mais Pietro ne fit que de brèves réponses, qui indiquaient nettement l’intention de ne pas prolonger cette conversation générale. Aussi au bout de quelques instans ne resta-t-il plus dans la grande salle que Mme Stella et Rachel. Pietro prit aussitôt la parole en affectant de se tourner vers sa mère : — Vous avez deviné sans doute, dit-il, quels sont les renseignemens que je suis allé demander à Paolo? Je suis allé lui demander comment il comptait se comporter avec Rachel, et il m’a répondu qu’il était décidé à ne pas se marier, ni avec Rachel, ni avec personne. Il m’a en outre exposé ses motifs, et j’avoue que je les ai trouvés justes et raisonnables.

Rachel avait caché son visage dans ses mains lorsque Pietro avait annoncé la résolution de Paolo, et elle sanglotait tout bas, dans l’amertume de son cœur. Mme Stella se méprit sur la cause de ces larmes, et, serrant la pauvre enfant contre sa poitrine, elle s’écria, non sans indignation : — Est-il possible qu’il ait trompé si cruellement cette enfant, et que toi-même tu te sentes porté à l’approuver!

— Non, ma mère, Paolo n’a trompé personne. C’est Rachel qui nous trompait lorsqu’elle nous affirmait que tout était arrangé entre elle et Paolo, car Paolo ne lui a jamais caché ses intentions, et s’il essayait de nous les cacher à nous, c’était pour complaire à Rachel, qui l’en avait prié. Il m’a montré les lettres de Rachel.

Rachel poussa un cri d’angoisse, mais elle ne prononça pas un seul mot. Mme Stella laissa tomber les bras dont elle l’avait entourée et la regarda fixement, comme un savant philologue regarderait une inscription indéchiffrable. Pietro se promenait en long et en large dans la vaste cuisine, laissant échapper des mots sans suite où se trahissaient tour à tour la douleur, la colère et l’hésitation. — J’ai grand besoin de connaître tes motifs, Rachel, dit-il enfin en s’approchant d’elle, et comme je ne puis attendre aucune lumière de celle qui m’a trompé avec tant de persévérance, j’en suis réduit à former des conjectures, au risque de faire fausse route, et par conséquent de contrarier tes désirs, lorsque je voudrais au contraire m’y conformer. La faute en est à toi seule. Ecoute-moi donc... Tu voulais nous faire croire que ton mariage avec Paolo était chose conclue, tu voulais nous entretenir dans cette erreur jusqu’au moment où ta dot et ton passeport seraient entre tes mains, où tu serais en quelque sorte affranchie de notre tutelle. Il était impossible que notre erreur se prolongeât au-delà de ce moment; mais cela te suffisait. Ce que tu voulais donc, c’était nous quitter et vivre indépendante loin de nous. Tu es encore bien jeune pour mener une pareille existence; mais il peut y avoir un moyen de te satisfaire sans te perdre. Nous avons une tante à Turin; elle a peu de famille, assez d’aisance pour rendre sa maison agréable. Veux-tu aller demeurer avec elle? Je me charge de disposer Mme Delmonte à te recevoir cordialement et à te garder auprès d’elle aussi longtemps que cela te conviendra….. Acceptes-tu ma proposition? Elle ne m’est dictée, je te le jure (et ici la voix de Pietro perdit pour la première fois un peu de cet accent sévère que Rachel ne lui avait jamais vu), elle ne m’est dictée que par un désir aussi sincère que profond de remplir tes vœux et d’assurer ton bonheur. Dis un seul mot... Tu ne réponds pas? Eh bien! j’attendrai. Réfléchis, consulte ma mère, ouvre-lui ton cœur, tu me répondras ensuite.

