Rational (Durand de Mende)/Volume 2/Quatrième livre/Chapitre 48

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Traduction par Charles Barthélemy.
Louis Vivès (volume 2p. 348-362).


CHAPITRE XLVIII.
DE L’EXPLICATION OU EXPOSITION DE L’ORAISON DOMINICALE.


I. Pater noster, etc., « Notre Père. » Comme nous l’avons déjà dit en expliquant l’oraison dominicale, nous procéderons dans l’ordre du temps, en commençant par la fin et nous dirigeant ainsi vers le commencement, en suivant un ordre rétrograde. En effet, l’homme, environné d’un grand nombre de misères, demande d’abord à être délivré du mal, parce que la vie de l’homme sur la terre n’est pas exempte de tentation. C’est pourquoi, une fois délivré du mal, il demande à ne pas être induit en tentation ; et, comme il se trouve toujours en quelque péché tant qu’il est dans cette vie, car si nous disons qu’il n’y a pas de péché en nous nous mentons, il demande que ses dettes, c’est-à-dire ses péchés, lui soient remises. Mais lorsqu’il a été délivré du mal, lorsqu’il a vaincu les tentations et que ses dettes lui ont été remises, comme il ne peut se soutenir par lui-même, l’esprit de force lui est nécessaire afin qu’il ne tombe pas en défaillance en attendant la récompense. C’est pourquoi il demande que le pain quotidien lui soit donné. Ensuite, quand il a été délivré du mal et fortifié dans le bien, il demande que la volonté divine s’accomplisse sur la terre ainsi qu’elle s’accomplit dans le ciel. Et, comme dans cette vie les biens dont nous avons parlé ne peuvent lui arriver d’une manière parfaite, il demande que le règne de Dieu arrive, règne dans lequel le nom du Père soit sanctifié dans les cieux, afin que jamais, dans la suite, il ne puisse être privé de la grâce de la sanctification. Puisque nous avons exposé plus haut la série des demandes, nous allons continuer par leur explication détaillée.

II. Il faut remarquer d’avance, cependant, que l’introduction de l’oraison, c’est-à-dire « Notre Père qui es dans les cieux, » est un moyen de capter la bienveillance, comme nous le dirons tout-à-l’heure. En effet, père en grec se dit pètèr, et genitor en latin, et en hébreu abba ; et Dieu est appelé père, de patrando ou perficiendo (faire, achever), parce que par lui toutes choses ont été faites. Or, Dieu est appelé Père d’une manière générale, d’une manière spéciale et d’une manière unique. D’une manière générale, par la création de toutes choses ; d’une manière spéciale, par l’adoption des justes ; d’une manière unique, par la génération du Christ. Par la création, comme dans ce passage : « Je fléchis les genoux devant toi, ô Dieu ! Père tout-puissant, de qui toute paternité reçoit son nom dans le ciel comme sur la terre. » Par adoption, comme en cet endroit : « Or, si vous, bien que vous soyez mauvais, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, à combien plus forte raison votre Père céleste ne vous donnera-t-il pas un bon esprit, quand vous le prierez ? » Par génération, comme en cet endroit : « Personne ne connaît le Fils, si ce n’est le Père, ni le Père, si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils a voulu le révéler. » Le prêtre, en disant : « Notre Père qui es dans les cieux, » nous détourne de deux choses, c’est-à-dire de l’orgueil, car nous ne disons pas Pater mi, « Mon Père, » en considérant comme notre père particulier Celui qui est le Père commun de la nature ; et de l’indignité, afin que nous ne nous rendions pas indignes d’un Père si grand, qui réside dans les cieux. Car Dieu est le Père, par nature, du Christ seul, à qui seul il convient de dire : « Mon Père. » Or, il est, par sa grâce, le Père des fidèles, à qui il appartient de dire : « Notre Père. » Le Christ dit : « Mon Père, s’il est possible, fais que ce calice s’éloigne de moi ; » et nous, nous disons : « Notre Père qui es dans les cieux, que ton nom soit sanctifié. » Le Christ dit de lui-même : « Je vais à mon Père et à votre Père, » à mon Père par nature, à votre Père par la grâce. Par ces paroles, il nous exhorte encore à deux choses, à savoir : à conserver la grâce d’adoption, en disant Pater, et l’union de la fraternité, lorsqu’il dit noster. De plus, en ce qu’il dit Pater, qui est un nom pieux, on remarque sa bonté et la dévotion de l’Eglise qui l’appelle aussi Père. Ce mot noster indique la dilatation de la charité ; par ce mot in cœlis, c’est à-dire parmi les saints, dont la demeure a été éloignée de la lie de ce monde, on désigne la miséricorde de Dieu.

