Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations/Livre 1/11

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Traduction par Germain Garnier, Adolphe Blanqui.
Guillaumin (tome Ip. 186-332).


CHAPITRE XI.

de la rente de la terre ou du fermage[1]


Le fermage, considéré comme le prix payé pour l’usage de la terre, est naturellement le prix le plus élevé que le fermier est en état de payer, dans les circonstances où se trouve la terre pour le moment. Lors de la stipulation des clauses du bail, le propriétaire fait tout ce qu’il peut pour ne lui laisser d’autre part dans le produit que celle qui est nécessaire pour remplacer le capital qui fournit la semence, paye le travail, achète et entretient les bestiaux et autres instruments de labourage, et pour lui donner, en outre, les profits ordinaires que rendent les fermes dans le canton. Cette part est évidemment la plus petite dont le fermier puisse se contenter sans être en perte, et le propriétaire entend rarement lui en laisser davantage. Tout ce qui reste du produit ou de son prix, ce qui est la même chose, au-delà de cette portion, quel que puisse être ce reste, le propriétaire tâche de se le réserver comme rente de sa terre ; ce qui est évidemment la rente la plus élevée que le fermier puisse payer, dans l’état actuel de la terre. Quelquefois, à la vérité, par générosité, et plus souvent par ignorance, le propriétaire consent à recevoir quelque chose de moins que ce surplus, et quelquefois aussi, quoique plus rarement, le fermier se soumet par ignorance à payer quelque chose de plus que ce reste, ou se contente de quelque chose de moins que les profits ordinaires des fermes du canton. Néanmoins, ce surplus peut toujours être regardé comme la rente naturelle de la terre, ou la rente moyennant laquelle on peut naturellement penser que seront louées la plupart des terres.

On pourrait se figurer que la Rente de la terre n’est souvent autre chose qu’un Profit et un Intérêt raisonnable du capital que le propriétaire a employé à l’amélioration de la terre. Sans doute, il y a des circonstances où la rente pourrait être regardée en partie comme telle ; car il ne peut presque jamais arriver que cela ait lieu pour plus que pour une partie[2]. Le propriétaire exige une rente même pour la terre non améliorée, et ce qu’on pourrait supposer être un intérêt ou profit des dépenses d’amélioration n’est, en général, qu’une addition à cette rente primitive. D’ailleurs, ces améliorations ne sont pas toujours faites avec les fonds du propriétaire, mais quelquefois avec ceux du fermier ; cependant, quand il s’agit de renouveler le bail, le propriétaire exige ordinairement la même augmentation de rente que si toutes ces améliorations eussent été faites de ses propres fonds.

Il exige quelquefois une rente pour ce qui est tout à fait incapable d’être amélioré par la main des hommes. La salicorne[3] est une espèce de plante marine qui donne, quand elle est brûlée, un sel alcalin dont on se sert pour faire du verre, du savon, et pour plusieurs autres usages ; elle croît en différents endroits de la Grande-Bretagne, particulièrement en Écosse, et seulement sur des rochers situés au-dessous de la haute marée, qui sont, deux fois par jour, couverts par les eaux de la mer, et dont le produit, par conséquent, n’a jamais été augmenté par l’industrie des hommes. Cependant, le propriétaire d’un domaine borné par un rivage où croît cette espèce de salicorne en exige une rente tout aussi bien que de ses terres à blé.

Dans le voisinage des îles de Shetland, la mer est extraordinairement abondante en poisson, ce qui fait une grande partie de la subsistance des habitants ; mais, pour tirer parti du produit de la mer, il faut avoir une habitation sur la terre voisine. La rente du propriétaire est en proportion, non de ce que le fermier peut tirer de la terre, mais de ce qu’il peut tirer de la terre et de la mer ensemble. Elle se paye partie en poisson, et ce pays nous offre un de ces exemples, très-peu communs, où la rente constitue une des parties du prix de cette espèce de denrée[4].

La rente de la terre, considérée comme le prix payé pour l’usage de la terre, est donc naturellement un prix de monopole. Il n’est nullement en proportion des améliorations que le propriétaire peut avoir faites sur sa terre, ou de ce qu’il lui suffirait de prendre pour ne pas perdre, mais bien de ce que le fermier peut consentir à donner.

On ne peut porter ordinairement au marché que les parties seulement du produit de la terre dont le prix ordinaire suffit à remplacer le capital qu’il faut employer pour les y porter, et les profits ordinaires de ce capital. Si le prix ordinaire est plus que suffisant, le surplus en ira naturellement à la rente de la terre. S’il n’est juste que suffisant, la marchandise pourra bien être portée au marché, mais elle ne pourra fournir une rente au propriétaire. Le prix sera-t-il ou ne sera-t-il pas plus que suffisant ? C’est ce qui dépend de la demande.

Il y a certaines parties du produit de la terre dont la demande doit toujours être telle, qu’elles rapporteront un prix plus élevé que ce qui suffit pour les faire venir au marché ; il en est d’autres dont la demande peut être alternativement telle, qu’elles rapportent ou ne rapportent pas ce prix plus fort que le prix suffisant. Les premières doivent toujours fournir de quoi payer une rente au propriétaire ; les dernières quelquefois suffiront à l’acquittement d’une rente, et d’autre fois non, suivant la différence des circonstances.

Il faut donc observer que la rente entre dans la composition du prix des marchandises d’une tout autre manière que les salaires et les profits. Le taux élevé ou bas des salaires et des profits est la cause du prix élevé ou bas des marchandises ; le taux élevé ou bas de la rente est l’effet du prix ; le prix d’une marchandise particulière est élevé ou bas, parce qu’il faut, pour la faire venir au marché, payer des salaires et des profits élevés ou bas ; mais c’est parce que son prix est élevé ou bas, c’est parce qu’il est ou beaucoup ou très-peu plus, ou pas du tout plus élevé que ce qui suffit pour payer ces salaires et ces profits, que cette denrée fournit de quoi payer une forte ou une faible rente, ou ne permet pas d’en acquitter une.

Je considérerai en particulier : 1° les parties du produit de la terre qui fournissent toujours de quoi payer une rente ; 2° celles qui peuvent quelquefois fournir de quoi en payer une, et quelquefois non ; 3° les variations qui, dans les différentes périodes de développement des sociétés, s’opèrent naturellement dans la valeur relative de ces deux différentes sortes de produits, soit qu’on les compare l’une avec l’autre, soit qu’on les compare avec les marchandises manufacturées. Ces trois objets diviseront ce chapitre en trois sections.



Section Ire.
Du produit qui fournit toujours de quoi payer une rente.


Les hommes, comme toutes les autres espèces d’animaux, se multipliant naturellement en proportion des moyens de subsistance, les denrées alimentaires sont toujours plus ou moins demandées. En tout temps, la nourriture pourra acheter ou commander une quantité plus ou moins grande de travail, et toujours il se trouvera des individus disposés à faire quelque chose pour la gagner. À la vérité, ce qu’elle peut acheter de travail n’est pas toujours égal à ce qu’elle pourrait faire subsister de travailleurs si elle était distribuée de la manière la plus économique, et cela à cause des salaires élevés qui sont quelquefois donnés au travail. Mais elle peut toujours acheter autant de travail qu’elle peut en entretenir au taux auquel ce genre de travail est communément entretenu dans le pays.

Or, la terre, dans presque toutes les situations possibles, produit plus de nourriture que ce qu’il faut pour entretenir tout le travail qui concourt à mettre cette nourriture au marché, et même l’entretenir de la manière la plus libérale qui ait jamais eu lieu pour ce genre de travail. Le surplus de cette nourriture est aussi toujours plus que suffisant pour remplacer avec profit le capital qui emploie ce travail. Ainsi, il reste toujours quelque chose pour donner une rente au propriétaire.

Les marais les plus déserts d’Écosse et de Norvège forment une espèce de pâturage pour des bestiaux qui, avec leur lait et l’accroissement du troupeau, suffisent toujours, non-seulement à faire subsister le travail qu’exigent leur garde et leur entretien, ainsi qu’à payer au fermier ou maître du troupeau les profits ordinaires de son capital, mais encore à fournir une petite rente au propriétaire. La rente augmente en proportion de la bonté du pâturage. Non-seulement la même étendue de terre nourrit un plus grand nombre de bestiaux, mais comme ils sont rassemblés dans un petit espace, ils exigent moins de travail pour leur garde et pour la récolte de leur produit. Le propriétaire gagne de deux manières : par l’augmentation du produit, et par la diminution du travail qu’il faut faire subsister sur ce produit.

La rente varie selon la fertilité de la terre, quel que soit son produit, et selon sa situation, quelle que soit sa fertilité. La terre située dans le voisinage d’une ville donne une rente plus élevée qu’une terre également fertile, située dans un endroit éloigné de la campagne. Quoique l’une et l’autre n’exigent peut-être pas plus de travail pour leur culture, il en coûte toujours nécessairement davantage pour amener au marché le produit de la terre éloignée. Il faut donc que ce dernier produit entretienne une plus grande quantité de travail et, par conséquent, que le surplus, dont le profit du fermier et la rente du propriétaire sont tirés tous les deux, en soit d’autant diminué. Mais, comme on l’a déjà fait voir[5], dans les endroits éloignés de la campagne, le taux du profit est généralement plus élevé que dans le voisinage d’une grande ville. Ainsi, dans ce surplus déjà diminué, il ne doit revenir qu’une part d’autant plus petite au propriétaire.

Les grandes routes bien entretenues, les canaux et les rivières navigables, en diminuant les frais de transport, rapprochent du niveau commun les parties reculées de la campagne et celles qui avoisinent la ville. Ce sont aussi, par cette raison, les plus importantes des améliorations ; elles encouragent la culture des terres les plus éloignées, qui forment nécessairement dans un pays la portion la plus étendue de sa surface. Elles sont avantageuses à la ville, en détruisant le monopole des campagnes situées dans son voisinage ; elles sont même avantageuses à cette dernière partie des campagnes. Si elles donnent lieu à introduire dans l’ancien marché quelques denrées rivales du produit de ces campagnes voisines, elles ouvrent aussi à ce produit plusieurs marchés nouveaux. Le monopole d’ailleurs est un des grands ennemis d’une bonne gestion, laquelle ne peut jamais s’établir universellement dans un pays, qu’autant que chacune se voit forcé, par une concurrence libre et générale, d’y avoir recours pour la défense de ses propres intérêts. Il n’y a pas plus de cinquante ans que quelques-uns des comtés voisins de Londres présentèrent au Parlement une pétition contre le projet d’étendre les routes entretenues[6] aux comtés plus éloignés de la capitale. Ces provinces éloignées, disaient-ils, en conséquence du bas prix de la main-d’œuvre, pourraient vendre leurs grains et fourrages à meilleur compte que nous au marché de Londres, et par ce moyen réduiraient nos fermages et ruineraient notre culture. Cependant, depuis ce temps, ces réclamants ont vu leurs fermages s’augmenter et leur culture s’améliorer.

