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Rapport sur les progrès de la poésie/I

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Ce n’est pas une chose aisée que de déterminer le rôle joué par la poésie dans la littérature française pendant les années qui nous séparent de la révolution de 1848. Le grand mouvement de rénovation commencé vers la fin de la Restauration, et qui se continua sous le règne de Louis-Philippe d’une façon si brillante, n’a pas encore fermé son cycle et semble devoir imposer sa forme à la poésie de ce siècle. Il ne s’est pas écoulé un temps assez long pour que l’ancien idéal soit oublié et qu’on en ait trouvé un nouveau. Les noms qu’on cite dans ces phrases où l’on veut résumer brièvement la valeur poétique de l’époque sont toujours les mêmes, et la pléiade n’a pas augmenté le nombre de ses étoiles. Si quelque astre nouveau a pointé au fond de l’azur, sa lumière n’est pas encore arrivée à tous les yeux ; les critiques, ces astronomes dont le télescope est toujours braqué vers le ciel littéraire et qui veillent quand les autres dorment, aperçoivent seuls et notent sur leurs catalogues ces scintillations plus ou moins distinctes. Le public ne s’en occupe guère et se contente de reconnaître dans la nuit trois ou quatre étoiles de première grandeur, ne se doutant pas que ces lueurs vagues qu’il néglige sont parfois des mondes considérables observés depuis longtemps.

Pour donner à notre travail la clarté désirable, nous en indiquons les divisions nécessaires. Nous apprécierons d’abord brièvement le caractère général de la poésie au XIXe siècle, et nous signalerons les maîtres dont l’influence reste sensible sur la génération actuelle ; puis, nous parlerons des poètes qui, ayant débuté avant 1848, ont continué à produire, appartenant ainsi au passé par leurs premières œuvres et au présent par les dernières ; et enfin, mais avec plus de développements, car c’est là le sujet même de notre travail, des poètes surgis après la révolution de Février. Nous aurions préféré entrer de plain-pied, in medias res, mais rien ne commence brusquement ; aujourd’hui a sa racine dans hier ; les idées, comme les lettres arabes, sont liées à la précédente et à la suivante.

On peut dater d’André Chénier la poésie moderne. Ses vers, publiés par de La Touche, furent une vraie révélation. On sentit toute l’aridité de la versification descriptive et didactique en usage à cette époque. Un vrai souffle venu de la Grèce traversa les imaginations, l’on respira avec délices ces fleurs au parfum enivrant qui auraient trompé les abeilles de l’Hymette. Il y avait si longtemps que les Muses tenaient à leurs mains des bouquets artificiels plus secs et plus inodores que les plantes des herbiers, où jamais ne tremblait ni une larme humaine ni une perle de rosée ! Ce retour à l’antiquité, éternellement jeune, fit éclore un nouveau printemps. L’alexandrin apprit de l’hexamètre grec la césure mobile, les variétés de coupes, les suspensions, les rejets, toute cette secrète harmonie et ce rythme intérieur si heureusement retrouvés par le chantre du Jeune Malade, du Mendiant et de l’Oarystis. Les fragments, les petites pièces inachevées surtout, semblables à des ébauches de bas-reliefs avec des figures presque terminées et d’autres seulement dégrossies par le ciseau, donnèrent d’excellentes leçons en laissant voir à nu le travail et l’art du poète.

A l’apparition d’André Chénier, toute la fausse poésie se décolora, se fana et tomba en poussière. L’ombre se fit rapidement sur des noms rayonnants naguère et les yeux se tournèrent vers l’aurore qui se levait. De Vigny faisait paraître les Poëmes antiques et modernes ; Lamartine, les Méditations ; Victor Hugo, les Odes et Ballades, et bientôt venaient se joindre au groupe Sainte-Beuve avec les Poésies de Joseph Delorme, Alfred de Musset avec les Contes d’Espagne et d’Italie. Si nous avons négligé les poètes intermédiaires, tels que Soumet, Guiraud, Lebrun, Émile Deschamps, c’est que nous n’avons pas à écrire l’histoire du romantisme et qu’il nous suffit d’indiquer sommairement les origines et les antériorités de l’école poétique actuelle. Après les journées de Juillet, Auguste Barbier fit siffler le fouet de ses Iambes et produisit une vive impression par le lyrisme de la satire, la violence du ton et l’emportement du rythme. Cette gamme, qui s’accordait avec la tumultueuse effervescence des esprits, était difficile à soutenir en temps plus paisible. Il Pianto, destiné à peindre le voyage du poète en Italie, est d’une couleur comparativement sereine, et le tonnerre qui s’éloigne n’y gronde plus que par roulements sourds. Lazare décrit les souffrances des misérables sur qui roule le poids de la civilisation, les plaintes de l’homme et de l’enfant pris dans les engrenages des machines, et les gémissements de la nature troublée par le travail des pionniers du progrès. Par contraste, Brizeux, dans son idylle de Marie, exprima l’amour pur de l’adolescence, le souvenir nostalgique de la lande natale et ce retour à la vie champêtre qu’inspire aux âmes tendres la fatigue de l’existence des villes. Antoni Deschamps imita avec bonheur l’austère allure du style dantesque et peignit dans ses Italiennes le pays des chênes verts et des rouges terrains avec le contour net de Léopold Robert et la solide couleur de Schnetz, pendant que Charles Coran, dans Onyx et les Rimes galantes, vantait la Vénus mondaine et les élégances de la haute vie sans sortir du boudoir.