III. Or donc, comme on commence, dans cette oraison, par une captation de bienveillance, il faut savoir que l’on capte la bienveillance par le concours de trois personnes, c’est-à-dire du juge, du demandeur et de l’assesseur. Le juge, c’est Dieu ; le demandeur, c’est l’homme ; et l’assesseur, c’est l’ange. Le prêtre capte la bienveillance du juge, quand il dit : Pater ; du demandeur, lorsqu’il dit : noster ; de l’assesseur, en disant : qui es in cœlis, c’est-à-dire parmi les anges ou les saints, dont le Psalmiste parle ainsi : « Les cieux célèbrent la gloire de Dieu ; » par où nous avons l’espoir qu’il nous rendra saints ; ou hier dans les cieux, c’est-à-dire dans le secret de la majesté divine, ce qui nous donne la confiance d’obtenir les biens cachés que l’œil n’a pas vus, que l’oreille n’a pas entendus, et que le cœur de l’homme n’a pas sentis. Il nous inspire donc la confiance d’obtenir ces biens ; aussi ne disons-nous pas : « Seigneur [toi] que l’on sert avec crainte, » mais : « Notre Père [toi] que l’on sert avec amour, » comme si l’on disait : Parce que tu es père, tu as la volonté ; parce que tu es dans les cieux, tu as le pouvoir ; délivre-nous donc du mal.

IV. Et remarque que l’on dit ciel, du mot celando (céler, cacher), parce que le ciel cache les secrets de Dieu ; ou bien de celsitudine (hauteur), parce qu’il est au-dessus des choses terrestres.

V. « Mais délivre-nous du mal. »

Il existe trois maux dont nous demandons à être délivrés : le mal inné, le mal commis, le mal infligé. Le premier est contracté, c’est-à-dire originel ; le second est commis, c’est-à-dire actuel ; le troisième est supporté, c’est-à-dire infligé comme punition (pœnale). Or, nous évitons le mal par l’esprit de crainte ; car, comme dit l’Ecriture, « la crainte du Seigneur chasse le péché. »

VI. Il existe trois espèces de craintes qui nous font éviter le mal : la crainte servile, la crainte initiale et la crainte filiale. Par la crainte servile nous cessons de pécher par l’horreur du châtiment ; la crainte filiale nous détourne du mal par amour de la justice ; et la crainte initiale, en partie, nous fait éviter le péché autant par horreur du châtiment que par amour de la justice. La crainte servile est le propre de ceux qui débutent ; la crainte initiale appartient à ceux qui progressent déjà ; la crainte filiale est la prérogative de ceux qui sont arrivés à la perfection. Le prêtre dit donc : « Mais délivre-nous du mal, » comme s’il disait : Donne-nous l’esprit de crainte et la pauvreté d’esprit, afin que par l’esprit de crainte nous évitions le mal, et que par la pauvreté d’esprit nous acquérions les biens, pour que, libres de tout vice et pleins de mépris pour les choses terrestres, nous possédions les biens éternels, c’est-à-dire le royaume des cieux, que Lucifer et nos premiers parents ont perdu par la vaine gloire ou l’orgueil. Par cela donc qu’en s’humiliant le prêtre demande à être délivré du mal (ce qu’il obtient par le don de crainte), l’orgueil, opposé à la crainte, est mis en fuite, et ainsi la fin de l’oraison s’accorde avec le commencement, où il a débuté par l’humilité contre l’orgueil, comme on l’a vu ci-dessus.