Une pièce de blé, d’une fertilité médiocre, produit une beaucoup plus grande quantité de nourriture pour l’homme, que la meilleure prairie d’une pareille étendue. Quoique sa culture exige plus de travail, cependant le surplus qui reste après le remplacement de la semence et la subsistance de tout ce travail, est encore beaucoup plus considérable. Ainsi, en supposant qu’une livre de viande de boucherie ne valût jamais plus qu’une livre de pain, cet excédent plus fort serait partout d’une plus grande valeur et formerait un fonds plus abondant, tant pour le profit du fermier que pour la rente du propriétaire. C’est ce qui semble avoir eu lieu partout généralement dans les premiers commencements de l’agriculture.

Mais la valeur relative de ces deux espèces de nourriture, le pain et la viande de boucherie, est fort différente, selon les différentes périodes de l’agriculture. Dans l’enfance grossière de cet art, les terres inhabitées et sans culture, qui forment alors la majeure partie du pays, sont toutes abandonnées au bétail. Il y a plus de viande que de pain ; par conséquent, le pain est la nourriture pour laquelle la concurrence est plus grande, et qui, en raison de cela, se vend à plus haut prix. Ulloa nous dit qu’à Buénos-Ayres, il y a quarante ou cinquante ans, le prix ordinaire d’un bœuf, choisi parmi un troupeau de deux ou trois cents était de 4 réaux, équivalant à 21 deniers et demi sterling. Il ne dit rien du prix du pain, sans doute parce qu’il n’y avait rien trouvé de remarquable. Un bœuf, dit-il, n’y coûte guère plus que la peine de le prendre. Mais nulle part le blé ne peut croître sans une grande quantité de travail ; et dans un pays situé sur les bords de la Plata, qui était alors la route directe de l’Europe aux mines d’argent du Potosi, le prix pécuniaire du travail ne devait pas être à très-bon marché. Il en est autrement quand la culture s’est étendue à la majeure partie du pays ; il y a alors plus de pain que de viande. La concurrence prend une autre direction, et c’est le prix de la viande qui devient plus fort que celui du pain.

En outre, à mesure que la culture s’étend, les terres incultes deviennent insuffisantes pour répondre à la demande de viande de boucherie. Une grande partie des terres cultivées est nécessairement employée à élever et à engraisser du bétail, dont il faut, par conséquent, que le prix suffise à payer, non-seulement le travail de le soigner et de le garder, mais encore les profits et la rente que cette terre mise en labour aurait pu rapporter au fermier et au propriétaire. Lorsqu’on amène les bestiaux au même marché, ceux qui ont été nourris au milieu des friches les plus incultes sont, à proportion du poids et de la qualité, vendus au même prix que ceux qui ont été élevés sur la terre la mieux cultivée. Les propriétaires de ces friches en profitent, et ils haussent la rente de leurs terres en proportion du prix du bétail qu’elles nourrissent. Il n’y a pas plus d’un siècle que, dans plusieurs endroits des montagnes d’Écosse, la viande de boucherie était à aussi bon ou à meilleur marché que le pain même de farine d’avoine. Par l’union des deux royaumes, le marché d’Angleterre a été ouvert au bétail de ces montagnes. Leur prix ordinaire est à présent environ trois fois plus élevé qu’au commencement du siècle, et pendant le même temps les rentes de la plupart des biens situés dans ce pays ont triplé et quadruplé. Dans presque toute la Grande-Bretagne, une livre de la meilleure viande de boucherie vaut aujourd’hui, en général, plus de deux livres du meilleur pain blanc, et dans les années d’abondance, elle en vaut quelquefois trois ou quatre.

C’est ainsi que, par les progrès de l’amélioration des terres, les rentes et profits des pâtures incultes se règlent, en quelque sorte, sur les rentes et profits de celles qui sont cultivées, et celles-ci, à leur tour, sur les rentes et profits des terres à blé. Le blé est une récolte annuelle. La viande de boucherie est une récolte qui met quatre ou cinq années à croître. Or, comme une acre de terre produira une beaucoup plus petite quantité d’une de ces deux espèces de nourriture que l’autre, il faut que l’infériorité de la quantité soit compensée par la supériorité du prix. S’il y avait plus que compensation, on remettrait des terres à blé en prairie ; et si la compensation n’était pas obtenue, une partie des prés serait remise en terres à blé.

On doit cependant entendre que ce n’est que dans la plus grande partie seulement des terres cultivées d’un grand pays, que peut avoir lieu cette égalité entre les rentes et profits fournis par les prés et prairies, et ceux fournis par le blé ; entre la terre dont le produit nourrit immédiatement le bétail, et celle dont le produit nourrit immédiatement les hommes. Il y a des situations locales particulières où il en est tout à fait autrement, et où la rente et le profit que donne l’herbe des prés sont fort au-dessus de ceux que le blé pourrait rendre.

Ainsi, dans le voisinage d’une grande ville, la demande de lait et de fourrage contribue plus souvent, avec le haut prix de la viande de boucherie à élever la valeur de l’herbe des prés au-dessus de ce qu’on peut appeler sa proportion naturelle avec la valeur du blé. Il est évident que cet avantage local ne peut se communiquer aux terres situées à quelque distance.

Des circonstances particulières ont quelquefois rendu certains pays si peuplés, que tout le territoire, semblable à celui du voisinage d’une grande ville, n’a pu suffire à produire à la fois et le fourrage et le blé qu’exigeait la consommation. Ils ont donc par préférence employé leurs terres à la production du fourrage, comme la denrée la plus volumineuse et la plus difficile à transporter au loin ; et la nourriture de la masse du peuple, le blé, a été principalement importée des pays étrangers. Telle est à présent la situation de la Hollande, et telle semble avoir été celle d’une partie considérable de l’ancienne Italie, pendant la prospérité des Romains. Au rapport de Cicéron[7], Caton l’Ancien disait que le premier genre d’exploitation et le plus profitable dans une ferme, c’était de faire d’excellents pâturages ; le second, d’en faire de médiocres, et le troisième, d’en faire de mauvais. Il ne mettait le labourage qu’au quatrième rang pour le profit et l’avantage. À la vérité, dans cette partie de l’Italie, voisine de Rome, le labourage doit avoir été extrêmement découragé par les fréquentes distributions de blé qu’on y faisait au peuple, gratuitement ou à très-bas prix. Ce blé était amené des provinces conquises, dont plusieurs étaient obligées de fournir à la république, par forme d’impôt, le dixième de leur produit à un prix fixe d’environ six deniers le quart de boisseau[8]. Le bas prix auquel ce blé était distribué au peuple doit nécessairement avoir fait baisser, sur le marché de Rome, le blé qui était porté du Latium ou de l’ancien territoire de Rome, et il doit avoir découragé dans ce pays la culture des céréales.

De même, dans un canton ouvert dont la production principale est le blé, une prairie bien enclose fournira souvent une plus forte rente qu’aucune pièce de blé du voisinage. Elle est utile à la subsistance du bétail employé à la culture du blé et, dans ce cas, la forte rente qu’elle rend n’est pas tant payée, à proprement parler, par la valeur de son propre produit, que par celle des terres à blé qui sont cultivées à l’aide de ce produit. Si jamais les terres voisines venaient à être généralement encloses, il est probable que cette rente baisserait. La forte rente que rendent aujourd’hui en Écosse les terres encloses paraît être un effet de la rareté des clôtures, et il est probable qu’elle ne durera pas plus longtemps que cette rareté. L’avantage de la clôture est plus grand pour un pré que pour une terre à blé ; elle épargne la peine de garder le bétail qui, d’ailleurs, se nourrit bien mieux quand il n’est pas sujet à être troublé par le berger ou par son chien.

Mais partout où il n’y a pas d’avantage local de ce genre, la rente et le profit que donne le blé ou tout autre végétal qui sert à la nourriture générale du peuple, doivent naturellement régler la rente et le profit que donnera une terre propre à cette production, et qui sera mise en prairie.

L’usage des prairies artificielles, des turneps, carottes, choux, etc., et tous les autres expédients dont on s’est avisé pour qu’une même quantité de terre pût nourrir un plus grand nombre de bestiaux que ne faisait la pâture naturelle, ont dû contribuer, à ce qu’il semble, à diminuer un peu la supériorité que le prix de la viande a naturellement sur celui du pain dans un pays bien cultivé. Aussi paraissent-ils avoir produit cet effet ; et il y a quelque raison de croire, au moins pour le marché de Londres, que le prix de la viande de boucherie est aujourd’hui moins élevé proportionnellement au prix du pain qu’il ne l’était au commencement du siècle dernier.

Dans le Supplément à la vie du prince Henri, le docteur Birch nous a rapporté les prix auxquels ce prince payait ordinairement sa viande de boucherie. Il y est dit que les quatre quartiers d’un bœuf pesant six cents livres lui coûtaient communément 9 livres 10 schellings ou environ, ce qui fait 31 schellings 8 deniers par chaque cent livres pesant. Le prince Henri est mort le 6 novembre 1612, dans la dix-neuvième année de son âge.

En mars 1764, le Parlement fit une enquête sur les causes de la cherté qui régnait alors dans le prix des denrées. Entre plusieurs preuves relatives à l’objet de cette enquête, un marchand de Virginie, entendu en témoignage, déclara qu’au mois de mars 1763 il avait approvisionné ses équipages en bœuf, à 24 ou 25 schellings le cent pesant, ce qu’il regardait comme le prix ordinaire ; tandis que, dans cette année de cherté, il avait payé 27 schellings pour le même poids et la même qualité de viande. Cependant, ce haut prix de 1764 est de 4 schellings 8 deniers inférieur au prix payé ordinairement par le prince Henri, et il faut observer qu’il n’y a que la meilleure viande qui soit propre à être salée pour ces voyages de long cours.

Le prix payé par le prince Henri s’élève à 3 deniers quatre cinquièmes pour chaque livre pesant de tout le corps de la bête, en prenant l’un dans l’autre la basse viande et les morceaux de choix, et à ce compte les morceaux de choix n’auraient pas pu être vendus en détail à moins de 4 deniers et demi ou 5 deniers la livre.