Cependant les maîtres se développaient magnifiquement. Aux Méditations succédaient les Harmonies, aux Orientales les Feuilles d’automne, les Rayons et les Ombres, les Voix intérieures ; aux Contes d’Espagne et d’Italie, le Spectacle dans un fauteuil ; aux Poésies de Joseph Delorme, les Consolations, les Pensées d’août, et autour de chaque génie l’admiration groupait des imitateurs. Lamartine fut copié d’abord avec plus ou moins de bonheur ; Victor Hugo eut ensuite une habile, fervente et nombreuse école ; Alfred de Vigny, retiré dans sa tour d’ivoire, réunit quelques fidèles ; plus tard ce fut Alfred de Musset qui prédomina. Sa sensibilité nerveuse mêlée de dandysme et de raillerie, sa négligence pleine de grâce, son vers facile marchant parfois tout près de la prose et se relevant comme un oiseau d’un rapide coup d’aile, son rire trempé de larmes, son scepticisme si frais, si candide et si attendri encore dans ses blasphèmes et ses désespérances, devaient séduire et séduisirent en effet la jeunesse. Alfred de Musset est le poète de la vingtième année ; sa muse n’a connu que le printemps et à peine le commencement de l’été : l’automne ni l’hiver ne sont venus pour elle. Namouna enfanta une nombreuse famille : Franck eut beaucoup de frères, et Belcolor bien des sœurs et des cousines. Aux Nuits de mai, d’août, d’octobre, de novembre et de décembre se joignirent d’innombrables Nuits qui avaient la meilleure envie d’être élégiaques et lyriques, mais qui ne servirent qu’à montrer combien le génie de l’auteur était inimitable.

La poésie philosophique trouvait un interprète dans Laprade dont le poème de Psyché contient les développements de l’âme humaine arrivant à une plus haute conscience d’elle-même à travers les phases et les épreuves des civilisations. Laprade se rapproche plutôt de la manière d’Alfred de Vigny que de celle de Victor Hugo, quoiqu’il ait dans son idéalité un peu abstraite un accent propre qui s’accusa plus tard avec une décision suprême dans la magnifique pièce adressée à un chêne, qui est le chef-d’œuvre et comme la note dominante du poète. Il a prolongé depuis et répété comme à plaisir cette note en l’affaiblissant peut-être, mais il est resté parmi nous l’hiérophante de la nature végétale et des solitudes alpestres, une espèce de druide ou plutôt de prêtre de Dodone. Il a trouvé pour dire les grands arbres des vers d’une sonore amplitude, d’un nombre majestueux et grave dont l’écho se ressaisit chez maint descriptif venu après lui. Sa muse possède

La lente majesté du port et de la taille.

Un des premiers, Laprade a remis en honneur dans la poésie les dieux du paganisme et tourné ses yeux vers la Grèce, abandonnée comme trop classique par la nouvelle école. Le poème d’Éleusis, le Cap Sunium et d’autres pièces encore témoignent de cette inspiration archaïque et alexandrine.

Laprade a fait aussi les Poëmes évangéliques, où il baptise l’art grec avec l’eau du Jourdain ; mais le fond de sa nature est une sorte de panthéisme spiritualiste. Sa gloire, discrète et craignant un peu la foule, n’a pas eu le retentissement tumultueux qui fait arriver un poète au public ; mais il n’a pas été sans action sur les esprits littéraires, et son influence est reconnaissable dans plus d’une œuvre célèbre ou vantée.

De ces courants poétiques, fleuves, rivières, torrents, ruisseaux, les uns se sont arrêtés ou taris ; les autres continuent à couler, s’élargissant à mesure qu’ils approchent de la mer. Les poètes de la génération actuelle ont tous puisé à ces eaux vives, les uns avec un cratère d’or, les autres avec une coupe en argile ou en bois de hêtre, d’autres dans le creux de leur main ; mais toujours quelques gouttes de ces ondes se mêlent au vin de leur cru. Qu’on ne voie pas là un reproche ; l’originalité n’est que la note personnelle ajoutée au fonds commun préparé par les contemporains ou les prédécesseurs immédiats.

Nous abrégeons autant que possible ces prolégomènes indispensables. Dans l’art comme dans la réalité, on est toujours fils de quelqu’un, même quand le père est renié par l’enfant, et il nous fallait bien faire la généalogie des talents dont nous allons avoir à nous occuper. Pour beaucoup d’entre eux, éclos après le grand mouvement romantique, nous serons obligé de remonter un peu au-delà de 1848. Leur point de départ doit se chercher une dizaine d’années plus haut, bien que la meilleure partie de leur œuvre appartienne à l’époque où se circonscrit notre travail.

Après le grand épanouissement poétique, qui ne peut se comparer qu’à la floraison de la Renaissance, il y eut un regain abondant. Tout jeune homme fit son volume de vers empreint de l’imitation du maître préféré, et quelquefois mêlant plusieurs imitations ensemble. De cette voie lactée, aux nébuleuses innombrables et peu distinctes traversant le ciel de sa blancheur, le premier qui se détacha, avec un scintillement vif et particulier, fut Théodore de Banville. Son premier volume, intitulé les Cariatides, porte la date de 1841, et fit sensation. Quoique l’école romantique eût habitué à la précocité dans le talent, on s’étonna de trouver des mérites si rares en un si jeune homme. Théodore de Banville avait vingt et un ans à peine et pouvait réclamer cette qualité de mineur si fièrement inscrite par lord Byron au frontispice de ses Heures de loisir. Sans doute, dans ce recueil aux pièces diverses de ton et d’allure, on peut reconnaître çà et là l’influence de Victor Hugo, d’Alfred de Musset et de Ronsard, dont le poète est resté à bon droit le fervent admirateur ; mais on y discerne déjà facilement la nature propre de l’homme. Théodore de Banville est exclusivement poète ; pour lui, la prose semble ne pas exister ; il peut dire comme Ovide : "Chaque phrase que j’essayais d’écrire était un vers." De naissance, il eut le don de cette admirable langue que le monde entend et ne parle pas ; et de la poésie, il possède la note la plus rare, la plus haute, la plus ailée, le lyrisme. Il est, en effet, lyrique, invinciblement lyrique, et partout et toujours, et presque malgré lui, pour ainsi dire. Comme Euphorion, le symbolique enfant de Faust et d’Hélène, il voltige au-dessus des fleurs de la prairie, enlevé par des souffles qui gonflent sa draperie aux couleurs changeantes et prismatiques. Incapable de maîtriser son essor, il ne peut effleurer la terre du pied sans rebondir aussitôt jusqu’au ciel et se perdre dans la poussière dorée d’un rayon lumineux.