VII. Et ne nos inducas, « Et ne nous induis pas en tentation, » c’est-à-dire en la séduction du diable. Remarque que nous sommes tentés par Dieu, par l’homme et par le diable. Dieu nous tente pour nous éprouver, l’homme nous tente pour nous connaître, le diable nous tente pour nous tromper. Touchant le premier, on lit : « Dieu tenta Abraham. » Touchant le second : « Tente-nous pendant dix jours, nous t’en supplions. » Sur le troisième : « Pourquoi Satan a-t-il tenté ton cœur ? » Or, nous sommes tentés de deux manières : intérieurement, par délectation ; extérieurement, par suggestion. La tentation intérieure nous fait peu de chose ; mais la tentation extérieure nous profite beaucoup, si l’on n’y consent pas et que l’on y résiste. Car il est écrit : « Que la tentation ne vous saisisse pas à moins que ce ne soit une tentation humaine ; » et ailleurs « Heureux l’homme qui souffre la tentation, parce que, lors qu’il aura été éprouvé, il recevra la couronne de vie. » Lors donc que nous sommes tentés sans notre consentement, nous sommes conduits vers la tentation ; mais quand nous donnons notre consentement, nous sommes induits en tentation, comme le poisson, avant d’être pris, est conduit vers le filet ; mais lorsqu’il est induit ou introduit dans le filet, il est pris, on le tient, et alors s’accomplit ce que dit l’apôtre saint Jacques : « Or, chacun est tenté, entraîné qu’il est et alléché par sa mauvaise concupiscence ; et, lorsque la concupiscence a conçu, elle enfante le péché ; et, lorsque le péché a été consommé, il enfante la mort. : Mais, comme le même apôtre ajoute : Quia Deus intentato est malorum, « Parce que Dieu ne nous tente pas en mal, » pourquoi demandons-nous que Dieu ne nous induise point en tentation ?

VIII. Il faut dire que Dieu, en quelque sorte, tente et ne tente pas. Il tente pour éprouver, d’après ces paroles : « Eprouve moi, Seigneur, et tente-moi ; » mais il ne tente pas pour tromper, d’après ces paroles : « Dieu ne tente personne. » Nous demandons donc que Dieu ne nous induise pas en tentation, c’est-à-dire ne permette pas que nous y soyons induits, parce que, de même que l’on dit : Il n’est pas dans la ville un mal que Dieu ne fasse, c’est-à-dire qu’il ne permette de s’accomplir ; car il est écrit : « Dieu, qui est fidèle, ne permet pas que vous soyez tentés au-dessus de vos forces ; » c’est comme si nous disions : Donne-nous l’esprit de piété et la mansuétude de l’esprit, afin que par l’esprit de piété nous surmontions les tentations, en nous exerçant à la piété, et que par la mansuétude nous soyons vainqueurs de la colère, en ne rendant pas le mal pour le mal. Surmontons aussi l’envie, qui est opposée à la piété, afin qu’ainsi nous possédions la terre des vivants, que nous obtiendrons par l’esprit de piété et la mansuétude de l’esprit ; car la piété a la promesse de la vie présente et de la vie future, et « bienheureux ceux qui sont doux, parce qu’ils posséderont la terre. » D’où le Psalmiste dit : « Ceux qui sont doux posséderont la terre et se réjouiront dans une paix surabondante. »

