Rayon de Soleil/VIII

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CHAPITRE VIII

exploits d’hans vanderbum

Maître Vanderbum fît un long détour pour se rendre au village ; il voulait se donner le temps de se remettre des émotions qui l’agitaient, et effacer de ses traits un air de solennité qui l’aurait trahi.

La précieuse substance donnée par le Huron était cachée dans son sein, roulée dans une feuille, précieusement surveillée : il aurait volontiers donné deux doigts de sa main pour ne pas la perdre.

Après une heure passée en profondes réflexions, il vint à bout d’arrêter entièrement son programme, ainsi qu’il suit. Il irait à la pêche vers le milieu de l’après-midi, après avoir prévenu sa femme qu’il reviendrait pour l’heure du dîner avec le poisson pris ; de telle façon que celle-ci, comptant sur le produit de la pêche, ne préparerait rien, en l’attendant. Mais, au lieu de reparaître à l’heure indiquée, Vanderbum ne reviendrait que plus tard, à la tombée de la nuit ; alors sa femme et ses enfants seraient tellement affamés qu’ils dévoreraient le poisson et sa sauce sans prendre garde au goût plus ou moins hétéroclite que la drogue soporifique pourrait lui communiquer.

Mais il était indispensable de prévenir miss Prescott pour l’empêcher de toucher à ce mets diabolique ; car il y aurait eu les plus graves inconvénients à ce qu’elle tombât en léthargie au moment où son énergie lui deviendrait le plus nécessaire.

Toutes ces combinaisons bien mûries, Vanderbum fit sa rentrée chez lui dans les meilleures conditions.

Afin d’être plus libre pour l’exécution de ses plans, le gros Hollandais feignit d’être un peu malade ; aussitôt sa femme qui, au fond, ne laissait pas que d’avoir pour lui une certaine affection, l’engagea à rester au logis et sortit pour aller faire des semailles urgentes.

Cela faisait on ne peut mieux les affaires de Vanderbum : il se hâta d’en profiter, dès qu’il se trouva seul avec miss Prescott.

— J’ai vu Oonomoo, lui dit-il en manière d’introduction.

— Ah ! vraiment ! s’écria la jeune fille tressaillant d’espérance !

— Oui… et une autre personne aussi… vraiment !

Le charmant visage de la captive se colora d’une vive rougeur ; le Hollandais, tout naïf qu’il était, comprit qu’il n’avait pas besoin de nommer cet autre.

— Oui ! poursuivit-il, je l’ai vu aussi.

— Et qu’a-t-il dit ?

— Oh ! pas grand’chose ! il a grincé des dents, et puis, il a ri comme un âne. Que le tonnerre noir le confonde ! il a failli me tuer.

Miss Prescott était confondue de ce qu’elle entendait ; il lui paraissait inconcevable qu’on parlât ainsi de son ami.

— Je ne puis vous comprendre, mon bon ami, répondit-elle avec désolation ; pourquoi vous exprimez-vous ainsi ?

— Eh ! que puis-je dire ? il a dégringolé du sommet d’un arbre sur ma tête, m’a en foncé mon chapeau jusqu’aux oreilles ; de là il a roulé par terre les jambes en l’air : enfin, il m’a ri au nez.

— Mais, au nom du ciel ! de qui parlez-vous ? Le lieutenant Canf…

— Je parle d’un gros lourdeau de nègre nommé Caton.

— Ah ! je comprends !

Et la jeune fille, confuse et rougissante d’avoir fait preuve d’une imagination trop empressée, cacha sa tête dans ses mains.

— Je l’ai vu aussi ! ajouta facétieusement Vanderbum.

— Qui ?

— Le lieutenant Canfield.

Vanderbum murmura ce nom avec un souffle de voix seulement ; mais l’oreille attentive de Mary le saisit parfaitement.

— Où est-il ? qu’a-t-il dit ? quand le verrai-je ? Oh ! ne me faites pas mourir d’impatience !

— Le Huron, lui, et le nègre sont dans les bois du voisinage, attendant le moment de protéger votre fuite ; et je suis chargé de vous conduire à eux, la nuit prochaine.

— Mais Keeway… votre femme ?

