Raison et sensibilité/XL

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Raison et Sensibilité, ou les Deux Manières d’aimer
Traduction par Isabelle de Montolieu.
Artus-Bertrand (tome III et IVp. 187-214).

CHAPITRE XL.


Mesdames Clarke et Jennings se promenèrent encore quelque temps. Elinor en silence à côté d’elles réfléchissait à ce que venait de lui dire Anna. Elle n’avait appris dans le fond que ce qu’elle avait prévu. Le mariage de Lucy et d’Edward était décidé. Le moment seulement était encore incertain. Tout dépendait de cette cure ou de ce bénéfice ; et il avait peu de chance d’en trouver un tout de suite. Ces sortes de places veulent de grandes poursuites. Edward était trop timide, et peut-être trop fier pour solliciter, et n’avait pas de protecteur. Madame Ferrars ne manquerait pas, ainsi qu’elle l’avait annoncé, de lui nuire auprès de leurs connaissances, en le représentant comme un fils entêté et rebelle ; et si Lucy lasse d’attendre… mais non ; tout prouve qu’elle tient à se marier, et à devenir madame Ferrars à tout prix.

Dès que l’amie de madame Jennings les eut quittées, elles remontèrent en carrosse, et madame Jennings questionna Elinor sur ce qu’elle avait accroché de mademoiselle Stéeles. Mais Elinor n’aimant pas à répéter des propos écoutés en fraude par le trou de la serrure, se contenta de lui dire ce qu’elle était sûre que Lucy aurait dit elle même, que son engagement avec Edward subsistait, et leur projet d’établissement : ce fut tout ce que madame Jennings put obtenir.

— Comment, dit-elle, ils veulent attendre pour se marier qu’il ait un bénéfice ! mais c’est de la folie ; tout le monde sait avec quelle difficulté cela s’obtient. Ceux qui ont à nommer à un bénéfice le donnent à un de leurs parens, ou les vendent bien cher. Peut-être qu’on lui fera de belles promesses pendant une année ou deux, puis il faudra qu’il se contente d’être vicaire de quelque paroisse pour trente ou quarante pièces. L’intérêt de ses deux mille, cent ou deux cents peut-être que l’oncle Pratt donnera pour l’honneur de marier sa nièce à son noble pupile : voilà tout ce qu’ils auront pour vivre, les pauvres gens ! et avec cela un enfant toutes les années. Ils me font bien pitié ! il faut que je voie ce que je pourrai leur donner pour meubler leur presbytère. Quant à la sœur de ma Betty, ce n’est pas ce qu’il leur convient ; il ne leur faut qu’une fille de campagne qui fasse toute la besogne, et un homme pour travailler au jardin : voilà tout ce qu’il leur faut, et pas davantage.

Le matin suivant Elinor reçut par la petite poste une lettre de Lucy qui contenait ce qui suit, et qui était assez mal orthographiée.

Holborn.

« J’espère que ma chère Elinor excusera la liberté que je prends de lui écrire ; mais je sais que son amitié pour moi lui fera trouver un grand plaisir à apprendre que je vais bientôt être heureuse avec mon cher Edward, après bien des peines et des traverses. Nous avons bien souffert ; mais à présent tout va bien, et notre amour mutuel est et sera pour nous une source inépuisable de bonheur. Nous avons eu bien des épreuves, bien des persécutions ; mais décidés comme nous l’étions à tout surmonter, nous avons tout souffert avec courage. Une amie comme vous fait plus de bien que les ennemis ne peuvent faire de mal. J’ai dit à Edward comme vous aviez été bonne pour moi, et je vous assure qu’il en est bien reconnaissant. Je suis sûre que vous et la chère madame Jennings vous serez bien aises d’apprendre que je viens de passer deux heures avec mon bien-aimé Edward, et que j’en suis contente à tout égard. Il n’est rien qu’il ne soit prêt à sacrifier à sa Lucy, et jamais il n’a voulu entendre parler de nous séparer, quelque chose que j’aie pu lui dire ; car je pensais qu’il était de mon devoir, quoi qu’il pût m’en coûter, de l’inviter à ne pas se brouiller avec sa mère et à ne pas renoncer à sa fortune. Je suis même allée jusqu’à lui offrir de partir à l’instant même et de ne pas revenir à Londres qu’il ne fût marié ; mais il a repoussé vivement cette idée. Il m’a juré que jamais il n’épouserait que moi, et que la colère de sa mère n’était rien pour lui, puisque je l’aimais, et qu’il ne regretterait aucune fortune avec moi. Il est sûr que nos espérances ne sont pas brillantes ; mais nous attendons, et peut-être que tout ira mieux que nous ne le pensons. Il va prendre les ordres incessamment, et s’il peut avoir un bénéfice, ne fût-il que de cent pièces de revenu, et une bonne habitation, nous vivrons très-bien. S’il était en votre pouvoir, chère Elinor, de nous recommander à ceux qui ont un bénéfice à donner, ne nous oubliez pas, je vous en prie, et dites quelques bonnes paroles pour nous à sir Georges, à M. Palmer, au colonel Brandon, etc., etc., etc. Je serai plus heureuse encore si c’est à vous que je dois mon bonheur. Je suis sûre que vous avez été très inquiète en apprenant la fatale découverte du secret que seule vous saviez, et que vous avez si bien gardé. Ma sœur Anna qui cause toujours sans savoir ce qu’elle dit, n’a pas été aussi discrète. Mais comme son intention était bonne, et qu’elle a avancé mon bonheur, je ne m’en plains pas.