IX. Dimitte nobis debita nostra, etc., « Remets-nous nos dettes, etc. » Les péchés sont nommés dettes, car ils nous constituent débiteurs de la peine. Il ne s’agit point ici de dettes pécuniaires, mais de dettes d’offenses. Or, il y a trois dettes dont nous demandons à être allégés, savoir : le péché commis contre Dieu, le péché contre le prochain, et le péché contre nous-mêmes. Nous avons péché avec nos pères, nous avons agi injustement, et nous avons fait l’iniquité, comme il est dit dans le psaume cv : « Nous avons, avec nos pères, péché envers Dieu, nous avons agi injustement à l’égard du prochain, nous nous sommes rendus coupables d’iniquité envers nous-mêmes. » Et, parce que nous avons péché envers Dieu, c’est pour cela que nous lui demandons de nous remettre nos dettes ; parce que pous avons péché envers nous-mêmes, nous lui demandons de nous remettre nos dettes comme nous les remettons nous-mêmes à nos débiteurs ; elles ne nous sont donc remises que sous cette convention, à condition de les remettre nous-mêmes à nos débiteurs, sans quoi elles nous seront comptées comme dettes, même après avoir été remises, d’après ces paroles de l'Évangile : « Méchant serviteur, je t’ai remis toute ta dette, parce que tu m’en as prié ; n’aurais-tu pas dû, de ton côté, avoir pitié de ton compagnon comme j’ai eu moi-même pitié de toi ? Et le maître, irrité, le livra aux tourmenteurs jusqu’à ce qu’il rendît tout ce qu’il devait. C’est ainsi que mon Père céleste agira à votre égard, si chacun de vous ne pardonne à son frère du fond de son cœur. » Or, pour que le Seigneur montrât évidemment que le fruit de l’oraison tout entière serait nul si nous ne remettions leurs dettes à nos débiteurs, à la fin de l’évangile précité il ajoute encore, après tout ce qu’il a déjà dit : « Si donc vous pardonnez leurs péchés aux autres hommes, mon Père céleste aussi vous pardonnera les vôtres ; mais si vous ne pardonnez pas aux autres hommes leurs péchés, mon Père céleste non plus ne vous pardonnera pas les vôtres. » Pour ceux donc qui ne remettent pas leurs dettes à leurs débiteurs, cette oraison paraît plutôt nuisible qu’utile ; car celui qui demande qu’on lui remette ses dettes’ comme il les remet lui-même à ses débiteurs, s’il ne les leur remet pas lui-même, paraît certainement demander qu’on ne lui remette pas les siennes (De consec., dist. ii, Panem).

X. Mais on demande ce que Dieu est tenu de remettre à celui qui ne veut ni satisfaire ni demander pardon ? Sans doute il faut distinguer entre celui qui est parfait et celui qui est imparfait. Pour celui qui a saisi la voie de la perfection, même quand il ne demande pas pardon, Dieu est tenu d’avoir pour lui toute espèce d’indulgence. D’où dans le canon d’Innocent (De pœn., d. v, c. Fieri) on lit : « La pénitence est fausse si le pénitent ne satisfait pas l’offensé, ou si celui qu’il a offense n’a pas d’indulgence pour lui. » Mais celui qui ne s’est pas enou MANUEL DES DIVINS OFFICES. 355

core élevé à la voie de la perfection est tenu de purifier la rancidité de son cœur, sans être pourtant obligé de donner la satisfaction qui est due. D’où, dans le canon de Fabien (XXIII, q. iv, Cum in lege ita) il est dit : « Si quelqu’un, contristé par son frère, refuse de se réconcilier avec lui lorsqu’il en aura reçu satisfaction, qu’il soit condamné aux jeûnes les plus rigoureux jusqu’à ce qu’il ait accepté avec reconnaissance la satisfaction qui lui est offerte. » Quoique tous, généralement, nous soyons tenus d’aimer nos ennemis, de faire du bien à ceux qui nous haïssent, et de prier pour nos persécuteurs, et pour nos calomniateurs (xc dist., Si quis).

XI. Comme il y a des fautes pour lesquelles se relâcher de la punition serait une faute (xxviii dist., Quæ sunt), et que si nous sommes tenus de pardonner l’offense commise envers nous, nous n’en devons pas moins punir le péché commis envers Dieu et envers le prochain, quiconque donc est travaillé par la haine ou par l’envie voit son péché plutôt agravé qu’amendé par cette oraison, à moins qu’il n’ait aussitôt le ferme propos de pardonner. Cependant on ne doit pas prier en son nom particulier, mais au nom de toute l’Église. C’est pourquoi le prêtre ne dit pas : « Remets-moi mes dettes comme je les remets moi-même à mes débiteurs, » mais : « Remets-nous nos dettes comme nous les remettons à nos débiteurs.