Dans les Stalactites, cette tendance se prononce encore davantage, et l’auteur s’abandonne tout entier à son ivresse lyrique. Il nage au milieu des splendeurs et des sonorités, et derrière ses stances flamboient comme fond naturel les lueurs roses et bleues des apothéoses ; quelquefois c’est le ciel avec ses blancheurs d’aurore ou ses rougeurs de couchant ; quelquefois aussi la gloire en feux de bengale d’une fin d’opéra. Banville a le sentiment de la beauté des mots ; il les aime riches, brillants et rares, et il les place sertis d’or autour de son idée comme un bracelet de pierreries autour d’un bras de femme ; c’est là un des charmes et peut-être le plus grand de ses vers. On peut leur appliquer ces remarques si fines de Joubert : "Les mots s’illuminent quand le doigt du poète y fait passer son phosphore ; les mots des poètes conservent du sens même lorsqu’ils sont détachés des autres, et plaisent isolés comme de beaux sons ; on dirait des paroles lumineuses, de l’or, des perles, des diamants et des fleurs."

La nouvelle école avait été fort sobre de mythologie. On disait plus volontiers la brise que le zéphyr ; la mer s’appelait la mer et non pas Neptune. Théodore de Banville comme Gœthe, introduisant la blanche Tyndaride dans le sombre manoir féodal du moyen âge, ramena dans le burg romantique le cortège des anciens dieux, auxquels Laprade avait déjà élevé un petit temple de marbre blanc au milieu d’un de ces bois qu’il sait si bien chanter. Il osa parler de Vénus, d’Apollon et des nymphes ; ces beaux noms le séduisaient et lui plaisaient comme des camées d’agate ou d’onyx. Il comprit d’abord l’antique un peu à la façon de Rubens. La chaste pâleur et les contours tranquilles des marbres ne suffisaient pas à ce coloriste. Ses déesses étalaient dans l’onde ou dans la nuée des chairs de nacre, veinées d’azur, fouettées de rose, inondées de chevelures rutilantes aux tons d’ambre et de topaze et des rondeurs d’une opulence qu’eût évitée l’art grec. Les roses, les lys, l’azur, l’or, la pourpre, l’hyacinthe abondent chez Banville ; il revêt tout ce qu’il touche d’un voile tramé de rayons, et ses idées, comme les princesses de féeries, se promènent dans des prairies d’émeraude, avec des robes couleur du temps, couleur du soleil et couleur de la lune.

Dans ces dernières années, Banville, qui a bien rarement quitté la lyre pour la plume, a fait paraître les Exilés, où sa manière s’est agrandie et semble avoir donné sa suprême expression, si ce mot peut se dire d’un poète encore jeune et bien vivant et capable d’œuvres nombreuses. La mythologie tient une grande place dans ce volume, où Banville s’est montré presque plus grec que partout ailleurs, bien que ses dieux et surtout ses déesses prennent parfois des allures florentines à la Primatice et aient l’air de descendre en cothurnes d’azur lacés d’argent, des voûtes ou des impostes de Fontainebleau. Cette tournure fière et galante de la Renaissance mouvemente à propos la correction un peu froide de la pure antiquité. Les Améthystes sont le titre d’un petit volume plein d’élégance et de coquetterie typographiques, dans lequel l’auteur, sous l’inspiration de Ronsard, a essayé de faire revivre les rythmes abandonnés depuis que l’entrelacement des rimes masculines et féminines est devenu obligatoire. De ce mélange de rimes, prohibé aujourd’hui, naissent des effets d’une harmonie charmante. Les stances des vers féminins ont une mollesse, une suavité, une mélancolie douce dont on peut se faire une idée en entendant chanter la délicieuse cantilène de Félicien David : "Ma belle nuit, oh ! sois plus lente." Les vers masculins entrelacés se font remarquer par une plénitude et une sonorité particulière. On ne saurait trop louer l’habileté exquise avec laquelle l’auteur manie ces rythmes dont Ronsard, Rémy Belleau, A. Baïf, Dubellay, Jean Daurat et les poètes de la pléiade tiraient un si excellent parti. Comme les odelettes de l’illustre Vendômois, ces petites pièces roulent sur des sujets amoureux, galants, ou de philosophie anacréontique.

