Rayon de Soleil/V

La bibliothèque libre.

CHAPITRE V

la case du huron

Nous demandons au lecteur la permission de faire une courte digression, et de l’introduire pendant quelques instants dans l’intimité d’Oonomoo.

Après avoir échappé triomphalement aux Shawnees sur les bords de la rivière Miami, le Huron avait gagné d’un pas rapide les rives d’un Creek (ruisseau-torrent) qui serpentait au milieu d’une région inaccessible, la plus sauvage et la plus désolée de l’Ohio.

L’ensemble de ce territoire offrait l’aspect d’un immense marécage entrecoupé de langues de terre gazonnées ou buissonneuses, et sillonné par le cours capricieux du Creek.

Dans ce désert froid et muet, la nature semblait inanimée ; — partout l’immobilité profonde, le silence glacial qui règne sur les solitudes. L’œil n’apercevait rien, si ce n’est les longs reflets de l’eau brillante ; les arbres, les joncs, les roseaux gigantesques formant un fouillis étrange ; les touffes flottantes de grands gazons qui allaient lentement à la dérive, au gré d’un vent que l’oreille ne pouvait entendre.

Parfois une traînée étincelante sillonnait les mousses verdâtres et faisait rider la face argentée de l’eau profonde ; c’était le colossal serpent aquatique s’enfonçant dans son élément. Plus loin quelque grand oiseau apparaissait grave et lourd, se frayant un passage au travers des longues herbes ; et plongeait comme une flèche, au moindre murmure.

C’était une route demi-aérienne qu’il fallait suivre, pour traverser cette plaine où l’eau et la terre se disputaient l’espace. L’agile indien bondissait légèrement d’une motte de terre à l’autre ; tantôt s’appuyant sur un tronc d’arbre renversé, tantôt sur un long roseau. Souvent son pied rencontrait des bois flottants et ramollis par l’eau sur lesquels il fallait glisser sous peine d’enfoncer. Jamais il n’hésitait un instant, jamais il ne ralentissait son élan ; à peine ses mocassins laissaient une légère empreinte sur le limon fangeux où tout autre se serait englouti.

Sur son passage il renversa un tronc d’arbre creux duquel s’échappa un bruit étrange : en même temps un énorme serpent à sonnettes sortit de la cavité et s’élança vers lui, en agitant sa queue avec ce fracas sinistre auquel les reptiles de cette espèce doivent leur nom.

Le Huron s’arrêta, passa son rifle (carabine) de la main gauche dans la droite ; l’enleva par le canon, la crosse en l’air. La gueule caverneuse du monstre lui présentait sa double rangée de crocs venimeux, au milieu desquels s’agitait sa langue mince et rouge comme un filet de sang. Les yeux de l’animal pétillèrent, il se redressa gonflant son cou souple et aplati, faisant briller les écailles blanches de son ventre.

Oonomoo s’approcha lentement, la crosse levée : quand il fut à un demi pas de distance et qu’il vit le monstre prêt à s’élancer, il abattit son arme avec une force et une rapidité foudroyantes. Un craquement sec comme l’éclat d’une capsule fulminante répondit au coup : la tête du serpent, détachée du tronc, vola à vingt pieds dans le marais, rebondit sur une branche d’arbre et s’enfonça dans l’eau. Le corps décapité de l’animal se noua et dénoua sur le sol, dans les convulsions d’une effrayante agonie, puis s’enroula autour du tronc caverneux. Oonomoo le poussa du pied, et le vit s’enfoncer dans les profondeurs de l’eau transparente, où le redoutable cadavre continuait d’agiter ses anneaux écailleux et sanglants.

Avec un sang froid imperturbable, le Huron continua sa route sans se préoccuper le moins du monde de cet incident.