Quelques-uns veulent que ce passage s’entende ainsi : Dimitte nobis, etc., c’est-à-dire : Remets-nous nos dettes de la même manière que nous les remettons à nos débiteurs, comme si on disait : Donne-nous le don de la science, la douleur et la vertu, afin que nous connaissions et que nous pleurions tant nos péchés que ceux des autres, afin que tu nous remettes nos dettes ; et ainsi nous aurons une consolation contre l’envie, qui fait que les hommes se plaignent et sèchent de dépit en voyant les avantages d’autrui ; contre la colère, qui est contraire à la science, parce que la colère empêche l’esprit de distinguer le vrai (XI, q. iii, Illa, et capite sequenti). Car par la science nous acceptons la douleur pour la rémission présente, et nous aurons la consolation pour l’avenir, d’après ce qu’on lit dans le Psalmiste : « Purifie-moi de mon péché, parce que je connais mon iniquité ; » et dans l'Évangile : « Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés. »

Panem nostrum quotidianum, etc., « Notre pain quotidien, etc. » On lit à ce propos dans l’évangile de saint Jean : « Seigneur, donne-nous toujours ce pain. » Or, pan en grec, signifie omne en latin (tout). D’où vient que nous prions le Père tout-puissant de daigner nous accorder en tout temps toute nourriture spirituelle, charnelle et corporelle.

XII. Or, cinq pains nous sont nécessaires, quatre comme viatique, pour faire la route de ce monde, et le cinquième dans la patrie : le pain corporel, pour nous soutenir ; le pain spirituel, pour nous former ; le pain doctrinal (ou, de la science), pour nous instruire ; le pain sacramentel, pour expier nos péchés ; et le pain éternel, pour notre récompense. Touchant le_ premier, on lit : « L’homme ne vit pas seulement de pain ; » pour le second : « Mon ami, prête-moi trois pains ; » sur le troisième : « Venez, mangez mon pain ; » sur le quatrième : « Celui qui mange le pain du Seigneur indignement se rend coupable du corps du Seigneur ; » touchant le cinquième : « Je suis le pain vivant descendu du ciel. » Car, après que l’homme a été purifié de ses péchés il a besoin de l’esprit de force, comme nous l’avons dit ci-dessus ; c’est pourquoi il dit : « Donne-nous notre pain quotidien, c’est-à-dire celui qui nous est nécessaire chaque jour ; autrement Dieu ne pourrait nous donner ce qui nous appartiendrait, en propriété, à moins que cela ne cessât de nous appartenir (Extra De fide instru., c. Inter.) « Donne-nous aujourd’hui, » comme si nous disions) lanji Donne-nous l’esprit de force, parce qu’il est comme un pain multiplié qui fortifie l’ame, afin que nous ne manquions pas dans le présent, lorsque nous sommes affamés de la justice, par laquelle nous repoussons la paresse et l’ennui du bien ; par laquelle aussi nous serons rassasiés d’une abondante justice dans la vie future, d’après cette parole de l’Évangéliste : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu’ils seront rassasiés. »