— Keewaygooshturkumkankingewock ? oui, c’est ma fraü ; nous nous sommes mariés il y a six ou sept ans. Un joli nom, ça ! Savez-vous ce qu’il signifie ?

— Non ! je n’en ai pas la moindre idée, répliqua la jeune fille, se prêtant de bonne grâce au babillage expansif du gros bonhomme.

— Il signifie : « Le Lys qui conserve toujours sa beauté. » Que dites-vous de ça ?

— Mais votre « Lys » me laissera-t-il partir ?

— C’est justement ce que j’allais vous expliquer. — Ah ! à propos, quel nom vous figurez-vous que vous ont donné les Shawnees ?

— Je l’ignore ; cela m’intéresse peu.

— Ils vous appellent Waw-be-be-nais-sa !

— Et cela veut dire ?

Rayon-de-Soleil !! Est-ce joli, ça ?

— Oui, mon bon ami, c’est charmant… : mais continuez, je vous en prie, les choses plus sérieuses que vous aviez à me dire.

— Oui, vous avez raison. Je vais partir pour la pêche et je ne reviendrai que ce soir. J’apporterai du poisson pour souper. Le Huron m’a donné quelque chose que je mêlerai à la nourriture : ça endormira ma femme et mes enfants ; pendant ce temps nous nous esquiverons adroitement.

— Je suppose que vous ne m’engagerez pas à manger de cet assaisonnement ?

— Non, en vérité ! car je serais prodigieusement embarrassé si je vous voyais engourdie par un profond sommeil au moment de fuir.

— N’ayez pas peur ; il n’y a pas de danger que j’aie faim, après ce que vous venez de me dire.

— C’est bien, souvenez-vous bien, et n’oubliez pas… Je sens que je vais un peu mieux maintenant, ajouta-t-il, changeant subitement de ton et d’attitude.

Il venait d’entrevoir sa gracieuse épouse debout sur le seuil de la porte, et se hâtait d’improviser quelques paroles insignifiantes.

— Décidément, oui, me voilà bien, poursuivit-il ; je vais un peu à la pêche, ma chère Fraü ; qu’en pensez-vous ?

— Je pense que vous ferez bien.

— Ma charmante, donnez-moi ma ligne et mes hameçons pendant que j’allume ma pipe.

La ménagère accéda à son désir, et quelques minutes après, Hans Vanderbum partait, équipé de toutes pièces. Il ne manqua pas de lui recommander plusieurs fois de ne rien préparer pour le repas avant son retour. La bonne femme était en joyeuse humeur, elle lui promit tout ce qu’il voulût.

Mais si leur mère se montrait commode, par contre, les deux affreux polissons Quanonshet et Madokawandoek étaient possédés du démon de la méchanceté ce jour-là. Pendant sa route pour arriver au territoire de pêche, le gros Hollandais tomba plus de vingt fois : à la fin, étonné de ces chutes inexplicables, il s’arrêta pour regarder un peu l’état du sentier.

— C’est drôle, murmura-t-il, que le gazon et les broussailles se soient ainsi allongés tout à coup : On dirait des cordes tressées d’un bord à l’autre du chemin ! Dieu me bénisse ! il y a aussi partout des nœuds coulants, comme si quelque chasseur avait tendu des pièges pour prendre du gibier. Eh ! en voilà encore des débris noués à ma jambe. Ah ! c’est fameusement drôle ! je ne suis plus surpris d’être tombé si souvent… Mais, qui a pu songer à tendre des pièges dans un sentier pareil… ? il n’y passe jamais un rat seulement, en fait de gibier ; oui, c’est un médiocre chasseur, celui-là ; je ne lui en fais pas mon compliment.

L’innocent Hollandais ne songea pas un seul instant aux deux petits démons domestiques dont il était victime. Pourtant, s’il avait jeté un coup d’œil autour de lui ; il aurait aperçu leurs faces de singes, noires et grimaçantes, nuancées de toutes les périodes de l’extase, à chaque chute nouvelle du gros honhomme.

Ses tribulations ne cessèrent point ; et il tomba plus de dix fois encore avant d’arriver à son poste.

Mais il était si fort préoccupé de la grande affaire, qu’il s’apercevait à peine de tout cela. Il avait oublié jusqu’à l’existence des deux exécrables gamins qui désolaient son intérieur.