Nous n’avons encore montré qu’une face du talent de Banville, la face sérieuse. Sa muse a deux masques, l’un grave et l’autre rieur. Ce lyrique est aussi un bouffon à ses heures. Les Odes funambulesques dansent sur la corde avec ou sans balancier, montrant l’étroite semelle frottée de blanc d’Espagne de leurs brodequins et se livrant au-dessus des têtes de la foule à des exercices prodigieux au milieu d’un fourmillement de clinquant et de paillettes, et quelquefois elles font des cabrioles si hautes, qu’elles vont se perdre dans les étoiles. Les phrases se disloquent comme des clowns, tandis que les rimes font bruire les sonnettes de leurs chapeaux chinois et que le pitre frappe de sa baguette des toiles sauvagement tatouées de couleurs féroces dont il donne une burlesque explication. Cela tient du boniment, de la charge d’atelier, de la parodie et de la caricature. Sur le patron d’une ode célèbre, le poète découpe en riant le costume d’un nain difforme comme ceux de Vélasquez ou de Paul Véronèse, et il fait glapir par des perroquets le chant du rossignol. Jamais la fantaisie ne se livra à un plus joyeux gaspillage de richesses, et, dans ce bizarre volume, l’inspiration de Banville ressemble à cette mignonne princesse chinoise dont parle Henri Heine, laquelle avait pour suprême plaisir de déchirer, avec ses ongles polis et transparents comme le jade, les étoffes de soie les plus précieuses, et qui se pâmait de rire en voyant ces lambeaux roses, bleus, jaunes s’envoler par-dessus le treillage comme des papillons.

L’auteur n’a pas signé cette spirituelle débauche poétique qui est peut-être son œuvre la plus originale. Nous croyons qu’on peut admettre dans la poésie ces caprices bouffons comme on admet les arabesques en peinture. Ne voit-on pas dans les loges du Vatican, autour des plus graves sujets, de gracieuses bordures où s’entremêlent des fleurs et des chimères, où des masques d’ægipans vous tirent la langue, où de petits amours fouettent d’un brin de paille les colimaçons attelés à leur char, fait chez le carrossier de la reine Mab ?

Dans cette catégorie de poètes qui touchent aux deux époques, il faut ranger le marquis de Belloy et le comte de Gramont, ce Pythias et ce Damon de la poésie, dont les noms ne se séparent pas plus que ceux d’Edmond et de Jules de Goncourt.

Mais cette fraternité de cœur, d’opinions, de sentiments, qu’attestent les devises et les dédicaces, ne va pas jusqu’à la fraternité du travail : chaque poète a sa lyre et chante seul. Quoiqu’il y ait chez les deux le même fond de loyauté et de croyances, le talent a sa note particulière et son accent propre. Chez le marquis de Belloy se mêle à la poésie une nuance toute française et disparue depuis le XVIIIe siècle, l’esprit. Le comte de Gramont est toujours sérieux, sans mauvaise humeur cependant, mais il ne sait pas ou il ne veut pas sourire. Sa muse est grave, d’une pâleur de marbre sous sa couronne de laurier, comme une muse du Parnasse de Raphaël ; celle du marquis de Belloy met pour aller au bal un soupçon de fard et une mouche. Tous deux cherchent la beauté, mais l’un admet le joli, que l’autre repousse ; seulement ils ont le même soin exquis de la forme, le même souci de la langue et du style, la même patiente recherche de la perfection. De Belloy a fait, sous le pseudonyme transparent de Chevalier d’Aï, l’histoire intellectuelle de son talent ; il a peint les fluctuations littéraires de l’aimable chevalier très accessible aux idées modernes, malgré ses préjugés de caste, et qui va du ton des poésies légères de Voltaire au lyrisme et aux colorations de l’école romantique ; mais dans le madrigal ou l’ode, on reconnaît toujours la personnalité fine, élégante et quelque peu aristocratique du poète. Ce livre, dans lequel des intermèdes de prose séparent et en même temps relient entre elles les pièces de vers, est de tout point charmant.

Un autre volume, les Légendes fleuries, contient des poèmes dont quelques-uns ont une certaine étendue. Nous citerons, parmi les plus remarquables, Lilith, première femme d’Adam selon la tradition orientale ; histoire talmudique racontée par un vieux rabbin mal converti au christianisme, et entremêlée de digressions et de boutades humoristiques, car il y a chez de Belloy une certaine pointe de satire. Ce n’est que l’épine de la rose, mais elle n’en pique pas moins et fait venir à l’épiderme une petite perle rouge. La foi sauve est une légende charmante, et dans les Byzantins, dialogue de deux bergers païens, qui entrevoient l’aurore d’une croyance nouvelle, l’auteur, par l’élévation de l’idée, la poésie des détails et la beauté de la forme, fait penser à l’Églogue napolitaine de Sainte-Beuve ; l’Eau du Léthé renferme une idée superbe. Le poète refuse de boire avec cette eau sombre l’oubli des douleurs qui l’ont fait homme et des remords qui l’ont purifié. Il refuse courageusement cette morne consolation. A la suite du livre de Ruth, traduit avec une gravité et une onction bibliques, M. de Belloy a placé la légende d’Orpha, la seconde bru de Noëmi, dont il a supposé les aventures, puisque le silence du texte permettait l’invention au conteur. Cette douce et touchante histoire pourrait s’insérer manuscrite entre les feuillets d’une bible de famille, tant le style en est pur.

Notre cadre ne nous permet pas de nous étendre sur les pièces de théâtre du marquis de Belloy ; mais ce serait laisser incomplète la physionomie du poète, si nous ne mentionnions pas au moins Damon et Pythias, cette charmante pièce antique que le Théâtre-Français a prise à l’Odéon, la Mal’aria et le Tasse à Sorrente. S’il est très français, de Belloy est aussi très italien. Il sait Pétrarque, le Tasse et Métastase sur le bout du doigt, comme son ami de Gramont, qui fait des sonnets dans la langue du beau pays où résonne le si.

