Rayon de Soleil/I

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CHAPITRE PREMIER

hans vanderbum

— Finissez donc ce bruit ! finissez donc ! finissez ! vociféra Hans Vanderbum, cramoisi de fureur ; mais voyez donc ! Ils ne m’écoutent seulement pas !

Cette scène orageuse d’intérieur se passait au fond d’une forêt vierge de l’Ohio, à peu de distance de la rivière Miami. Dans une clairière s’élevait un village indien de vingt-cinq ou trente cabanes, ressemblant à un rucher gigantesque dont les habitants entraient, sortaient, couraient çà et là, comme des abeilles.

Sous les joyeux rayons du soleil levant s’épanouissaient une fraîche matinée printanière, toute parfumée de fleurs, toute enguirlandée de feuilles et de rameaux naissants.

Le ciel bleu tendre et transparent souriait à la terre et lui envoyait la vie et la gaité avec des flots de lumière.

Tout se réjouissait dans la nature ; tout était de bonne humeur ; tout !… excepté Hans Vanderbum !


Parmi ces huttes, il y en avait une qui réunissait tout le confort de la vie sauvage ; elle était située un peu à l’écart, vers la partie du nord du village. Construite en forme de pain de sucre, elle était charpentée avec de longues perches réunies au sommet et entrelacées de peaux ou d’écorces. À l’extrémité supérieure de ce toit conique avait été ménagé un trou circulaire destiné à servir de cheminée. Sa structure solide était impénétrable à la pluie ; son agencement intérieur la mettait à l’abri du froid, et si, au point de vue architectural, elle n’avait rien d’artistique, elle n’en réalisait pas moins toutes les conditions du bien-être.

Les spirales bleuâtres d’une fumée légère tourbillonnant au dessus de son faîte, annonçaient l’activité de quelque opération culinaire entreprise par ses habitants. Une Squaw (femme) Shawnee s’occupait de préparer le repas du matin pendant que son Seigneur et Maître, mollement couché dans un coin, cherchait vainement à prolonger quelque peu son sommeil.

Cet important personnage, gros, épais, pléthorique, poussif et Hollandais d’origine était depuis quelques années l’heureux époux d’une veuve Indienne. Il répondait au nom glorieux d’Hans Vanderbum.

Sa sauvage moitié avait, de son premier mariage, un enfant d’environ trois ans : à ce premier fils était venu s’adjoindre un second héritier gros et bouffi comme son père, mais méchant comme un jeune chat. Cela formait une paire de petits vauriens, couleur chocolat, huileux, sales, désagréables aux yeux noirs comme la nuit ; aux cheveux longs, filandreux et raides comme la crinière d’un cheval sauvage. Tout pleins d’instincts endiablés, ils étaient précisément l’inverse de leur père, dont la stupidité épaisse n’était égalée que par sa colossale indolence.

Maître Hans Vanderbum avait quitté son chapeau, car il faisait trop chaud dans la hutte pour supporter une coiffure ; son gros ventre s’enflait et s’abaissait comme une vague de l’Océan, pendant que sa poitrine, à chaque respiration, faisait entendre un son rauque et sifflant, indice d’une suffocation permanente.

Les deux enfants n’auraient pas demandé mieux que d’aller jouer dehors, au soleil, si leur mère n’avait nettement opposé un veto avec lequel il n’aurait pas fait bon plaisanter. Désobéir à leur père, cela pouvait passer ; mais à leur mère ! les petits coquins s’en seraient bien gardés !

— Finirez-vous enfin ? finirez-vous ? répéta Hans furieux en soulevant sa tête, sans remuer aucune autre partie du corps.

Sa large face rouge de colère se détachait en vigueur sur le fonds obscur de la cabane, comme une pleine lune sur les nuages. Probablement ses regards exaspérés ne présageaient rien de bon, car les enfants prirent tout à coup un air contrit, et restèrent immobiles en suçant chacun leur pouce.