Suivant son habitude, il s’installa sur l’extrémité de son arbre favori et se disposa à jeter la ligne. Mais, hélas ! l’arbre tout entier tomba avec lui dans la rivière : ce nouveau méchant tour lui rappela les petits monstres qu’il nourrissait « à la sueur de ses os, » et lui arracha un certain nombre d’interjections passablement furieuses, pendant qu’il barbottait à grand’peine dans le perfide élément.

À la fin, il se mit à pêcher, et, le soir venu, il avait sa corbeille pleine. Craignant que, s’il tardait trop, sa femme entreprit quelque préparation pour son dîner ou bien, qu’elle vînt le chercher, il se cacha soigneusement dans un épais buisson.

Bien lui en prit d’avoir eu cette précaution, car à peine était-il assis dans sa cachette, qu’il aperçut sa terrible moitié dont le redoutable regard sondait les alentours. Le vaillant époux se complut à l’observer courageusement, du fond de ses broussailles : ce ne fut pas une médiocre satisfaction pour lui que de la voir, fronçant les sourcils, inspecter le rivage ; s’avancer avec une expression inquiète, lorsqu’elle avisa l’arbre rompu ; chercher à savoir si le naufragé avait gagné la terre ; constater d’un air rassuré qu’en effet, il était sorti de l’eau ; puis reprendre son allure habituelle, hautaine, dure et dédaigneuse ; et enfin s’en aller rapidement, comme elle était venue.

Une certaine appréhension avait dominé toutes les sensations d’Hans Vanderbum pendant l’apparition de son tyran femelle ; il releva la tête avec un soupir de soulagement lorsque la vision menaçante se fut dissipée ; et il se remit innocemment à pêcher.

Cependant, l’heure approchait où il fallait songer au retour : le cœur du gros Hollandais eût des palpitations lorsqu’il songea à l’accueil sur lequel il pouvait compter. En effet, c’était une redoutable perspective que d’avoir à affronter les reproches d’une femme perpétuellement en colère, et qui, par surcroît, serait furieuse non moins qu’affamée. Son esprit effaré n’osa pas sonder les profondeurs de ce péril ; il partit machinalement. Ce ne fut qu’avec des trébuchements et des tremblements inouïs qu’il mit le pied sur le seuil de son wigwam.

Personne ne lui apparut pour le recevoir.

« Mauvais signe ! » pensa-t-il, « ce sera pire encore que je ne craignais. » Cependant, un profond silence régnait dans l’intérieur : « Très-mauvais signe, » pensa-t-il de nouveau.

Il entra, et attendit dans l’attitude d’un chien qui attend le fouet. Toujours rien ! personne ne souffla mot.

Alors, il se hasarda à regarder un peu : miss Prescott faisait semblant de dormir dans un coin ; sa femme, assise devant le feu, en tourmentait les tisons d’un air… d’un air… qui parut si redoutable au malheureux Vanderbum qu’il en recula de deux pas.

Au bruit qu’il fit involontairement, sa femme dirigea vers lui ses yeux noirs !… Hans Vanderbum se vit perdu, et roula plutôt qu’il n’entra tête baissée dans la cabane ; devant lui, ses deux énormes bras étendus présentaient comme une offrande propitiatoire la corbeille pleine de beaux poissons. Il voulut parler, et ne put ; la voix s’arrêta dans son gosier.

L’épouse redoutée se leva et vint à lui en disant :

— Mon mari a-t-il été malade ?

Le cœur d’Hans cessa de palpiter, la sueur de son front s’arrêta à moitié chemin, il se releva d’un pied… Ces paroles avaient été dites d’une voix douce, presque tendre ! la voix des beaux jours ! la voix de la lune de miel ! La faculté de parler lui revint, mais il ne savait trop ce qu’il disait : cette double émotion en sens inverse l’avait moralement écartelé.

— Oui !… non !… c’est-à-dire peut-être !… probablement même, je suppose que je ne vais pas très-bien. Je crois que j’ai l’estomac creux et que j’ai besoin de manger.

Ceci dit, il remit la corbeille, s’assit, et tâcha de deviner quel prodige avait bien pu métamorphoser sa femme.