XIII. Saint Mathieu dit : Panem nostrum supersuhstantialem, « Notre pain supersubstantiel ; » ce qui peut être entendu de deux manières, ou bien d’après ce sens unique : « Donne-nous notre pain supersubstantiel, » c’est-à-dire le Christ, qui est supersubstantiel ou au-dessus de la substance créée, qui est le pain sur l’autel ; ou bien, dans un sens double, comme si l’on disait : « Donne-nous notre pain supersubstantiel, » c’est-à-dire le Christ, qui est la nourriture propre des fidèles, et cela outre le pain, c’est-à-dire outre le pain substantiel, le pain nécessaire à notre alimentation ; comme si nous disions : « Donne-nous tout à la fois le pain de l’ame et le pain du corps. » Saint Luc dit : Panem nostrum quotidianum, ce qui peut être entendu tant du pain corporel que du pain sacramentel, c’est-à-dire du viatique. Les Grecs disent epiousion, ce qu’on rend par super-substantiel (De consec., dist. ii, De calice, in fin.). Les Hébreux disent segola, ce que l’on interprète par illustre, particulier, spécial. C’est peut-être pour cette raison que saint Luc, voyant saint Mathieu se servir de l’expression segola, qui signifie spécial, a dit quotidien. Or, l’interprète grec de saint Mathieu, voyant qu’il s’était servi de l’expression segola, qui signifie choisi, illustre, l’a traduit par epiousion, c’est-à-dire supersubstantiel.

XIV. Fiat voluntas tua, « Que ta volonté se fasse. » Par ces paroles nous demandons à Dieu de le servir sur la terre sans péché grave, comme les anges et tous les saints, qui le servent dans l’état d’innocence. La volonté de Dieu s’entend de deux manières, à savoir : le bon plaisir éternel de Dieu, et la marque de son bon plaisir temporel. Le bon plaisir éternel de Dieu s’accomplit toujours ; de là ces paroles : « Qui résistera à la volonté de Dieu ? » et : « Tout ce que le Seigneur a voulu, il l’a fait. » Les signes du bon plaisir temporel de Dieu sont au nombre de cinq. Ce sont : le commandement, la défense, la permission, la résolution et l’action. De là viennent ces paroles du Psalmiste : « Les œuvres du Seigneur sont grandes et proportionnées à toutes ses volontés. » Elles ne s’accomplissent pas toujours, et pour qu’elles le soient on doit prier, en disant : « Que ta volonté se fasse, » c’est-à-dire : Que ce que tu ordonnes, ce que tu conseilles, ce que tu persuades s’accomplisse, parce que la volonté sans le pouvoir ne suffit pas (lxxxvi dist., Non satis).

XV. Sicut in cœlo et in terra, « Sur la terre comme au ciel ; » c’est-à-dire : Puissions-nous sur la terre accomplir ta volonté, comme ceux qui habitent le ciel l’accomplissent ; ou bien : Sur la terre comme au ciel, c’est-à-dire : Que ta volonté s’accomplisse chez les hommes comme chez les anges ; ou bien encore : s’accomplisse chez ceux qui sont convertis, comme chez ceux qui sont parfaits ; ou bien : s’accomplisse dans l'Eglise comme dans le Christ ; ou encore : dans la chair comme dans l’esprit, afin que la chair, par sa concupiscence, ne s’élève pas contre l’esprit, d’après ces paroles du Psalmiste : « Mon cœur et ma chair ont tressailli » (in v dist., v dist.). Donne-nous l’esprit de conseil, afin que nous fassions ta volonté, en pratiquant surtout la miséricorde, qui tue l’avarice, afin que nous obtenions nous-mêmes miséricorde, d’après ces paroles : « Bienheureux les miséricordieux, ceux qui font miséricorde ; » car, de même que l’avarice consiste à acquérir et à garder, ainsi la miséricorde consiste à donner et à remettre. L’accomplissement de cette demande et des deux autres commence sur le chemin de cette vie mortelle et est consommé dans la patrie, où nous ne pourrons rien vouloir que ce que nous saurons être la volonté de Dieu. Alors nous aimerons Dieu de tout notre esprit, de toute notre ame et de toutes nos forces.

XVI. Nous aimons le Fils de cœur (ex corde), c’est-à-dire par l’intellect ; (toto) de tout notre cœur, c’est-à-dire sans erreur. Nous aimons le Père de pensée, c’est-à-dire avec notre mémoire (tota) tout entière, c’est-à-dire sans oubli. Nous aimons l’Esprit saint avec notre ame, c’est-à-dire avec notre volonté (tota), c’est-à-dire sans contrariété. Nous aimons le Père tout-puissant, le Fils plein de sagesse, le Saint-Esprit plein de bonté, c’est-à-dire la puissance, la sagesse et la bonté de la Trinité. Adveniat regnum tuum, « Que ton règne arrive. » Par là nous demandons que le Christ règne toujours sur nous, et non le péché, afin qu’il nous trouve prêts quand il ordonnera à notre ame de sortir de notre corps.