Le père les regarda pendant quelques instants avec une expression orageuse ; puis, s’amollissant peu à peu, il laissa retomber sa tête, respira longuement et referma ses paupières.

Aussitôt une étincelle se ralluma dans les yeux des deux petits vauriens : au travers de leurs longs cheveux épars ils lancèrent un regard à leur mère ; celle-ci ne faisait pas la moindre attention à eux. Rassuré de ce côté, l’aîné saisit son frère, le souleva dans ses bras, et le jeta à la renverse sur la grosse bedaine paternelle.

Cette manœuvre irrespectueuse amena une explosion. Mais déjà les deux coupables avaient fui dans le coin le plus éloigné, avec le soin d’interposer leur mère entre eux et le danger.

— Tonnerre et éclairs ! gronda Vanderbum ; vous êtes de la racaille indienne, petits gueux ! Pourquoi troubler ainsi votre pauvre papa qui use son existence pour vous soigner ? Je vous pilerai en atomes si ça continue !

Le malheureux Hollandais avait le système nerveux trop faible pour supporter cette dernière épreuve : sentant qu’il ne pourrait plus se rendormir, il se leva, foudroya du regard ses deux héritiers présomptifs, et leur adressa une harangue.

— Quanonshet ! petite peste Hollandaise ! et vous Madokawandock ! monstre Indien ! à quoi pensez-vous, scélérats ? quand vous tourmentez ainsi vos parents. Vous mériteriez d’être réduits en morceaux, pour avoir si fort manqué de respect à votre pauvre vieux père qui se brûle le sang pour vous. Eh ! à quoi pensez-vous ? Eh ! qu’y a-t-il dans vos méchantes cervelles ? demanda le père avec des branlements de tête furibonds.

Quanonshet et Madukawandock jugèrent prudent de ne rien répondre.

— Vous rendrez fou votre pauvre père ! petits démons ! lui qui dessèche pour vous sa peau et ses os ! poursuivit le Hollandais en faisant trémousser à chaque syllabe ses quatre mentons, ses joues cramoisies, et son ventre proéminent : Keewaygooshturkumkankingewock, ma chère, votre déjeûner est-il prêt ?

— Non ! grommela la ménagère d’un ton bourru ; levez-vous, et faites quelque chose ! gros fainéant graisseux ! vous ne savez que dormir et fumer, pendant que je répands toute la sueur de mon malheureux corps à prendre soin de vous.

Cette gracieuse réponse, quoique faite en idiome Shawnee, devenait parfaitement intelligible, grâce à la pantomime qui l’accompagnait.

Du reste, le calme parfait avec lequel Hans Vanderbum accueillit cette apostrophe, démontrait que la sérénité du paresseux esprit logé dans ce gros corps était à l’épreuve de semblables attaques.

À dire vrai, l’estimable Hollandais avait mis un grand empressement à adopter l’usage indien qui consiste à charger la femme de tous les travaux pénibles pendant que le mari se repose.

Cependant il ne pouvait pas se dire à l’abri des reproches, car, si, en vrai chef sauvage, il reposait jour et nuit sa majestueuse personne, d’un autre côté il dérogeait totalement aux prérogatives masculines en n’allant jamais ni à la chasse ni à la guerre ; sa corpulence énorme lui servait d’excuse pour motiver l’incurable paresse à laquelle il s’était voué. Finalement, le digne homme n’était bon à rien dans le ménage, si ce n’était à engloutir les vivres, à fumer, à dormir.

Quelquefois, lorsque le temps était beau, il allait à la pêche ; mais alors il fumait si copieusement que la consommation du tabac excédait notablement la valeur du poisson pris.

En certaines circonstances, on l’avait vu ramasser du bois pour le feu. Les motifs qui l’avaient déterminé à ce labeur ne purent jamais être bien éclaircis.

Peut-être son aimable épouse, madame Keewaygooshturkumkankingewock, aurait fourni des renseignements utiles sur ce point. Mais elle était aussi discrète que revêche.