Les Chants du passé, de M. de Gramont, contiennent une grande quantité de sonnets d’une rare perfection. Cette forme si artistement construite, d’un rythme si justement balancé et d’une pureté qui n’admet aucune tache, convient à ce talent mâle, austère et sobre, d’une résignation si haute et si noble, et qui, vaincu par la destinée, garde, même dans la douleur, l’attitude musculeuse des captifs de Michel-Ange. Ses croyances ne lui permettant pas de se mêler au mouvement moderne, il s’en va, avec une fierté silencieuse, sur la route solitaire, à travers les écroulements du passé. L’on peut regarder comme une personnification de son génie cette magnifique pièce de vers où, seul de sa tribu, qui émigre vers des horizons nouveaux, un jeune homme obstiné reste sur le sol de ses ancêtres. Endymion a la pureté d’un marbre antique éclairé par la lune. Le baiser argenté de Diane peut descendre sur ce bel adolescent, que les pasteurs du Latmos vénèrent comme un dieu. Il est digne d’elle pour sa blancheur virginale et sa chasteté neigeuse.

Aux sonnets se joignent des pièces plus étendues, que l’auteur désigne sous le nom de Rhythmes, et qui outre l’élévation de la pensée, la beauté du style, montrent la science la plus profonde de la métrique. On voit bien que M. de Gramont a étudié avec amour Dante, Pétrarque, et tous les grands Italiens, ces maîtres d’architectonique dans la structure du vers. M. de Gramont est le seul poète français qui ait su réussir la Sextine, ce tour de force qu’on croirait impossible dans notre langue. La Sextine est une pièce de vers où les rimes de la première stance, toujours reprises, changent de place aux stances suivantes, comme des danseuses qui deviennent tour à tour coryphée de leur groupe et conduisent les évolutions de leurs compagnes.

Arsène Houssaye n’est pas non plus un nouveau venu dans la poésie. Il chantait avant février, mais il a chanté depuis, et ses meilleurs vers sont les derniers. A travers le roman, la critique, l’histoire littéraire, Arsène Houssaye a mis au jour trois recueils : les Sentiers perdus, la Poésie dans les bois, les Poëmes antiques, qui datent de 1850 et le rattachent à cette période que nous avons mission d’explorer, sans compter les vers qu’il sème çà et là tout en marchant dans la vie, et qu’il n’a pas recueillis, comme ces magnats hongrois qui ne daignent pas se courber au bal pour ramasser les perles détachées de leurs bottes. Quoiqu’il appartienne par ses sympathies à ce grand mouvement romantique d’où découle toute la poésie de notre siècle, Arsène Houssaye ne s’est fixé sous la bannière d’aucun maître. Il n’est le soldat ni de Lamartine, ni de Victor Hugo, ni d’Alfred de Musset. Son indépendance capricieuse n’a pas voulu accepter de joug. Comme certains poètes, il ne s’est pas, d’après un système, modelé un type auquel il fallait rester fidèle sous peine de contradiction et d’inconséquence. Combien aujourd’hui ne sont plus que les imitateurs d’eux-mêmes et n’osent plus sortir du moule invariable où ils condamnent leur pensée !

Ce n’est pas lui qui se chargera de motiver ou de régulariser les contrastes dont ses œuvres sont pleines. Aujourd’hui il peindra au pastel Ninon ou Cidalise, demain d’une chaude couleur vénitienne il fera le portrait de Violante, la maîtresse du Titien. Si le caprice le prend de modeler en biscuit ou en porcelaine de Saxe un berger et une bergère rococo enguirlandés de fleurs, certes, il ne se gêne pas. Mais, le groupe posé sur l’étagère, il n’y pense plus, et le voilà qui sculpte en marbre une Diane chasseresse ou quelque figure mythologique dont la blancheur se détache d’un fond de fraîche verdure. Il quitte le salon resplendissant de lumières pour s’enfoncer sous la verte obscurité des bois, et quand au détour d’une allée ombrageuse il rencontre la Muse, il oublie de retourner à la ville, où l’attend quelque rendez-vous donné à une beauté d’opéra. Sa poésie est ondoyante et diverse comme l’homme de Montaigne. Elle dit ce qu’elle sent à ce moment-là, et c’est le moyen d’être toujours vraie. Les émotions ne se ressemblent pas ; mais être ému, voilà l’important. Sous cette légèreté apparente, le cœur palpite et l’âme soupire, et si le mot est simple, parfois l’accent est profond. Les talents ont un âge idéal qui souvent ne concorde pas avec les années réelles du poète. Tel auteur de vingt ans fait des œuvres qui en ont quarante. D’autres, au contraire, sont éternellement jeunes, comme André Chénier, Murger et Alfred de Musset. Arsène Houssaye est de ceux-là, et ses cheveux blonds comme ceux de la Muse s’obstinent à ne pas blanchir. L’hiver ne vient pas pour lui. En ce temps où les arts font souvent invasion dans le domaine les uns des autres et se prêtent des comparaisons, où le même critique parle à la fois des tableaux et des livres, un poète fait souvent penser à un peintre par on ne sait quelle ressemblance qui se sent plutôt qu’elle ne se décrit. Arsène Houssaye, avec le chatoiement soyeux de ses verdures étoilées de fleurs qui laissent à travers leurs trouées apercevoir dans une clairière, assises sous un rayon de soleil, des femmes ruisselantes de soie et de pierreries, nous rappelle Diaz, ce prestigieux coloriste, qui, lui aussi, fait de temps à autre se promener la Vénus de Prud’hon sous le clair de lune des Mille et une nuits, et encore faut-il remarquer qu’Arsène Houssaye dessine plus nettement que Diaz de la Peña.

Pour cette dernière touche à cette esquisse rapide, nous ne saurions mieux faire que de citer le mot de Sainte-Beuve, qui dit d’Arsène Houssaye dans ses portraits de poètes nouveaux : "C’est le poète des roses et de la jeunesse." Mais dans ces roses la goutte de rosée est souvent une larme.