« Dites à madame Jennings que j’ai été trop troublée pour pouvoir lui faire une visite ; mais que si elle voulait venir à Holborn un de ces matins, ce serait une grande bonté de sa part. Mes cousins seraient fiers de faire sa connaissance. Mon papier finit et m’oblige à vous quitter. Je vous prie de me rappeler au souvenir de sir Georges, de lady Middleton, de madame Palmer, et de tous les charmans enfans. Mes plus tendres amitiés à mademoiselle Maria. Je suis bien sûre que celle qui fait profession d’aimer et d’estimer mon Edward, est bien contente de le savoir sur la route du bonheur.  »

Je suis votre très-obéissante servante, Lucy Stéeles.

Dès qu’Elinor eut fini de lire, elle remit la lettre entre les mains de madame Jennings, pensant que c’était un des buts dans lesquels elle avait été écrite. L’autre n’était pas douteux : elle voulait jouir de son triomphe en humiliant sa rivale. Elinor se rappelait ce que la simple Anna lui avait raconté de l’entretien d’Edward et de Lucy ; comme c’était lui qui l’avait pressée de rompre, et qu’elle l’avait absolument refusé. Elle disait exactement le contraire ; et cette petite fausseté inutile fit de la peine à Elinor. Sa seule consolation aurait été le bonheur d’Edward ; et tout lui disait qu’il était impossible, jusqu’à cette lettre écrite d’un style si commun et dans un si mauvais esprit. Cependant tout était décidé ; c’était l’épouse d’Edward, c’était sa rivale heureuse, triomphante. Elle chercha à oublier ses torts, à croire qu’elle se les exagérait peut-être, et que du moins Lucy aimerait passionnément son mari, et s’en ferait aimer. Madame Jennings moins difficile lisait et admirait la lettre de sa jeune parente. — Très-bien, très-joliment tournée ; et ce qu’elle lui demande à Edward, très-généreux en vérité ; et je ne suis pas surprise qu’il ne l’ait pas accepté. Il l’en aimera davantage. Pauvres enfans ! leur amour me touche au fond de l’âme. Je voudrais leur procurer un bénéfice de tout mon cœur. Voyez, elle m’appelle sa chère dame Jennings. Bon cœur de fille s’il en fut jamais ! Oui, oui, j’irai la voir et l’embrasser bien sûrement. Comme elle est attentive ; comme elle n’oublie personne, pas même les enfans ! c’est la plus jolie lettre que j’aie vue de ma vie ; elle me donne grande opinion du cœur et de l’esprit de Lucy. M. Ferrars, vous le verrez, sera heureux comme un prince, avec une telle femme.

