Recherches nouvelles sur le règne de Louis XIV

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Recherches nouvelles sur le règne de Louis XIV
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 13 (p. 557-572).

RECHERCHES NOUVELLES


SUR


LE REGNE DE LOUIS XIV.




I. Quinze ans du règne de Louis XIV, par M. Ernest Moret. — II. Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV, publiée par M. Depping. — III. De l’Administration de Louis XIV, — 1661-1672, d’après les Mémoires inédits d’Olivier d’Ormesson, par A. Chéruel.




L’histoire, comme le costume, a ses modes mobiles et changeantes, et depuis trente ans les modes historiques en France ont changé plus souvent peut-être que le costume. De 1818 à 1830, la curiosité se concentre tout entière sur le moyen-âge, et la science, durant cette période, devient, entre les mains des partis, une arme à deux tranchans. Les écrivains politiques s’en servent, chacun suivant ses affections, pour saper ou pour affermir la monarchie ; les paladins et les tribuns sont en présence, et la lutte se continue jusqu’au moment où la révolution de juillet donne aux esprits une direction nouvelle. Les érudits, qui croiraient déroger à la science en s’aventurant dans les temps modernes, se rejettent avec un redoublement de zèle dans les profondeurs du moyen-âge, et comme la publication des textes rentre en général dans la catégorie des métiers faciles, chacun se mit à éditer des poèmes, des mystères, des chroniques et des chartes. On remonte jusqu’aux sources premières de la Bibliothèque bleue ; on exhume, au milieu de beaucoup d’inutilités, quelques documens d’un intérêt véritable. Cependant cette fièvre paléographique ne tarde point à se calmer pour faire place à l’archéologie monumentale et à l’histoire des provinces et des villes, qui depuis tantôt dix ans se sont chaque jour développées davantage. De son côté, l’histoire politique, sous le coup de la révolution qui venait de s’accomplir, se détourna du passé pour se rapprocher de nous : elle étudia 89 et 93, le consulat et l’empire, et tandis qu’une légitime curiosité pour ces grandes époques s’éveillait dans les esprits comme par un mystérieux pressentiment de l’avenir, on se tournait en même temps, par-delà le XVIIIe siècle, vers le dernier des grands siècles de la France de Louis IX et de Philippe-Auguste, celui qui prit et garda le nom du dernier des grands rois de la vieille monarchie, le siècle de Louis XIV.

Aucune époque de notre histoire n’est plus riche que le XVIIe siècle en documens de toute espèce, lettres, mémoires, correspondances intimes ou officielles, pièces administratives, politiques, militaires, etc. Parmi les personnages qui jouèrent à cette date un rôle sur la scène du monde, un grand nombre, hommes ou femmes, ont laissé par écrit de précieux souvenirs, et pour les actes même les plus secrets de l’administration et du gouvernement les renseignemens abondent. Il y avait là, pour l’histoire des mœurs, des lettres, de la diplomatie, de la guerre, une mine féconde de matériaux, les élémens de bien des publications, les germes de bien des volumes. Aussi, depuis vingt ans, cette mine a-t-elle été exploitée avec un zèle infatigable, et il est résulté de ce concours d’efforts un assez bon nombre de livres estimables et quelques livres excellens.

Chacun a pris sa part de l’héritage du grand roi. M. Mignet a choisi la diplomatie. Dans les Négociations relatives à la succession d’Espagne, il a éclairé d’un commentaire perpétuel les documens les plus secrets des archives des affaires étrangères, et il a exposé sous toutes ses faces cette importante question, l’une des plus graves de notre histoire, dans une introduction qui passe à juste titre pour l’un des morceaux les plus remarquables de l’école historique moderne. M. le général Pelet a fait pour la guerre ce que M. Mignet a fait pour la diplomatie. Les Mémoires militaires, extraits, comme les Négociations, des archives des ministères, contiennent aussi les documens officiels les plus importans et les plus authentiques, les bulletins, les ordres de campagne, les principales lettres du roi, des ministres et des généraux qui commandaient les armées françaises. On passe ainsi tour à tour du cabinet des négociateurs au bivouac des soldats ; on voit la pensée qui dirige et le bras qui exécute. Dans un ordre tout différent, des travaux consciencieux et approfondis ont été publiés par M. Pierre Clément, qui s’est occupé surtout des finances, du commerce, du gouvernement de Louis XIV, de la vie et de l’administration de Colbert. M. Alexandre Thomas a présenté le tableau complet de l’organisation d’une grande province. M. Henri Martin, dans une thèse savante intitulée la Monarchie au dix-septième siècle, a étudié le système et l’influence personnelle du roi, principalement en ce qui concerne la cour, les lettres, les arts et les croyances, et il a complété ce travail par un curieux parallèle entre les théories politiques du monarque et celles de Bossuet. M. Sainte-Beuve a porté avec une pénétration toujours équitable la lumière dans le chaos du jansénisme. Il a dégagé, de l’immense entassement de volumes sous lesquels elles étaient comme ensevelies ; les questions morales et littéraires, et retrouvé, on peut le dire sans exagération, tout un côté de l’histoire intellectuelle du grand règne. Un écrivain qui de nos jours rappelle fidèlement, par la beauté sévère de son style, le style éclatant et simple du XVIIe siècle, M. Cousin, s’est fait le biographe de la famille de Pascal, le scholiaste des Pensées. D’excellentes monographies ont aussi été données sur La Fontaine, Mme de Sévigné, les Arnauld, Molière, Corneille, Mme de Maintenon, et nos classiques ont été commentés, annotés, édités avec le même soin, la même exactitude et le même respect que les classiques de l’antiquité grecque et romaine, leurs aïeux directs et les seuls rivaux de leur gloire.

La plupart des travaux que nous venons d’indiquer datent déjà de plusieurs années : quelques-uns ont paru dans ce recueil, d’autres y ont été appréciés, tous sont connus du public ; mais, comme ce mouvement de curiosité féconde ne s’est point ralenti, il y a, nous le pensons, quelque intérêt à nous arrêter à des ouvrages récens qui apportent encore, après ceux dont nous venons de parler, des documens ou des vues nouvelles à l’histoire de Louis XIV et de son époque. Au premier rang de ces ouvrages, nous indiquerons ceux de MM. Moret, Chéruel et Depping. La publication de M. Depping embrasse au point de vue administratif le règne tout entier de Louis XIV ; le livre de M. Chéruel, qui se rapporte également à l’administration, s’étend de 1661 à 1672 ; enfin le livre de M. Moret, narratif et synthétique, commence avec le XVIIIe siècle et se rattache à l’histoire des quinze dernières années du grand règne. Quoique très différens entre eux, ces trois ouvrages se lient cependant d’une manière intime et s’éclairent l’un l’autre, car on ne peut comprendre la fin du règne de Louis XIV, et comment, au milieu de tant d’ennemis, il parvint à maintenir l’intégrité de son royaume, à faire face à l’Europe, si l’on ne connaît par le détail la puissante organisation du pays.