XVII. Or, on appelle règne de Dieu l’Église militante, qui est régie, et l’Église triomphante, qui règne. On appelle encore règne de Dieu la grâce de la foi et la gloire de l’espérance. On appelle encore règne de Dieu l’intelligence de l’Écriture et le lieu de la patrie. Touchant le règne de l’Eglise militante, il est écrit : « Les anges sortiront, et, comme des moissonneurs, ils recueilleront et enlèveront de son royaume tous les scandales. » Touchant le règne de l’Église triomphante, on trouve ces mots dans l’Évangile : « Ils viendront et s’asseoiront avec Abraham, Isaac et Jacob dans le royaume des cieux. » Sur le règne de la foi, l’Écriture dit : « Le règne de Dieu est au milieu de vous. » Sur le règne de l’espérance, le Seigneur dit : « Venez jouir du royaume qui vous a été préparé dès l’origine du monde. » Touchant le règne de l’Écriture, on lit : « Le règne de Dieu disparaîtra du milieu de vous pour être donné au peuple qui porte des fruits. » On trouve au sujet du règne de la patrie : « Les justes brilleront comme le soleil dans le royaume de leur Père. » Et le Christ aussi est appelé règne de Dieu, d’après ces paroles :

XVIII. « Si donc c’est par le doigt de Dieu que je chasse les démons, évidemment alors le règne de Dieu est venu au milieu de vous. » Que ton règne arrive donc, c’est-à-dire qu’un règne se réunisse à l’autre, que l’Église militante se réunisse à l’Église triomphante ; ou bien encore : Que ton règne arrive, c’est-à-dire vienne pour que nous te voyions, afin que le règne de la foi passe au royaume de l’espérance ; parce que la vie éternelle consiste à ce que nous te reconnaissions comme seul vrai Dieu, ainsi que celui que tu as envoyé, Jésus-Christ ; et comme si le prêtre disait : Donne-nous l’esprit d’intelligence, afin que, purs de cœur, nous comprenions que tu règnes présentement par la foi, afin que dans le temps à venir nous te voyions régner en nous par l’espérance. Alors nous connaîtrons Dieu comme il nous connaît, car maintenant nous voyons comme dans un miroir et d’une manière énygmatique ; mais alors nous le verrons face à face, et ainsi nous verrons le Dieu des dieux dans Sion. Ce qui est opposé à la gourmandise, dont le Prophète dit : « Le vin et l’ivresse enlèvent le cœur. » Car par l’intelligence l’homme cesse de vivre d’une manière charnelle ; d’où saint Jérôme dit : « Aime la science des Écritures, et tu ne t’attacheras pas aux vices de la chair. »