D’Arsène Houssaye à Amédée Pommier il ne faut pas chercher de transition, ils n’ont de commun que leur constant amour de l’art. Ce n’est pas d’hier qu’il est descendu dans l’arène ; son premier volume date de 1832, et son dernier porte le millésime de 1867. Il a la fécondité opiniâtre, et huit ou dix recueils ne l’ont pas épuisée. Il est un versificateur de première force et nul ne façonne et ne retourne avec plus de précision sur l’enclume poétique un alexandrin ou un vers de huit pieds. S’il faut remettre le fer au feu de la forge, ce qui arrive rarement, tant son coup de marteau est sûr, il remue le charbon, active l’haleine du soufflet, et la forme voulue est bientôt imposée au métal rebelle. Le poète se plaît à cette lutte, et il s’agite comme un Vulcain dans son antre, heureux de voir voler à droite et à gauche les rouges étincelles et d’entendre le rythme sonore retentir sous la voûte. De ce rude travail il lui reste parfois au front des parcelles de limaille et de charbon ; mais le vers bien fourbi reluit comme de l’acier, et l’on n’y saurait trouver une paille. Amédée Pommier égale, s’il ne la dépasse, l’habileté métrique de Barthélemy et de Méry, et il eût au besoin fait tout seul la Némésis. Les principaux volumes de M. Pommier sont le Livre de sang, Océanides et fantaisies, Sonnets sur le salon de 1851, Colères, Colifichets, où l’auteur s’est livré à tous les tours de force métriques qu’on puisse imaginer, avec une aisance, une agilité et une souplesse incomparables. On peut dédaigner ces jeux difficiles qui sont comme la fugue et le contrepoint de la poésie, mais il faut être un maître pour y exceller, et qui ne les a pas pratiqués peut se trouver un jour devant l’idée sans forme à lui offrir. L’Enfer, de tous les volumes d’Amédée Pommier, a été le plus remarqué, et c’est en effet une œuvre des plus originales. L’auteur, trouvant qu’on spiritualisait un peu trop l’enfer, l’a épaissi, comme disait Mme de Sévigné à propos de la religion, par quelques bons supplices matériels, tels que chaudières bouillantes, jets de plomb fondu, cuillerées de poix liquide, lits de fer rougi, coups de fourche et de lanières à pointes, introduisant les diableries de Callot dans les cercles du Dante. Idée ingénieuse ! l’adultère est puni par la satisfaction à perpétuité de sa concupiscence ; les amants coupables sont toujours l’un devant l’autre, éternels forçats de l’amour.

L’éternité du tête-à-tête

Ne pouvait manquer à l’enfer,

dit le poète en terminant sa strophe par cette chute heureuse et de l’effet le plus piquant. Le mètre employé est une strophe de douze vers composée d’un quatrain et de deux rimes triplées féminines qui s’encadrent entre deux vers masculins. L’auteur manie cette forme avec une maëstria singulière. Il s’en est encore servi dans son volume de Paris, espèce de description lyrique et bouffonne de la grand ville où parfois Victor Hugo coudoie Saint-Amant et Scarron, étrange macédoine de splendeurs et de misères, de types sublimes et grotesques, de tableaux brillants et d’affiches bariolées, de vers splendides et de lignes prosaïques, de chiffons et de bijoux, et d’ingrédients plus bizarres que ceux dont les sorcières de Macbeth remplissent leur chaudron. Parfois le poète, comme lord Byron, qui, dans Beppo, se passe le caprice de rimer l’annonce et l’étiquette de l’Harwey-sauce, s’amuse à rimer la quatrième page des journaux. Ce qu’on peut reprocher à ce poème d’une grande étendue, c’est une sorte de ribombo venant de la redondance des rimes triplées que ramène chaque strophe.

Amédée Pommier a tenté bien des genres : l’ode, la satire, l’épître, le poème, le sonnet, la fantaisie rythmique, et partout il a laissé l’empreinte d’un talent vigoureux et robuste nourri de fortes études. Chapelain pourrait dire de lui comme de Molière : "Ce garçon sait du latin." Sa meilleure pièce, peut-être, est celle qu’il appelle Utopie et dans laquelle il décrit son rêve de perfection : un morceau de dimension modeste, un bijou de métal précieux finement ciselé, une perle sertie dans l’or, une fleur à mettre parmi les plus fraîches au cœur d’un bouquet d’anthologie ; il a réalisé son rêve en l’exprimant.

Si le Poëme des champs, de Calemard de la Fayette, est de publication récente, il y a longtemps que son auteur cultive le champ de la poésie, cette terre ingrate et trop souvent stérile, mais qu’on abandonne toujours à regret ; il a fait autrefois des poésies et une traduction de Dante en vers très remarquables, et le voilà qui, après un long silence, reparaît avec un poème en huit livres.