Le livre de M. Chéruel est avant tout analytique, et il a le mérite d’être, dans l’analyse, exact et lucide. L’auteur l’a rédigé d’après des documens contemporains, en entremêlant aux appréciations personnelles les textes et les citations. Ces textes sont empruntés aux mémoires inédits d’Olivier d’Ormesson, dont les manuscrits sont conservés à la bibliothèque publique de Rouen. Maître des requêtes de l’hôtel du roi dès la régence d’Anne d’Autriche, ami des hommes les plus distingués de son temps, d’Ormesson était placé pour bien voir, et il a jugé sainement ce qu’il a vu, parce qu’il avait le cœur droit et l’esprit juste. Colbert, qui poursuivait Fouquet avec acharnement, avait promis à d’Ormesson la place de chancelier, s’il consentait, comme rapporteur dans le procès du surintendant, à conclure pour la peine de mort. L’austère magistrat conclut au bannissement et fut disgracié ; mais la disgrace le laissa calme et impartial pour ceux mêmes qui l’avaient frappé, et c’est surtout cette sérénité inaltérable qui donne un grand prix à ses mémoires, où sont consignés jour par jour, de 1661 à 1672, les souvenirs les plus marquans de sa vie. Tout ce qui se rattache à la constitution du pouvoir central, aux réformes judiciaires, financières, administratives, a été, pour Olivier d’Ormesson, l’objet d’une attention particulière, et M. Chéruel a fait ressortir heureusement, en les rattachant à des classifications générales, les nombreux détails qui se rapportent dans ces mémoires à chacune des branches du gouvernement.

Placé entre les traditions, vivaces encore, de la féodalité et les récentes agitations de la fronde, Louis XIV s’appliqua d’abord à souder plus fortement l’unité de la nation et à constituer sur les bases les plus fermes le pouvoir central. L’autorité souveraine, dont le principe alors n’était contesté par personne, se trouvait dans son action entravée par tous, par les parlemens, les villes, les états provinciaux, les grands dignitaires. Les franchises accordées par les rois aux communes, pour faire contre-poids à la puissance de la noblesse, avaient fini par faire obstacle aux rois eux-mêmes ; les parlemens se posaient en rivaux de la couronne ; les états marchandaient l’impôt : il fallait choisir entre le désordre et le pouvoir absolu. Le choix d’un homme tel que Louis XIV ne pouvait être douteux ; mais, dans la période ascendante et glorieuse de son règne, le pouvoir absolu, il faut le reconnaître, ne fut entre ses mains que l’instrument du progrès. En vertu de sa maxime favorite, « que l’assujettissement qui met le souverain dans la nécessité de prendre la loi de ses peuples est la plus grande calamité où puisse tomber celui qui gouverne, » il ne convoqua jamais les états-généraux et ne consulta les notables qu’une seule fois pour des questions de commerce. Il fit disparaître la vieille rivalité des parlemens par un simple changement de mots, en substituant à leurs titres de cours souveraines celui de cours supérieures, et il les repoussa de la politique pour les enfermer dans des attributions définies, comme s’il eût prévu un siècle à l’avance que le signal de la révolution qui devait renverser son trône et sa race partirait de cette haute magistrature qui, à son tour, et la première en France, substitua le mot citoyen au mot sujet. Les gouverneurs, des provinces, qui jusqu’alors s’étaient constitué dans leurs gouvernemens respectifs de véritables royautés au petit pied, furent, comme les parlemens, réduits à un rôle secondaire et passif. Louis XIV leur enleva le maniement des deniers publics, le commandement des troupes, et il centralisa toute l’administration en plaçant sous l’action immédiate des ministres les intendans, qui répondent à nos préfets modernes et qui représentaient le pouvoir central dans les provinces, comme les préfets le représentent aujourd’hui dans nos départemens. Ainsi les agens directs du gouvernement, qui n’avaient, depuis Charlemagne jusqu’à Louis XIII, sous le nom de missi dominici ou maîtres enquêteurs, rempli que des missions temporaires, furent organisés d’une manière fixe, et le monarque réalisa dans la pratique cette pensée sur laquelle il insistait souvent : que le chef d’un grand état doit être toujours et partout présent à ses sujets. L’administration qui devait imprimer à tous ces rouages un mouvement uniforme et régulier fut soumise elle-même à un remaniement complet. Jusqu’alors, chaque secrétaire d’état avait embrassé confusément, dans une circonscription géographique tout-à-fait arbitraire, les affaires intérieures et étrangères, politique, finances, police, cultes, travaux publics, etc. Il en résultait une confusion extrême, les secrétaires, au nombre de quatre, ayant dans leurs attributions, l’un la Normandie, la Picardie et l’Ecosse, l’autre la Provence, le Languedoc, la Guyenne, l’Espagne et le Portugal, un autre encore le Dauphiné, le Piémont, Rome, Venise et l’Orient. Louis XIV substitua à ces attributions purement géographiques un ordre rationnel, basé sur les spécialités elles-mêmes, marine, guerre, finances, relations extérieures, et il introduisit dans le gouvernement la division du travail, se réservant pour lui-même et ses ministres la haute direction. Tous les quinze jours, il présidait le conseil des dépêches, conseil qui se tenait toujours dans le plus grand secret. Le conseil d’état, institué par Philippe-le-Long en 1318 sous le nom de conseil étroit, fut partagé en trois sections : à la première furent attribuées les questions politiques et religieuses, à la seconde les finances, à la troisième le contentieux.