Et Pietro sortit précipitamment, laissant Rachel dans un état digne de pitié. On trouvera peut-être Pietro un peu brutal; mais il ne faut pas oublier que le paysan lombard garde toujours, en parlant à la femme qu’il aime le plus, un certain air de supériorité qui n’a rien de galant. Le chef de la famille en est le seigneur, je l’ai déjà dit, et j’ai souvenir que dans mon enfance certains de ces maîtres redoutés ne dédaignaient pas d’appuyer de corrections manuelles leurs paternelles réprimandes. Or Pietro trouvait la conduite de Rachel répréhensible, inexplicable, indigne du caractère loyal qu’il lui avait connu, et s’il n’eut pas un seul moment la tentation de recourir au moyen usité parmi les chefs de famille d’une autre génération, il n’aurait pas compris cependant qu’on lui demandât d’adoucir l’expression de son mécontentement. Dans ce mécontentement même, il entrait, à vrai dire, une large part de dépit personnel, et ce dépit n’était pas sans cause. Qu’y a-t-il de plus blessant en effet que de savoir la personne qu’on aime effrayée de notre amour et s’obstinant dans sa frayeur, quoi qu’on fasse d’ailleurs pour la convaincre qu’il a cessé d’exister?

Quand Pietro l’eut quittée, Rachel se livra à un violent désespoir. Quoique naturellement très sincère, et quoique depuis quelque temps elle eût été forcée de prononcer presque autant de mensonges que de paroles, ce n’était pas le remords de sa duplicité qui portait dans son âme un pareil trouble. Elle avait voulu garder une bonne place dans l’estime de Pietro, demeurer dans son souvenir comme une image pure, gracieuse et chérie; elle s’en voyait désormais chassée, et chassée comme un objet indigne. Elle souffrait ce que souffrit Eve en disant un éternel adieu à l’Éden. Dès que Pietro se fut retiré, sa douleur déborda en larmes, en sanglots, en plaintes mal articulées. Mme Stella, qui ne comprenait pas d’où venait ce grand désespoir, essayait vainement de l’apaiser. Aux assurances que lui donnait la fermière sur la disposition de Pietro à la laisser partir en toute liberté, Rachel ne répondait que par des sanglots et des exclamations sans suite, et elle finit par se sentir atteinte du frisson qui, sous l’influence du ciel italien, suit toujours de près les fortes agitations morales ou les fatigues physiques prolongées. Mme Stella la conduisit dans sa chambre, la coucha, l’ensevelit sous une montagne de couvertures, lui fit avaler plusieurs tasses de tisane à quarante-cinq degrés, et ne la quitta que lorsque la période grelottante eut fait place à la période brûlante, et l’agitation à l’assoupissement que ces sortes de fièvres produisent toujours.

Aucun calmant moral ne vaut un accès de fièvre; la crise passée, on se trouve dans une disposition d’esprit si parfaitement placide que l’on ne comprend plus la possibilité de l’agitation. En repassant dans sa mémoire la scène de la veille, Rachel s’étonna d’avoir été si faible et de s’être laissé dominer par son agitation. Elle n’avait pas commis de crimes après tout, et si son cousin se plaisait à lui témoigner une sévérité déplacée, ce n’était pas une raison pour s’abandonner au désespoir, comme si sa conscience eût été bourrelée de remords. Ses intentions n’avaient rien de coupable : une partie seulement en était connue, et c’était sur cette partie qu’elle avait été injustement jugée ; mais elle n’avait plus maintenant qu’à déclarer le reste, et il faudrait bien que Pietro lui rendît son estime.

Ainsi rassurée et se reprochant amèrement l’émotion qu’elle avait trahie devant la fermière, Rachel alla trouver Mme Stella et la pria de faire appeler Pietro, avec qui elle désirait avoir une explication. Étonnée du changement survenu chez Rachel, de la tranquille fermeté de son attitude, Mme Stella ne fit pourtant aucune observation, et s’en alla elle-même à la recherche de son fils, qu’elle ramena aussitôt à Rachel. Le ressentiment du jeune fermier s’était adouci, mais son mécontentement était encore écrit en caractères très lisibles sur son visage. Il se souvenait de l’état de désespoir dans lequel il avait laissé Rachel, il savait que ce désespoir avait été suivi d’un accès de fièvre, et il s’attendait à trouver sa cousine abattue et repentante. Il s’aperçut au premier coup d’œil qu’elle était résolue et froide, et cette découverte le rendit encore plus grave et plus sévère. C’est Rachel qui la première prit la parole.