Dans l’enquête parlementaire de 1764, les témoins établirent que les morceaux de choix du meilleur bœuf revenaient au consommateur au prix de 4 deniers et de 4 deniers un quart la livre, et la basse viande en général, de 7 farthings[9] à 2 deniers et demi et 2 deniers trois quarts ; et ils ajoutèrent que ces prix étaient généralement d’un demi-penny plus chers que les mêmes sortes de viande n’avaient été vendues habituellement dans le mois de mars, les autres années. Or, ce haut prix lui-même est encore de beaucoup meilleur marché que ne paraît l’avoir été le prix ordinaire de la viande en détail, dans le temps du prince Henri.

Pendant les douze premières années du dernier siècle, le prix moyen du meilleur froment, au marché de Windsor, a été de 1 livre 18 schellings 3 deniers un sixième le quarter de neuf boisseaux de Winchester.

Mais dans les douze années qui ont précédé 1764, y compris cette même année, le prix moyen de la même mesure du meilleur froment au même marché a été de 2 livres 1 schelling 9 deniers et demi.

Ainsi, il paraît que, dans les douze premières années du dernier siècle, le froment a été bien meilleur marché, et la viande bien plus chère que dans les douze années antérieures à 1764 inclusivement.

Dans tous les grands pays, la majeure partie des terres cultivées est employée à produire ou de la nourriture pour les hommes, ou de la nourriture pour les bestiaux. La rente et le profit de ces terres règlent les rentes et profits de toutes les autres terres cultivées. Si quelque produit particulier fournissait moins, la terre serait bientôt remise en blé ou en prairie ; et s’il y avait quelque produit qui fournît plus, on consacrerait bientôt à ce genre de produit une partie des terres à blé ou des prairies.

À la vérité, les genres de productions qui exigent ou une plus grande dépense primitive, ou une plus grande dépense annuelle de culture, pour que la terre y soit appropriée, paraissent ordinairement rapporter, les uns une plus forte rente, les autres un plus gros profit que le blé ou l’herbe des prés. Néanmoins, on trouvera rarement que cette supériorité aille au-delà d’un intérêt raisonnable ou d’une juste compensation de cette plus forte dépense.

Une houblonnière, un verger, un potager, paraissent généralement rendre, tant au propriétaire qu’au fermier, en rente et en profit, plus qu’un pré ou une pièce de blé ; mais il faut aussi plus de dépense pour mettre la terre en cet état ; de là il est dû une plus forte rente au propriétaire ; elle exige aussi plus de soin, d’attention et d’habileté dans la culture : de là, un plus gros profit est dû au fermier ; la récolte aussi est plus précaire, du moins pour le houblon et les fruits ; il faut donc que le prix de cette récolte, outre une compensation pour les pertes accidentelles, fournisse encore quelque chose, comme une espèce de prime d’assurance. La condition des jardiniers, bien peu aisée en général et toujours médiocre, nous prouve assez que, pour l’ordinaire, un métier aussi difficile n’est pas trop payé. Il y a tant de gens riches qui se livrent par amusement à cet art agréable, qu’il y a peu de profit à faire pour ceux qui le pratiquent pour vivre, parce que les personnes qui naturellement seraient leurs meilleurs chalands se procurent par elles-mêmes les productions les plus précieuses de ce genre de travail.

Il paraît que, dans aucun temps, l’avantage que le propriétaire retire de ces sortes d’améliorations n’a excédé ce qu’il lui fallait pour l’indemniser de la dépense qu’elles avaient originairement coûtée. Dans l’agriculture ancienne, après la vigne, c’était un potager bien arrosé, qui était, à ce qu’il semble, la partie de la ferme qu’on supposait rendre le meilleur produit. Mais Démocrite, qui écrivait sur l’agriculture, il y a environ deux mille ans, et qui était regardé par les anciens comme un des créateurs de l’art, pensait que ce n’était pas agir en homme sage que d’enclore un potager. Le profit, dit-il, n’indemniserait pas de la dépense d’un mur de pierres ; et ceux de briques (je présume qu’il entend parler de briques cuites au soleil) se dégradent par la pluie et les mauvais temps de l’hiver, et exigent des réparations continuelles. Columelle, qui rapporte ce sentiment de Démocrite, ne le contredit pas, mais il indique une méthode très-économique d’enclore avec une haie d’épines et de ronces, qu’il a trouvée, dit-il, par expérience, former une défense à la fois durable et impénétrable, mais qui, à ce qu’il semble, n’était guère connue du temps de Démocrite. Palladius adopte l’opinion de Columelle, qui avait été auparavant fort approuvée par Varron. Au jugement de ces anciens agriculteurs, le produit d’un jardin potager n’aurait été, à ce qu’il paraît, guère plus que suffisant pour payer les frais de la culture extraordinaire et de l’arrosement ; car, dans ces pays méridionaux, on pensait alors, comme on le pense encore aujourd’hui, qu’il était à propos d’avoir à sa disposition un courant d’eau que l’on pût conduire dans chaque partie du jardin. Aujourd’hui, dans presque toute l’Europe, on ne juge pas qu’un potager mérite une meilleure clôture que celle indiquée par Columelle. Dans la Grande-Bretagne, et dans quelques autres pays du Nord, les bons fruits ne peuvent venir à maturité qu’à l’abri d’un mur ; en conséquence, dans ces pays-là, il faut que leur prix suffise à payer la dépense de bâtir et d’entretenir ce mur sans lequel on ne les obtiendrait pas. Souvent, le mur à fruit environne le potager, qui jouit ainsi de l’avantage d’une clôture que son propre produit ne pourrait presque jamais payer.

C’était, à ce qu’il paraît, une maxime reconnue dans l’ancienne agriculture, comme elle l’est encore dans tous les pays vignobles, que la vigne est la partie la plus profitable de la ferme, quand elle est plantée convenablement et amenée à sa perfection ; mais quant à savoir s’il était avantageux de planter une nouvelle vigne, c’était là un sujet de controverse parmi les anciens agriculteurs d’Italie, ainsi que nous l’apprend Columelle. Comme amateur de toute culture savante, il décide en faveur de la vigne, et il tâche de démontrer, en comparant le profit et la dépense, que c’était une des améliorations les plus avantageuses. Toutefois, ces sortes de comparaisons entre le profit et la dépense d’entreprises nouvelles sont ordinairement sujettes à de grandes erreurs, et en agriculture plus qu’en toute autre affaire. Si de telles plantations eussent alors donné autant de bénéfice qu’il prétend qu’elles devaient le faire, il n’y aurait pas eu matière à dispute. La même question est aussi souvent débattue aujourd’hui dans les pays vignobles. Les écrivains en économie rurale dans ces contrées, amateurs et partisans de la grande culture, paraissent, il est vrai, généralement disposés à décider, comme Columelle, en faveur de la vigne. Ce qui paraît favoriser encore leur opinion, ce sont les sollicitudes que se sont données en France les propriétaires des anciennes vignes, pour empêcher qu’on n’en plantât de nouvelles ; ce fait semble indiquer, chez ceux qui en ont le plus l’expérience, une reconnaissance tacite que cette espèce de culture est pour le moment, dans ce pays, plus profitable qu’aucune autre. Cependant, on pourrait tirer du même fait une autre opinion, qui est que ce profit supérieur ne devrait pas survivre aux lois qui restreignent présentement la libre culture de la vigne. En 1731, ces propriétaires obtinrent un arrêt du conseil, qui défendit de planter de nouvelles vignes et de renouveler les anciennes arrachées depuis deux ans, à moins d’une permission particulière du roi, laquelle ne serait accordée que sur le rapport de l’intendant de la province, et son certificat portant que la terre, d’après l’examen, n’était susceptible d’aucune autre culture. Le prétexte de cet arrêt du conseil était la rareté du blé et des fourrages et la surabondance du vin ; mais si cette surabondance eût réellement existé, elle aurait très-efficacement empêché, sans le secours d’aucun arrêt du conseil, la plantation de nouvelles vignes, en réduisant les profits de ce genre d’exploitation au-dessous de leur proportion naturelle avec ceux des blés et des prairies. Et pour répondre à cette prétendue rareté de blés occasionnée par la multiplication des vignes, le blé n’est nulle part mieux cultivé en France que dans les provinces vignobles qui ont des terres propres à cette culture, telles que la Bourgogne, la Guyenne et le Haut-Languedoc. La quantité de bras qu’emploie une espèce de culture encourage nécessairement l’autre, parce que la première fournit un marché tout prêt pour le produit de la seconde. C’est à coup sûr l’expédient le moins propre à encourager la culture du blé, que de diminuer le nombre de ceux qui sont en état de le payer ; c’est une politique aussi sage que celle qui voudrait donner de l’extension à l’agriculture en décourageant les manufactures.

Ainsi, les rentes et profits des productions qui exigent ou de plus fortes avances primitives pour y approprier la terre, ou une plus grande dépense pour leur culture annuelle, quoique souvent fort supérieurs aux rentes et profits des blés et de l’herbe des prés, sont réglés par les rentes et profits de ces deux espèces ordinaires de récoltes, dans tous les cas où ils ne font que compenser, les avances et dépenses extraordinaires.

À la vérité, il arrive quelquefois que la quantité de terres qui peut être appropriée à une certaine production est trop petite pour répondre à la demande effective. Tout le produit en pourra alors être vendu à ceux qui sont disposés à donner quelque chose au-delà de ce qui est suffisant pour payer la totalité des rentes, salaires et profits employés à le faire croître et à le mettre sur le marché, selon leurs taux naturels, ou selon les taux auxquels on les paye dans la majeure partie des terres cultivées. Dans ce cas, et dans ce seul cas, la portion restante du prix après le remboursement total des frais d’amélioration et de culture peut bien communément ne garder aucune proportion régulière avec le surplus correspondant dans le prix du blé ou de l’herbe des prés ; elle peut même l’excéder à un degré presque sans bornes et la majeure partie de cet excédent va naturellement à la rente du propriétaire.

Par exemple, ce que nous avons dit de la proportion naturelle et ordinaire entre les rentes et profits que rapporte le vin et ceux que donnent le blé et l’herbe des prés, ne doit s’entendre seulement que pour ces vignes qui ne produisent autre chose qu’un bon vin ordinaire, tel qu’il en peut croître à peu près partout où il se trouve un terrain léger, pierreux ou sablonneux, un vin qui n’a d’autre qualité que de la force et de la salubrité. Ce n’est qu’avec ces sortes de vignes seulement que les terres ordinaires du pays peuvent être mises en concurrence ; mais il est évident que cela ne peut avoir lieu à l’égard des vins d’une qualité particulière.