Ses yeux noirs et investigateurs rencontraient à perte de vue le même passage marécageux et sauvage : partout la nappe humide brillait comme un miroir au travers de la végétation désordonnée qui est un des luxes de la nature. Suspendues d’un arbre à l’autre comme des ponts aériens, des lianes follement entrelacées enguirlandaient vingt bosquets tout hérissés de fleurs bizarres, aux senteurs acres et mordantes. Ici, reposaient moitié sur l’eau, moitié sur terre, des arbres aux longues branches tordues lamentablement comme les bras de quelque géant luttant contre l’abime ; là, se dressaient des myriades de roseaux semblables à une armée de lances verdoyantes ornées de panaches bancs ; partout l’eau glacée, unie, transparente comme l’air, au fond de laquelle le regard découvrait le grain de sable, l’insecte, le brin de mousse à des profondeurs effrayantes.

Ce désert était un nouveau monde… le Monde des eaux ! plein de terreurs, de piéges mortels, des monstres inconnus.

Oonomoo poursuivit sa course rapide, environ l’espace d’un demi-mille dans ce désert aquatique, et arriva ainsi dans les limites de ce marécage. Plus loin apparaissait un territoire entièrement semblable, séparé du premier par une langue de terre que couvrait un impénétrable rideau d’arbres.

Derrière cet abri de verdure s’ouvrait une perspective immense, dont le premier plan était formé par un lac aux rives découvertes.

L’Indien avança jusque-là et sonda l’espace dans toutes les directions : pas un être vivant n’apparaissait dans l’air, sur la terre ou sur l’eau. Satisfait de ce premier examen, il cacha son fusil dans le creux de l’arbre, s’approcha du bord en rampant, et se glissant dans l’eau sans bruit, plongea jusqu’au fond.

Quand il reparut à la surface, il ramenait avec lui un petit canot d’écorce : sans s’arrêter, il nagea jusqu’à un arbre incliné sur le lac, s’y cramponna avec l’agilité d’un écureuil ; ensuite il vida l’eau qui remplissait le léger esquif, retira de l’intérieur un aviron qui y était caché, et s’installa sur un petit siège de rameur.

Alors il lança son embarcation comme une flèche, traversa le lac et arriva ainsi au second marais.

Après avoir parcouru avec la souple agilité d’une anguille tous les détours suivis par l’eau capricieuse entre les arbres, durant l’espace de cent pas, il se leva debout dans le canot et regarda de toutes parts. Une expression de déplaisir se peignit sur son visage ; il semblait mécontent de n’avoir pas découvert l’objet de ses recherches.

Approchant ses doigts de ses lèvres, il fit sortir un sifflement doux et tremblant entièrement semblable au cri de Bihoreau, espèce de héron fort commune dans les marais de l’Amérique.

Un moment après un cri de même nature lui répondit faible et lointain. Les fines oreilles du Huron l’entendirent parfaitement : il se rassit et croisa les bras dans l’attitude d’une patiente attente.

Au bout d’environ cinq minutes, le bruit d’une rame se fit entendre, bientôt apparut un petit canot qui vint doucement aborder celui de l’Indien. Dans cette nouvelle embarcation était un jeune Huron âgé d’à peu près douze ans qui s’empressa de saluer Oonomoo.

— Niniotan, mon fils, est en retard, lui dit son père sévèrement.

— J’ai chassé un daim ce matin, et me suis laissé entraîner dans les bois plus loin que je ne voulais, répondit l’enfant avec humilité.

— Les Moraves ont-ils donné deux langues à Niniotan, pour qu’il croie qu’Oonomoo dit des paroles inutiles.

— Niniotan ne pense pas ainsi, répliqua le fils d’une voix douce et soumise.

— Oonomoo avait dit que lorsque le soleil serait sur la cime des arbres, il attendrait son fils Niniotan. Il a attendu, mais Niniotan n’était pas là.

L’enfant baissa la tête, sans trouver aucune réponse à cette remontrance. Le père s’assit dans le canot du fils, et ce dernier le conduisit rapidement au travers du marais jusqu’à environ un quart de mille : là ils abordèrent une langue de terre, et après avoir caché leur canot dans les joncs, ils s’enfoncèrent dans les buissons touffus qui bordaient le rivage.