Un beau jour, Hans Vanderbum avait été fait prisonnier, puis adopté par la tribu des Shawnees : l’Indienne, alors veuve, sentit son cœur répondre à celui du gros et jovial Hollandais, elle accepta sa main. Dans ce mariage, elle avait continué ses habitudes de ménage ; elle n’avait jamais songé à trouver un phénix en la personne épaisse et ventrue de ce gros Visage Pâle ; mais elle y avait deviné un maître doux et facile qu’elle gouvernerait à son gré.

Et elle ne s’était pas trompée.

Hans Vanderbum se leva et jeta à son épouse un coup d’œil de tourtereau, admirant d’un air dévot la manière dont elle préparait le déjeuner. Puis, dans le but d’amollir ce cœur si important à gagner, il se mit à murmurer des choses flatteuses pour elle, feignant de parler bas pour qu’elle ne l’entendît pas, mais prenant bien soin qu’elle ne perdit pas une syllabe.

— Oh ! la belle créature que Keewaygooshturkumkankingewock ! Il n’est pas étonnant que les plus braves guerriers Shawnees se soient passionnés pour elle ; pas étonnant que moi… je me sois trouvé séduit par elle ! Quels yeux ! Quel joli pied !… long et mince comme une planche ! sa taille aussi… des pieds à la tête ! — Le repas est-il prêt, chère femme ?

La ménagère fît un petit signe malin, et Hans Vanderbum accourut, léger comme un hippopotame. Un déjeuner frugal était servi sur la table rustique : Quanonshet et Madokawandock ne restèrent pas en arrière ; bientôt les vivres disparurent comme par enchantement sous les vigoureuses attaques de ces quatre rudes mâchoires.

— Maintenant, garçons, il faut venir dehors apprendre vos leçons, dit le père en allumant sa pipe, et leur adressant un majestueux regard. Les doux enfants se culbutèrent mutuellement dans leur ardeur à sortir plus vite. Vanderbum les suivit de près, pendant que la mère restait à l’intérieur pour terminer ses arrangements de ménage. Ce ne fut pas sans peine, et seulement après avoir réprimé bien des cabrioles que l’on put faire « avancer à l’ordre » Quanonshet et Madokawandock ; enfin, ils se rapprochèrent du père et firent semblant de l’écouter.

Hans Vanderbum s’était muni d’un long bâton et avait choisi pour salle d’étude un bosquet dont le sol sablonneux pouvait aisément recevoir les dessins qu’il lui plairait d’y tracer. Après les préparatifs convenables et de sévères avertissements, il reproduisit sur le sable quelques lettres de l’alphabet allemand ; se redressant ensuite comme un tambour-major, il demanda d’une voix de tonnerre.

— Nommez-moi ca !

Les deux gamins demeurèrent muets, s’entre-regardant d’un air confondu ; leur cervelle éventée ne leur fournissait pas la moindre idée à ce sujet. Depuis trois mois, Hans avait déployé des prodiges de patience pour leur faire connaître une ou deux lettres, et tous deux avaient répété leurs noms au moins mille fois ; mais tout cela était oublié à l’instant même ; il ne restait rien de ces leçons laborieuses ; les regards hébétés et inintelligents des deux élèves l’attestaient surabondamment.

— Tonnerre et éclairs ! petites brutes d’Indiens Hollandais manqués ! grommela l’instituteur furieux.

Alors il leur dit les noms à prononcer, et les leur fit répéter de suite. Les deux gamins firent écho assez correctement, et reçurent avec orgueil les compliments paternels.

— Bien, mes enfants ! vous commencez à apprendre ; un de ces jours…

Hans Vanderbum n’acheva pas ; l’explosion de sa pipe venait de lui couper la parole : un fragment du tuyau restait seul entre ses dents, tout le reste avait volé en éclats.

— Où est ma pipe… ? murmura Vanderbum stupéfait, regardant autour de lui dans l’espoir de la découvrir quelque part à terre.