— Vos reproches d’hier, dit-elle, et la colère qui vous les dictait m’avaient tellement troublée, que je n’ai pu rien dire pour ma justification. Je ne voudrais pourtant pas vous laisser de moi la mauvaise opinion que vous semblez avoir conçue, et c’est pour cela que je vous ai prié de m’écouter... Vous avez paru surpris que j’eusse essayé de vous cacher la résolution de Paolo, et vous m’avez demandé quels étaient mes projets, pourquoi, s’ils étaient innocens, je craignais que vous n’y missiez obstacle. Je vous répondrai donc que je redoutais en effet votre opposition et celle de ma tante. Pourquoi la redoutais-je? Parce que je croyais que vous me portiez quelque intérêt. Mon intention était, et j’y persiste avec plus de force que jamais, de me retirer dans un couvent après que j’aurais rendu à Paolo le seul service qu’il soit en mon pouvoir de lui rendre, c’est-à-dire après que je lui aurais apporté sa part d’héritage.

— Religieuse ! s’écria Mme Stella. — Rachel fit un mouvement de tête affirmatif. Le silence qui suivit cette muette réponse ne fut interrompu, au bout de quelques instans, que par cette question de Pietro : — Le refus de Paolo est donc un malheur que tu ne peux supporter! — Rachel tressaillit, mais par un suprême effort elle réussit à garder son calme. — Voilà précisément ce que je craignais, répondit-elle. Vous attribuez ma résolution au refus de Paolo et au chagrin que j’en ai ressenti! Vous êtes dans l’erreur, c’est tout ce que je puis vous dire. Et maintenant laissez-moi vous prier de m’épargner toute remontrance, toute discussion à ce sujet. Mon parti est pris, bien pris; le couvent est le seul asile dans lequel je puisse trouver le calme et un certain degré de bonheur. Il y a longtemps que je le sais et que je soupire après ma retraite.

— Mais, Rachel, dit Mme Stella, tu ne songeais pas à te faire religieuse avant de connaître les intentions de Paolo?

— Qu’en savez-vous? répondit Rachel en rougissant. Qu’il vous suffise d’apprendre que ma résolution ne m’a point été dictée, comme Pietro le disait tout à l’heure, par le regret de ne pas épouser Paolo. Vous refuserez peut-être de croire à ma parole, et pourtant c’est la vérité; mais je n’en dirai pas davantage.

Pietro proposa, comme c’est la coutume en pareil cas, de mettre un certain intervalle entre la résolution et l’exécution. — Il y a longtemps que mon parti est pris, répliqua Rachel, et la réflexion n’y peut rien. — Dans tout cet entretien, elle se montra si calme, si maîtresse d’elle-même, si différente de ce qu’elle avait été la veille, que Pietro et Mme Stella se sentirent intimidés et finirent par se rendre. Pietro se chargea d’aplanir toutes les difficultés, d’obtenir le consentement du tribunal de tutelle, car Rachel était encore mineure, de traiter et de conclure avec les autorités temporelles et ecclésiastiques. L’on convint de tout, et le départ fut fixé à quelques jours de là, aussitôt que les formalités nécessaires seraient remplies.