Ce territoire nouveau différait totalement des plaines humides qu’Oonomoo venait de traverser. Des pelouses vertes et luxuriantes, des bosquets impénétrables d’arbres gigantesques, d’interminables guirlandes de ronces entrelacées encombraient le sol avec un luxe de végétation indescriptible. Niniotan n’hésitait jamais, et trouvait hardiment son chemin dans ce fouillis de branches, d’épines, de troncs enchevêtrés : un lapin aurait eu peine à égaler la souplesse agile et silencieuse avec laquelle les deux Indiens parcouraient les sinuosités de ce dédale sauvage.

Enfin ils arrivèrent à une éminence de terre émaillée de gazons et de fleurs brillantes : d’énormes buissons l’entouraient d’un si épais rideau que pour la découvrir il fallait y être dessus ; tous les Shawnees de la contrée auraient pu venir rôder dans ces parages sans soupçonner même l’existence de cette profonde retraite, encore moins en soupçonner la destination.

C’était la maison d’Oonomoo, sa case chérie où vivaient sa femme Flwellina et son fils Niniotan. Là le guerrier Huron venait souvent goûter les douceurs de la famille, se reposer des fatigues de la chasse et de la guerre, se réjouir avec tout ce qu’il aimait au monde.

Aucune âme vivante ne connaissait le secret de leur retraite ignorée ; qui aurait pu se douter qu’au milieu des horreurs de ces vastes marécages existait un petit Éden où tout était repos, joie et sourires.

Ce territoire unique peut-être dans toute la région de l’Ohio abondait en eaux vives, claires comme du cristal, peuplées de poissons superbes. C’était aussi un refuge assuré pour le gibier qui y affluait de toutes parts fuyant d’autres contrées sillonnées par les chasseurs.

Cette éminence était entièrement creuse ; l’intérieur était somptueusement tapissé de peaux et de fourrures ; on y trouvait réunies toutes les superfluités du confort le plus fantaisiste que la femme d’un chef pût désirer.

Toutes les parois de ce logement extraordinaire étaient ornées de rifles, de pistolets, de tableaux et d’autres produits artistiques de la vie civilisée, donnés à Oonomoo par ses nombreux amis de race blanche.

Parmi ces ornements qui avaient une valeur réelle, le plus remarquable c’était une superbe montre en or, cadeau magnifique d’une riche lady à laquelle Oonomoo avait sauvé la vie. Cette voyageuse ayant appris que le Huron avait une jeune femme la lui avait offerte pour elle. Du reste, ce bijou dont l’emploi était parfaitement apprécié, était entretenu avec une remarquable intelligence et des soins minutieux.

Flwellina était de race huronne aussi ; elle avait été élevée dans la religion chrétienne par les missionnaires Moraves d’une station de l’ouest. C’était une douce créature, aux yeux de colombe, plus jeune que son mari, devant lequel elle était en admiration au point de lui sacrifier sa vie en toute circonstance.

Ils avaient eu un autre enfant, né deux ans avant Niniotan, mort depuis six ans, et auquel les eaux limpides du lac avaient servi de tombe.

Chaque mois, Flwellina accompagnée de son fils rendait visite au vieux missionnaire Morave qui habitait la station de Gnadenhutten : cette localité avait été, en 1782, le théâtre d’un des plus sombres épisodes de la guerre Américaine. Ce fut là que l’infâme colonel Williamson fit massacrer plus de cent Indiens Moraves : — crime dont il fut cruellement puni plus tard.

Le vieillard qui avait dirigé la jeunesse de Flwellina était le seul être qui connut son mariage avec le célèbre chef Huron ; il leur garda fidèlement le secret jusqu’à sa mort.

La jeune femme avait, autant que possible, entraîné son mari à visiter avec elle le vénérable missionnaire, désireuse de lui voir apprendre les vérités chrétiennes et de le maintenir dans la bonne voie.

En effet, Oonomoo avait fait plier son orgueil héréditaire de guerrier devant les saints enseignements de l’Évangile, il en avait adopté tous les préceptes, hormis un seul, l’amour du prochain, quand ce prochain était un ennemi. On n’avait jamais pu lui persuader d’être indifférent en présence d’un Shawnee, le fils détesté d’une tribu qui avait anéanti la famille d’Oonomoo, et avait dispersé au vent les cendres du Wigwam où il était né.