La chose était bien simple : elle le croyait réellement malade des suites de son bain forcé ; à ce sujet, même, messieurs Quanonshet et Madokawandock avaient reçu un… avertissement mémorable des mains vigoureuses de leur mère. L’inquiétude avait, pour le moment, mis à l’écart la méchanceté épineuse de la squaw.

— Le diner va être bientôt prêt, répartit la mégère toujours sur le même ton.

Hans Vanderbum, — l’ingrat, — n’aspirait qu’à une chose ; faire la cuisine pour être à portée de mêler au ragoût sa drogue soporifique. Mais aux ouvertures qu’il fit à ce sujet, sa femme répondit par un refus formel :

— Vous avez besoin de repos et de soins, dit-elle, laissez-moi faire.

Force fut de se résigner, et d’ajourner cette seconde partie du programme. Néanmoins, maître Vanderbum n’y perdit rien pour attendre ; pendant que son corps était dans l’inaction, son esprit travaillait ; il eût le temps de combiner une ruse, à son avis, fort ingénieuse.

Les enfants étaient restés dehors, se culbutant à qui mieux mieux : le feu pétillait gentiment ; la matelotte — espoir du souper — faisait entendre ses bouillons harmonieux. Tout-à-coup Hans tressaillit et prêta l’oreille d’un air effaré.

— Qu’est-ce que c’est ? lui demanda sa femme.

— Je ne sais pas trop ! j’ai entendu… un cri… quelque chose d’extraordinaire, il me semble. Est-ce qu’un des enfants serait blessé ? voyez donc un peu ce que c’est, ma bonne, chère Fraü.

La Squaw s’élança dehors avec toute la vigilance de la sollicitude maternelle. Hans, aussitôt, toujours tremblotant, saisit entre le pouce et l’index la fatale gomme, et la jeta dans la marmite. Presque au même instant elle fut dissoute et s’incorpora à la sauce : pour plus de sûreté, Vanderbum se mit à brasser le ragoût avec une noble ardeur.

Au même instant sa femme rentrait, n’ayant rien vu d’extraordinaire, comme de juste.

— Bon mari ! dit-elle ; bon pour Keewaygooshturkumkankingewock !

— Oh ! je suis un traitre ! un monstre ! et voilà mon crime découvert ! pensa Vanderbum éperdu.

Cependant, par un effort surhumain, il bredouilla une petite réponse :

— Oui, je prenais soin du poisson pour qu’il ne brûlât pas.

Chose surprenante, cela se passa encore très aimablement ; sa femme n’avait rien vu.

Le gros scélérat s’assura d’un coup d’œil que tout vestige de gomme avait disparu, et s’empressa de céder la place à la ménagère.

Bientôt le souper fut prêt et servi. Vanderbum s’excusa de ne pas manger, alléguant son indisposition.

Le prétexte fut bien reçu par sa femme ; mais elle fût fort étonnée lorsque miss Prescott, en se réveillant de son feint sommeil, refusa avec dégoût de manger quoique ce fût.

— Vous êtes malade aussi, vous ?

— Non, non, non : je n’ai pas faim : murmura la prisonnière en refermant les yeux et se détournant comme pour dormir encore.

— Ce n’est pas la peine de la forcer à manger malgré elle, ma chère, bonne amie ; observa Vanderbum ; les deux petits Hollandais dévoreront bien les restes, ils sont assez affamés pour ça.

Au premier signal Quanonshet et Madokawandock se culbutèrent jusqu’à la table et engloutirent leur portion comme deux loups voraces.

Néanmoins, après les trois premières bouchées, les jeunes gloutons firent un temps d’arrêt et s’essuyèrent les lèvres, trouvant que le plat avait « un drôle de goût. » Vanderbum pensa défaillir en voyant sa femme faire la même remarque. Cependant, l’excès de sa frayeur lui communiqua un peu de courage.

— J’ai pris ces poissons dans une autre partie de la rivière, dit-il, en un endroit où il y a fond de vase ; c’est ce qui peut expliquer ce goût, s’il y en a ; d’ailleurs ils sont parfaitement frais.