Rachel avait cruellement souffert pendant ces débats. Lorsque Pietro l’eut quittée, elle retomba dans un désespoir plus violent que celui de la veille, et cette fois encore l’excès de la douleur amena la fièvre. Cette seconde attaque fui plus forte que la première, et il s’y mêla un peu de délire. Mme Stella voulait passer la nuit entière auprès d’elle; mais sa fille Philomène, la plus forte de la famille et qui semblait avoir deviné la cause du trouble de Rachel, objet pour elle d’une affection particulière, déclara qu’elle savait mieux que personne comment s’y prendre pour soigner et faire obéir une malade aussi fantasque. Demeurée seule au chevet de Rachel, Philomène s’établit dans un fauteuil, baissa la tête, et approcha son visage de celui de Rachel, de façon à saisir les moindres mots que celle-ci prononcerait dans son délire ou dans le sommeil. Rachel passa une nuit fort agitée, et ne cessa en effet de murmurer des mots indistincts adressés à des personnes absentes. Philomène, de son côté, ne ferma ni l’œil ni l’oreille un seul instant. Lorsque Rachel semblait près de tomber dans un sommeil complet et profond, sa cousine avait soin de prononcer à voix basse quelques mots qui ranimaient son délire. Je ne prétends pas recommander aux gardes-malades le système de Philomène; mais, quoique peu conforme aux règles de la médecine, ce système parut complètement répondre aux vues de la jeune fille, car plus d’une fois pendant cette nuit un sourire de singulière satisfaction erra sur ses lèvres. Enfin, vers le commencement du jour, lorsqu’elle vit Rachel paisiblement endormie, elle dit d’un air triomphant : — Tu peux dormir à cette heure, ma pauvre cousine; j’en sais assez maintenant pour empêcher le retour de la fièvre et pour te rendre heureuse en dépit de toi-même. Elle céda sa place à une de ses sœurs, et quitta la malade pour prendre, disait-elle, quelques heures de repos; mais, au lieu de rentrer dans sa propre chambre, Philomène courut d’un pas alerte à la laiterie, où elle savait trouver son frère Pietro; elle l’entraîna, non sans peine, chez leur mère, dans le cabinet que Mme Stella occupait depuis la mort du vieux fermier, et elle s’y enferma avec eux. Elle exigea que Pietro lui fit le récit de ce qui s’était passé depuis quelque temps entre Rachel et lui. Pietro hésitait à répondre et ne cachait pas son impatience; mais Philomène insista si fortement qu’il céda, et finit même par avouer que dans peu de jours il comptait conduire sa cousine chez les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul à Turin.

— Dieu vous en préserve! s’écria Philomène. Savez-vous pourquoi Rachel veut entrer au couvent, pourquoi elle prétendait vous cacher ses projets, pourquoi la résolution de Paolo ne lui a causé aucun chagrin, — m’entendez-vous, aucun chagrin? — pourquoi enfin elle est si désolée qu’elle en a la fièvre? Parce que Rachel aime quelqu’un qui n’est point Paolo.

— Et qui donc? s’écria Pietro.

— Qui? tu ne le devines pas? Mais toi-même, Pietro!

— Moi! lui! s’écrièrent à la fois Pietro et sa mère.

Et la jeune fille, sans se préoccuper des exclamations de Pietro et de la fermière, raconta ses premiers soupçons, sa résolution de profiter du délire de la fièvre pour arracher son secret à sa cousine, et le succès de son stratagème. Pietro pourtant hésitait encore à se croire aimé. Il voulut que Philomène lui redît les paroles qu’elle avait recueillies sur les lèvres de la jeune malade, et Philomène les répéta, ainsi que les reproches adressés par Rachel dans son délire à Paolo pour l’avoir persuadée jadis que c’était lui qu’elle aimait, et s’être jeté ainsi entre elle et le bonheur. Puis, comprenant avec un tact singulier chez une jeune fille que Pietro ne pouvait prendre un parti décisif sans se consulter d’abord avec lui-même et sans consulter sa mère, elle s’échappa brusquement.

— Qu’en pensez-vous, ma mère? dit Pietro lorsque Philomène les eut quittés.

— L’aimes-tu?

— De tout mon cœur!

— Peux-tu lui pardonner son premier amour?

Il y a dans le caractère lombard, tel surtout qu’il se révèle chez les habitans de nos campagnes, un fonds de jalousie et de défiance que rien n’a pu encore affaiblir. Pietro garda un moment le silence.

— Ma mère, répondit-il enfin, vous-même croyez-vous cet amour éteint? Je puis lui pardonner, oublier le passé; mais douter du présent, de l’avenir.., et rester chrétien,... cela me serait impossible!

— Je crois que le cœur de Rachel t’appartient entièrement; mais tu en doutes, puisque tu me fais cette question. J’aime Rachel, et je lui aurais donné le nom de fille avec plus de plaisir qu’à toute autre. Pourtant, je suis forcée de te le dire, et mon cœur saigne en te parlant ainsi, si tu doutes, ne l’épouse pas...