Aussi l’intérieur de sa case était-il tout enguirlandé d’innombrables chevelures scalpées sur les guerriers de cette peuplade : mais au moins on pouvait lui rendre cette justice qu’il n’avait jamais scalpé un Blanc ; il en était venu, même, à promettre de ne toucher à la chevelure d’aucun autre Indien ; mais, pour les Shawnees, il n’avait jamais voulu entendre raison.

Il faut dire encore que, peu à peu, sous l’influence de la douceur angélique de sa chère Flwellina, Oonomoo avait été insensiblement amené à des mœurs plus douces : il en était arrivé à ce point d’éviter toute agression vis à vis même des Shawnees, de telle sorte que, depuis longtemps, il n’avait guère bataillé avec eux ; mais ce n’avait pas été sans tentations.

Au moment où Oonomoo mit le pied sur le seuil de la hutte, un cri de joie se fit entendre à l’intérieur, et Flwellina se jeta toute joyeuse dans ses bras.

À juger l’Indien par son impassibilité lorsqu’il est en public, on pourrait le croire dépourvu de tout sentiment ; c’est une erreur ; lorsqu’il se sent libre et seul dans l’intimité de la famille, il se dépouille de ce stoïcisme orgueilleux qu’il considère au dehors comme une vertu guerrière ; L’homme seul reste dans le Wigwam, c’est-à-dire l’époux avec les plus délicates tendresses, le père avec les plus attentives bontés. Il sourit à sa femme, lui parle un langage caressant ; il prend et berce les enfants sur ses genoux, joue avec eux sur le gazon ; il partage avec joie tous les petits soins du ménage ; il est bon, affectueux, ce n’est plus un guerrier, il a déposé le masque.

Flwellina, radieuse de bonheur, prit les deux mains de son mari dans les siennes, l’entraîna vers un petit banc de rocher gazonné, et s’assit à côté de lui.

Cet heureux couple était bien assorti de toute manière. Chacun des deux époux offrait le type accompli de la beauté humaine dans toute sa perfection : Flwellina avait vingt-cinq ans ; Oonomoo trente ; la force et la santé rayonnaient sur leurs visages nobles et intelligents.

Sur la large poitrine du Huron apparaissaient de nombreuses cicatrices, indices certains de sa bravoure, car il avait toujours fait glorieusement face à l’ennemi, jamais il n’avait reçu une blessure par derrière. Sa figure, ordinairement sévère et solennelle, s’était adoucie ; l’éclat métallique de ses yeux noirs s’était changé en un rayon tendre et caressant.

Les beaux bras potelés de Flwellina étaient nus jusqu’à l’épaule ; Oonomoo en prit un dans ses robustes mains et avec des manières enfantines s’amusa à compter les veines à peine visibles qui couraient sous la peau colorée et douce comme du velours.

Après être resté quelques moments en silence, Oonomoo s’assit sur le gazon aux pieds de sa femme et appuya sa tête sur ses genoux. Alors la jeune Indienne plongea follement ses petites mains dans la noire chevelure du guerrier, la groupa en longues touffes, la lissa après l’avoir relevée sur le front, accordant çà et là quelques petits soufflets d’amitié aux joues brunies du guerrier.

Au bout de quelques instants il s’endormit, et l’heureuse jeune femme resta immobile, retenant son souffle, soutenant sa tête, le couvant de l’œil comme une mère veille auprès de son premier-né.

Mais bientôt il se réveilla, se leva, et se rassit à côté d’elle.

— Où est Niniotan ? demanda-t-il en regardant autour de lui.

— Il s’occupe d’apprêter pour le repas un daim qu’il a tué ce matin : faut-il l’appeler ?

— Non ; je ne suis point las d’être seul avec ma Flwellina.

Elle ne répondit qu’en appuyant sa joue sur l’épaule de son mari.