La vigne est, de tous les arbres à fruits, celui sur lequel la différence du terroir a le plus d’effet. Certains terroirs, à ce qu’on suppose, donnent au vin un bouquet qu’aucune espèce de culture ou de soins ne pourrait obtenir sur tout autre sol. Cet avantage, réel ou imaginaire, est quelquefois particulier au produit d’un petit nombre de vignes ; quelquefois il s’étend sur la majeure partie d’un petit canton, et quelquefois sur une partie considérable d’une vaste province. La quantité de ces vins qui va au marché est au-dessous de la demande effective ou de la demande de ceux qui seraient disposés à payer la totalité des rentes, profits et salaires nécessaires pour les faire croître et les mettre sur le marché, suivant le taux ordinaire, ou suivant le taux auquel ces rentes, profits et salaires sont payés dans les vignobles ordinaires. Toute cette quantité peut donc trouver son débit parmi ceux qui sont disposés à payer au-delà ; et cela élève nécessairement le prix de ces vins au-dessus des vins ordinaires. La différence est plus ou moins grande, selon que la vogue ou la rareté du vin donne plus ou moins d’activité à la concurrence des acheteurs. Quelle que soit cette différence, la majeure partie revient à la rente du propriétaire ; car, quoiqu’en général ces sortes de vignes soient cultivées avec plus de soin que la plupart des autres, cependant le haut prix du vin paraît être moins l’effet que la cause de cette culture plus soignée. Dans un produit aussi précieux, la perte que causerait la négligence est assez forte pour obliger même les plus négligents à être soigneux. Ainsi, il ne faut qu’une petite partie de ce haut prix pour payer les salaires du travail extraordinaire donné à la culture de ces vins, ainsi que les profits du capital extraordinaire qui alimente ce travail.

Les colonies à sucre que possèdent les nations européennes dans les Indes occidentales peuvent être comparées à ces vignobles précieux. La totalité de leur produit est au-dessous de la demande effective de l’Europe, et elle peut trouver son débit parmi ceux qui consentent à en payer plus que la totalité des rentes, profits et salaires nécessaire à sa préparation et à son transport au marché, sur le pied où on les paye communément pour tout autre produit. M. Poivre, qui a observé avec le plus grand soin l’agriculture aux Indes, nous dit[10] que le plus beau sucre blanc, à la Cochinchine, se vend communément 3 piastres le quintal, environ 13 schellings 6 deniers de notre monnaie. Ce qu’on appelle là le quintal pèse de 130 à 200 livres de Paris, ou en prenant le terme moyen, 175 livres de Paris ; ce qui, réduisant le prix du cent pesant d’Angleterre à environ 8 schellings sterl., ne fait pas le quart de ce qu’on paye communément les sucres bruts ou moscouades[11] qu’on importe de nos colonies, et pas la sixième partie du prix du plus beau sucre blanc. À la Cochinchine, la majeure partie des terres cultivées est employée à produire du blé et du riz, la nourriture de la masse du peuple. Les prix respectifs du blé, du riz et du sucre ont probablement entre eux une proportion naturelle, celle qui s’établit naturellement entre les différents produits de la plupart des terres cultivées, et qui est capable d’indemniser le propriétaire et le fermier, aussi exactement qu’il est possible de l’apprécier, des dépenses qu’ils ont coutume de faire pour l’amélioration primitive et pour la culture annuelle. Mais, dans nos colonies à sucre, le prix du sucre n’a pas cette proportion avec le prix du produit d’un champ de blé ou de riz, en Europe ou en Amérique. On dit ordinairement qu’un planteur compte, pour se défrayer de toutes ses dépenses de culture, sur le rhum et les mélasses seulement, et que son sucre est pour lui un profit net[12]. Si cela est vrai, car je ne prétends pas l’affirmer, c’est comme si le fermier d’une terre à blé comptait payer tous ses frais de culture avec ses pailles, et que le grain fût tout profit pour lui. Nous voyons souvent des compagnies de négociants, à Londres et dans d’autres villes de commerce, acheter dans nos colonies à sucre des terres incultes, qu’ils se proposent de mettre en valeur, et de cultiver avec profit par le moyen des facteurs ou gérants, et cela malgré la grande distance, l’incertitude des retours et la mauvaise administration de la justice en ces contrées. Or, personne n’entreprendra de mettre en valeur et de cultiver de la même manière les terres les plus fertiles de l’Écosse, de l’Irlande ou des provinces à blé de l’Amérique septentrionale, quoique la justice, mieux administrée en ces pays, donne lieu de compter sur une plus grande régularité dans les retours.

Dans la Virginie et au Maryland, on préfère la culture du tabac à celle du blé, comme étant plus lucrative. Le tabac pourrait se cultiver avec avantage dans la plus grande partie de l’Europe ; mais presque partout on en a fait un objet capital d’impôt, et on a pensé qu’il serait plus difficile de lever cet impôt sur chaque différente ferme de pays où cette plante serait cultivée, que de le lever, par les douanes, sur l’importation de la denrée. C’est pour cette raison que, dans la plus grande partie de l’Europe, la plus absurde des prohibitions empêche la culture du tabac et donne nécessairement une espèce de monopole aux pays où cette culture est permise ; et comme c’est la Virginie et le Maryland qui produisent le plus de cette denrée, ces provinces ont une part considérable, quoique avec quelques concurrents, dans les bénéfices de ce monopole. Toutefois, la culture du tabac ne paraît pas aussi avantageuse que celle du sucre. Je n’ai jamais entendu dire qu’aucune plantation de tabac ait été mise en valeur et cultivée avec des capitaux de commerçants résidant en Angleterre, et nous ne voyons guère arriver de nos colonies à tabac des planteurs aussi opulents que ceux qui nous arrivent souvent de nos îles à sucre. Si la préférence qu’on donne dans ces colonies à la culture du tabac sur celle du blé semble indiquer que la demande effective du tabac faite par l’Europe n’est pas complètement remplie, cependant cette demande est plus près de l’être, à ce qu’il semble, que celle du sucre ; et quoique le prix actuel du tabac soit probablement au-delà de ce qui suffit au payement de la totalité des rentes, profits et salaires qu’exigent sa préparation et son transport au marché, sur le pied auquel on les paye communément dans les terres à blé, il ne doit pas dépasser ce taux dans la même proportion que le prix actuel du sucre. Aussi, nos planteurs de tabac ont-ils témoigné les mêmes craintes sur la surabondance du tabac, que les propriétaires des anciennes vignes de France sur la surabondance du vin. Par un arrêté de leur assemblée, ils ont restreint sa culture à six mille pieds (qu’on suppose rendre un millier pesant de tabac) par chaque nègre de l’âge de seize à soixante ans. Ils comptent qu’un nègre de cet âge, outre la quantité de tabac qu’il a à fournir, peut encore cultiver quatre acres de maïs. Pour empêcher aussi que le marché ne soit surchargé, ils ont quelquefois, dans les années surabondantes, à ce que nous dit le docteur Douglas[13] que je soupçonne pourtant avoir été mal informé), brûlé une certaine quantité de tabac, par nègre, de la même manière qu’on nous dit que font les Hollandais pour les épices. S’il faut employer des moyens aussi violents pour maintenir le prix actuel du tabac, il est vraisemblable que la supériorité des avantages de cette culture sur celle du blé, s’il y en a encore quelqu’une, ne sera pas de longue durée.

C’est ainsi que la rente des terres cultivées pour produire la nourriture des hommes règle la rente de la plupart des autres terres cultivées. Aucun produit particulier ne peut longtemps rendre moins, parce que la terre serait aussitôt mise en autre nature de rapport ; et s’il y a quelque production particulière qui rende ordinairement plus, c’est parce que la quantité de terre qui peut lui être propre ne suffit pas pour remplir la demande effective.

En Europe, c’est le blé qui est la principale production de la terre servant immédiatement à la nourriture de l’homme. Ainsi, excepté quelques circonstances particulières, la rente des terres à blé règle en Europe celles de toutes les autres terres cultivées. L’Angleterre n’est donc pas dans le cas d’envier à la France ses vignobles, ni à l’Italie ses plantations d’olives. À l’exception de circonstances particulières, le rapport de ces sortes de cultures se règle sur le rapport du blé ; et en blé, la fertilité de l’Angleterre n’est pas inférieure à celle de ces deux pays.

Si, dans un pays quelconque, la nourriture végétale ordinaire et favorite du peuple était tirée de quelque plante dont la terre la plus commune, avec la même ou presque la même culture, pût produire une beaucoup plus grande quantité que les terres les plus fertiles ne produisent de blé, alors la rente du propriétaire ou l’excédent de nourriture qui lui restait après le payement du travail et le remboursement du capital et profits ordinaires du fermier, serait nécessairement beaucoup plus considérable. Quel que pût être, dans ce pays-là, le taux de la subsistance ordinaire du travail, ce plus grand excédent de la nourriture en ferait toujours subsister davantage et, par conséquent, mettrait le propriétaire en état d’en acheter ou d’en commander une plus grande quantité. Il recevrait nécessairement une rente d’une valeur réelle plus considérable ; il aurait réellement plus de pouvoir et d’autorité sur le travail d’autrui ; il aurait à sa disposition et à son commandement plus de ces choses que fournit le travail d’autrui, et qui servent aux besoins et aux commodités de la vie.

Une rizière produit une plus grande quantité de nourriture que le champ de blé le plus fertile. Le produit ordinaire d’une acre s’élève, à ce qu’on dit, à deux récoltes par an de trente à soixante boisseaux chacune. Ainsi, quoique sa culture exige plus de tra­vail, quand tout ce travail a subsisté, il reste un plus grand excédent. Par conséquent, dans les pays à riz, où ce végétal est la nourriture ordinaire et favorite du peuple, et où il compose la principale subsistance du travail qui le cultive, il doit appartenir au propriétaire, dans ce plus grand excédent, une portion plus forte que celle qui lui re­vient dans les pays à blé. Dans la Caroline, où les planteurs sont généralement, com­me dans les autres colonies anglaises, fermiers et propriétaires à la fois et où, par conséquent, la rente se confond dans le profit, la culture du riz est regardée comme plus profitable que celle du blé, quoique leurs rizières ne produisent qu’une récolte par année, et quoique la coutume d’Europe y ait conservé assez d’empire pour que le peuple n’y fasse point du riz sa nourriture végétale ordinaire et favorite.

Un bon champ de riz est un vrai marécage dans toutes les saisons de l’année et, dans une saison, c’est un marécage entièrement couvert d’eau. Ce champ ne peut être propre ni au blé, ni au pâturage, ni à la vigne, ni dans le fait à aucune autre production végétale bien utile aux hommes ; et toutes les terres propres à ces diverses cultures ne le sont nullement à celle du riz, Ainsi, même dans les pays à riz, la rente des terres qui le produisent ne peut pas régler la rente des autres terres cultivées qu’il est impossible de mettre en cette nature de rapport.