Pietro se recueillit. Au bout de quelques instans, le front baigné d’une sueur froide, mais avec un calme apparent, il répondit : — Je crois que vous avez raison, ma mère, et que pour notre bonheur à tous deux, une séparation éternelle est le parti le plus sage; mais il est à la douleur de cette séparation un adoucissement que je ne puis me refuser, c’est de parler une fois à Rachel à cœur ouvert, c’est de l’entendre une fois me parler sans détour. Je veux la voir, lui dire que je sais tout, que je l’aime, que je n’aimerai jamais qu’elle, et que pourtant je la quitte. Elle me comprendra et me plaindra. Nous nous quitterons amis, sans secret l’un pour l’autre, sans arrière-pensée ni soupçon. Allez, ma mère, allez voir si je puis lui parler. Je serai plus calme lorsque tout sera dit.

Mme Stella sortit sans répondre, et revint bientôt annoncer à Pietro que sa cousine, quoique faible, était en état de le recevoir. Pietro trouva Rachel assise dans un fauteuil devant une fenêtre ouverte qui donnait sur le jardin. L’hiver, le court hiver d’Italie, était passé; le printemps revenait. Les feuilles d’un vieux cerisier frémissaient doucement aux rayons du soleil levant, et projetaient leur ombre mobile dans la grande chambre. Un parfum de fleurs et d’herbes récemment fauchées remplissait l’air. Pâle et fatiguée, Rachel semblait demander aux émanations de la campagne et du printemps le retour de ses forces et de sa jeunesse. Elle était plus belle ainsi que dans ses jours d’insouciance et de fraîcheur; elle était belle de cette beauté qui va droit au cœur, lors même qu’on oublierait de l’admirer. Pietro se dit en la voyant : « Et c’est moi qu’elle aime! » Ce mot, c’était la première fois qu’il le prononçait. Il se sentit chanceler, et un nuage sembla s’étendre devant ses yeux. Rassemblant alors ses forces et son courage, il marcha vers Rachel, qui ne s’était pas aperçue de sa présence. Arrivé près d’elle, il prononça son nom d’une voix mal assurée. Elle leva les yeux avec effroi, une rougeur subite couvrit son visage; mais s’efforçant de ne témoigner que de la surprise : — Qu’y a-t-il? dit-elle.

— J’ai besoin de te parler, répondit Pietro après un court silence, et cette fois sans réserve ni dissimulation. Chère Rachel, ne prends pas ce que j’ai à te dire en mauvaise part, écoute-moi. N’importe comment ton secret a été découvert, il l’est. Ne rougis pas, ne nie pas; il y a quelque chose ici, ajouta-t-il en portant la main sur son cœur, qui m’assure que ce qui m’a été dit est vrai. Pourquoi t’en défendrais-tu, puisque j’avoue, moi, que je t’aime, que je t’ai toujours aimée?... Mon père le savait bien, il savait que mon bonheur dépendait de toi; aussi voulait-il l’assurer avant de mourir, et si jusqu’ici j’essayai de déjouer ses généreuses intentions, si je repoussai loin de moi le trésor qui m’était offert, pourquoi l’ai-je fait, si ce n’est parce que je t’aimais, et que je voulais avant tout te voir heureuse? Que fais-tu donc en m’aimant, si ce n’est de me rendre une faible portion de ce grand amour que je t’ai voué depuis que j’existe? Sois généreuse et franche; fais-moi entendre de ta propre bouche cet aveu d’un amour qui m’est dû... Mais non, attends; écoute-moi d’abord jusqu’au bout. Lorsque j’appris que tu m’aimais, j’éprouvai d’abord une joie si grande, que je n’en eusse certes pas éprouvé une semblable en voyant le paradis ouvert devant moi. Si j’avais suivi mon premier mouvement, je serais accouru te dire : « Rachel, tu m’appartiens, car ton cœur est à moi; allons à l’église!... » Mais un moment de réflexion a fait naître en moi d’autres pensées. Hélas! pourquoi ton amour n’est-il point, comme le mien, le seul qui ait jamais pénétré dans ton cœur?... Écoute, Rachel : tu es femme, et tu ne peux comprendre ce qu’il peut entrer de jalousie, de folle jalousie, dans le cœur d’un homme! Comment supporter la pensée qu’il fut un temps peu éloigné où ton cœur appartenait à un autre, où mon amour t’effrayait?... Serais-je jamais certain que ton cœur m’appartient tout entier? Serais-je vraiment heureux? te rendrais-je vraiment heureuse? Mon devoir est de te parler à cœur ouvert, de ne te rien cacher de ce qui me trouble, de ce que je redoute pour l’avenir. Je n’essaierai donc pas de changer ta résolution; mais ne pourrions-nous du moins emporter chacun la consolation de nous être parlé avec une entière franchise, d’avoir échangé l’un l’autre l’aveu d’un amour qui est la seule chose qui nous reste?...