L’autorité souveraine étant affermie et l’administration centrale organisée, Louis XIV et son gouvernement s’attachèrent, avec une infatigable activité, à porter la réforme dans toutes les branches des services publics. On commença par les finances. En 1661, le budget des recettes était fixé à 84,222,096 livres ; mais cette somme ne figurait en quelque sorte que pour mémoire. Dans cette même année, 31,844,924 livres seulement entrèrent dans les caisses de l’état, tandis que les dépenses s’élevèrent à 53,377,172 livres. Les traitans détournaient une partie des fonds, et ils s’en servirent ensuite pour faire, à un taux exorbitant, des avances au trésor, qu’ils volaient ainsi deux fois. Quelques années suffirent à Colbert pour tout changer. En 1667, il entra au trésor 63,016,826 livres ; les dépenses furent réduites à 32,554,913 livres, et Colbert résolut un problème que personne, après lui, n’a su résoudre : il accrut les revenus publics en diminuant les impôts, et il fit des économies en augmentant les dépenses. Ce fut par l’ordre, la régularité et une sévérité exemplaire contre les malversations et le gaspillage, que ce grand ministre obtint un résultat aussi extraordinaire. La comptabilité du budget fut, pour la première fois, tenue avec une extrême régularité, et pour la première fois aussi celle des villes fut sévèrement contrôlée par l’état. La chambre de justice instituée pour punir les malversations fit rentrer au trésor une somme de 110 millions, et prononça plusieurs condamnations à mort. Le journal d’Olivier d’Ormesson contient, sur les séances de ce tribunal, de curieux détails. La même sévérité attendait les coupables, quel que fût leur rang, et quand par hasard le roi faisait grace, les condamnés, ceux mêmes qui portaient les noms les plus illustres, étaient forcés d’écouter à genoux la lecture des lettres de rémission. Colbert, pour établir ses réformes, eut à lutter contre des obstacles de toute nature, et ce fut surtout dans l’administration des finances qu’il rencontra le plus de difficultés. Il eut à combattre tout à la fois les traitans, qui profitaient pour voler du crédit que donne la fortune et le seul titre de prêteur, — la noblesse et le clergé, qui invoquaient sans cesse leurs privilèges pour se soustraire aux charges de l’état, — enfin Louis XIV, que la passion des grandes choses entraînait sans cesse aux grandes dépenses. Dans la question des emprunts, Colbert, au moment de la guerre de Hollande, fut battu par Louvois. « Voilà donc, disait-il tristement, la voie des emprunts ouverte. Quel moyen restera-t-il désormais d’arrêter le roi dans ses dépenses ? Après les emprunts il faudra les impôts pour les payer, et, si les emprunts n’ont point de bornes, les impôts n’en auront pas non plus. » A dater de ce jour, l’équilibre de nos finances fut rompu, et ce qui s’est passé depuis deux siècles n’a que trop justifié les tristes prévisions de Colbert.

La réforme des lois ne fut ni moins étendue ni moins importante que celle des finances. Une série d’ordonnances, que l’on peut regarder comme le plus grand monument législatif de l’Europe entre le droit romain et le code Napoléon, améliorèrent la procédure civile et criminelle et créèrent la législation des eaux et forêts, de la marine, du commerce et des colonies. Cette fois encore ce fut Colbert qui prit l’initiative. Le 15 mai 1665, il remit au roi un mémoire dans lequel il exposait ses plans, et, pour être sûr d’obtenir par la vanité l’adhésion du monarque, il faisait remonter adroitement jusqu’à lui l’idée première de tous les projets de réforme. Une commission fut nommée : on la composa exclusivement d’hommes pratiques, en écartant avec grand soin, d’une part, les membres du parlement, qui ne pouvaient manquer, par esprit de corps et par intérêt personnel, de s’opposer aux innovations et de défendre les abus, et, de l’autre, tous les hommes que l’on savait disposés, par la tournure de leur esprit, à perdre le temps en discussions et en paroles. Cette commission et celles qui lui furent successivement adjointes poursuivirent leurs travaux sans interruption de 1665 à 1673, et cette fois encore, pour mener à bonne fin une si grande entreprise, il fallut, de la part de Louis XIV et de ses ministres, une volonté de fer, car la, magistrature et les parlemens opposèrent sans cesse une résistance sourde, et défendirent pied à pied des abus qui faisaient leur richesse et leur force. M. Chéruel fait remarquer à cette occasion combien la plupart des historiens se sont trompés en prenant parti pour la magistrature contre le monarque, et combien Lemontey, entre autres, s’est montré injuste en appelant l’ordonnance de 1661 le manifeste du despotisme. Jamais ordonnance ne fut plus largement réformatrice, et si, en aussi grave matière, il était permis d’invoquer l’autorité du rire, nous dirions, pour notre part, que les plaideurs de Racine, joués l’année suivante, en sont la justification la plus haute et la plus sérieuse. Louis XIV, par cette ordonnance, n’attentait pas plus à l’indépendance de la magistrature que Racine, par sa comédie, n’attentait à la dignité de la justice. Le roi, comme le poète, ne frappait que sur la chicane, et la comédie, aussi bien que l’ordonnance, montrent quels en étaient alors le ridicule et les abus. En effet, que veut le roi dans son édit ? « Rendre l’expédition des affaires plus prompte par le retranchement de plusieurs délais et actes inutiles. » Que veut Racine dans sa pièce ? Montrer que les procès ruinent ceux qui les gagnent. Chicaneau, payant deux bottes de foin cinq à six mille, livres, n’exagère en rien les dépens d’une procédure long-temps soutenue. C’est l’histoire de Boivin payant douze mille livres de frais pour une redevance de vingt-quatre sous. Quand Louis XIV veut simplifier les plaidoiries et rendre le style uniforme dans toutes les cours et siéges, c’est, comme Racine, l’Intimé qu’il attaque, et sur tous les points la comédie, peinture fidèle des mœurs du temps, donne raison au législateur.

Ce qu’ils avaient fait pour les finances et la justice, Louis XIV et ses ministres le tirent également pour l’armée, le commerce, les colonies. Les régimens, qui jusqu’alors avaient porté les couleurs des colonels, reçurent l’uniforme, Pour fortifier la discipline dans l’armée, on éloigna d’abord les vieilles bandes de la fronde ; les unes furent envoyées au fond de la Hongrie combattre les Turcs, les autres moururent glorieusement avec Beaufort en défendant Candie. Placées sous la main immédiate du roi, les troupes furent habituées à l’unité du commandement ; des ordonnances pleines d’équité et de sagesse réglèrent pour la première fois l’avancement par ancienneté ; pour la première fois aussi la bravoure et le mérite effacèrent sur le champ de bataille la distinction des classes. Le peuple, dans la personne de Fabert, fut élevé à la dignité de maréchal de France, et la noblesse, qui s’entêtait à réclamer pour elle seule le privilège de la bravoure, s’indigna, comme Saint-Simon, de voir que le service était devenu populaire sous la main du roi.

Ainsi tout s’enchaîna dans ce gouvernement puissant. Les écus de Colbert payèrent les soldats de Louvois ; une administration forte à l’intérieur produisit au dehors une diplomatie non moins forte ; les armées, que jusqu’alors on avait licenciées après chaque campagne, reçurent une organisation permanente ; le chiffre des marins fut porté à soixante mille, celui des soldats à quatre cent mille, et l’Europe, éblouie de tant de puissance, disait, en parlant de Louis XIV : le roi, comme dans l’antiquité, en parlant de Rome., on disait : la ville.