XIX. Sanctificelur nomen tuum, « Que ton nom soit sanctifié. » Par là nous demandons à être saints et justes, à nous éloigner du mal et à faire toujours le bien. Et remarque que le nom du Père est sanctifié de quatre manières dans ses enfants : de deux manières sur la terre et de deux manières dans la patrie. Sur la terre, par l’action de produire des actes, l’activité et la persévérance ; dans la patrie, par la consommation ou le perfectionnement (ou l’achèvement de la sanctification). En effet, sur la terre le nom du Père est sanctifié dans ses enfants quand il opère en eux l’acte du salut, ou quand la sanctification qu’ils ont reçue au nom du Père persévère en eux. Dans la patrie, le nom du Père est sanctifié dans ses enfants, parce qu’il est sanctifié et confirmé en eux de telle sorte qu’ils ne peuvent plus être séparés de la grâce de la filiation. Sur la terre le nom du Père est pour ainsi dire mobile et variable dans les enfants, car Judas aussi fut pendant un temps fils du Père ; mais vint un jour où il cessa de l’être ; c’est à cause de ce changement, de cette mobilité possible que l’Apôtre a dit (II q., vii §) : « Je châtie mon corps et le réduis en servitude, de peur qu’après avoir prêché les autres je sois moi-même réprouvé. » Et ici-bas le nom du Père est sanctifié dans les enfants, lors qu’ils sont tels que la sainteté du Père brille dans ses enfants ; et en haut ils apparaîtront au grand jour ceux dont la vie est maintenant cachée, d’après ces paroles : « O insensés que nous étions ! nous estimions que leur vie était une folie et leur fin sans honneur, et voilà comment ils ont été comptés au nombre des enfants de Dieu et que leur sort est maintenant fixé au milieu des saints !  !  ! » On dit donc : « Que ton nom soit sanctifié, » comme si l’on voulait dire : et Donne-nous l’esprit de sagesse, » comme on dit de la saveur, la douceur éternelle, afin que nous goûtions combien est agréable le Seigneur, qui engendre la paix en nous, c’est-à-dire le repos des mouvements intérieurs, afin que notre chair, stimulée par la concupiscence, ne s’insurge pas contre l’esprit, parce que la paix ne peut résider dans mes os à la vue de mes péchés. Afin qu’ainsi ton nom soit sanctifié, c’est-à-dire le Père dans les enfants ; en sorte que (ce qui est difficile dans le temps présent) nous ne soyons jamais, dans le temps futur, séparés de la grâce de la filiation ; ce qui est manifestement contraire à la luxure, parce que celui qui travaille ne s’y complaît pas. Celui qui n’a pas la paix de l’esprit n’est pas enfant de Dieu ; mais il est assimilé à la bête de somme, qui pourrit dans son fumier. Car lorsque l’on a goûté à l’esprit toute chair cesse d’exister.

XX. A la fin de l’oraison dominicale, se trouve le mot amen, qui se rapporte à toutes les demandes. L’hébreu place à la fin un de ces trois mots : amen, sela, salem, qui tous signifient paix. Nous avons parlé de l’Amen au chapitre de la Salutation du prêtre au peuple. Quoique ce mot exprime quelque fois le sentiment du désir, ici cependant il montre, il indique l’affirmation de la conclusion. D’où, dans la glose de saint Mathieu (c. vi), amen signifie que dans toutes ces demandes Dieu nous accorde indubitablement ce que nous lui demandons, si nous conservons les conventions de la dernière condition ; d’où il ajoute : si dimiseritis, etc., et c’est pourquoi en cet endroit amen n’est prononcé ni par le peuple, ni par le clergé, mais par le prêtre ; car il est, lui, médiateur entre Dieu et l’homme, et il lui appartient d’offrir à Dieu les vœux du peuple, et de faire savoir au peuple la volonté de Dieu, comme on le voit dans l’Exode (c. xix).

XXI. Il vaut mieux que ce mot soit prononcé par le prêtre, à qui il convient d’affirmer que ce que l’on a demandé au Seigneur est accordé, que par le peuple, qui ne doit être informé de ces choses que par l’intermédiaire du prêtre. Or, dans les autres oraisons qui se trouvent dans l’office de l’Église, amen exprime plutôt le sentiment du désir qu’une conclusion affirmative. Et c’est pour cela qu’alors il est convenablement prononcé par le peuple, qui désire avoir ce que le prêtre demande par ses prières dans ces oraisons. Cependant en cet endroit le prêtre dit amen à voix basse : Premièrement, pour marquer que le Seigneur veut que ceux qui le prient laissent ignorer qu’ils ont été exaucés, de peur qu’ensuite ils ne tombent dans la tiédeur. Secondement, parce que, s’il proférait à haute voix amen, mot qui affirme que l’oraison dominicale a été entendue de Dieu, on pourrait croire à la présomption et à une certaine ostentation de la part du prêtre.