Un champ de pommes de terre produit en quantité autant de nourriture qu’un champ de riz, et beaucoup plus qu’un champ de blé. Douze milliers pesant de pommes de terre ne sont pas un produit plus grand pour une acre de terre que deux milliers pe­sant de froment. À la vérité, la nourriture réelle ou la subsistance nourrissante qu’on peut tirer de chacun de ces deux végétaux n’est pas tout à fait en raison de leur poids, à cause de la nature aqueuse de la pomme de terre. Toutefois, en accordant la moitié du poids pour l’eau contenue dans cette racine, ce qui est beaucoup, il restera toujours six milliers pesant de nourriture solide produits par une acre de pomme de terre, c’est-à-dire trois fois la quantité produite par l’acre de blé. Une acre de pommes de terre coûte moins à cultiver qu’une acre de blé, l’année de jachères, qui précède en général les semailles, étant plus qu’une compensation du travail à la houe et des autres façons extraordinaires qu’on donne toujours aux pommes de terre. Si cette racine devenait jamais, dans quelque partie de l’Europe, comme le riz dans certains pays à riz, la nourriture végétale ordinaire et favorite du peuple, au point d’occuper la même quantité de terres labourables, en proportion, qu’en occupe aujourd’hui le blé ou toute autre espèce de grain qui nourrit l’homme, il en résulterait que la même quantité de terres cultivées ferait subsister une bien plus grande quantité d’individus, et que ceux qui travailleraient étant généralement nourris de pommes de terre, il se trouverait un excédent bien plus considérable après le remplacement du capital et la subsistance de tout le travail employé de la culture. Il appartiendrait aussi au propriétaire une plus grande portion dans cet excédent. La population augmenterait, et les fermages s’élèveraient beaucoup au-dessus de ce qu’ils sont aujourd’hui[14].

La terre propre à produire des pommes de terre est propre à presque tous les végétaux utiles. Si donc les pommes de terre occupaient autant de terres cultivées que le blé en occupe actuellement, elles régleraient, comme lui, la rente de la plupart des terres cultivées.

On m’a dit que, dans quelques endroits du comté de Lancastre, le pain de farine d’avoine était regardé comme plus nourrissant pour les gens de travail que le pain de froment, et j’ai souvent entendu dire qu’on avait en Écosse la même opinion. Avec cela je doute un peu qu’elle soit vraie. En général, le bas peuple d’Écosse, qui se nourrit de pain d’avoine, n’est ni aussi fort ni aussi beau que celui d’Angleterre, qui se nourrit de pain de froment. Il ne travaille pas aussi bien et n’a pas aussi bonne mine ; et comme la même différence ne se fait pas remarquer chez les personnes d’un rang supérieur de l’un et de l’autre pays, il semblerait, d’après l’expérience, que la nourriture des gens du peuple, en Écosse, ne convient pas aussi bien à la constitution de l’homme que celle des gens de la même classe en Angleterre. Mais il paraît qu’il n’en est pas de même des pommes de terre. On dit que les porteurs de chaises à bras, les portetaix, les porteurs de charbon à Londres, et ces malheureuses femmes qui vivent de prostitution, c’est-à-dire, les hommes les plus robustes et les plus belles femmes peut-être des trois royaumes, viennent pour la plupart des dernières classes du peuple d’Irlande, qui vivent, en général, de cette racine. Il n’y a pas de nourriture dont la qualité nourrissante, ou dont l’analogie particulière avec la constitution de l’homme soit démontrée d’une manière plus décisive.

Il est difficile de conserver les pommes de terre toute l’année, et impossible de les garder en magasin, comme le blé, pendant deux ou trois années de suite. La crainte qu’on a de ne pouvoir les débiter avant qu’elles ne se gâtent, en décourage la culture, et c’est peut-être le principal obstacle à ce qu’elles deviennent jamais, dans un grand pays, la première nourriture végétale de toutes les classes du peuple, comme l’est le pain.



Section II.
Du produit qui tantôt fournit et tantôt ne fournit pas de quoi payer une rente.


La nourriture de l’homme paraît être le seul des produits de la terre qui fournisse toujours et nécessairement de quoi payer une rente quelconque au propriétaire. Les autres genres de produits peuvent tantôt rapporter une rente, et tantôt non, selon les circonstances.

Les deux plus grands besoins de l’homme, après la nourriture, sont le vêtement et le logement.

La terre, dans son état primitif et inculte, peut fournir des matières premières de vêtement et de logement pour beaucoup plus de personnes qu’elle ne peut en nourrir. Dans son état de culture, au contraire, elle ne peut guère fournir de ces denrées à toutes les personnes qu’elle serait dans le cas de nourrir, du moins telles que ces personnes voudraient les avoir et consentiraient à les payer. Ainsi, dans le premier état, il y a toujours surabondance de ces matières, qui n’ont souvent, par cette raison, que peu ou point de prix. Dans l’autre, il y en a souvent disette, ce qui augmente nécessairement leur valeur. Dans le premier état, une grande partie de ces matières est jetée comme inutile, et le prix de celles dont on fait usage est regardé comme représentant seulement le travail et la dépense nécessaire pour les mettre en état de servir. Elles ne peuvent, en conséquence, fournir aucune rente au propriétaire du sol. Dans l’autre, elles sont toutes mises en œuvre, et il y a souvent demande pour plus qu’on n’en peut avoir. Il se trouve toujours quelqu’un disposé à donner, de chaque portion de ces matières, plus que ce qu’il en faut pour payer la dépense de les transporter au marché ; aussi, leur prix peut toujours fournir quelque chose pour acquitter une rente au propriétaire de la terre.

Les premières matières qu’on employa pour le vêtement furent les peaux des plus gros animaux. Ainsi, chez les peuples chasseurs et les peuples pasteurs, qui font leur principale nourriture de la chair de ces animaux, chaque homme, en pourvoyant à sa nourriture, se pourvoit en même temps de plus de matière de vêtements qu’il n’en pourra porter. S’il n’y avait pas de commerce étranger, on en jetterait la plus grande partie comme chose sans valeur. C’est ce qui avait lieu vraisemblablement chez les peuples chasseurs de l’Amérique septentrionale avant la découverte de leur pays par les Européens, avec lesquels ils échangent maintenant l’excédent de leurs pelleteries contre des couvertures, des armes à feu et de l’eau-de-vie, ce qui donne quelque va­leur à cet excédent. Dans l’état actuel du commerce du monde connu, les nations les plus barbares, à ce que je pense, chez lesquelles la propriété soit établie, ont quelque commerce étranger de cette espèce, et trouvent, pour toutes les matières de vêtement que leur terre produit, et qu’elles ne peuvent ou travailler ou consommer chez elles, une demande assez forte de la part de voisins plus riches qu’elles, pour en élever le prix au-delà de ce que coûte la dépense de les envoyer au marché. Ce prix fournit donc quelque rente au propriétaire de la terre. Lorsque les montagnards d’Écosse con­sommaient la majeure partie de leurs bestiaux dans leurs montagnes, l’exportation des peaux de ces animaux était l’article le plus considérable du commerce de ce pays, et ce qu’on recevait en échange ajoutait quelque chose à la rente des propriétés du lieu. La laine d’Angleterre, qui, dans les anciens temps, n’aurait pu ni se consommer ni se manufacturer dans le pays, trouvait un marché dans la Flandre, alors bien supé­rieure à l’Angleterre en richesse et en industrie, et son prix contribuait à augmenter un peu la rente du pays qui la produisait. Dans des pays qui n’auraient pas été mieux cultivés que n’était alors l’Angleterre, ou que ne sont aujourd’hui les montagnes d’Écosse, et qui n’auraient pas de commerce étranger, les matières de vêtement se­raient tellement surabondantes, qu’une grande partie en serait jetée comme inutile, et que le reste ne fournirait aucune rente au propriétaire.

Les matières de logement ne peuvent pas toujours se transporter à une aussi gran­de distance que celles de vêtement, et ne deviennent pas non plus aussi promp­tement un objet de commerce étranger. Lorsqu’elles sont surabondantes dans le pays qui les produit, il arrive fréquemment, même dans l’état actuel du commerce du monde, qu’elles ne soient d’aucune valeur pour le propriétaire de la terre. Une bonne carrière de pierres, dans le voisinage de Londres, fournirait une rente considérable. Dans beaucoup d’endroits de l’Écosse et de la province de Galles, elle n’en rapportera aucune. Le bois propre à la charpente est d’une grande valeur dans un pays bien peuplé et bien cultivé, et la terre qui le produit rapporte une forte rente. Mais, dans plusieurs endroits de l’Amérique septentrionale, le propriétaire saurait très-bon gré à qui voudrait le débarrasser de la plupart de ses gros arbres. Dans quelques endroits des montagnes d’Écosse, faute de moyens de transport par eau ou par terre, l’écorce est la seule partie du bois qu’on puisse envoyer au marché. On y laisse les bois pourrir sur place. Quand il y a une telle surabondance dans les matières de logement, la partie dont on fait usage n’a d’autre valeur que le travail et la dépense employés à la rendre propre au service. Elle ne rapporte aucune rente au propriétaire, qui, en général, en abandonne l’usage à quiconque prend seulement la peine de le lui demander. Cependant, il peut quelquefois être dans le cas d’en retirer une rente, s’il y a demande de la part de nations plus riches. Le pavé des rues de Londres a fourni aux propriétaires de quelques rochers stériles de la côte d’Écosse le moyen de tirer une rente de ce qui n’en avait jamais rapporté auparavant. Les bois de la Norvège et des côtes de la mer Baltique trouvent dans beaucoup d’endroits de la Grande-Bretagne un marché qu’ils ne pourraient pas trouver sur les lieux, et par ce moyen ils fournissent quelque rente à leurs propriétaires.

Les pays ne se peuplent pas en proportion du nombre d’hommes que leur produit pourrait vêtir et loger, mais en raison du nombre que ce produit peut nourrir. Quand la nourriture ne manque pas, il est aisé de trouver les choses nécessaires pour se vêtir et pour se loger ; mais on peut avoir celles-ci en abondance, et éprouver souvent de grandes difficultés à se procurer la nourriture. Dans quelques localités, même en Angleterre, le travail d’un seul homme, dans une seule journée, peut bâtir ce qu’on y appelle une maison. Le vêtement de l’espèce la plus simple, celui de peaux de bêtes, exige un peu plus de travail pour le préparer et le mettre en état de servir ; toutefois, il n’en exige pas encore beaucoup. Chez les peuples sauvages et barbares, la centième partie, ou guère plus, du travail de toute l’année, suffira pour les pourvoir de ce genre de vêtement et les loger de manière à satisfaire la majorité de la nation ; les quatre-vingt-dix-neuf autres centièmes suffisent souvent à peine pour les pourvoir de nourriture.