Ce ne fut pas seulement dans l’organisation nationale de l’armée, où il établit l’égalité du mérite, que Louis XIV se montra supérieur aux idées ou plutôt aux préjugés de son temps ; ce fut aussi dans la protection constante qu’il accorda aux lettres et à l’industrie. Tandis que la noblesse regardait le négoce comme une occupation dégradante, il anoblissait ceux qui se signalaient dans le commerce et l’industrie, et il tançait sévèrement dans de sages ordonnances la sottise et la vanité, ces deux compagnes inséparables qui survivent à toutes les transformations sociales, et qui poussaient une foule de bourgeois, dignes collatéraux de M. Jourdain, à quitter les affaires pour aller dans quelque château délabré singer les gentilshommes et « peupler les campagnes de gens inutiles à l’état. » Dans ses rapports avec les écrivains, il ne se montrait pas moins libéral. Tandis que la noblesse, à l’occasion de la querelle des marquis, s’ameutait contre Molière, le roi lui donnait ses petites entrées, le faisait asseoir à sa table, et disait aux courtisans : « Vous me voyez occupé de faire manger Molière, que mes officiers ne trouvent point d’assez bonne compagnie pour eux. » Une autre fois, pour répondre aux calomniateurs du poète qui l’accusaient d’avoir épousé sa propre fille, il tenait sur les fonts de baptême son premier enfant. Ses rapports avec Racine étaient, on peut le dire, tout-à-fait bourgeois. Le roi le recevait le soir, en tête-à-tête, au coin du feu, et la disgrace de l’auteur d’Athalie, disgrace sur laquelle du reste on n’est point encore nettement fixé, nous semble avoir été singulièrement surfaite par la plupart des historiens. Que le roi ait manifesté son mécontentement de voir Racine empiéter en quelque sorte sur les attributions des ministres, en s’occupant, dans un mémoire remis secrètement à Mme de Maintenon, des causes de la misère du peuple et des moyens d’y porter remède, ou que quelques propos malins contre le mérite littéraire de Scarron aient offensé sa veuve, devenue la favorite du roi, ce sont là des affirmations contradictoires entre lesquelles il est difficile de décider ; mais toujours est-il que le mécontentement du roi ne se traduisit jamais en actes hostiles, et que le poète garda tout ce qu’il avait obtenu aux jours de sa faveur. Malade et attristé depuis long-temps, Racine s’exagéra évidemment sa disgrace, non pas, comme on l’a dit, par amour-propre de courtisan, mais parce qu’il craignait, en honnête homme, d’avoir offensé son bienfaiteur et perdu un appui pour sa nombreuse famille ; mais, s’il fut trop sensible, ce n’est point une raison pour dire que Louis XIV fut cruel à son égard. Loin de là, le roi eut toujours pour Racine des paroles bienveillantes, et peu de jours après qu’il fut mort, il en parlait de manière, dit Boileau, « à donner aux courtisans envie de mourir. » Ce sont là des faits qu’il importe de rectifier, parce qu’ils ont été souvent méconnus. On a tant de fois insisté sur le blâme en faussant la vérité, qu’il est bon, quand l’occasion s’en présente, de s’arrêter un peu à la justification en rétablissant les faits. Nous ne croyons pas fausser l’histoire en disant que, de tous les hommes de son époque, Louis XIV fut peut-être, dans son royal orgueil, celui qui se montra le plus sincèrement libéral, et que, le premier entre tous les rois de sa race qui gouvernèrent la France, il créa au-dessus de toutes les classes qui partageaient la nation l’aristocratie la plus haute et la plus populaire à la fois, celle de l’intelligence, du courage, du talent.

On le voit, au début de son règne, en ce moment de féconde et puissante jeunesse, Louis XIV a justement mérité le nom de grand, et ce n’est pas seulement, comme on l’a répété tant de fois, parce qu’il a protégé les lettres, car les lettres ne font pas seules la grandeur d’une nation et celle de l’homme qui la gouverne, mais aussi parce qu’il a marché résolûment en tête de ses contemporains dans la voie du progrès. Quand la société du moyen-âge était encore, par ses abus, vivante autour de lui, il a posé les premières bases de l’administration moderne ; il a donné à l’industrie un essor inconnu jusqu’alors au milieu des entraves du système corporatif, et rétabli le principe d’autorité en présence de la fronde. Esprit essentiellement pratique, il tourna ses vues et ses efforts vers des améliorations profitables pour tous, et si, durant ce long règne, mêlé de tant de gloire et de désastres, l’histoire a fait peser sur lui seul la responsabilité de bien des fautes, — mieux renseignés aujourd’hui, nous devons aussi, pour être équitables, faire remonter jusqu’à lui la responsabilité du bien, car il en prit toujours l’initiative, et il lui fallut pour l’accomplir une volonté et une fermeté bien grande, les réformes les plus utiles ayant la plupart rencontré dans la nation une vive résistance. Ce fait, trop peu remarqué, ressort avec la dernière évidence de la publication de M. Depping intitulée : Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV, qui fait partie des Documens inédits sur l’histoire de France.

