Rational (Durand de Mende)/Volume 2/Quatrième livre/Chapitre 21

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Traduction par Charles Barthélemy.
Louis Vivès (volume 2p. 121-125).


CHAPITRE XXI.
DU TRAIT.


I. Depuis le dimanche de la Septuagésime jusqu’à la veille de Pâques, qui sont des jours et des offices de deuil, comme on ne fait pas entendre alors de chant d’allégresse, au lieu de l’Allelu-ia, qui signifie le tressaillement de joie que nous donne l’espérance des biens éternels, on dit le trait, dont l’institution remonte au pape Télesphore. Le trait s’appelle ainsi de trahere', tirer, traîner, parce qu’on le chante en traînant (tractim), d’une voix dure, et en pesant sur les mots. Cela figure la misère et le labeur du présent exil, dont le Psalmiste dit : « Que je suis malheureux de ce que le temps de mon exil est si long ! » En effet, le trait représente la longue attente des saints patriarches, et la tristesse et l’affliction des Juifs captifs, qui, pendant la captivité de Babylone, assis sur le bord de l’Euphrate, pleuraient et suspendaient leurs instruments de musique aux branches des saules. Cette captivité est représentée par l’Église, lorsque, à partir de la Septuagésime, elle suspend le cours des cantiques d’allégresse et dit le trait.

II. Or, il y a autant de différence entre l’Allelu-ia et le trait qu’entre l’allégresse et la tribulation. Il y a encore autant de différence entre le répons, auquel tout le monde répond, et le trait, auquel personne ne répond, qu’entre la vie active et la vie contemplative. Le trait tient le milieu entre le répons et l’Allelu-ia, comme on le dira dans la sixième partie, au chapitre de la Semaine après Pâques. Enfin, le trait, qui exprime les gémissements et les chants mêlés de pleurs, représente les larmes qu’ont répandues les saints, soit dans la vie active, soit dans la vie contemplative.

III. D’où vient qu’on l’appelle trait (tractus), parce que les saints qui soupirent tirent (tractant) leur gémissement du fond de leurs poitrines ; car, bien qu’ils se réjouissent, comme l’Allelu-ia les en avertit, cependant, demeurant dans cette vallée de larmes, ils sont arrosés en haut et en bas, ce que le trait indique d’une manière mystique. Il gémit, en effet, comme s’il pleurait à cause de l’amour de la béatitude d’en haut : comme les Juifs, assis sur les bords de l’Euphrate, à Babylone, au souvenir de leur patrie, et qui répandaient des larmes cependant aussi à cause de leur misère et de celle des autres, parce que dans le voisinage du fleuve de Babylone ils se voient, eux, souvent arrosés, et les autres entièrement inondés et emportés en bas par la rapidité du fleuve. Mais, parce que ces pleurs sont parfois causés par la vue de la joie d’en haut, et parfois par la vue de notre misère ici-bas, de même le trait est parfois un chant d’allégresse pour remercier Dieu de l’eau d’en haut, comme De profundis et autres traits de ce genre. Grégoire parle de ces deux arrosages dans le troisième livre de ses Dialogues, chapitre xxxiii.

IV. Et il faut remarquer qu’après deux traits exprimant la tribulation suit un trait qui ressent l’allégresse, comme on peut le voir au dimanche de la Septuagésime et aux suivants, et cela parce qu’après les deux jours de la sépulture du Seigneur le troisième vit sa résurrection, et qu’ici-bas la joie n’est pas entière et continue, mais qu’elle est souvent interrompue. Voilà pourquoi l’Église interpose parfois le trait, comme au temps de la Septuagésime, et lorsque le samedi de Pâques elle fait suivre les autres chants d’un trait, parce que la joie d’ici-bas ne doit pas être sans larmes. Cependant le samedi in albis on double l’Allelu-ia parce que dans l’éternelle vie la joie sera parfaite, la chair et l’ame étant également glorifiées, et la résurrection des saints ayant complété celle du Christ.

V. Depuis le dimanche de la Septuagésime jusqu’au mercredi des Cendres, on dit seulement le trait les dimanches, parce qu’alors le peuple vient plus assidûment à l’église, conduit par le besoin d’apprendre comment il doit déplorer la captivité du diable, figurée par celle de Babylone.

VI. Car le trait représente le temps de la captivité de Babylone ; mais, après le mercredi des Cendres, où commence le jeûne, nous sommes plus fréquemment rassemblés dans l’église, parce que c’est alors une époque de tristesse et d’affliction, et établie particulièrement pour secouer le joug de la captivité du diable par la douleur de la contrition, l’humilité de la confession et l’énergie de la satisfaction, qui se retrempent fortement, surtout dans le jeûne. Mais, quoique le dimanche figure la résurrection, cependant les dimanches de la Septuagésime on suspend les cantiques d’allégresse et l’on dit des traits, parce que les Juifs, pendant les soixante-dix années de la captivité de Babylone, furent continuellement affligés, et que nous, pendant les soixante-dix ans de cette vie, qui s’accroît de sept en sept ans, et qui, par conséquent, nous mène jusqu’à soixante-dix ans, nous avons sans cesse des douleurs et des misères, jusqu’à ce que nous arrivions au repos éternel (octavam)[1] de la vraie, parfaite et non figurative résurrection, par la miséricorde du Christ.

VII. Enfin, il faut considérer que les versets des séquences se disent deux par deux, sur un même chant, ce qui a lieu parce que (la plupart du temps) ces versets sont placés deux à deux pour le même rhythme, sous un pareil nombre de syllabes ; ce qui ne se rencontre pas dans les versets des traits, qui, pour la plupart, sont pris de la sainte Écriture, et voilà pourquoi on ne peut pas les accoupler aussi bien. Les séquences sont composées sur un chant unique, pour marquer que le transport de la vraie charité est parfait en Dieu seul, car la séquence désigne le transport, et l’accouplement de ses strophes la charité. Mais on chante un à un les versets des traits, parce qu’ils marquent la douleur, selon cette parole du Psalmiste : « Pour moi, je suis seul jusqu’à ce que je passe. » Et Jérémie (II, q. I, Quando) : « J’étais seul et assis à l’écart, parce que j’étais rempli d’amertume. » Il ne faut pas non plus oublier que régulièrement le graduel ou l’Allelu-ia suivent immédiatement l’épître, pour que nous ne soyons pas exposés au reproche exprimé en ces termes par le musicien dont parle le Christ en ces mots : « Nous avons chanté, et vous n’avez point dansé ; nous avons chanté des airs lugubres, et vous n’avez point pleuré. » Car on chante l’Allelu-ia pour exprimer un mouvement de danse, et le graduel comporte avec lui les larmes de la pénitence. Cependant l’Allelu-ia ne se fait pas entendre les samedis des Quatre-Temps, non plus que le mercredi et le vendredi de la grande Semaine, ni les jours où le Trait suit immédiatement l’épître, et cela parce qu’en ces jours-là nous n’avons pas avec nous le musicien dont parle le Christ. On le vend le mercredi, on le crucifie le vendredi, ce que l’on représente en quelque façon les samedis des Quatre-Temps, et c’est pour marquer un plus grand deuil que ces samedis-là le trait suit immédiatement l’épître. Le trait indique un plus grand deuil que le graduel, pour nous faire entendre qu’on ne le chante jamais avec l’Allelu-ia, excepté, pour une raison particulière, le samedi de Pâques.

  1. Apud Du Gange, Gloss., verbo Octava, i.