Quanonshet et Madokawandock partirent d’un violent éclat de rire, aussitôt réprimé pour faire place à de petites mines sérieuses et innocentes. Mais bientôt des soupçons se firent jour dans l’esprit du bonhomme, il les regarda tous deux de travers, et leur dit d’une voix féroce :

— Quel est celui de vous deux qui a mis de la poudre dans mon écume de mer ? Hein !… qui a fait cette action là ?

Les deux petits drôles se gardèrent bien de répondre ; ils restèrent en contemplation, hochant la tête et regardant leurs pieds nus.

— Une dernière fois, qui est-ce ?

Ils se mirent à parler à la fois, protestant chacun de leur innocence. Vanderbum, sans délibérer plus longtemps, opina que tous deux étaient coupables ; en conséquence, il se mit à les fustiger avec son bâton de maître d’école. Les petits démons s’enfuirent en hurlant et disparurent dans la cabane.

— L’écume de mer ne peut se raccommoder, murmura Hans en roulant entre deux doigts le tuyau solitaire qui était resté à ses lèvres ; non, rien ne me la rendra bonne au service. N’est-ce pas effrayant de voir tant de malice dans ces deux enfants ?… Jamais !… Jamais, rien de bon en eux ! Affreux polissons ! Ils me feront tourner la cervelle, avant de m’avoir fait mourir de chagrin !

Madame Vanderbum avait pour péché mignon l’habitude de sacrifier aussi au dieu Tabac. C’était pour son époux une fiche de consolation ; en effet, rentrant au wigwam, il lui fit ses doléances, et reçut en cadeau la propre pipe de sa ménagère.

— J’espère qu’il n’y a pas de poudre, dedans ? observa-t-il en jetant un regard inquiet sur ce nouvel ustensile.

— Peut on croire qu’il y ait autre chose que du tabac ? répliqua-t-elle, à moins que vous n’y ayez mis vous-même de la poudre ?

— Malédiction ! je m’en garderais bien ! ce serait bon pour me faire sauter les yeux hors de la tête ! — Ces petites vermines de Hollandais manqués ont le diable au corps pour faire des méchancetés !… un beau jour on verra leur pauvre père perdre sa tête par leur fait ! Ils deviendront ensuite ce qu’ils pourront.

— Eh ! où voulez-vous en venir ? riposta la ménagère en élevant progressivement la voix ; qui est-ce qui les supporte et en prend soin, jour et nuit ? qui fait tout ici ? Qui ?… dites un peu ?

— Oh ! c’est vous ! vous seule, chère amie ! s’empressa de dire le gros homme, appréciant son imprudence ; je ne fais rien, moi ! rien du tout ! C’est ma femme, ma bonne petite Keewaygooshturkumkankingewock qui fait tout ! une perle ! un modèle de squaw ! un trésor !

Ces aimables propos calmèrent l’inflammable ménagère ; il y eût trêve.

— Et maintenant qu’allons-nous faire, ma douce Fraü ?[1] lui demanda-t-il avec des intonations de tourterelle.

— Eh ! je vais travailler, semer le grain, préparer la terre, pour nourrir vous, Quanonshet et Madokawandock lorsque la neige sera venue.

— Bonne femme ! excellente femme !! quelle Fraü accomplie que ma chère Keewaygooshturkumkankingewock !!!

— Et vous, qu’allez-vous faire ? lui demanda sa femme lorsqu’ils furent tout deux hors du wigwam.

— Je vais fumer en méditant ! méditer en fumant ! répondit le gros Hollandais avec une expression profonde.

— Vous ne pourriez pas penser aussi bien en pêchant ?

— Je le suppose : oui, si c’est l’opinion de ma Fraü, je le pourrais.

— Eh, bien ! c’est mon opinion.