Mais lorsque, au moyen de la culture et de l’amélioration de la terre, le travail d’une seule famille peut fournir à la nourriture de deux, alors le travail d’une moitié de la société suffit pour nourrir le tout. Ainsi, l’autre moitié, ou au moins la majeure partie de cette autre moitié, peut être employée à faire autre chose ou à satisfaire les autres besoins et fantaisies des hommes. Les objets principaux de la plupart de ces besoins et fantaisies, ce sont le vêtement, le logement, le mobilier de la maison, et ce qu’on appelle le train ou l’équipage. Un riche ne consomme pas plus de nourriture que le plus pauvre de ses voisins. Elle peut être fort différente quant à la qualité, et exiger beaucoup plus de travail et d’art pour la choisir et l’apprêter ; mais quant à la quantité, il n’y a presque aucune différence. Comparez, au contraire, le vaste palais et la nombreuse garde-robe de l’un avec la cabane de l’autre, et le peu de guenilles qui le couvrent, et vous trouverez que, quant au vêtement, au logement et au mobilier, la différence est presque tout aussi grande en quantité qu’elle l’est en qualité. Dans tout homme, l’appétit pour la nourriture est borné par l’étroite capacité de son estomac ; mais on ne saurait mettre de bornes déterminées au désir des commodités et orne­ments qu’on peut rassembler dans ses bâtiments, sa parure, ses équipages et son mobilier. C’est pourquoi ceux qui ont à leur disposition plus de nourriture qu’ils ne peuvent en consommer personnellement cherchent toujours à en échanger le surplus, ou, ce qui revient au même, le prix de ce surplus, pour se procurer des jouissances d’un autre genre. Quand on a donné aux besoins limités ce qu’ils exigent, tout le sur­plus est consacré à ces besoins du superflu, qui ne peuvent jamais être remplis et qui semblent n’avoir aucun terme. Les pauvres, pour obtenir de la nourriture, s’occupent à satisfaire ces fantaisies des riches, et, pour être plus sûrs d’en obtenir, ils cherchent à l’emporter les uns sur les autres par le bon marché et la perfection de leur ouvrage. Le nombre des ouvriers augmente à mesure qu’augmente la quantité de nourriture, ou que la culture et l’amélioration de la terre vont en croissant ; et comme la nature de leur besogne admet une extrême subdivision de travail, la quantité des matières sur lesquelles ils s’exercent augmente dans une proportion infiniment plus forte que leur nombre. De là, naît la demande de toute espèce de matières que puisse mettre en œuvre l’invention des hommes, soit pour l’utilité, soit pour la décoration des bâtiments, de la parure, de l’équipage ou du mobilier : de là, la demande des fossiles et des minéraux renfermés dans les entrailles de la terre ; de là, la demande des métaux précieux et des pierres précieuses.

Ainsi, non-seulement c’est de la nourriture que la rente tire sa première origine, mais encore, si quelque autre partie du produit de la terre vient aussi par la suite à rapporter une rente, elle doit cette addition de valeur à l’accroissement de puissance qu’a acquis le travail pour produit de la nourriture, au moyen de la culture et de l’amélioration de la terre.

Cependant, les autres parties du produit de la terre, qui, par la suite, viennent à rapporter une rente, n’en rapportent pas toujours. La demande n’en est pas toujours assez forte, même dans les pays cultivés et améliorés, pour que le prix qu’elles rendent soit au-delà de ce qu’exigent le payement du travail dépensé pour les amener au marché et le remplacement du capital employé pour le même objet avec ses profits ordinaires. La demande sera ou ne sera pas assez forte pour cela, d’après différentes circonstances.

Par exemple, la rente que rapportera une mine de charbon de terre dépend en partie de sa fécondité, et en partie de sa situation.

On peut dire d’une mine, en général, qu’elle est féconde ou qu’elle est stérile, selon que la quantité de minerai que peut en tirer une certaine quantité de travail est plus ou moins grande que celle qu’une même quantité de travail tirerait de la plupart des autres mines de la même espèce.

Quelques mines de charbon de terre, avantageusement situées, ne peuvent être exploitées à cause de leur stérilité ; le produit n’en vaut pas la dépense ; elles ne peuvent rapporter ni profit ni rente.

Il y en a dont le produit est purement suffisant pour payer le travail et remplacer, avec les profits ordinaires, le capital employé à leur exploitation ; elles donnent quelque profit à leur entrepreneur, mais point de rente au propriétaire. Personne ne peut les exploiter plus avantageusement que le propriétaire, qui, en faisant lui-même l’entreprise, gagne les profits ordinaires sur le capital qu’il y emploie. Il y a, en Écosse, beaucoup de mines de charbon qui sont exploitées ainsi, et qui ne pourraient pas l’être autrement. Le propriétaire n’en permettrait pas l’exploitation à d’autres sans exiger une rente, et personne ne trouverait moyen de lui en payer une.

Dans le même pays, il y a d’autres mines de charbon qui seraient bien assez fertiles, mais qui ne peuvent être exploitées à cause de leur situation. La quantité de minerai suffisante pour défrayer la dépense de l’exploitation pourrait bien être tirée de la mine avec la quantité ordinaire, ou même encore moins que la quantité ordinaire de travail ; mais dans un pays enfoncé dans les terres, peu habité, et qui n’a ni bonnes routes ni navigation, cette quantité de minerai ne pourrait être vendue.

Le charbon de terre est un chauffage moins agréable que le bois ; on dit, de plus, qu’il n’est pas aussi sain. Il faut donc qu’en général la dépense d’un feu de charbon de terre soit de quelque chose moindre, pour le consommateur, que celle d’un feu de bois.

Le prix du bois varie encore suivant l’état de l’agriculture, presque de la même manière, et précisément pour la même raison que le prix du bétail. Quand l’agriculture est encore dans sa première enfance, le pays est en grande partie couvert de bois, qui ne sont alors pour le propriétaire qu’un embarras, et qu’il donnerait volontiers pour la peine de les couper. À mesure que l’agriculture fait des progrès, les bois s’éclaircissent par l’extension du labourage et, d’un autre côté, dépérissent par suite de la multiplication des bestiaux. Quoique ces animaux ne multiplient pas dans la même proportion que le blé, qui est entièrement le fruit de l’industrie humaine, cependant la propagation de leur espèce est favorisée par les soins et la protection de l’homme, qui leur ménage, dans la saison de l’abondance, de quoi les faire subsister dans celle de la disette, leur fournit pendant tout le cours de l’année une plus grande quantité de nourriture que n’en fait naître pour eux la nature sauvage, et leur assure la plus libre jouissance de tout ce que leur offre la nature, en détruisant et en extirpant tout ce qui pourrait leur nuire. Des troupeaux nombreux qu’on laisse errer à travers les bois, quoiqu’ils ne détruisent pas les arbres âgés, empêchent la pousse des jeunes et, de cette manière, dans le cours d’un siècle ou deux, toute la forêt s’en va en ruine. Alors, la rareté du bois en élève le prix ; ce produit rapporte une forte rente, et quelquefois le propriétaire trouve qu’il ne peut guère employer plus avantageusement ses meilleures terres qu’en y faisant croître du bois propre à la charpente, qui, par l’importance du profit, compense souvent la lenteur des retours. Tel est à peu près aujourd’hui, à ce qu’il semble, l’état des choses dans plusieurs endroits de la Grande-Bretagne, où l’on trouve autant de profit à faire des plantations qu’à exploiter la terre en blé ou en prairies. Nulle part le bénéfice que le propriétaire retire d’une plantation de bois ne peut l’emporter, au moins pour longtemps, sur la rente que rapportent ces deux derniers genres de produits ; mais, dans un pays enfoncé dans les terres, très-bien cultivé, il arrivera souvent que ce bénéfice n’y sera pas inférieur. À la vérité, dans un pays bien florissant, situé sur les côtes, si l’on peut se procurer facilement du charbon pour le chauffage, on trouvera quelquefois plus de profit à tirer le bois de charpente, pour ses bâtiments, des pays étrangers moins cultivés, que de les faire croître chez soi. Dans la nouvelle ville Édimbourg, bâtie il y a peu d’années, il n’y a peut-être pas une seule pièce de bois coupée en Écosse.

Quel que puisse être le prix du bois, si celui du charbon est tel, qu’un feu de charbon coûte presque autant qu’un feu de bois, nous pouvons être sûrs que, dans cette localité, et tant que les choses seront ainsi, le prix du charbon est aussi haut qu’il puisse être ; c’est ce qui existe apparemment dans quelques endroits de l’intérieur de l’Angleterre, spécialement dans le comté d’Oxford, où il est d’usage, même chez les gens du peuple, de mêler du bois et du charbon ensemble dans le foyer et où, par conséquent, il ne peut y avoir grande différence entre la dépense de ces deux sortes de chauffage.

Le charbon, dans les pays à mines de charbon, est partout fort au-dessous de ce prix extrême ; sans cela il ne pourrait pas supporter un transport éloigné, par terre ni même par eau. On ne pourrait en vendre qu’une petite quantité, et les maîtres charbonniers et propriétaires des mines trouvent bien mieux leur compte à en vendre une grande quantité à quelque chose au-dessus du plus bas prix, qu’une petite quantité au prix le plus élevé. En outre, le prix de la mine de charbon la plus féconde règle le prix du charbon pour toutes les autres mines de son voisinage[15]. Le propriétaire et l’entrepreneur trouvent tous deux qu’ils pourront se faire, l’un une plus forte rente, l’autre un plus gros profit en vendant à un prix un peu inférieur à celui de leurs voisins. Les voisins sont bientôt obligés de vendre au même prix, quoiqu’ils soient moins en état d’y suffire, et quoique ce prix aille toujours en diminuant et leur enlève même quelquefois toute leur rente et tout leur profit. Quelques exploitations se trouvent alors entièrement abandonnées ; d’autres ne rapportent plus de rente, et ne peuvent plus être continuées que par le propriétaire de la mine.

Le prix le plus bas auquel le charbon de terre puisse se vendre pendant un certain temps est, comme celui de toutes les autres marchandises, le prix qui est simplement suffisant pour remplacer, avec ses profits ordinaires, le capital employé à le faire venir au marché[16]. À une mine dont le propriétaire ne retire pas de rente, et qu’il est obligé d’exploiter lui-même ou d’abandonner tout à fait, le prix du charbon doit, en général, approcher beaucoup de ce prix.