— Oonomoo n’a pas de blessures ? demanda-t-elle en examinant sa poitrine et ses épaules.

— Mais pourtant il a couru des dangers, répliqua Oonomoo.

— Il n’y a pas de chevelures suspendues à sa ceinture ?

— Non… il n’en aura jamais plus.

— Pas même une chevelure de Shawnee ?

— Non ! répliqua le Huron d’une voix solennelle.

Flwellina regarda attentivement son mari ; puis remarquant l’expression ferme et résolue peinte sur son visage, elle leva avec joie les yeux au ciel en s’écriant :

— Oh ! Grand-Esprit ! je te remercie !

Et un angélique sourire récompensa amplement Oonomoo de sa bonne résolution,

— Quand Flwellina a-t-elle vu le missionnaire Morave ? demanda Oonomoo, après un court silence.

— Il y a peu de temps ; il a demandé des nouvelles d’Oonomoo.

— Oonomoo lui rendra bientôt visite aussi.

— Pourrait-il y aller aujourd’hui avec Flwellina.

— Quand le soleil sera là-bas, dit le Huron en indiquant du doigt un point de l’horizon, il doit partir ; et lorsque le soleil sera derrière les collines de l’ouest, il sera à plusieurs milles d’ici.

— À quel moment reviendra-t-il ?

— Oonomoo ne peut le dire. Il va secourir un homme blanc et une jeune fille qui est aux mains des Shawnees.

— Flwellina attendra en priant pour Oonomoo et pour ses amis.

— La pensée de Flwellina soutiendra son époux, elle rendra son bras invincible, il ne craindra aucun ennemi.

— Niniotan deviendra comme son père, un vaillant guerrier qui, je l’espère, ne scalpera jamais son ennemi.

— Le missionnaire que pense-t-il de Niniotan ?

— Il pense que le sang d’Oonomoo coule vigoureusement dans ses veines. Les yeux de l’enfant étincellent, sa poitrine se gonfle lorsqu’il entend le récit des grandes actions de son père ; il brûle du désir de l’accompagner sur le sentier de guerre.

— Bientôt Niniotan suivra le Guerrier. Il fera feu de sa carabine, ses pieds seront comme ceux du daim. Il deviendra un homme, et son nom seul fera trembler les Shawnees jusque dans leurs huttes.

— Sera-t-il bon et miséricordieux dans la guerre ? demanda Flwellina en regardant fixement son mari.

— Il sera comme son père ; il ne tuera les hommes que dans le combat, aucune chevelure ne servira d’ornement à son wigwam. Qu’il continue à s’abreuver des paroles du missionnaire Morave.

— Il écoute ses enseignements : son cœur est jeune et ardent ; il veut être vaillant… mais pourra-t-il suivre de loin les traces glorieuses de son père ?

— Ses efforts réussiront : qu’il cherche à imiter non pas ce que Oonomoo faisait, mais ce qu’il fera.

— Souvent (et je m’en afflige) il compte les Scalps suspendus dans notre hutte, il s’étonne de ne pas en voir s’augmenter le nombre. Il s’arrête longuement à contempler les chevelures des deux chefs que son père a tués il y a quelques années, et le désir de conquérir un trophée semblable le dévore.

— Flwellina a-t-elle toujours pour se nourrir le gibier le plus délicat de nos forêts ? demanda Oonomoo en détournant la conversation.

— Oui : l’œil de Niniotan est sûr ; sa mère ne manque de rien.

— Il ne faut pas qu’il s’éloigne de l’Île ; les jeunes bras seraient trop faibles contre les Shawnees ou les Miamis. Ils reconnaîtraient le fils d’Oonomoo, et le coup qui atteindrait l’enfant tuerait aussi le père et la mère.

— Flwellina n’a que trois amours, — Oonomoo, Niniotan et le Grand-Esprit qui est si bon pour elle !

— Oonomoo l’aime aussi, répondit le Huron d’une voix douce et grave : dans les régions des chasses heureuses, au-dessus du soleil, lui, Flwellina et Niniotan vivront ensemble, au milieu d’une île verdoyante, couverte de forêts, où le buffle et le daim erreront par milliers.