L’opinion de sa femme était un ordre pour Vanderbum : il prit docilement ses filets, sa ligne, ses hameçons, et se dirigea vers la rivière. Les premières heures de la matinée s’étaient écoulées, et le soleil tombait d’aplomb sur les cimes des arbres. Toutes les familles indiennes étaient sorties de leurs wigwams pour se livrer à leurs occupations journalières. Les femmes lavaient les vêtements, ou donnaient des soins à leurs nourrissons et coupaient du bois pour le feu du soir. Les adolescents rôdaient dans les bois pour y dénicher des oiseaux, ou s’exerçaient à la pêche. Quelques malades et quelques vieillards s’étaient assis devant leurs portes pour se réchauffer au soleil : tous les hommes valides étaient à la chasse ou sur le sentier de guerre.

Plongé dans son apathie ordinaire, Vanderbum passa au milieu des Indiens sans remarquer le moins du monde qu’ils avaient des allures extraordinaires, et, qu’avec un air préoccupé, ils allaient et venaient sur les bords de la rivière.

Vanderbum donna tête baissée dans un groupe auquel il ne prit nullement garde : tous les Indiens qui en faisaient partie paraissaient fort occupés à surveiller la surface de l’eau comme s’ils se fussent attendus à y voir apparaître quelque chose d’intéressant.

Si Hans Vanderbum eût été moins méditatif, il aurait également été frappé d’une autre circonstance assez bizarre : un cri aigu comme le sifflement d’un oiseau se fit entendre une douzaine de fois dans la forêt : le gros Hollandais ne remarqua même pas que ce cri semblait l’accompagner de près, jusqu’au bord de la rivière.

Enfin, il ne s’aperçut en aucune façon des regards curieux que lui jetaient Les Indiens ; et il se rendit jusqu’au rivage de son pas lourd et calme, sans retourner la tête, sans cligner de l’œil.

Arrivé à son poste de pêche, il procéda méticuleusement aux préparatifs les plus longs et les plus minutieux. Déployant sa ligne à plusieurs hameçons, il les amorça de vers sur lesquels il crachotta — pour les calmer — durant toute l’opération. Ensuite il attacha un petit caillou au bout de la ligne, la fit tournoyer comme une fronde autour de sa tête, et la lança fort adroitement dans l’eau.

Pour mieux la suivre, il se plaça sur un gros arbre dont le tronc surplombait d’une douzaine de pieds le courant de la rivière ; ce rustique observatoire était sa place favorite. Au bout, se trouvait une espèce de siège formé par trois branches : là, le placide Hollandais avait passé d’heureuses heures à méditer au milieu des nuages de fumée dont il s’enveloppait.

Ce jour là, entraîné par ses pensées profondes, il s’installa sur la dernière branche qui s’avançait au-dessus de l’eau plus loin que toutes les autres.

Ainsi perché au milieu du feuillage tremblant, il ressemblait assez bien à un gros ours brun fourvoyé dans quelque excursion de grapillage.

Une fois bien assis solidement, il concentra toute son attention sur sa pipe et sa ligne : on l’eût bien étonné si on lui avait dit que plusieurs groupes de Shawnees l’observaient d’un œil curieux et moqueur.

Au bout de quelques minutes, le flotteur de sa ligne se trémoussa vivement, il donna un coup de main habile, et tira de l’eau un beau poisson qu’il jeta tout frétillant sur la rive.

— Fameux ! fameux ! murmura-t-il ; voilà un début qui promet ; ma Fraü sera contente, j’imagine ; eh ! pourquoi ne le serait-elle pas ? Oui, je serai bien reçu, de par tous les… !

Hans jouait de malheur ; son monologue se termina à six pieds sous l’eau : la branche qui lui servait de siège venait de se rompre, lui laissant faire un monstrueux plongeon dans la rivière.

Grâce à l’énorme volume de sa grasse personne, il reparut bientôt à la surface, roulant comme un tonneau, soufflant comme un marsouin, aux retentissants éclats de rire de tous les spectateurs.