Pour maintenir dans tous les services l’ordre et la régularité, chaque secrétaire d’état faisait inscrire dans des registres non-seulement tous les actes émanés de son département, mais aussi tous les rapports, mémoires ou lettres qui lui étaient adressés. Un assez grand nombre de ces registres, y compris ceux du secrétariat de la maison du roi, les plus importans de tous, sont arrivés jusqu’à nous, et, malgré de nombreuses lacunes, les diverses collections en sont encore assez complètes pour intéresser vivement les amis de notre histoire nationale. Ces différentes collections, dispersées dans un grand nombre de dépôts, bibliothèques publiques ou archives des ministères, ont été attentivement explorées par M. Depping, et elles ont fourni à cet infatigable travailleur les élémens de la publication dont nous venons de parler, publication qui doit comprendre quatre volumes, et qui embrassera dans son ensemble les administrations provinciales et municipales, la justice, les affaires du parlement et autres corps judiciaires, les finances, le commerce, les travaux publics, en un mot tout ce qui concerne dans l’ensemble et le détail le gouvernement d’un grand peuple. Le premier volume, qui se rapporte aux états provinciaux et aux affaires municipales et communales, contient, outre une bonne introduction de l’éditeur, un grand nombre de pièces originales qui modifient sur bien des points une foule d’opinions historiques depuis long-temps accréditées, et qui montrent combien à cette date était profond le chaos des institutions nationales. Au premier rang de ces institutions se placent, on le sait, les états-généraux, qui se composaient de députés des trois ordres, votaient des impôts, exprimaient des vœux sur des objets d’utilité publique, et jouaient quelquefois, dans des circonstances solennelles, le rôle de conseillers de la royauté. Convoqués pour la première fois sous Philippe-le-Bel en 1302, à l’occasion des démêlés de ce prince avec le saint-siège, ces états, qui devaient reparaître pour la dernière fois en 89, à la veille même de la révolution française, s’assemblaient extraordinairement d’après les ordres formels des rois ; mais il n’en était pas de même des états provinciaux, qui, sur certains points du territoire, faisaient partie des institutions permanentes du pays et fonctionnaient périodiquement. Au fur et à mesure que l’annexion des provinces à la couronne fut plus intime, ces états perdirent de leur importance, et à l’époque de Louis XIV ils ne s’assemblaient plus que dans le Languedoc, la Provence, la Bourgogne, la Bretagne et l’Artois. Dans le cours du moyen-âge, ils avaient souvent donné de grands exemples de patriotisme et rendu à la cause du pays d’éminens services ; ils avaient volontairement voté des subsides quand le trésor royal était épuisé, des levées d’hommes quand il n’y avait plus d’armée, et adopté de salutaires mesures de salut public aux jours des grands dangers. On avait vu en 1356, après la bataille de Poitiers, les états de la langue d’oc, comme le sénat romain après la bataille de Cannes, décréter un grand deuil, suspendre les fêtes, interdire les vêtemens de luxe et retenir l’argent aux mains des contribuables, afin de consacrer toutes les ressources à la défense du pays. Ces états avaient souvent pris l’initiative de réformes importantes ; mais, au XVIIe siècle, leur rôle, de plus en plus amoindri, était devenu tout-à-fait secondaire : il se bornait à voter, sous le nom de dons gratuits, la part d’impôts de la province, à lever cet impôt, et à établir ensuite, comme le font aujourd’hui les conseils-généraux, le budget particulier de la province. Dans l’origine, le don gratuit fut, comme son nom l’indique, purement facultatif. Plus tard, tout en gardant son nom comme un lointain témoignage de l’indépendance première, il devint obligatoire, et alors le rôle des états se borna uniquement à débattre le chiffre de l’impôt, dont le taux moyen était, au XVIIe siècle, de 6,000,000 par province. Rien n’est plus singulier que la lutte qui éclatait à chaque session entre les membres des états et les commissaires royaux chargés d’obtenir un vote favorable. Ces commissaires, en demandant une certaine somme, avaient l’ordre secret de se contenter d’une somme plus faible. Il s’établissait alors entre les deux parties, d’une part pour avoir plus et de l’autre pour donner moins, un véritable tournoi de ruses et d’intrigues. L’impôt finissait toujours par être volé, mais il en coûtait fort cher à l’état, qui, pour l’obtenir, était forcé de donner des pensions à la noblesse et des gratifications aux bourgeois ; ceux-ci, de leur côté, faisaient à leurs amis et à eux-mêmes une fort belle part dans le budget provincial, tandis que les commissaires touchaient des deux mains l’argent du gouvernement, qui les payait de ce qu’ils avaient obtenu, et l’argent des provinces, qui les payaient à leur tour de ce qu’ils n’avaient point exigé. On comprend à quels abus devait donner lieu un semblable état de choses, et combien, sur ce point, nos administrations modernes, dans leur simplicité régulière et savante, sont supérieures à celles du passé. On comprend surtout, en lisant les textes rapportés par M. Depping, quels obstacles entravaient la marche du gouvernement et tout ce qu’il fallait d’habileté pour en triompher. De plus, il résulte jusqu’à l’évidence de l’étude de ces textes que, contrairement à l’opinion émise par la plupart des historiens modernes, les états provinciaux, à cette date, avaient perdu toute signification, et qu’ils n’étaient plus qu’un embarras. On les voit en effet, en de nombreuses circonstances, repousser avec une obstination singulière les améliorations les plus utiles proposées par le gouvernement. On les voit sans cesse opposer aux plus justes réformes les coutumes, les privilèges, le danger des innovations. Chacune des classes qui les composaient n’agissait que sous la pression de l’égoïsme. Ainsi, en 1694, on demande aux états du Languedoc des fonds pour le desséchement des marais au milieu desquels Aigues-Mortes se trouvait comme submergée ; ces états, composés de grands propriétaires, refusent les fonds sous prétexte que, les marais étant desséchés et convertis en terres arables, le prix du blé baissera considérablement, et pour obtenir les subsides nécessaires à cette grande entreprise il faut que le gouvernement s’engage à ne faire cultiver que le tiers des terres rendues à l’agriculture et à planter le reste en bois. Ces mêmes états avaient déjà repoussé l’uniformité des poids et mesures et fait proscrire l’indigo.

Dans les villes, des faits analogues se produisaient. Les institutions municipales, qui, au XIIe et au XIIIe siècle, suppléaient, comme institutions de paix et d’ordre, à l’absence des lois et du pouvoir central, et qui formaient le contrepoids de la féodalité, avaient perdu depuis long-temps déjà leur importance politique et législative. La plupart d’entre elles ne faisaient que sanctionner des usages depuis long-temps déjà tombés en désuétude ; elles étaient restées complètement stationnaires depuis plusieurs siècles, et, sous Louis XIV, elles ne représentaient plus que les derniers vestiges d’un fédéralisme désormais impuissant. Les privilèges que les lois, à diverses époques, avaient accordés aux villes formaient un obstacle continuel à l’action du pouvoir central. Les unes, sous prétexte qu’elles avaient été dispensées du logement des gens de guerre, ou qu’elles devaient se garder elles-mêmes, refusaient de recevoir en garnison les troupes royales ; d’autres invoquaient l’exemption du ban et de l’arrière-ban, pour se dispenser du service militaire ; d’autres encore refusaient l’impôt en s’appuyant sur leurs vieilles immunités. Le droit individuel se trouvait de la sorte aux prises avec le droit général, et l’intérêt du pays était compromis par les intérêts de clocher. Des usages qui avaient pris naissance dans la barbarie même du moyen-âge s’étaient perpétués au milieu des progrès toujours croissans de la civilisation. Ainsi, dans certaines villes, en vertu du vieux principe de solidarité établi entre les membres d’une même association municipale, tous les habitans étaient individuellement responsables des dettes de leurs compatriotes, et ils se trouvaient de la sorte placés constamment sous le coup de la contrainte par corps pour des engagemens qu’ils n’avaient point contractés. La même solidarité existait, en plusieurs lieux, pour les dettes municipales, et les choses en étaient venues à ce point que, dans la ville de Béthune entre autres, les bourgeois n’osaient plus sortir de chez eux. Les communes, par suite d’un désordre extrême et de l’absence de tout contrôle, étaient en déficit depuis plusieurs siècles. Les bourgeois riches achetaient à vil prix les créances ; puis, pour se rembourser, ils s’attribuaient les revenus municipaux, et s’emparaient même quelquefois des propriétés patrimoniales. Il en était de même des villages, qui, placés en dehors de toute surveillance administrative, s’endettaient comme les villes, et aliénaient leurs propriétés en les donnant en gage à des prêteurs. Le gouvernement, par une série de mesures sagement combinées, combattit victorieusement les abus. Les attributions des magistrats municipaux furent nettement définies et nettement séparées de celles des officiers royaux. On régularisa la comptabilité, on liquida une partie des dettes ; les grandes familles de la bourgeoisie qui se perpétuaient, par l’intrigue et l’argent, dans les fonctions municipales et qui constituaient une véritable féodalité, en rejetant toutes les charges publiques sur les classes laborieuses, furent replacées dans le droit commun. Une création nouvelle, celle des maires au titre d’office perpétuel, rendit l’action du pouvoir sur les administrations urbaines uniforme et constante ; mais, par malheur, les offices de création royale ne tardèrent point à devenir un objet de trafic. Le gouvernement, pour augmenter ses ressources, les vendait soit à des particuliers, soit aux villes, qui les rachetaient par vanité et s’obéraient pour les payer. L’opposition aux réformes les plus utiles, que nous avons déjà signalée dans les états provinciaux, éclatait d’ailleurs dans la plupart des villes. Il n’y avait là, de leur part, aucun sentiment d’hostilité politique, mais un attachement obstiné à de vieux usages, des entêtemens de localité et la résistance des intérêts particuliers. Ainsi, lorsqu’il fut question d’agrandir Marseille, les bourgeois du corps municipal se récrièrent contre cette mesure, craignant que les maisons que l’on devait construire ne fissent baisser le loyer de celles qu’ils possédaient déjà. Il fallut, pour les faire céder, leur envoyer l’intendant des galères, Arnoul, homme expéditif et ferme, qui leur força la main pour embellir et assainir leur ville. On dut user de la même contrainte à l’égard des habitans de Bordeaux, qui ne voulaient point permettre le transit des grains de l’intérieur par la Garonne, de peur de les payer trop cher.