Il n’en fallait pas davantage pour rassurer des convives affamés ; le repas recommença de plus belle ; bientôt il ne resta pas une arête.

Cependant le soleil déclinait vers l’occident ; le crépuscule splendide des régions Américaines enflammait le ciel de ses teintes pourprées ; la nuit approchait… la nuit ! grosse de mystères et d’horreur pour l’infortuné Vanderbum.

Jamais, dans sa grasse poitrine, son cœur ne s’était livré à de telles palpitations ; jamais son imagination n’avait poussé aussi loin l’exercice de ses facultés. Le pauvre bonhomme en était complètement démoralisé.

Ses regards ahuris, passant du ciel à son wigwam, et de là, dans les espaces imaginaires, semblaient chercher quelque signe mystérieux qui le rassurât sur l’issue des événements. Positivement, la machine céleste lui paraissait détraquée, et la nuit lui faisait l’effet d’être indéfiniment ajournée.

Cependant, la terre, — pour laquelle toutes les créatures fourmillant sur son sein et leurs passions petites ou grandes sont des atomes bien légers, — la terre tournait comme d’habitude, et avec elle le crépuscule ainsi que la nuit. Peu à peu, de pourpre, l’atmosphère devint grise ; de grise, bleu sombre, ensuite obscure ; et chacun songea au repos.

Quanonshet et Madokawandock furent les premiers embarqués sur le « fleuve des songes. » Se jeter par terre, s’y rouler en rond comme de petits chiens et s’endormir, fut pour eux l’affaire d’un instant.

Hans Vanderbum, de son côté, pour accélérer les événements, fit semblant de s’assoupir aussi, mais il ne dormait que d’un œil, et ne cessait de guetter chaque mouvement de sa femme.

Décidément la chance tournait en faveur de Vanderbum ; au bout de quelques instants, la squaw parût abasourdie, somnolente ; après avoir erré au hasard en baillant, elle s’assit contre la porte sans mot dire ; bientôt sa tête appesantie s’inclina… s’inclina vers la terre, le corps tout entier la suivit ; Keewaygooshturkumkankingewock dormait ; disons mieux, elle ronflait comme une pédale d’orgue.

N’eut été cet aimable bruit, on aurait pu se croire dans une chambre mortuaire, tant était profonde l’immobilité et l’insensibilité des trois dormeurs.

Vanderbum eut la patience féline d’attendre sans bouger pendant plus d’une demi-heure. Ensuite il vérifia la qualité du sommeil de chaque membre de sa famille en allant et venant lourdement dans la hutte. L’épreuve faite avec succès, il n’hésita plus et s’approcha de miss Prescott.

— Attention ! lui murmura-t-il à l’oreille.

— Eh ! bien ! qu’y a-t-il ? fit-elle en se levant.

— Vous ne dormez pas, vous ?

— Non, je suis prête.

— Voilà le moment, il faut partir.

— Dorment-ils bien tous ; votre « Lys » et les enfants ?

— Oui ! on les écraserait qu’ils ne s’éveilleraient pas.

— Ne feriez-vous pas bien de donner un coup d’œil au dehors pour voir si aucun danger ne menace.

— Vous avez raison ; je vais voir.

En sortant, Vanderbum trébucha sur un bras étendu de sa femme, mais elle ne se réveilla nullement, tant son sommeil était profond.

La cabane du gros Hollandais était établie sur un emplacement élevé, extrêmement favorable pour apercevoir tous les environs et en même temps n’être vu d’aucun côté.

Vanderbum donna un coup d’œil, ne vit rien, n’entendit rien ; et revenant jusqu’à la porte il fit signe à miss Prescott de sortir. Celle-ci se hâta avec mille précautions de le rejoindre : mais quand elle sentit le vent de la nuit, — l’air heureux de la liberté, — caresser ses joues pâles, elle faillit se trouver mal d’émotion.

— Allons ! allons ! lui dit Hans en forme d’encouragement, en route, tout va bien ; et si vous vovez… Tonnerre et éclairs, voici venir un Indien !

Au même instant, la jeune fille aperçut derrière un bosquet une grande ombre noire qui s’avançait rapidement. Par un instinct plus prompt que la pensée, elle prit le parti le plus sage. S’élançant dans la cabane, elle se coucha à côté de la squaw et attendit dans une terrible anxiété.