Dès les premiers mots prononcés par le jeune homme, toute la fermeté de Rachel s’était évanouie. A peine eut-il cessé de parler qu’elle lui répondit d’une voix étouffée par les larmes : — Pietro, puisque tu m’aimes, je puis tout supporter, et je n’ai plus rien à te cacher. Je t’aime, je n’aime que toi, je sens maintenant que je n’ai jamais aimé que toi; mais tant que j’ai pu me croire dédaignée, j’aurais préféré la mort à un pareil aveu. Je sais bien que je suis indigne de toi. Ce qui m’étonne, c’est que ton père en ait jugé autrement; il était aveuglé par sa grande indulgence. Tu seras heureux, Pietro, tu mérites trop de l’être pour que Dieu te condamne à d’éternels regrets. Quelle vie que celle qui m’attend!... N’étais-je pas destinée au plus grand bonheur qu’une femme puisse goûter ici-bas?... Ah! quand ton père cherchait ma main pour la mettre dans la tienne, si je n’eusse pas cédé alors à une excessive timidité, si je n’eusse pas reculé devant la pensée de t’enchaîner à moi sans t’avoir fait l’aveu de mon erreur, tu ne m’aurais pas repoussée alors, n’est-ce pas, Pietro?

Pietro ne put répondre que par un geste, la voix lui manquait.

— Mais plus tard, poursuivit Rachel, plus tard tu aurais regretté ton obéissance aux ordres de ton père; tu m’aurais reproché ma dissimulation, tu m’aurais dit : « Si tu avais été franche avec moi, Rachel; si tu m’avais avoué que tu avais cru aimer mon frère, je t’aurais pardonné, je t’aurais donné ma confiance, et j’aurais pu être heureux avec toi. » Heureux! oh! oui, Pietro, je t’aurais rendu heureux, et tu n’aurais pas douté de mon amour... Oh ! j’aurais bien su te rendre le doute impossible!...

— Et... tu m’aurais aimé?... Et... tu crois... que je n’aurais pas douté de ton amour?

Rachel sanglotait au lieu de répondre.

— Et... qu’est-il arrivé depuis lors... qui ait changé tout cela?

— Ce qui est arrivé, s’écria Rachel, c’est que je t’aime cent fois plus que je ne t’aimais alors,

Pietro était en ce moment cruellement agité. Il sentait qu’il allait faire exactement le contraire de ce qu’il avait résolu, et pourtant une joie presque folle s’emparait de lui. — Rachel, dit-il d’une voix tremblante, sens-tu que tu pourrais être heureuse avec moi?...

Rachel joignit les mains et remua les lèvres. Aucun son ne se fit entendre; mais Pietro l’avait comprise. Il la serra contre sa poitrine et s’écria : — Eh bien ! Dieu m’est témoin que je te prends pour femme. Il la baisa au front, et il ajouta : — Viens chez notre mère...

Rachel se soutenait à peine, Pietro la portait presque suspendue à son bras. Ils entrèrent dans le cabinet de travail où Mme Stella attendait avec inquiétude le résultat de leur entretien. En les apercevant, elle comprit tout. — Dieu vous bénisse, mes enfans! s’écria-t-elle, et elle leur ouvrit les bras en souriant et en pleurant tout à la fois.