Les faits de ce genre sont très nombreux dans la publication de M. Depping, et on peut en tirer cette conséquence importante, à savoir que les améliorations n’ont point toujours, comme on l’a prétendu souvent, été réclamées par les peuples, mais souvent aussi imposées par les gouvernemens, et, en pénétrant jusqu’au fond des choses, on peut même dire que, dans l’ordre intellectuel aussi bien que dans l’ordre politique, ce fut Louis XIV, aidé des hommes dont il s’entoura, écrivains on ministres, qui porta aux abus du moyen-âge, antérieurement è la révolution française, les coups les plus décisifs ; car le XVIe siècle, et nous ne parlons ici que de la France, après avoir mis tout en question, avait laissé debout tout ce qu’il avait attaqué, sans rien fonder de grand et de durable, il avait affaibli les croyances et n’avait pas détruit un seul des abus dont il s’était armé contre elles. Il avait compromis l’unité nationale par le protestantisme qui nous conduisait droit à l’organisation fédérale et princière de l’Allemagne, par la ligue qui tendait à constituer le fédéralisme municipal. Dans l’ordre civil, judiciaire, administratif, les choses étaient restées dans le même état qu’au siècle précédent ; seulement la dissolution sociale était plus profonde encore, la nation plus affaiblie, et cette nation ne se releva que du jour où la réaction contre l’esprit même du siècle commença par Henri IV pour se continuer par Richelieu. Ce fut Louis XIV qui acheva l’œuvre et qui constitua la France moderne aussi forte, aussi puissante qu’elle pouvait l’être avant la grande émancipation de 89 ; ce fut lui qui fixa le gouvernement, comme les écrivains de son temps fixèrent la langue. Ce sont là des faits qu’il importe de maintenir, car on a singulièrement exagéré l’influence de la réforme sur le mouvement de notre civilisation française, tandis que chez nous ce mouvement fut essentiellement national, comme le catholicisme y fut toujours populaire, et il s’accomplit à l’intérieur, en famille pour ainsi dire, sans recevoir du dehors l’idée et l’impulsion. Toutes les forces vives de la nation y contribuèrent chacune pour sa part ; mais assurément Luther n’y fut pour rien.

Les publications de MM. Chéruel et Depping, en démontant, pièce par pièce, tous les rouages de cette machine à la fois intelligente et passive, simple et complexe, qu’on nomme un gouvernement, donnent lieu à bien des réflexions diverses. Les remarques qu’elles nous ont inspirées trouveront, sans aucun doute, plus d’un contradicteur, parce qu’elles sont en opposition avec des opinions depuis long-temps accréditées ; mais, si ces opinions ont trouvé faveur auprès du public, c’est qu’évidemment elles s’étaient formées à priori, et sans un examen attentif des documens et des textes. Ce n’est point toujours en effet dans les récits des historiens qu’il faut chercher la stricte vérité : ceux-ci, en s’éloignant des événemens, en perdent souvent le sens intime, et, lors même qu’ils en ont été les contemporains, ils ne peuvent les embrasser tous dans leur ensemble, et ils subissent presque toujours, en les racontant, le contre-coup des passions qu’ils ont fait naître ; mais, quand pour juger un gouvernement on suit jour par jour les souvenirs de ceux qui, comme Olivier d’Ormesson, ont pris une part directe aux affaires, et qui ont écrit avec une entière sincérité, pour eux-mêmes et dans la seule intention de fixer leurs souvenirs, — quand on suit aussi jour par jour ce même gouvernement dans tous ses actes les plus secrets, qu’on pénètre dans tous les mystères de sa diplomatie, de sa police, de ses conseils, — alors le passé s’illumine de clartés soudaines : aucune opinion, aucune haine ne s’interpose entre le fait et celui qui l’observe ; ces morts qu’on interroge ne mentent pas, et la vérité reparaît tout entière. C’est là ce qui donne aux collections de pièces ou aux analyses de textes comme celles dont nous venons de parler une incontestable valeur.

C’est encore à cette série de travaux sur le règne de Louis XIV, étudié dans les documens authentiques et non plus dans les historiens, qu’appartient le livre de M. Moret. Très jeune encore, l’auteur, au lieu d’éparpiller ses forces en essais et en fragmens, a concentré toutes ses recherches sur une seule et même période historique, la première moitié du XVIIIe siècle. Le premier volume de ce travail a paru récemment, et nous engageons M. Moret à mener à bonne fin l’œuvre difficile qu’il a entreprise, car il possède, avec l’amour et l’ardeur des recherches, le sens historique qui fait comprendre la véritable acception des faits, beaucoup de méthode, et le talent de la mise en œuvre. Chercheur infatigable, il a mis à profit, d’une part, les archives des ministères, les manuscrits des bibliothèques, de l’autre les écrivains, toujours trop peu consultés chez nous, de l’Allemagne, de l’Italie, de l’Angleterre et de l’Espagne. Il a de la sorte contrôlé, élucidé les documens déjà connus par les documens inédits, et l’histoire nationale par l’histoire étrangère.

Le livre de M. Moret s’ouvre aux derniers momens de la vie de Charles II. Ce prince, qui allait descendre à trente-neuf ans dans les caveaux funèbres de l’Escurial, avait, on le sait, souffert et langui plutôt qu’il n’avait vécu. Héritier de Charles-le-Téméraire, de Philippe-le-Beau, de Ferdinand-le-Catholique, ce pâle souverain des Pays-Bas, de l’Espagne, de Naples, du Milanais et des Indes s’éteignait sans postérité, et l’Europe était là prête à se disputer son héritage. Déjà, en 1668, lorsqu’il était à peine âgé de huit ans, la France et l’Autriche, se fondant sur les droits que leur donnaient leurs alliances, s’étaient partagé ses états, et, sur le bruit de sa fin prochaine, des traités, signés par l’Angleterre, la France et la Hollande, avaient de nouveau démembré sa succession avant qu’elle fût ouverte. Blessé dans sa dignité d’Espagnol et de roi à la vue de cette grande monarchie de Philippe II qui allait périr avec lui, Charles mourant s’était fait ouvrir les tombeaux de l’Escurial pour baiser les ossemens de ses ancêtres et chercher auprès d’eux l’inspiration des grandes choses. « Tout traité est nul, s’écria-t-il en apprenant le traité de partage, tant que Dieu ne l’a pas signé. » Et, après avoir consulté le pape, les théologiens, les plus célèbres jurisconsultes, il écrivit, le 2 août 1700, un testament dans lequel il désignait pour héritier un petit-fils de Louis XIV, Philippe de France, duc d’Anjou, fils du grand-dauphin.