Les poèmes de longue haleine sont assez rares dans l’école nouvelle, et surtout les poèmes didactiques ; il semble que ce genre soit suranné, il n’est qu’antique pourtant. Hésiode a fait les Mois et les Jours, et Virgile les Géorgiques, ce qui balance bien les Saisons de Saint-Lambert et les Jardins de l’abbé Delille. Nous pensons qu’avec sa riche palette et son large sentiment de la nature, le romantisme, qui ne craint pas le mot propre et le détail familier, pourrait s’essayer avec bonheur dans le poème descriptif et didactique. La même idée est venue à Calemard de la Fayette. Enlevé au tourbillon de Paris et devenu propriétaire d’un grand domaine rural, il se mit à gérer ses terres lui-même. Mais pour cela il ne renonça pas à ses goûts d’artiste et il essaya d’atteler Pégase à la charrue. Le bon cheval ailé ne se mit pas à ruer formidablement comme le Pégase de la Ballade de Schiller, soumis par un rustre à des travaux ignobles. Ayant reconnu que la main qui le guidait était une main de poète, il ne s’enleva pas dans les étoiles avec l’instrument aratoire fracassé, et traça droit son sillon, car il labourait une bonne terre sur ces pentes douces par lesquelles le Parnasse rejoint la plaine. Pour faire des Géorgiques, il ne suffit pas d’être Virgile, il faut aussi être un Mathieu de Dombasle, et ces deux qualités se trouvent rarement chez le même homme. Calemard de la Fayette les possède toutes deux, car il n’est pas, qu’on nous permette cette innocente plaisanterie, un agriculteur en chambre ; il connaît la campagne pour l’avoir cultivée : il a de vrais prés, de vraies vignes, de vraies fermes, de vrais bœufs. Chose rare pour un poète, il sait distinguer le blé de l’orge et le trèfle du sainfoin. Dans cette saine vie de gentleman farmer, il a pris sérieusement goût à la nature et aux occupations rustiques, et sa rêverie se mêlant à son travail, il a fait, au jour le jour, presque sans y songer, en marchant le long de ses pièces de blés ou de ses haies d’aubépine en fleur, le Poëme des champs, qui a sur tous les ouvrages de ce genre l’avantage de sentir le foin vert plus que l’huile de la lampe. Les descriptions en ont été faites ad vivum, comme disaient les anciens peintres, non pas d’après un croquis rapide, mais d’après des études terminées avec conscience devant un modèle qui n’était pas avare de ses séances. On voit à la précision du dessin et à la justesse de la couleur que le peintre a longtemps vécu dans l’intimité de son sujet, et que son enthousiasme pour la vie champêtre n’a rien de factice.

La fable d’un semblable poème ne saurait être bien compliquée, et Calemard de la Fayette a eu le bon goût de ne pas chercher à y introduire une action romanesque ou des épisodes superflus. Les semailles, les moissons, la vendange, les tableaux variés des saisons, la peinture de la ferme, des étables, de la basse-cour, des chevaux allant à l’abreuvoir, des bœufs revenant du labour, des paysans ni embellis ni enlaidis, mais pris dans leur forte simplicité et leur majesté naturelle, l’expression des sentiments que ces spectacles inspirent, et çà et là, dans une juste proportion, des fleurs de poésie mêlées aux préceptes d’agriculture comme des coquelicots et des bluets dans les blés, voilà les éléments employés par le poète pour composer ses tableaux et remplir heureusement son cadre.

N’allez pas croire que les poètes de ville puissent en remontrer à ce poète des champs ; il n’a oublié aucun des secrets du métier. Son vers est plein, solide, grave ; ses rimes sont riches, s’étayant toujours à la consonne d’appui, d’un son pur comme le tintement de la clochette suspendue au col des vaches descendant de la montagne, nouvelles sans bizarrerie et toujours bien amenées. Virgile, tout en soulignant quelques lourdeurs, applaudirait à ces nouvelles Géorgiques.

Henri Blaze de Bury, quoiqu’il soit jeune encore et n’ait pas déserté le champ de bataille de la poésie, comme cela est arrivé à plusieurs et des mieux méritants, détournés de l’art sacré par la critique plus lucrative et le placement plus facile, a débuté vers 1833, en plein mouvement romantique, avec le Souper chez le commandeur, inséré d’abord dans la Revue des Deux-Mondes, et réimprimé plusieurs fois depuis. — C’était une œuvre excessive et bizarre, où la prose se mélangeait au vers dans une proportion shakespearienne, et où l’on sentait que le Don Juan de Tirso de Molina et de Molière avait lu Byron, Hoffmann, et écouté la musique de Mozart. Il y a eu dans la composition du poète, chez Henri Blaze, trois éléments très reconnaissables : l’homme du monde ou, pour être plus intelligible, le dandy, le dilettante et le critique. Tout jeune, il savait l’allemand, la musique, il portait des gants paille, et l’autorité paternelle lui ouvrait les coulisses et les loges intimes des théâtres lyriques. Ajoutez à cela un reflet de diplomatie, quelques relations avec les cours du Nord, et vous aurez un poète élégant et mondain, quoique très lettré, très savant et très romantique, d’une physionomie toute particulière. Henri Blaze traduisit le Faust de Gœthe, non seulement le premier, mais le second, ce qui est d’une bien autre difficulté, à la satisfaction générale des Allemands, étonnés d’être si bien compris par un Français dans l’œuvre la plus abstraite et la plus volontairement énigmatique de leur plus haut génie. — Ses vers, d’une facture très savante, quoique d’une apparence parfois négligée, rappellent en quelques endroits l’allure d’Alfred de Musset ; ils portent, comme les fashionables de ce temps-là, la rose à la boutonnière et le chapeau un peu penché sur une touffe de frisure ; mais là s’arrête la ressemblance. Alfred de Musset est Anglais et Blaze est Allemand : l’un jure par Byron et l’autre par Gœthe, tout en se réservant chacun son originalité. Les Vergissmeinnicht, les roses, les rossignols, les rêveries sentimentales et le clair de lune allemand n’empêchent en aucune façon Henri Blaze d’être un esprit français très net, très moqueur et très clair : il sait mettre une petite fleur bleue cueillie au bord du Rhin dans le limpide verre d’eau de Voltaire. La connaissance de la musique et des grands maîtres de cet art lui fournit une veine de comparaisons et d’effets qui ne sont pas à la disposition des poètes, ordinairement médiocres dilettanti. Nous ne pouvons pas analyser ici en détail son œuvre poétique, qui est considérable, et a fallu nous contenter d’esquisser le caractère du talent de l’auteur. Au Souper chez le commandeur sont joints : la Voie lactée, Ce que disent les marguerites, Églantine. Dans les Intermèdes et poëmes, publiés en 1853, sont contenus : Perdita, le Petit Chaperon rouge, Vulturio, Bella, Frantz Coppola et Jenny Plantin, qui est peut-être la pièce maîtresse du recueil. C’est l’histoire touchante d’une jeune fille qui s’est éprise d’un faux poète, comme il y en a tant de nos jours, l’épouse, l’enrichit et se tue pour mettre une grande et noble douleur dans cette vie bourgeoise et prosaïque. Sacrifice inutile ! le Manfred de boulevard oublie la morte et devient vaudevilliste. Le mélange d’exaltation et d’ironie de ce poème produit des effets nouveaux que rend plus sensibles encore un cadre de vie moderne.