— Race de singes ! vermine sauvage ! grondait-il en nageant vigoureusement vers le bord ; Quanonshet et Madokawandock ont juré la mort de leur pauvre père ! c’est là leur fait, je les reconnais ! ils ont tranché la branche à coups de hache. Oh ! quelle capilotade j’en vais faire, tout à l’heure !

Examen fait de sa personne, il constata que la ligne n’était point perdue ; un hameçon s’était piqué à ses vêtements. À tout prendre, ce bain, quoique forcé, n’avait eu aucun mauvais résultat, sa pipe lui était restée aux dents ; Hans Vanderbum résolut de continuer ses méditations.

Avant tout, il examina soigneusement le terrain, pour savoir si ses charmants héritiers présomptifs n’auraient point tendu d’autres embûches : rassuré sur ce point délicat, il se replaça dans son arbre et en quelques minutes il eût oublié l’univers entier, ses fils, les Shawnees, et même son plongeon de tout à l’heure.

Le poisson mordait à ravir ; en moins d’une heure il eût réalisé une pêche qui lui assurait bonne réception au logis. Quand il se vit ainsi approvisionné, il s’aperçut aussi que son tabac s’était mouillé dans la rivière ; cela lui donna des velléités de regagner le wigwam.

À cet instant, un morceau d’écorce flottant vint se heurter contre sa ligne : il la dégagea sans accorder aucune attention à cet incident qui n’avait, du reste, rien que de très-naturel en apparence.

Mais une minute après, un second, puis un troisième morceau vinrent encombrer sa ligne : il en conclut que c’était encore quelque méchante plaisanterie dont il était victime.

— Tonnerre et éclairs ! grommela-t-il en inspectant les alentours ; que prétendent-ils faire ? Ce sont encore ces fainéants de Shawnees qui veulent me troubler !

Cependant, ses recherches n’amenèrent aucune découverte de nature à confirmer cette supposition. Alors il reporta son attention sur sa ligne, et la vit entourée d’une flotille de morceaux d’écorce, tous taillés dans la forme des canots indiens.

Cela, décidément, voulait dire quelque chose :

— Ah ! ah ! s’écria-t-il, je saurai ce qu’il en est !

Ses regards, remontant le cours de la rivière, aperçurent une certaine quantité de petits objets semblables qui suivaient le fil de l’eau en droite ligne, à partir d’un point facile à reconnaître. À environ deux cents pas en amont se trouvait, penché sur la rivière, un arbre entièrement semblable à celui qu’occupait Vanderbum : c’était de là que semblaient venir les petits canots en écorce.

— Ce ne peuvent être ces deux mauvais garnements d’enfants qui se livrent à cet exercice, murmura-t-il ; je sais bien que l’envie de mal faire et de tourmenter le pauvre vieux papa ne leur manque pas ; mais ils ne seraient pas capables de sculpter d’aussi jolis petits bateaux, et ils ne seraient pas assez adroits pour les lancer de façon à me rejoindre. Non, il y a quelqu’un sur cet arbre, il agit ainsi pour attirer mon attention : cependant, j’ai beau regarder je ne vois personne.

Après un long examen, il finit par s’apercevoir qu’une branche de l’arbre en question s’agitait mystérieusement, quoiqu’il ne fît pas le moindre souffle d’air. Évidemment il y avait là quelque individu désireux de ne pas être aperçu par les Shawnees disséminés sur les rives.

Vanderbum en conclut qu’il lui fallait être fort circonspect dans ses observations.

Quelques minutes plus tard il fit une nouvelle découverte fort significative : il remarqua une main qui battait l’eau de façon à la faire jaillir en l’air.

— En voilà assez ! murmura-t-il ; il y a par là un individu qui ne veut se découvrir qu’à moi, et qui se cache de tous ces badauds à peau rouge errant sur le bord de l’eau. Je vais aller voir ce que c’est.

Sur ce propos, il gagna la terre en marchant prudemment à reculons, et prit ostensiblement le chemin de son wigwam. À sa grande satisfaction, il constata que les Indiens n’avaient fait aucune attention à lui.