— Comment allez-vous, frère ? demanda le nouveau venu, en langue Shawnee : Comment va Rayon-de-Soleil, la jolie prisonnière ? ajouta-t-il en l’arrêtant.

— Très bien : elle dort à côté de ma femme, dans le wigwam.

— Je sais qu’entre les mains de Keewaygooshturkumkankingewock elle est en sûreté, reprit le Shawnee, mais je veux la voir.

À ces mots, il mit le pied sur le seuil, avança la tête et regarda dans l’intérieur. D’abord, à cause de l’obscurité complète, il ne distingua rien ; mais, au bout de quelques instants, il aperçut les deux femmes étendues devant lui.

— Bon ! murmura-t-il avec précaution ; les Squaws dorment, il n’y a plus de Rayon-de-soleil ; c’est juste, il fait nuit.

Et l’Indien se mit à rire, satisfait de son jeu de mots.

Vanderbum lui fit écho, fort à contre-cœur.

Voyant que le gros Hollandais ne paraissait pas disposé à continuer la conversation, le Shawnee lui souhaita bonne nuit et s’en alla.

Miss Prescott, plus morte que vive, écouta anxieusement le bruit décroissant de ses pas ; lorsqu’elle n’entendit plus rien :

— Ah ! partons vite ! courons ! fit-elle avec égarement ; peut-être en viendra-t-il encore d’autres.

— Oui ! oui ! nous partons : mais ne me poussez pas comme ça, vous me ferez tomber sur le nez.

— Mon Dieu ! si elle s’éveillait ! si on nous surprenait !

— N’ayez donc pas peur ! Elle en a pour jusqu’à demain avant de s’éveiller. J’aurai moi-même le temps de faire un grand sommeil avant qu’elle ouvre les yeux.

— Prenez garde ! prenez garde ! mon bon ami ! ne tardons pas davantage ! insista vivement la jeune fille, fuyons, je vous en conjure !

— Mais oui ! je prends garde ; mais oui ! nous partons ! Croyez-vous que je ne sois pas aussi pressé que vous, aussi intéressé à ne pas faire de bruit, aussi exposé et davantage, même, si nous étions surpris !

— Oui, oui, mais…

— À la bonne heure ! je suis bien aise que nous soyons du même avis. Voyez-vous, j’ai connu une jeune fille, une bonne et jolie fille comme vous, elle se nommait Annie Stanton ; elle avait un ami, un ami loyal comme le lieutenant ; eh bien ! dans une affaire à peu près semblable à la nôtre, ils m’ont pris pour un sot et un ignorant, mais !… ils ont reconnu plus tard qu’ils s’étaient rudement trompés.

— Mais sans doute, je vous crois bien !… Est-ce que nous ne pourrions pas marcher plus vite ?

— Diable ! je ne pourrais courir plus vivement.

— Au moins, de grâce ! ne parlons pas si haut !

— Vous avez raison : je ne soufflerai mot.

Sur ce, les gros Hollandais serra les lèvres pour rester plus consciencieusement silencieux ; mais cette partie des voies respiratoires se trouvant fermée, il en résulta la nécessité de souffler par les narines, et cela si bruyamment que le remède parut à Miss Prescott pire que le mal.

Alors elle essaya de le mettre à l’aise en l’excitant à parler ; mais Vanderbum devenu prudent à l’excès s’obstina à rester bouche close. Bien plus, il hâta le pas, soufflant, reniflant, suant plus fort que jamais, trébuchant à toute minute, et déployant dans tous ses mouvements la bruyante maladresse d’un jeune éléphant qui s’essayerait à marcher.

La masse oscillante de son énorme corps, vivement éclairée par la lune, projetait dans le sentier des ombres bizarres et monstrueuses pareilles à celles d’un nuage en marche.

Évidemment l’évasion de Miss Prescott était protégée par une faveur toute providentielle, car on n’aurait pu imaginer un sauveteur plus stupide, plus lourd, plus impotent que cette masse de chair tremblotante qui répondait au nom de Vanderbum.

Peu à peu les deux fugitifs gagnèrent les bois, et enfin purent se croire à l’abri de tout danger.