La rente, quand le charbon en rapporte une, compose pour l’ordinaire une plus petite portion du prix qu’elle ne le fait dans la plupart des autres produits durs de la terre. La rente d’un bien à la surface de la terre s’élève communément à ce qu’on sup­po­se être le tiers du produit total, et c’est pour l’ordinaire une rente fixe et indépen­dan­te des variations accidentelles de la récolte. Dans les mines de charbon, un cinquième du produit total est une très-forte rente ; un dixième est la rente ordinaire, et cette rente est rarement fixe, mais elle dépend des variations accidentelles dans le produit. Ces variations sont si fortes, que, dans un pays où les propriétés foncières sont censées vendues à un prix modéré, au denier trente, c’est-à-dire moyennant trente années du revenu, une mine de charbon vendue au denier dix est réputée vendue à un bon prix.

La valeur d’une mine de charbon pour le propriétaire dépend souvent autant de sa situation que de sa fécondité. Celle d’une mine métallique dépend davantage de sa fécondité et moins de sa situation. Les métaux même grossiers, et à plus forte raison les métaux précieux, quand ils sont séparés de leur gangue, ont assez de valeur pour pouvoir, en général, supporter les frais d’un long transport par terre et du trajet le plus lointain par mer. Leur marché ne se borne pas aux pays voisins de la mine, mais il s’étend au monde entier. Le cuivre du japon est un des articles du commerce de l’Europe, le fer d’Espagne est un de ceux du commerce du Chili et du Pérou ; l’argent du Pérou s’ouvre un chemin, non-seulement jusqu’en Europe, mais encore de l’Europe à la Chine.

Au contraire, le prix des charbons du Westmoreland ou du Shropshire ne peut influer que peu sur leur prix à Newcastle, et leur prix dans le Lyonnais n’exercera sur celui des premiers aucune espèce d’influence. Les produits de mines de charbon aussi distantes ne peuvent se faire concurrence l’un à l’autre ; mais les produits des mines métalliques les plus distantes peuvent souvent le faire et le font en réalité communément. Ainsi, le prix des métaux même grossiers, et plus encore celui des métaux précieux ; dans les mines les plus fécondes qui existent, influe nécessairement sur le prix de ces métaux dans toute autre mine du monde. Le prix du cuivre au Japon a nécessairement quelque influence sur le prix de ce métal aux mines de cuivre d’Europe. Le prix de l’argent au Pérou, ou la quantité, soit de travail, soit de toute autre marchandise qu’il peut y acheter, doit avoir quelque influence sur le prix de l’argent, non-seulement aux mines d’Europe, mais même à celles de la Chine. Après la découverte des mines du Pérou, les mines d’argent d’Europe furent pour la plupart abandonnées. La valeur de l’argent fut tellement réduite, que le produit de ces dernières ne pouvait plus suffire à payer les frais de leur exploitation, ou remplacer, avec un profit, les dépenses de nourriture, vêtement, logement et autres choses nécessaires qui étaient consommées pendant cette opération. La même chose arriva à l’égard des mines de Cuba et de Saint-Domingue, et même à l’égard des anciennes mines du Pérou, après la découverte de celles du Potosi.

Ainsi, le prix de chaque métal à chaque mine étant réglé en quelque sorte par le prix de ce métal à la mine la plus féconde qui soit pour le moment exploitée dans le monde, il en résulte que, dans la plus grande partie des mines, ce prix ne doit guère s’élever au-delà de la dépense de l’exploitation, et qu’il peut rarement fournir une bien forte rente au propriétaire. Aussi, dans la plupart des mines, la rente ne compose-t-elle qu’une petite part du prix du métal, et une bien plus petite encore lorsqu’il s’agit de métaux précieux. Le travail et le profit forment la majeure partie de ce prix.

La rente moyenne des mines d’étain de Cornouailles, les plus fécondes du monde, s’élève à un sixième du produit total, à ce que nous assure M. Borlace, garde des mines : quelques-unes, dit-il, rendent plus, et quelques autres moins ; la rente de plusieurs mines de plomb très-fécondes, situées en Écosse, est aussi d’un sixième du produit total.

Frézier et Ulloa nous disent qu’aux mines du Pérou, le propriétaire n’impose souvent pas d’autre condition à l’entrepreneur de la mine, que celle de venir broyer ou bocarder le minerai à son moulin, en lui payant le prix d’usage pour cette préparation ; à la vérité, jusqu’en 1738, la taxe due au roi d’Espagne s’élevait au cinquième de l’argent au titre, ce qu’on pouvait regarder alors comme la véritable rente de la plupart des mines d’argent du Pérou, les plus riches que l’on connût dans le monde. S’il n’y avait pas eu de taxe imposée sur le produit, ce cinquième aurait appartenu naturellement au propriétaire, et il y aurait eu beaucoup de mines exploitées, qui ne pouvaient l’être alors parce qu’elles n’auraient pas pu suffire à payer cette taxe. La taxe du duc de Cornouailles sur l’étain est supposée de plus de cinq pour cent, ou d’un vingtième de la valeur et, quelle que puisse être sa proportion avec le produit total, le montant de cette taxe appartiendrait naturellement aussi au propriétaire si l’étain était franc de droits ; or, si vous ajoutez un vingtième à un sixième, vous trouverez que la totalité de la rente moyenne des mines d’étain de Cornouailles était à la totalité de la rente moyenne des mines d’argent du Pérou comme 13 est à 12 ; mais les mines d’argent du Pérou ne sont pas en état aujourd’hui de payer même cette faible rente, et en 1736 la taxe sur l’argent a été réduite d’un cinquième à un dixième ; de plus, cette taxe, même telle qu’elle est, donne plus de tentation à la fraude que la taxe d’un vingtième sur l’étain, et la contrebande est bien plus facile sur une marchandise précieuse que sur une denrée d’un volume considérable ; aussi dit-on que la taxe du roi d’Espagne est fort mal payée, et que celle du duc de Cornouailles l’est fort bien. Il est donc vraisemblable que la rente entre pour une plus grande partie dans le prix de l’étain aux mines d’étain les plus fécondes, qu’elle ne le fait dans le prix de l’argent aux mines d’argent les plus fécondes qui existent. Il semble que ce qui reste au propriétaire après le remplacement du capital employé à exploiter ces différentes mines, avec ses profits ordinaires, est plus considérable dans le métal grossier, qu’il ne l’est dans le métal précieux.

Les profits des entrepreneurs des mines d’argent ne sont pas non plus ordinairement très-considérables au Pérou. Les auteurs estimables et très-bien informés que nous avons déjà cités nous apprennent que, lorsqu’un capitaliste entreprend au Pérou l’exploitation d’une nouvelle mine, il est généralement regardé comme un homme à peu près ruiné et presque en banqueroute ; ce qui fait que tout le monde le fuit et évite d’avoir des relations avec lui. L’entreprise d’une nouvelle mine est considérée, dans ce pays, comme l’est ici une loterie dans laquelle le montant des lots ne compense pas la perte des billets blancs, quoique l’importance de quelques-uns de ces lots pousse beaucoup de joueurs téméraires à y aventurer la totalité de leur fortune[17].

Cependant, comme le souverain tire une partie considérable de son revenu du produit des mines d’argent, les lois du Pérou encouragent par tous les moyens possibles la découverte et l’exploitation des mines nouvelles. Quiconque découvre une mine est autorisé à prendre une longueur de terrain de 246 pieds, dans la direction qu’il suppose à la veine, et moitié autant en largeur ; il devient propriétaire de cette portion de la mine, et il peut l’exploiter sans payer aucune redevance au propriétaire du terrain. L’intérêt des ducs de Cornouailles a donné lieu à un règlement à peu près de même genre dans cet ancien duché. Toute personne qui découvre une mine d’étain dans des terres incultes et sans clôture, peut en marquer les limites à une certaine étendue ; c’est ce qu’on appelle borner une mine, celui qui borne ainsi devient le vrai propriétaire de la mine, et il peut ou l’exploiter lui-même, ou la donner à bail à un autre sans le consentement du propriétaire du sol, sauf une très-légère redevance qu’il faut payer à celui-ci lors de l’exploitation. Dans l’un et l’autre de ces règlements, on a sacrifié les droits sacrés de la propriété privée à l’intérêt prétendu du revenu public.

On a donné, au Pérou, les mêmes encouragements à la découverte et à l’exploitation des nouvelles mines d’or ; sur l’or, la taxe du roi ne s’élève qu’à un vingtième du métal au titre ; elle était autrefois d’un cinquième, et elle a été réduite à un dixième comme la taxe sur l’argent, mais on trouva que l’entreprise n’était pas en état de supporter même la plus faible de ces deux taxes. Néanmoins, s’il est rare, disent les mêmes auteurs (Frézier et Ulloa), de trouver quelqu’un qui ait fait sa fortune dans l’exploitation d’une mine d’argent, il est encore bien plus rare d’en trouver qui l’aient faite avec une mine d’or. Ce vingtième paraît être la totalité de la rente qui se paye par la plus grande partie des mines d’or au Chili et au Pérou ; l’or est, en effet, plus facile à passer en fraude que l’argent, non-seulement par rapport à la supériorité de la valeur du métal comparée à son volume, mais encore par rapport à la manière particulière dont la nature le produit. On trouve très-rarement l’argent à l’état natif, mais, comme la plupart des autres métaux, il est ordinairement mêlé à une autre substance, dont il est impossible de le séparer en quantité assez grande pour payer la dépense, sinon par des opérations lentes et pénibles qui ne peuvent s’établir que dans des laboratoires construits exprès pour cela et, par conséquent, exposés à l’inspection des officiers du roi. On trouve, au contraire, presque toujours l’or à l’état natif : on le trouve quelquefois en morceaux d’un certain volume ; et même, quand il se trouve mêlé en parties fort petites et presque insensibles avec du sable, de la terre et d’autres matières étrangères, on vient à bout de l’en séparer par une opération très-courte et très-simple, que tout le monde peut faire dans sa propre maison, avec quelque peu de mercure. Si donc la taxe du roi est mal payée sur l’argent, elle l’est vraisemblablement encore bien plus mal sur l’or, et la rente doit faire encore une bien plus petite partie du prix, dans celui de l’or, que dans celui de l’argent[18].