Telle est, réduite à la simple exposition des faits, l’histoire de ce testament célèbre qui devait allumer une guerre européenne, et qui a donné lieu, de la part des écrivains étrangers, à tant de récriminations contre la France, et de la part d’un grand nombre d’écrivains français, à tant d’appréciations fausses et de reproches contre l’ambition de Louis XIV. Le rôle de la France, ont dit les étrangers, fut, dans cette circonstance, un rôle indigne. Après avoir signé deux traités de partage, elle acheta à la cour de Madrid de puissantes influences, et elle abusa de la faiblesse du roi d’Espagne pour faire attribuer, en violant sa foi, le trône de Philippe II à l’un de ses princes. — Louis XIV, ont dit à leur tour quelques écrivains français, a précipité le royaume dans un abîme de maux par ambition de famille. — M. Moret oppose à ces deux allégations des faits irrécusables, et il prouve, en s’appuyant sur des textes nouveaux et authentiques, que le testament de Charles II fut uniquement inspiré à ce prince par la noblesse espagnole, qui, pour sauver l’unité du pays, lui conseilla d’appeler au trône le petit-fils du monarque le plus puissant de l’Europe, et d’assurer, par le choix même de son successeur la plus solide alliance. Il prouve également que les agens diplomatiques français furent complètement étrangers à la résolution de Charles II ; que Louis XIV, loin d’avoir cherché la couronne d’Espagne, refusa d’abord, et ce fait était resté ignoré, d’accepter le testament ; qu’enfin, en se décidant plus tard à l’acceptation, il agit, vis-à-vis de l’Espagne, de la France et de lui-même, conformément aux principes d’une saine politique. En effet, à défaut de la France, Charles II se rejetait dans les bras de l’Autriche, et l’Autriche, qui certes n’aurait pas refusé, se trouvait, d’un seul coup, en possession de la plus puissante monarchie des temps modernes. Elle pressait et enlaçait la France par l’Espagne, les Flandres, l’Italie ; tout ce que la France avait fait contre elle depuis deux siècles se trouvait perdu en un jour ; le refus du roi anéantissait l’œuvre de Louis XI, de François Ier, de Henri II, de Henri IV, de Richelieu, de Mazarin. Lors même que Louis XIV, en refusant, s’en serait tenu au traité de Londres, il fallait toujours combattre l’Autriche pour lui arracher les parts que le traité attribuait au dauphin. Comme le disait M. de Torcy, alors ministre des affaires étrangères, il n’y avait pas à choisir entre la paix et la guerre, mais entre la guerre et la guerre ; et, puisqu’il fallait combattre, mieux valait le faire après tout en ayant l’Espagne pour alliée au lieu de l’avoir pour ennemie. Ce sont là des élucidations très importantes, parce que le fait auquel elles se rattachent a fixé depuis cent cinquante ans la conduite de la France à l’égard de l’Espagne, et ouvert une phase nouvelle dans nos relations internationales. En effet, à dater du testament de Charles II, l’Espagne, brusquement isolée du reste de l’Europe, devient comme le satellite de la France, et la politique de Louis XIV se continue jusqu’à nos jours. En 1763, le duc de Choiseul resserre par le pacte de famille les liens qui unissent les deux nations, et quand l’Espagne, en 93, déclare la guerre à la France, c’est parce que la France a déchiré ce pacte et versé le sang d’un Bourbon ; mais, depuis un siècle déjà, les intérêts des deux nations se sont tellement identifiés, que la monarchie catholique de Philippe II finit par s’allier à la république des disciples de Voltaire et de Rousseau. Quand Napoléon veut reconstituer, pour une dynastie nouvelle, un nouveau pacte de famille, c’est encore le testament de Charles II que défend l’Espagne ; en 1823, lorsqu’une armée française franchit les Pyrénées, c’est pour défendre contre la révolution les descendans de Charles II, et rendre à l’Espagne ce qu’elle avait tenté de faire en 93 contre la république en faveur des descendans de Louis XIV. Enfin, de notre temps même, la pensée du grand roi reparaît encore dans la question des mariages espagnols du dernier règne ; et certes, quand on voit à travers tant de régimes divers et dans des circonstances si différentes les deux nations tourner sans cesse dans le cercle que leur avait tracé, en l1700, la politique du cabinet français, en peut dire que cette politique était en quelque sorte dans la fatalité des choses.

Après avoir exposé, en les éclairant de faits nouveaux, les complications produites par le testament de Charles II, M. Moret montre quelle fut, après l’acceptation de Louis XIV, l’attitude des divers états de l’Europe vis-à-vis de la France. Cette attitude devait être hostile, car, parmi ces états, quelques-uns perdaient une occasion magnifique de s’agrandir ; tous redoutaient Louis XIV, qui semblait marcher droit à la monarchie universelle, et une ligue formidable, qui reçut le nom de grande alliance, ne tarda point à se former contre lui. La Hollande, l’Angleterre, l’Autriche, l’Allemagne, la Savoie, entrèrent dans cette ligue la Hollande, parce qu’elle avait à venger les désastres de 1672 et qu’elle craignait de voir la France arriver jusqu’à ses frontières ; l’Angleterre, parce qu’elle avait à défendre contre l’influence française à Madrid le grand commerce qu’elle faisait dans la Péninsule et dans les colonies américaines, et que de plus, comme à cette date elle ne possédait point encore Gibraltar, elle pouvait voir ses communications avec le Levant interceptées par le blocus de la Méditerranée. Quant à l’Autriche, elle ne pouvait laisser perdre sans tirer l’épée ses droits de succession, et elle entraîna l’Allemagne, à l’exception de la Bavière ; la Savoie se joignit à la coalition dans l’espoir d’arracher, au milieu de la lutte, un lambeau du Milanais, de ce beau duché qu’elle n’a jamais cessé de convoiter dans tous les temps, y compris le nôtre. La Prusse, de son côté, réclamait des droits sur la Gueldre. L’Europe fut bientôt sous les armes, et la grande alliance vint se heurter contre la France.