— Et où Delaware, Mingo, Chippewa, Miami, Ottawa, Postawatomie, Shawnee, Huron, Homme blanc, seront frères… toute guerre aura cessé entr’eux.

Le Huron ne répondit pas ; les paroles de sa femme suivaient un ordre d’idées qui dépassait son imagination. La pensée de voir vivre amis et ensemble des peuples ennemis depuis la création du monde ; la pensée de voir admises dans les terres heureuses tant de créatures qu’il détestait ou méprisait, ne pouvait entrer dans son esprit.

Flwellina devina ce qui se passait dans son âme, elle ajouta vivement :

— Les bons seulement vivront là ensemble ; le bon Delaware, Mingo, Chippewa, Miami, Ottawa, Postawatomie, Shawnee, Huron et Homme blanc.

Cette rectification convertit Oonomoo à l’avis de femme ; il fit un signe d’assentiment, et resta quelque temps en silence pour classer dans sa tête ces idées nouvelles et difficiles : ensuite il dit d’une voix douce :

— Flwellina va lire à Oonomoo le Bon Livre.

La jeune femme tira de son sein un livre de prières qu’elle portait toujours sur elle, l’ouvrit au hasard et se mit à lire d’une voix nette et harmonieuse, un passage de l’Apocalypse qui se présentait sous ses yeux.

La divine poésie descendue du ciel pour inspirer le saint prophète alors qu’il écrivait son immortelle vision, pénétra jusqu’au cœur simple et naïf de l’Enfant du Désert : longtemps après que sa femme eût terminé sa lecture, Oonomoo resta rêveur et absorbé dans cette harmonie surhumaine qui avait exalté son âme.

Tout-à-coup il releva la tête et dit :

— Le soleil s’incline vers le ciel couchant, Oonomoo doit partir.

Flwellina ne songea même pas à retenir son mari ; la femme d’un guerrier ne doit pas avoir de volonté. Elle se leva et vint à ses côtés pendant qu’il appelait son fils.

L’enfant arriva, bondissant comme un jeune daim ; il obéissait avec empressement au moindre signe de son père. Voyant que ce dernier se préparait au départ, il implora sa mère des yeux, jusqu’à ce qu’elle lui eût donné permission d’accompagner le cher voyageur.

Puis, sautant tête baissée dans les buissons, il précéda joyeusement Oonomoo.

Arrivé au canot, Oonomoo s’y installa et laissa Niniotaa pagayer seul : bientôt ils eurent atteint l’endroit où avait eu lieu leur premier rendez-vous. Là Oonomoo se sépara de son fils ; mais au moment de s’éloigner il lui dit :

— Que Niniotan attende le retour d’Oonomoo, alors il marchera avec lui sur le sentier de guerre.

La joie de l’enfant ne saurait se décrire : ses yeux noirs lancèrent des éclairs ; un sang généreux colora ses joues brunies ; d’un bond il s’élança en pleine eau, emmenant avec la rapidité d’une flèche le léger canot qui tremblait sous l’aviron.

Oonomoo ne jeta même pas un regard en arrière ; il redevenait le guerrier vigilant et sévère.

Après avoir retiré son embarcation des arbres où il l’avait cachée, il reprit sa silencieuse navigation sur le lac marécageux. Puis, lorsqu’il eut atteint la rive, il la plongea sous l’eau suivant son habitude, et se mit en marche au travers des gazons flottants, des arbres demi-submergés, des roseaux touffus qui couvraient le dangereux territoire déjà parcouru par lui.

Une fois sur la terre ferme, dans les grands bois qui bordent le Miami, le Huron prit une allure rapide comparable au trot d’un agile coureur, et en quelques heures il eut atteint la clairière où l’attendait Canfield.

Ce fut alors qu’apercevant les Shawnees il soupçonna immédiatement le danger que courait son ami blanc, et détourna de lui l’attention des Indiens, par la ruse que nous avons fait connaître.