Après avoir fait quelques pas dans le bois, il y cacha sa ligne et ses poissons ; puis, par un long détour, il se dirigea vers l’arbre mystérieux.

En route, il fut pris d’une certaine perplexité :

— Si je n’allais trouver personne… ? se dit-il en jetant çà et là ses yeux à la découverte ; si c’étaient mes deux coquins de fils… ? Mais je ne puis guère le croire : ce que j’ai vu dans les branches ne leur ressemblait pas.

Tout à coup un sifflement frappa son oreille : il releva les yeux et aperçut devant lui un Indien Huron.

À la façon dont tous deux s’abordèrent, il était facile de voir qu’ils étaient d’anciennes connaissances.

— Ah ! c’est vous, Oonomoo ! s’écria Vanderbum.

— Oui, moi, Oonomoo, répondit l’Indien en donnant à son nom une prononciation différente de celle qu’avait employée le Hollandais.

— C’était vous qui étiez sur cet arbre tout à l’heure ?

— Oui, moi, Oonomoo, dans cet arbre.

— Et vous avez envoyé sur l’eau tous ces petits canots en écorce ?

— Oui, je les ai envoyés.

— Et, c’est votre main qui battait l’eau !

— Oui : Oonomoo a fait tout ca !

— Je suppose que c’était pour m’avertir ?

— Oui ; Oonomoo voulait vous voir et vous parler, répliqua l’Indien en faisant signe à Vanderbum de le suivre.

Aussitôt tous deux s’enfoncèrent dans le fourré, de façon à être à l’abri de tout regard : le Hollandais n’hésita pas à suivre le Huron dont la loyauté et l’amitié lui étaient connues.

— Et d’où venez-vous comme cà ? demanda Vanderbum en faisant halte.

— Combattre les Shawnees, dit dédaigneusement le guerrier.

— Ah ! en effet vous avez la peinture de guerre : et… qu’avez-vous fait ?

— La hutte d’Oonomoo est pleine de chevelures scalpées aux lâches Shawnees depuis la dernière lune, reprit le Huron avec des éclairs dans les yeux.

Cette réponse fut faite en idiome Shawnee que l’Indien parlait facilement : Vanderbum aussi l’entendait et le parlait ; leur conversation continua dans cette langue.

— Quand avez-vous vu Annie Stanton pour la dernière fois ? demanda Vanderbum d’un air empressé.

— Il y a plusieurs lunes, alors que le soleil était dans les bois, et que les eaux dormaient.

— Son mari, cette canaille de Ferrington, est-il toujours vivant !

— Oui.

— Et leur baby ?

— Oui ; ils ont deux enfants.

— Tonnerre et éclairs ! fit Vanderbum revenant à sa langue natale pour lancer son interjection favorite : cette fille là a failli m’épouser.

— Pourquoi n’est-elle par devenue votre femme ? demanda Oonomoo également en anglais.

— Elle ne marchait pas le droit chemin, comme il convient à une brave fille ; ce n’était pas ma Keewaygooshturkumkankingewock, qui est tout d’une pièce, elle, de la tête aux pieds. J’ai abandonné l’autre à ce Ferrington.

Le Huron répondit par un gros rire, en homme qui sait à quoi s’en tenir. Évidemment il n’était pas occupé d’une affaire urgente, sans quoi il n’aurait pas perdu son temps en pareils bavardages.

— Pensez-vous que le baby vivra ?

— C’est possible ; à présent qu’ils sont dans les Settlements (cultures européennes), les Shawnees ne pourront plus s’en emparer ; ils ne vivront plus dans les bois comme par le passé.

— Ce sera heureux pour eux : je ne pense pas qu’ils reviennent par ici comme ils avaient essayé de le faire. Vous rappelez-vous cette époque ? Nous étions dans la hutte de chasse ; vous descendîtes par la cheminée, et moi, je fis prisonnier un Shawnee ?