Pietro se chargea d’apporter à Paolo sa part de l’héritage paternel; il lui annonça avec ménagement son prochain mariage avec Rachel, et il fut aussi surpris que satisfait de la manière dont Paolo reçut cette nouvelle. — Voilà qui est à merveille, dit le futur chercheur d’or d’Australie; elle sera mille fois plus heureuse avec toi qu’elle ne l’eût été avec moi, lors même que j’aurais pu m’établir en Lombardie.. D’ailleurs nos prétendues amours n’étaient qu’un enfantillage exalté par notre patriotisme. Nous conspirions ensemble, et parce que la conspiration nous plaisait, nous finîmes par nous persuader que nous ne pouvions nous passer l’un de l’autre; mais il n’en était rien, et dès que nous eûmes cessé de conspirer, je m’aperçus fort bien que Rachel ne trouvait pas en moi ce qu’elle avait cru y voir. Lis la lettre dans laquelle elle me proposait de l’épouser. Elle y montre aussi clairement que possible combien elle se souciait peu que j’acceptasse.

Pietro lut la lettre et en éprouva un soulagement sensible, car cette lettre, si l’on s’en souvient, n’était rien moins que tendre.


Paolo partit pour l’Australie, s’y ennuya, et cela au moment même de tirer quelque profit de son voyage. Il se rendit ensuite en Amérique, acheta une terre inculte et se fit colon pendant huit mois; mais avant que la première récolte fût à point, il quitta sa terre et entra au service de l’une des républiques de l’Amérique du Sud, y gagna le grade de lieutenant-colonel, prit son congé et s’embarqua sur un navire marchand pour aller faire le commerce en Chine. Il y gagna quelque argent; il en eût gagné beaucoup plus, s’il ne se fût pas dégoûté de la Chine pour donner ses préférences au Thibet. Du Thibet, il se rendit dans l’Inde, et y entreprit de nouveau le commerce avec succès; mais il fit par malheur tant de voyages, au Japon, sur les côtes de l’Afrique, en Arabie, et Dieu sait où, qu’il dépensa beaucoup plus d’argent qu’il n’en gagnait, ce qui l’empêcha de s’enrichir. Il y a cinq ans, Paolo a écrit à son frère qu’il se propose de venir finir ses jours sous le toit paternel; mais son retour doit suivre certain voyage projeté, et celui-ci exécuté, il est à craindre qu’un autre voyage ne vienne prolonger encore l’odyssée de l’aventureux chercheur d’or. Pour Filippo, la première amnistie accordée par l’Autriche l’a ramené à la ferme, au milieu de ses autres frères, réunis sous la direction de Pietro. Ils sont restés garçons, et ils se proposent de demeurer tels jusqu’à leur dernier jour pour ne pas faire tort à leurs neveux.

Depuis le mariage de Pietro et de Rachel, pas un nuage n’a troublé la sérénité de leur union. Les vieux voisins de la ferme des Huit-Tours croient voir revivre M. et Mme Stella dans le jeune couple, tant Rachel est soumise et Pietro affectueux. Leurs affaires prospèrent, et Pietro se flatte de pouvoir assurer l’avenir de sa nombreuse famille, comme le brave missée avait assuré le sien et celui de ses frères. Rachel est encore belle, quoique déjà entourée d’enfans. Mme Stella la douairière vit et gouverne toujours. Philomène a épousé un jeune fermier des environs. Pietro ne désire que la prolongation de son bonheur, car Rachel lui a tenu parole, et le moindre doute n’est jamais venu se placer entre les deux époux. Il se sent complètement, parfaitement aimé, et il s’est donné lui-même en échange de cet amour. Quant à ses opinions politiques, elles ont passé par différentes phases, et elles ne ressemblent plus guère maintenant à celles du vieux fermier. Il se persuada en premier lieu que, pour avoir un avis à soi en pareilles matières, il fallait nécessairement avoir fait de profondes études, et qu’un villageois ignorant comme lui devait s’interdire toute pensée de ce genre. Petit à petit pourtant le bruit de certaines mesures adoptées par le gouvernement autrichien arriva jusqu’à la ferme, et révolta son cœur et sa conscience de chrétien. Pietro alors se permit le blâme, mais seulement vis-à-vis des agens secondaires de l’état, et il plaignit le souverain qu’on rendait responsable de tant d’iniquités. Filippo cependant a entrepris de prouver à son frère que le monarque n’était pas aussi étranger qu’il le croyait aux actes de ses ministres. Forcé de se rendre à l’évidence en lisant les dernières ordonnances du gouvernement impérial sur la conscription, sur les monnaies, sur l’organisation des médecins de campagne, Pietro a soupiré et s’est rendu. Il n’est ni ne sera jamais un conspirateur; mais il aime, il plaint son pays, il voudrait le voir libre et heureux. — Jamais je ne lèverai la main contre mes compatriotes, disait le brave fermier il y a peu de mois encore. Si jamais je les vois attaqués, n’importe par qui,... sur mon âme, je les défendrai.