Quelques jours s’écoulèrent encore sans rien amener de nouveau qu’une impatience très-vive et très-naturelle de Maria de quitter Londres. La crainte de rencontrer Willoughby ou d’en entendre parler, l’obligeait de rester chez elle comme dans une prison. Elle soupirait après le plein air, la liberté, et sur-tout après sa mère. Elinor ne le désirait pas moins, mais ne savait comment l’effectuer. Il ne convenait pas à deux jeunes personnes de faire seules un si grand voyage ; et la santé si chancelante de Maria y était encore un obstacle. À peine Elinor croyait-elle qu’elle pût le supporter ; elle en parla à leur bonne hôtesse, et la consulta sur les meilleurs moyens de lever ces difficultés. Madame Jennings résista à l’idée de leur départ avec toute l’éloquence de sa bonne volonté et de sa tendre amitié ; mais Elinor mettant toujours en avant la santé de Maria, le besoin évident pour elle de respirer un air plus pur que celui de Londres, et son désir d’être à la campagne, madame Jennings fit une proposition qu’Elinor trouva très-acceptable. Les Palmer devaient partir pour leur terre de Cléveland sur la fin de mars, c’est-à-dire dans une quinzaine de jours ; et Charlotte avait prié sa mère d’y venir avec ses deux jeunes amies passer la semaine de Pâques. M. Palmer s’était joint aussi à sa femme pour les en presser avec beaucoup de politesse. Ses manières avaient tout à-fait changé depuis que sa femme lui avait donné un fils. Il aimait cet enfant à la folie ; et celle qui le lui avait donné s’en ressentait ; il était plus tendre avec elle, plus honnête avec sa belle-mère, à qui il savait gré d’aimer aussi passionnément le petit garçon, et plus poli, plus doux en général avec tout le monde, et sur-tout avec mesdemoiselles Dashwood. Le malheur et le changement de Maria l’intéressaient ; et il aimait à causer agréablement avec Elinor. On se rappelle qu’elle l’avait d’abord jugé plus favorablement que ses manières n’y donnaient lieu. Elle était bien-aise de son côté qu’il eût justifié l’idée qu’elle avait eue de lui. Charlotte elle-même dans son nouvel état de mère, qui l’occupait beaucoup, était aussi devenue moins insignifiante. En sorte qu’Elinor consentit sans peine à ce projet qui les rapprochait d’ailleurs beaucoup de Barton. Mais il fallait que Maria le voulût aussi ; et dès les premiers mots qu’Elinor lui en dit, elle s’écria vivement et dans une grande agitation : Non, non, je ne puis aller à Cléveland ; ne savez-vous pas ?… n’avez vous pas pensé ?… Oh ! non, non, je ne puis y aller.

— Vous oubliez vous-même, dit doucement Elinor, que Cléveland n’est pas dans le voisinage de… qu’il y a plus de trente milles de distance… et…

— Mais enfin il est en Sommersetshire ; là où je croyais… Là où mes pensées ont erré si souvent. Non, Elinor, n’espérez pas de m’y voir jamais.

Elinor ne pouvait pas disputer avec elle sur un sentiment ; mais elle tâcha d’en réveiller un autre dans le cœur de sa sœur, en lui représentant que ce serait un moyen de rejoindre plutôt et d’une manière plus sûre et plus convenable qu’aucune autre, leur chère et bonne mère qu’elle désirait si ardemment de revoir. De Cléveland, qui n’était qu’à quelques milles de Bristol, il n’y avait pas plus d’une bonne journée pour se rendre à Barton. Madame Palmer leur donnerait sûrement son carosse, et les accompagnerait peut être jusqu’à Bristol, où le domestique de leur mère viendrait les prendre et les escorter jusques chez elles. Rien ne nous oblige, dit-elle à Maria, à rester plus d’une semaine à Cléveland : ainsi dans moins de trois semaines nous pouvons être à notre chère Chaumière.

Maria n’eut rien à répondre. Son affection pour sa mère triompha avec peu de difficulté de ces obstacles imaginaires. Elle réfléchit elle-même que Willoughby et sa femme étant encore à Londres, elle n’aurait pas la chance de les voir dans le Sommersetshire, et elle consentit à y aller.

Madame Jennings fut la plus contrariée ; elle avait espéré ramener encore ses jeunes amies chez elle en revenant de Cléveland, les garder jusqu’au temps où elle irait chez son gendre Middleton, et les reconduire elle-même à leur mère. Elinor fut reconnaissante de ce projet, mais ne changea rien à leur dessein. On l’écrivit à madame Dashwood, qui en fut très-contente. Ainsi leur retour fut arrangé de cette manière ; et Maria qui ne croyait trouver de consolation qu’à Barton, comptait les heures qui la séparaient du moment où elle reverrait cette demeure chérie et la meilleure des mères. Le malheur de sa sœur l’avait accablée de nouveau presque plus que le sien propre. D’abord elle aimait Elinor plus qu’elle-même ; puis il lui semblait que c’était une injustice du sort de ne pas tout accorder à une personne qui avait autant de mérite et de perfections.