Le Huron répondit par un signe de tête affirmatif.

— Ah ! ce fut un jour mémorable, poursuivit Vanderbum ; je quittai le village par une après-midi brûlante, je marchai tout le jour à travers bois, pour porter secours à ces pauvres gens. Oui, nous en avons vu, alors ! J’attrapai un rhume, et il me devint impossible de maîtriser mon scélérat de nez ; dans la nuit j’éternuai malencontreusement, ce fut cause que les Shawnees me firent prisonnier. Eh bien ! ça n’en alla plus mal ensuite, ajouta le gros bonhomme d’un ton dégagé ; ce fut le commencement des causes de mon mariage avec ma Keewaygooshturkumkankingewock.

— Quand vous en allez-vous ? demanda Oonomoo.

— Au village ? est-ce ce que vous voulez dire ?

— Oui.

— Un peu avant midi ; pour que ma femme ait en temps utile le poisson pour notre dîner.

— Dans une ou deux heures, le soleil sera là, dit le Huron en montrant du doigt le haut du ciel : les Shawnees vous savent-ils ici ?

— Certes non ! je ne m’occupe pas de ce qu’ils font ; ils ne s’occupent pas de ce que je fais.

— Les Shawnees ne viendront pas ici ?

— Non, non Oonomoo ; n’ayez pas peur.

— Peur ! et de quoi ? demanda fièrement le Huron ; Oonomoo n’a jamais fui devant un, deux, trois, douze Shawnees. Il ne fuira que lorsqu’il les verra accourir plus nombreux que les feuilles des bois.

— Ils ne viendront jamais en si grande quantité : Et quand cela arriverait ! vous sauriez leur montrer les talons, car vous jouez des jambes aussi bien qu’un autre : vous ne courez pas moins bien que moi, je suppose ?

— Je le pense ! fit l’Indien avec une grimace.

— Les Shawnees seraient contents de scalper votre chevelure, Oonomoo ?

— Deux, trois cents, tous les Shawnees ne parviendraient pas à scalper Oonomoo ! il mourra dans sa hutte avec sa chevelure ! répliqua dédaigneusement le Huron.

— Sans doute ; j’espère bien qu’il en sera ainsi.

Subitement le visage d’Oonomoo changea, et prit une expression sombre et inquiète. Il se préparait à aborder le vrai objet de sa démarche.

— L’avez-vous vue ce matin ? lui demanda-t-il d’un ton bref.

— Vue ?… qui ?… répondit Vanderbum dérouté et ne comprenant rien à cette question.

— La femme ?…

— Quelle femme ? Celle dont nous parlions tout à l’heure ? la mienne ?

— Celle que les Shawnees ont amenée dans leur village.

L’air étonné du Hollandais indiquant qu’il ne savait ce que voulait dire le Huron, celui-ci ajouta en forme d’explication :

— Les Shawnees tuent les femmes et les enfants ; ce ne sont pas des guerriers ! ils n’osent combattre les hommes ! Ils ont brûlé les cabanes l’autre jour, et enlevé une jeune femme qu’ils ont entraînée dans leur village. — C’est la femme d’un ami d’Oonomoo. Oonomoo voudrait la revoir.

À travers ces propos décousus, Vanderbum devina que dans une expédition guerrière, les Shawnees avaient capturé une personne chère au Huron. C’était dans le but de s’informer d’elle que celui-ci avait fait des signaux à Vanderbum. Mais comme l’arrivée de cette prisonnière était si récente que le Hollandais n’en savait même rien encore, il ne put renseigner le Huron comme celui-ci l’aurait désiré.

— Quand l’ont-ils prise ? demanda Hans.

— Avant-hier, lorsque le soleil était là ; répondit le Huron en montrant le couchant.

— Vous voulez savoir ce qu’elle est devenue ?

— Oui.

— Eh bien ! je vais aux informations.

À ces mots, Vanderbum se mit vivement en route pour regagner le village.

  1. Fraü, épouse en hollandais