Mais, à peine avaient-ils fait un quart de mille que la jeune fille tressaillit en apercevant dans les broussailles la forme sombre d’un Indien.

Avec un affreux battement de cœur elle se cacha derrière son énorme compagnon, se demandant si elle ne ferait pas bien de chercher son salut dans une fuite désespérée.

Cependant Hans ne se troubla pas.

— C’est vous, Oonomoo ? demanda-t-il.

— Oui, c’est moi, répondit une voix amie. En même temps, l’œil perçant du Huron reconnut Mary derrière Vanderbum ; il fit un pas vers elle et lui adressa la parole avec cette douceur harmonieuse qui fait le charme des dialectes indiens.

— Mon amie est-elle effrayée ?

— Oh non ! Dieu merci ; c’est vous mon bon, mon dévoué Oonomoo ! murmura la pauvre enfant qui chancela sous le coup de sa vive émotion.

L’Indien la reçut dans ses bras avec la délicate affection d’un père.

— Eh ! je prendrai soin de vous, moi : quelqu’un ici près, que vous connaissez bien, veillera sur vous aussi…

Une autre ombre apparaissait en même temps ; la jeune fille devina Canfield plutôt qu’elle ne le reconnut dans l’obscurité.

— Chère Mary ! quelle joie de vous revoir ! s’écria le jeune homme d’une voix étouffée par l’angoisse qui l’avait dévoré jusqu’alors ; chère ! oh ! bien chère ! êtes-vous souffrante ?

— Je suis bien ! très-bien ! répondit miss Prescott revenant à elle. Comment va mon cher père ; où sont ma mère, ma sœur Hélène ?

— Votre père était en parfaite santé, lorsque je l’ai quitté, il y a quelques jours. Il ignorait la terrible catastrophe et l’ignore peut-être encore. Je n’ai pas vu votre mère ni votre sœur, et ne sais rien à leur sujet ; tout me porte à croire qu’elles doivent être bien en peine.

— Oh ! c’est vrai ! quand donc pourrai-je être auprès d’elles ? Je vous en supplie… !

— Aïe ! aïe ! je m’endors ! s’écria Vanderbum.

— Vous avez pris de la drogue ? demanda Oonomoo.

— Oui, et beaucoup plus que ma femme encore !

— Alors, sauvez-vous vite, rentrez chez vous ; le sommeil vous surprendrait en route, vous ne pourriez plus vous éveiller.

— Oui ! je cours.

Avant qu’on lui eût répondu, Hans aiguillonné par la peur de se trouver endormi avant d’arriver chez lui, courait, trébuchait à travers bois, avec une diligence inouïe.

Sa promptitude le déroba aux remerciements de Canfleld et de miss Prescott qui se disposaient à lui témoigner toute leur reconnaissance.

Du reste, il était grandement temps que le bonhomme cherchât son salut par la fuite, car la drogue soporifique précipitait son influence sur un sujet aussi bien préparé que lui naturellement.

Sa retraite, toute hâtive qu’elle fût, ne s’effectua pas sans les plus grands efforts : il tomba au moins vingt fois pendant le trajet, un cercle de plomb lui paraissait peser sur sa tête, un voile couvrait ses yeux, il ne savait plus ce qu’il faisait et arriva à son wigwam, comme par miracle. Là, il roula sur le sol à côté de sa femme et s’abandonna au repos qu’il avait si bien gagné.

Comme on pouvait s’y attendre, la squaw se réveilla la première, mais ce ne fut pas de bonne heure.

L’après-midi du lendemain était fort avancée lorsqu’elle parvint, non sans peine, à ouvrir ses yeux dont les paupières semblaient collées l’une à l’autre. Il lui fallut plusieurs minutes pour se remettre de sa torpeur et rentrer en possession de toutes ses facultés.

Les premiers regards qu’elle promena autour d’elle, lui montrèrent gisants par terre les corps, en apparence inanimés, de ses enfants et de son mari…

Et… horreur des horreurs ! la captive avait disparue !