Le colonel Brandon venait à peu près tous les jours. Madame Jennings se hâta de lui dire la résolution de ses jeunes amies d’aller à Barton de chez les Palmer : que deviendrons-nous, colonel, lui dit-elle, sans ces chères filles qui veulent m’abandonner ? Et quand vous viendrez me voir, (si du moins vous venez encore), et que vous verrez leur place vide et la bonne vieille maman Jennings seule et triste dans un coin du salon, qu’aurons-nous de mieux à faire que de bâiller ensemble et de pleurer leur absence ?

La bonne Jennings espérait que cette peinture de leur futur ennui, l’amènerait enfin à parler et à offrir sa main à Elinor, dont elle le croyait fort épris. Elle crut parfaitement y avoir réussi, quand elle le vit s’approcher d’Elinor qui travaillait à côté de la fenêtre à prendre la dimension d’un dessin qu’elle voulait laisser à leur amie. Elle entendit qu’il lui demandait à demi-voix la permission de lui dire quelque chose. Madame Jennings assise sur le sopha était assez éloignée d’eux pour ne pas les entendre, d’ailleurs elle était séparée d’eux par le piano-forte où Maria était établie ; mais elle put remarquer que dès les premiers mots du colonel, la physionomie d’Elinor avait exprimé une grande surprise, mêlée d’une vive émotion, qu’elle avait rougi et laissé son travail. Maria cessa un moment son jeu pour choisir un autre morceau ; alors quelques paroles du colonel vinrent frapper l’oreille de madame Jennings qui sans en avoir l’air ne pouvait s’empêcher d’écouter. Elle entendit qu’il lui parlait de son habitation future. Delafort, disait-il, est situé dans un beau pays ; et les environs sont agréables ; mais la maison quoique commode, est petite, mal bâtie. J’y ferai toutes les réparations nécessaires, etc.

Il n’y avait plus de doute, Elinor devait l’habiter. Mais madame Jennings trouvait ce compliment et ces réparations assez inutiles, et Delafort assez beau pour une personne qui habitait la chaumière de Barton ; mais sans doute, c’était l’étiquette et l’usage : aussi entendit-elle avec plaisir Elinor lui répondre avec un doux sourire que ce ne serait point un obstacle. Le piano avait recommencé ; elle n’entendit plus rien ; mais l’entretien s’animait. Le colonel avait l’air satisfait, et Elinor attendrie et reconnaissante. Nous y voilà, pensait-elle, on ira seulement à la chaumière demander la bénédiction maternelle. Dans moins d’un mois je la ramène ici pour faire ses emplètes de noce, et avant six semaines tout sera fini. Un autre silence de Maria lui permit d’entendre le colonel qui disait d’une voix très-calme : Je crains que l’événement que je désire ne puisse pas avoir lieu de sitôt. Étonnée et choquée de ce que c’était l’amoureux qui semblait demander un délai, elle allait dire quelques mots de surprise ; mais elle pensa encore que c’était sans doute ainsi que faisaient les gens du bon ton, d’autant plus qu’Elinor loin de paraître le moins du monde fâchée, lui dit en souriant : et moi, monsieur, j’espère au contraire qu’à présent il n’y aura plus d’obstacle, et que votre généreux sentiment aura bientôt sa récompense.

C’est clair cela, pensa madame Jennings. On pourrait peut-être trouver cela singulier ; quant à moi, j’aime cette franchise, Mais elle fut surprise après cela de voir le colonel quitter Elinor de sang-froid, et bientôt après sortir de la chambre : il faut convenir, pensa-t-elle, que le cher homme est un peu glacé ; mais il n’est plus très-jeune, et si son amour est moins ardent il durera plus long-temps.

Voici ce qui s’était passé entr’eux pendant cet entretien.

— J’ai entendu parler, mademoiselle, lui avait dit le colonel, de l’injustice que votre ami M. Edward Ferrars a souffert de sa famille. Si je suis bien informé, il a été entièrement repoussé par sa mère, parce qu’il persévère dans ses engagemens avec une jeune personne qu’il aime, dont il est aimé, dont sa mère et sa sœur faisaient beaucoup de cas et qui demeurait même chez la dernière comme une amie intime. Est-ce vrai, mademoiselle, je m’en rapporte à vous ?

Elinor dit que rien n’était plus vrai.