Dans l’Enfer de l’esprit, son premier volume, et les Demi-teintes, autre recueil de vers qui le suivit bientôt, Auguste Vacquerie, qu’une critique superficielle désignait comme disciple et enthousiaste de Victor Hugo, a fait preuve au contraire d’une originalité presque farouche, qui l’isole dans le clan romantique. On peut aimer, admirer un maître et se dévouer à lui jusqu’au fanatisme, sans le copier pour cela. Rien ne ressemble moins au débordant lyrisme, à l’exubérance intarissable de Victor Hugo, que la manière décisive, brève et tendant toujours au but, de Vacquerie. La volonté, chez lui, domine toujours l’inspiration et le caprice. Il faut qu’une pièce de vers exprime d’abord l’idée qu’on lui confie, et l’auteur ne lui permet guère de courir en chemin après les fleurs et les papillons, à moins que cela ne rentre dans son plan et ne serve comme contraste ou comme dissonance. S’il retouche un morceau, c’est pour retrancher et non pour ajouter ; il ne greffe pas, il coupe, ne voulant rien laisser que d’essentiel. Auguste Vacquerie pourrait dire comme Joubert : "S’il est un homme tourmenté par la maudite ambition de mettre tout un livre dans une page, toute une page dans une phrase, et cette phrase dans un mot, c’est moi." Cette sobriété mâle, sans complaisance pour elle-même, et qui s’interdit tout ornement inutile, l’auteur de l’Enfer de l’esprit et des Demi-teintes l’apporte dans tout ce qu’il fait. Ce poète a en lui un mathématicien qui se demande toujours : "A quoi bon ? " Sa pensée, haute, droite, peu flexible, ne connaît pas les moyens termes, et quand par hasard elle se trompe, c’est avec une conscience imperturbable, un aplomb effrayant et une rigueur de déductions qui vous stupéfie. L’erreur, avec cette netteté et cette logique de formes, prend le caractère de la vérité. Dans sa froide outrance, le poète, parfaitement tranquille, pousse les choses jusqu’à leurs dernières conséquences logiques, le point de vue une fois accepté. Il est bien entendu qu’il ne s’agit ici que de détails purement littéraires. Malgré des bizarreries auxquelles on a donné trop d’importance, Vacquerie aime le beau, le vrai et le bien, d’un amour qui ne s’est jamais démenti. Depuis 1845, date de son dernier volume, il semble avoir quitté la poésie pure pour le théâtre et la critique.

Maintenant nous voici dans un grand embarras : il conviendrait de mettre à la suite de ces écrivains, qui ont versifié avant 1848, et versifient encore de nos jours, un auteur qui nous est cher, mais qu’il nous serait difficile de louer et impossible de maltraiter. Comme les poètes ne se gênent guère pour dire aux prosateurs qui les critiquent : "Ne sutor ultra crepidam, " on a confié à un poète la tâche difficile de parler de ses confrères. Mais ce poète, qui n’est autre que nous-même et qui doit à ses travaux de journaliste la petite notoriété de son nom, a naturellement fait des œuvres en vers. Trois recueils portent son nom : Albertus, la Comédie de la Mort, Émaux et Camées. Les deux premiers rentrent dans le cycle carlovingien du romantisme ; ils vont de 1830 à 1838. Fondus en un seul volume et complétés par des pièces de vers de date plus récente, ils représentent la vie poétique de l’auteur jusqu’en 1845. Nous n’avons pas à nous en occuper. Mais Émaux et Camées, imprimés en 1853, réunissent toutes les conditions nécessaires pour être cités dans ce travail : les omettre semblerait peut-être une affectation de modestie plus déplaisante que l’amour-propre d’en parler. D’ailleurs nous ne le ferons que sous toutes les réserves commandées par la position du critique et de l’auteur. Ce titre, Émaux et Camées, exprime le dessein de traiter sous forme restreinte de petits sujets, tantôt sur plaque d’or ou de cuivre avec les vives couleurs de l’émail, tantôt avec la roue du graveur de pierres fines, sur l’agate, la cornaline ou l’onyx. Chaque pièce devait être un médaillon à enchâsser sur le couvercle d’un coffret, un cachet à porter au doigt, serti dans une bague, quelque chose qui rappelât les empreintes de médailles antiques qu’on voit chez les peintres et les sculpteurs. Mais l’auteur ne s’interdisait nullement de découper dans les tranches laiteuses ou fauves de la pierre un pur profil moderne, et de coiffer à la mode des médailles syracusaines des Grecques de Paris entrevues au dernier bal. L’alexandrin était trop vaste pour ces modestes ambitions, et l’auteur n’employa que le vers de huit pieds, qu’il refondit, polit et cisela avec tout le soin dont il était capable. Cette forme, non pas nouvelle, mais renouvelée par le soin du rythme, la richesse de la rime et la précision que peut obtenir tout ouvrier patient terminant à loisir une petite chose, fut accueillie assez favorablement, et les vers de huit pieds groupés en quatrains devinrent pour quelque temps un sujet d’exercice parmi les jeunes poètes.

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