Il n’en fallait pas tant pour réveiller complètement l’irascible squaw : avec un cri horrible elle bondit sur ses pieds, secoua rudement Vanderbum sans parvenir à lui faire faire un mouvement, lui hurla aux oreilles sans plus de succès ; enfin, furieuse, hors d’elle, poussant d’affreuses clameurs, elle se mit à parcourir le village, ameutant les Shawnees, et s’efforçant de leur communiquer une ardeur égale à la sienne.

En un instant toute la peuplade fut soulevée, et entoura la maison de Vanderbum pour en explorer les environs.

Le gros Hollandais avait entr’ouvert un œil pour reconnaître la situation : mais il l’avait refermé bien vite, préférant laisser passer l’orage, et réfléchir aux réponses qu’il allait être obligé de faire.

Bientôt la foule s’amassa autour de lui, en l’appelant avec rage : comme il ne répondit rien d’abord, on lui accorda une libérale distribution de coups de pieds et autres horions. Enfin, au moment où il se sentit enlevé par les cheveux, il ouvrit ses gros yeux bleu-faïence, et promena d’un air innocent des regards étonnés autour de lui.

— Où est la fille ? Où est la prisonnière face-pâle ? lui demanda-t-on de tous côtés, sa femme criant plus fort que tous les autres.

— Eh donc ! là, dans le coin, fit-il le plus naturellement du monde, en désignant sa place habituelle. — Mais… Tonnerre et éclairs ! non ! elle n’y est pas ! s’écria-t-il en constatant son absence.

— Vous l’avez laissé échapper cette nuit. Je vous ai vu levé, rôdant devant votre wigwam au moment où la lune éclairait ; vociféra le Shawnee avec lequel il avait fait une courte conversation et qui avait voulu vérifier la présence de la prisonnière.

— Mein Gott ! ce huron Oonomoo l’a enlevée ! Der Teusel ! !

Le nom du fameux batteur d’estrade était bien connu, il souleva une explosion de hurlements furieux.

Vanderbum comprit aux regards jetés de son côté qu’on attendait encore d’autres explications

— J’ai rencontré le Huron, la nuit dernière, continua-t-il ; il m’a donné je ne sais quoi, en me disant que c’était délicieux pour accommoder le poisson. Moi, sans aucune méfiance, j’ai accepté, et j’en ai mangé ; nous en avons tous mangé : mais ensuite nous avons tous été saisis par le sommeil, Keewaygoosturkumkankingewock, Quanonshet, Madokawandock et moi : et voilà qu’en nous réveillant, nous ne trouvons plus la jeune fille !  !

Ce petit speech fut débité avec la bonhomie stupide et sans fard qui caractérisait le gros Hollandais. En cette circonstance, bien lui en prit d’avoir la réputation d’un imbécile ; on le jugea incapable d’imaginer un tel mensonge, et on le crut sur parole. Aussitôt les sauvages s’élancèrent dans toutes les directions pour reconnaître les traces d’Oonomoo ; mais après quelques investigations inutiles, ils renoncèrent à toute poursuite : en efîet, le sol était tellement piétiné que toutes les empreintes de pas se confondaient réciproquement.

Cependant quelques Shawnees se montrèrent moins crédules, et, après avoir réfléchi quelques instants, firent l’argument qu’on va voir :

— Oonomoo le huron est un courageux Indien, mais il ne peut entrer dans une hutte sans que la porte en soit ouverte. Notre frère au visage-pâle pourrait bien…

Ils n’en purent dire davantage : la Squaw bondit sur eux comme un chat sauvage dont on inquiète la progéniture.

— Vous dites que mon brave Hans a laissé échapper la jeune fille, hein ? Ah ! mes braves guerriers ! je vais vous arranger !…

Et elle leur sauta aux yeux avec une telle furie que les curieux se hâtèrent de disparaître : on n’en entendit plus parler.

Quand la terrible femme avait trouvé une occasion favorable pour se dégonfler, il y avait quelquefois chez elle un moment d’expansion tendre, ce fut ce qui lui arriva : une fois les indiscrets en fuite, elle revint aimablement à son mari :

— Mon cher Hans !

— Ma chère, ma bonne Keewaygooshturkumkankingewock ! mon Lys toujours adorable !

Et les deux époux s’embrassèrent avec toute la ferveur de leurs premières amours.

Nous pensons être agréable au lecteur en terminant le chapitre à ce riant tableau.