Cependant, dès les premiers jours de 1859, des bruits singuliers ont pénétré en Lombardie. Quelques paroles de pitié pour les souffrances de l’Italie et de blâme pour ceux qui les causent sont tombées du haut d’un trône. Chacun s’est ému.

Quand donc de semblables paroles avaient-elles été entendues? Ces paroles n’avaient certainement pas été prononcées au hasard. Les Italiens les ont répétées et commentées. Parmi les exilés, l’espérance a remonté les cœurs, presque tous ont quitté leur asile, abandonné leurs affaires, et sont allés se mettre à la disposition du seul état d’Italie qui représente l’indépendance et la liberté. Paolo a fait comme les autres : il a interrompu ses voyages, et il s’est rendu en Piémont, où il a passé quelques mois dans les alternatives de l’enthousiasme et du découragement. Il y a retrouvé tous ses anciens amis et ses frères d’armes du Tyrol. Il y a rencontré aussi ce chef à l’éclatant prestige, aux entreprises heureuses, qui, toujours placé au plus fort de la mêlée, n’a jamais été atteint par les armes ennemies : personnage héroïque qui semble échappé d’un autre temps. Autour de Garibaldi se groupaient déjà ceux qui l’avaient connu jadis, et ceux qui par leur âge ne pouvaient être admis dans les troupes régulières du Piémont. Paolo s’est présenté au général, qui l’a reconnu et attaché à son état-major.

Filippo a rejoint son frère aussitôt qu’il a reçu la nouvelle de son arrivée en Piémont. Quelques semaines plus tard, Orazio, ayant triomphé de sa propre hésitation, a quitté la ferme et s’est engagé avec ses frères. Où sont-ils tous aujourd’hui? Qui le sait?

Pietro, lui, est resté à la ferme, époux et père, chargé d’autres intérêts que les siens propres : il ne quittera pas la terre que son maître lui a confiée; mais il est des services qu’il pourra rendre à son pays ailleurs qu’à la guerre, et il ne faillira pas à son devoir. Cesare s’étonne de ne plus entendre parler de république. Il s’était posé en adversaire des républicains, et il ne sait plus maintenant quels sont ses amis ou ses ennemis. Quant à Rachel, elle s’informe avec anxiété des progrès de Garibaldi; mais ses deux beaux-frères ont une part à peu près égale dans son inquiétude. A l’entendre, tous les bons citoyens ne doivent pas aller à la guerre, et il est bon que quelques-uns survivent pour les beaux jours de la paix.


CHRISTINE TRIVULCE DE BELGIOJOSO.

  1. Voyez la livraison du 15 mai.
  2. Il s’agit ici d’un personnage dont les populations lombardes n’ont certainement pas perdu le souvenir, et les traits qui m’ont servi à dessiner cette physionomie appartiennent à l’histoire.
  3. Il s’était frappé, dit-on, poussé au désespoir par la honteuse célébrité qui entourait le nom de sa famille.
  4. Corruption du messere italien.
  5. Même après la moisson, les plaines cultivées de la Lombardie ne présentent jamais le triste aspect que revêt dans des contrées moins fertiles la terre dépouillée de sa riche parure. Une culture nouvelle remplace aussitôt le produit récolté, et loin de reposer une année sur trois, les champs de la Lombardie fournissent au cultivateur jusqu’à trois ou quatre récoltes par an. Pour entretenir la fertilité de cette terre fortunée, le repos est superflu, la variété du travail suffit.