— La cruauté et le danger de séparer deux jeunes cœurs attachés l’un à l’autre depuis long-temps, dit avec sentiment le colonel, m’ont toujours paru une des responsabilités les plus terribles. Il s’agit du bonheur ou du malheur, non-seulement dans cette vie, mais aussi dans l’autre. Ma triste expérience là-dessus me fait trembler. Madame Ferrars ne sait pas ce qu’elle fait, et où elle pouvait entraîner son fils. Le malheur d’être déshérité est bien léger auprès de celui qui l’attendait dans un mariage forcé, et auprès des remords d’avoir manqué à sa parole. Je l’estime de sa noble résistance ; je ne l’ai vu que deux ou trois fois ; mais il m’a plu dès le premier moment. C’est un jeune homme plein de mérite, sans aucun des ridicules et des travers si fréquens que l’on a lorsqu’on est élevé avec l’espoir d’une brillante fortune. Je m’intéresse à lui pour lui-même et parce qu’il est votre ami, et je voudrais que dans ce moment fâcheux, cet intérêt pût lui être utile. J’apprends qu’il va se faire consacrer et prendre le parti de l’église, et je le loue encore d’avoir préféré cet état à d’autres plus brillans et moins respectables. Voudriez-vous avoir la bonté de lui dire que le bénéfice de ma terre de Delafort se trouve heureusement vacant ; j’en ai eu l’avis ces derniers jours, et s’il veut bien l’accepter, je serais charmé qu’il puisse lui convenir ? dans ces malheureuses circonstances j’ai peut-être le droit de l’espérer ; et mon regret est qu’il ne soit pas plus considérable. Le dernier recteur en tirait deux cents livres par année ; mais je le crois très-susceptible d’amélioration. Ce n’est pas sans doute une place aussi considérable qu’il le mériterait ; mais telle qu’elle est, s’il veut bien l’accepter, j’ai un grand plaisir à la lui offrir, et je vous prie de l’en assurer.

L’étonnement d’Elinor en recevant cette commission aurait à peine été plus grand, s’il lui avait fait l’offre de sa main. Cette place qu’elle croyait qu’Edward n’obtiendrait de bien long-temps, et peut-être jamais, lui était offerte. Il n’y avait plus d’obstacle à son mariage ; et c’était elle qui était appelée à le lui apprendre ; c’était en partie pour elle qu’on la lui donnait. Elle éprouvait là-dessus un tel mélange de sentimens contradictoires, qu’il n’est pas étonnant que madame Jennings ait attribué son émotion à une cause plus directe. Mais bientôt tout sentiment personnel s’effaça du cœur pur et noble d’Elinor. Elle ne sentit plus qu’une profonde estime et une vive reconnaissance pour le généreux colonel qui se privait lui-même de l’avantage qu’il pouvait retirer de son bénéfice, pour obliger un homme intéressant et malheureux qu’il regardait comme l’ami d’Elinor. Elle le remercia de tout son cœur, lui parla d’Edward avec les éloges qu’elle savait qu’il méritait, et promit de se charger de cette commission avec plaisir, si réellement il préférait qu’un autre que lui-même en fût chargé ; mais elle lui fit observer que rien ne pouvait rendre cette heureuse nouvelle plus agréable à M. Ferrars que de l’apprendre de la bouche même de son bienfaiteur. Elle désirait bien en être dispensée, et pour elle-même et pour Edward, qui souffrirait peut-être de lui avoir cette obligation ; mais le colonel par des motifs de délicatesse parut désirer si vivement que ce fût elle qui voulût bien remplir cet office, qu’elle n’osa plus faire d’objection. Edward devait encore être à Londres ; Anna lui avait dit son adresse : elle résolut de lui écrire le même jour. Lorsque cela fut arrangé, le colonel la pria encore de dire à son ami, combien lui-même se trouvait heureux de s’assurer un si respectable et si bon voisinage. C’est alors qu’il parla avec regret de la petitesse de la maison et de son peu d’élégance, et qu’Elinor lui répondit, comme madame Jennings l’avait entendu, que ce ne serait pas un obstacle : une petite habitation, ajouta-t-elle, sera mieux proportionnée à leur fortune.

Le colonel parut surpris qu’Edward eut l’idée de se marier d’abord. Les revenus du bénéfice de Delafort, dit-il, seraient suffisans pour un célibataire ; mais pour une famille qui s’augmentera peut-être beaucoup, et avec les habitudes de M. Ferrars, et une jeune femme qui me paraît aimer assez le monde et la parure, il me paraît impossible qu’il ait assez ; et je le trouverais imprudent de s’établir avec cela :