M. Moret le dit avec raison : quand on suit, au milieu de ses péripéties sanglantes, cette guerre qui s’anime par degrés jusqu’à la fureur, cette guerre où les beaux triomphes de Friedlingen, d’Hochstett, de Villa-Viciosa, d’Almanza, de Denain, rachètent, à force de gloire et de sang, Blenheim, Ramillies, Turin et Oudenarde, on reconnaît que les grandes luttes de la république et de l’empire ont de nobles préludes dans les luttes de Louis XIV. Les deux époques se valent sous le rapport de l’héroïsme, mais il est curieux de voir combien elles diffèrent entre elles sous le rapport de l’art, des opérations militaires et de la manière de combattre. Autant la guerre de Napoléon est rapide, foudroyante, pleine d’imprévu, autant la guerre des généraux du grand roi est lente, méthodique, régulière. Les campagnes commencent invariablement au mois de mai et finissent en octobre. Les troupes alors rentrent dans leurs quartiers d’hiver ; les généraux français reviennent à Versailles, les généraux ennemis retournent à La Haye, à Vienne ou à Londres. Quand les hostilités s’ouvrent de nouveau, on marche lentement, on s’arrête pour prendre toutes les places ; mais sur le champ de bataille la lutte est sans aucun doute plus meurtrière qu’elle ne l’est aujourd’hui dans la plupart des combats. Dans certaines actions, le tiers des hommes engagés est atteint, proportion énorme et qui dépasse de beaucoup celle des actions les plus sanglantes des guerres contemporaines. Il devait en être ainsi, car il restait encore quelque chose des habitudes guerrières du moyen-âge, avec des moyens de destruction beaucoup plus puissans. On se fusillait de très près sur un ordre beaucoup plus profond, on se canonnait, comme à Luzzara, deux jours entiers à portée de pistolet. La cavalerie, qui ne chargeait point encore au galop, car cette manœuvre fut pour la première fois introduite par le grand Frédéric, la cavalerie mettait souvent pied à terre pour aborder l’infanterie l’épée à la main. Les feux, il est vrai, étaient moins rapides, mais ils étaient plus meurtriers, les hommes de toutes les armées de cette époque étant habitués à assurer leurs coups et à chercher principalement la précision du tir. Friedlingen, Hochstett, Crémone, furent, dans l’acception la plus triste du mot, de véritables boucheries, car les troupes, dans la victoire, se montraient souvent impitoyables, et quand ce cri terrible : tue ! avait couru dans leurs rangs, elles n’épargnaient pas même les blessés.

Toute la partie militaire du livre de M. Moret est bien traitée, et nous indiquerons principalement ce qui concerne la campagne d’Allemagne en 1703. Villars, dans cette campagne, avait formé le projet de marcher droit sur Vienne, de donner la main aux, hongrois prêts à se soulever, et de décréter dans la capitale même de l’empire que l’empire avait cessé d’exister ; mais des circonstances plus fortes que la volonté du maréchal l’empêchèrent d’exécuter jusqu’au bout ce plan, qui rappelle celui de Napoléon dans les campagnes de 1805 et de 1809. On a souvent, dans ces dernières années, nous le savons, reproché aux historiens de donner trop de place aux faits militaires, sous prétexte que des récits de combats n’offraient ni intérêt ni instruction sérieuse. C’est là, à notre avis, un singulier reproche. Il nous semble au contraire que rien n’est plus propre à entretenir chez un peuple le patriotisme et le sentiment de l’abnégation individuelle, qui fait seul la force collective des nations, que le spectacle terrible et grandiose de ces luttes où les hommes se sacrifient les uns à une idée, les autres à un devoir, tous à cette mère commune qu’on nomme la patrie, à ce noble préjugé qu’on appelle la gloire. Dans l’effort suprême des guerres de la succession, le peuple et le monarque s’élevèrent tous deux à la hauteur des événemens. « Les ennemis, disait Louis VIV, connaissent mes forces, mais ils ne connaissent pas mon cœur. » La France pouvait en dire autant d’elle-même. Le peuple, en effet, sembla grandir dans les revers. Il y eut des plaintes sur la dureté des temps, mais pas un murmure sur la nécessité des sacrifices ; il y eut des souffrances profondes, il n’y eut pas de révolte politique ; l’opposition, exclusivement théologique et religieuse, partit uniquement des jansénistes et des protestans. La nation fut unanime à soutenir la lutte. Depuis la mort de Louvois, la désorganisation de l’armée était la même que celle des finances depuis la mort de Colbert. Cette armée manquait de vivres et d’armes. Au siége de Kehl, il y avait un fusil pour trois hommes, et cependant on se battait toujours avec la même ardeur et la même gaieté. Quand Villars parcourait les lignes, les soldats, qui l’adoraient, lui adressaient cette prière : « Maréchal, donnez-nous notre pain quotidien ; » et quand le pain manquait, il n’y avait pas un murmure. Attaquée tout à la fois en Flandre, en Allemagne, en Italie ; en Espagne, en Amérique, la France, sanglante et non mutilée, garda toutes ses conquêtes, toutes les conquêtes de Richelieu et de Mazarin, l’Alsace, l’Artois, le Roussillon, la Flandre, la Franche-Comté.

Aux grandes scènes de cette guerre extérieure s’ajoutent comme un épisode douloureux les scènes d’une guerre intestine souillée par d’affreux désordres, mais pleine aussi d’héroïsme et de grandeur, la guerre des Cévennes, cette Vendée protestante des premières années du XVIIIe siècle. Cette partie du livre de M. Moret est curieusement traitée, et elle offre en bien des points des faits nouveaux, l’auteur ayant recouru, comme dans le reste de l’ouvrage, à des sources jusqu’alors inexplorées. Tout en faisant la juste part du blâme, il s’est gardé sagement de ces déclamations contre le fanatisme et l’intolérance qui se substituent dans un grand nombre d’historiens modernes à l’exposition et à l’appréciation des faits. Il a jugé avec impartialité les hommes qui combattaient dans les deux camps ; il a flétri tous les excès, sous quelque bannière qu’ils aient été commis, et certes, en un semblable sujet, l’impartialité, est d’autant plus méritoire qu’elle est plus rare et plus difficile, car il semble que les mêmes passions se perpétuent à travers les âges et que la colère des guerres civiles gronde toujours sourdement dans l’histoire. On dirait même, depuis quelques années, que quelques historiens ont pris à tâche de dénigrer et de méconnaître tout ce qu’il y a de grand dans le passé. La déplorable tendance des romanciers et des dramaturges à réhabiliter les types dégradés et flétris s’est malheureusement aussi manifestée dans l’histoire. Nous avons fait comme cette municipalité de Denain qui, en 93, abattait, pour faire preuve de civisme, le monument de Villars ; nous avons fait comme les jacobins qui portaient au Panthéon le buste de Marat. En insultant ainsi les plus nobles figures pour glorifier les plus hideuses, on a dépravé le sens historique de la nation ; on a entassé des ruines sur des ruines. Aujourd’hui, dans l’étude de l’histoire comme dans la pratique de la vie sociale, le travail de tous les bons esprits doit être avant tout un travail réparateur, et de même que l’effort du passé a été de constituer l’unité politique de la nation, de même l’effort de l’avenir doit être de constituer l’unité morale.


CH. LOUANDRE.