Le plus bas prix auquel on puisse, pendant un certain temps, vendre les métaux précieux, c’est-à-dire la plus petite quantité d’autres marchandises pour laquelle on puisse les échanger, se règle sur les mêmes principes qui déterminent le plus bas prix ordinaire de toute autre marchandise. Ce qui le détermine, c’est le capital qu’il faut communément employer pour le faire venir de la mine au marché, c’est-à-dire la quantité de nourriture, vêtement et logement qu’il faut communément consommer pour cela. Il faut que le prix soit tout au moins suffisant pour remplacer ce capital avec les profits ordinaires.

Toutefois, leur plus haut prix ne paraît pas être déterminé nécessairement par aucune autre circonstance que celle de la rareté ou de l’abondance actuelle de ces métaux eux-mêmes. Il n’est déterminé par le prix d’aucune marchandise, comme le prix du charbon de terre se trouve l’être par celui du bois, au-delà duquel il ne peut jamais s’élever, quelque rare que puisse être ce minéral. Augmentez, au contraire, la rareté de l’or à un certain degré, et la plus petite parcelle pourra devenir plus précieuse qu’un diamant, et obtenir en échange une plus grande quantité d’autres marchandises,

La demande de ces métaux provient en partie de leur utilité et en partie de leur beauté. Ils sont plus utiles peut-être qu’aucun autre métal, si l’on en excepte le fer. Comme ils sont moins sujets que tout autre à se rouiller et à se corrompre, il est bien plus aisé de les tenir propres, et c’est par cette raison qu’on trouve plus d’agrément à s’en servir pour les ustensiles de la table et de la cuisine. Une bouilloire d’argent est plus propre qu’une de plomb, de cuivre ou d’étain et la même qualité rendra une bouilloire d’or encore bien préférable. Cependant, le principal mérite de ces métaux vient de leur beauté, qui les rend particulièrement propres à l’ornement de la parure et des meubles du ménage. Il n’y a pas de peinture ou de vernis qui puisse donner une couleur aussi magnifique que la dorure. Leur rareté ajoute encore extrêmement au mérite de leur beauté. Pour la plupart des gens riches, la principale jouissance de la richesse consiste à en faire parade, et cette jouissance n’est jamais plus complète que lorsqu’ils étalent ces signes incontestables d’opulence, que personne qu’eux seuls ne peut posséder. À leurs yeux, le mérite d’un objet qui a quelque degré d’utilité ou de beauté est infiniment rehaussé par sa rareté ou par le grand travail qu’il faut employer pour en rassembler une quantité considérable, travail qu’eux seuls sont en état de payer. Ils achèteront volontiers de tels objets à un prix plus haut que des choses beaucoup plus utiles ou plus belles, mais qui seraient plus communes. Ce sont ces qualités d’utilité, de beauté et de rareté qui sont la première source du haut prix de ces métaux, c’est-à-dire de la grande quantité d’autres marchandises qu’ils peuvent obtenir partout en échange. Cette valeur a précédé leur usage comme monnaie, et elle en est indépendante ; elle est la qualité qui les a rendus propres à cet usage. Cet usage cependant, en occasionnant une nouvelle demande de ces métaux, et en diminuant la quantité qui pourrait en être employée de toute autre manière, peut avoir, par la suite, contribué à maintenir leur valeur ou même à l’augmenter.

La demande de pierres précieuses vient entièrement de leur beauté. Elles ne servent à rien qu’à l’ornement, et le mérite de leur beauté est extrêmement rehaussé par leur rareté ou par la difficulté et la dépense de les extraire de la mine. En conséquence, c’est de salaires et de profits qu’est composée le plus souvent la presque totalité de leur haut prix. La rente n’y entre que pour une très-faible part, très-souvent elle n’y entre pour rien, et il n’y a que les mines les plus fécondes qui puissent suffire à payer une rente un peu considérable. Lorsque le célèbre joaillier Tavernier alla visiter les mines de diamants de Golconde et de Visapour, on lui dit que le souverain du pays, pour le compte duquel on les exploitait, avait donné ordre de les fermer toutes, à l’exception de celles qui produisaient les pierres les plus grosses et les plus belles. Les autres, à ce qu’il semble, ne valaient pas pour le propriétaire la peine de les faire exploiter.

Le prix des métaux précieux et des pierres précieuses étant réglé pour le monde entier par le prix qu’ils ont à la mine la plus féconde, il s’ensuit que la rente que peut rapporter au propriétaire une mine des uns ou des autres est en proportion, non de la fécondité absolue de la mine, mais de ce qu’on peut appeler sa fécondité relative, c’est-à-dire de sa supériorité sur les autres mines du même genre. Si l’on découvrait de nouvelles mines qui fussent aussi supérieures à celles du Potosi que celles-ci se sont trouvées être supérieures aux mines de l’Europe, la valeur de l’argent pourrait par là se dégrader au point que les mines, même du Potosi, ne vaudraient pas la peine d’être exploitées. Avant la découverte des Indes occidentales espagnoles, les mines les plus fécondes de l’Europe peuvent avoir rapporté à leurs propriétaires une rente aussi forte que celle que rapportent à présent aux leurs les plus riches mines du Pérou. Quoique la quantité d’argent produit fût beaucoup moindre, elle s’échangeait peut-être contre tout autant de marchandises, et la part revenant au propriétaire mettait à sa disposition ou à son commandement une quantité égale, soit de travail, soit de toute autre marchandise. La valeur tant du produit total que de la rente, le revenu réel qu’elles donnaient tant au public qu’au propriétaire, pouvait être le même.

Les mines les plus abondantes, soit en métaux précieux, soit en pierres précieuses, ne pourraient qu’ajouter très-peu à la richesse du monde. L’abondance dégrade nécessairement la valeur d’un produit, qui ne tire sa principale valeur que de sa rareté. Un service de vaisselle d’argent et tous les autres ornement frivoles de la parure et du mobilier pourraient alors s’acheter moyennant une moindre quantité de marchandises ; et c’est en cela seulement que consisterait tout l’avantage que cette abondance procurerait au monde[19].

Il en est autrement des biens qui existent à la surface de la terre. La valeur, tant de leur produit que de leur rente, est en proportion de leur fertilité absolue et non de leur fertilité relative. La terre qui produit une certaine quantité de nourriture ou de matières propres au vêtement ou au logement, peut toujours nourrir, vêtir et loger un certain nombre de personnes ; et quelle que soit la proportion dans laquelle le propriétaire prendra sa part de ce produit, cette part mettra toujours à sa disposition une quantité proportionnée du travail de ces personnes et des commodités que ce travail peut lui procurer. La valeur des terres les plus stériles n’éprouve aucune diminution par le voisinage des terres les plus fertiles. Au contraire, elle y gagne, en général, une augmentation. Le grand nombre de personnes que les terres fertiles font subsister, procure à plusieurs parties du produit des terres stériles un marché qu’elles n’auraient jamais trouvé parmi les personnes que leur propre produit eût pu faire subsister.

Tout ce qui tend à rendre la terre plus fertile en subsistances, augmente non-seulement la valeur des terres sur lesquelles se fait l’amélioration, mais encore contribue à augmenter pareillement la valeur de plusieurs autres terres, en faisant naître de nouvelles demandes de leur produit. Cette abondance de subsistance, dont en conséquence de l’amélioration de la terre plusieurs personnes se trouvent avoir à disposer au-delà de leur propre consommation, est la grande cause qui donne lieu à la demande de métaux précieux, de pierres précieuses, aussi bien que de tout autre objet de commodité ou d’ornement pour la parure, le logement, l’ameublement et l’équipage. La nourriture de l’homme constitue non-seulement le premier et principal article des richesses du monde, mais c’est encore l’abondance de cette nourriture qui donne à plusieurs autres genres de richesse la plus grande partie de leur valeur. Lors de la première découverte de Cuba et de Saint-Domingue par les Espagnols, les pauvres habitants de ces îles avaient coutume de porter de petits morceaux d’or en guise d’ornement dans leurs cheveux et sur différentes parties de leurs vêtements. Ils semblaient en faire le cas que nous pourrions faire de quelques petits cailloux un peu plus jolis que les autres, que nous regarderions comme valant tout juste la peine de les ramasser, mais comme de trop peu de prix pour les refuser a quiconque nous les demanderait. Ils donnaient cet or à leurs nouveaux hôtes à la première demande, sans paraître se douter seulement qu’ils leur eussent fait là un présent de quelque valeur. Ils furent très-surpris de voir la fureur des Espagnols pour ce métal ; ils ne pouvaient pas soupçonner qu’il y eût un pays au monde où la nourriture, qui est toujours si rare parmi eux, se trouvât entre les mains et à la disposition de quelques personnes en telle surabondance, qu’elles consentissent à en céder de quoi faire subsister toute une famille pendant plusieurs années pour se procurer seulement une petite quantité de ces colifichets brillants. S’ils avaient pu concevoir cette idée, la passion des Espagnols n’aurait plus été pour eux un objet de surprise.



Section III.
Des variations dans la proportion entre les valeurs respectives de l’espèce de produit qui fournit toujours une Rente, et l’espèce de produit qui quelquefois en rapporte une et quelquefois n’en rapporte point.


L’abondance de plus en plus grande de subsistances, en conséquence des améliorations successives de la culture, doit nécessairement faire augmenter sans cesse la demande de chaque partie du produit de la terre qui n’est pas la nourriture, et qu’on peut faire servir pour la commodité ou pour l’ornement. On pourrait donc s’attendre à ce que, pendant le cours des progrès, il ne pût y avoir qu’une seule espèce de variation dans les valeurs comparatives des deux différentes sortes de produits. Cette espèce de produit qui quelquefois rapporte une rente, et quelquefois n’en rapporte pas, devrait constamment augmenter de valeur, relativement à l’espèce de produit qui rapporte toujours une rente. À mesure que les arts et l’industrie vont en avançant, les matières propres à vêtir et à loger, les fossiles et les minéraux utiles, les métaux précieux et les pierres précieuses devraient successivement être de plus en plus demandés ; ils devraient successivement s’échanger contre une quantité de subsistances de plus en plus grande, ou, en d’autres termes, ils devraient toujours renchérir de plus en plus. C’est aussi ce qui est arrivé à l’égard de presque toutes ces choses, le plus souvent, et il en serait arrivé de même pour toutes, dans toutes les circonstances, si à certaines époques des événements particuliers n’avaient pas augmenté l’approvisionnement de quelques-unes de ces choses dans une proportion encore beaucoup plus forte que la demande.

La valeur d’une carrière de pierre de taille, par exemple, augmentera nécessairement à mesure qu’augmenteront l’industrie et la population du pays environnant, surtout si elle se trouve la seule dans le voisinage. Mais la valeur d’une mine d’argent, fût-elle la seule à cinq cents lieues à la ronde, n’augmentera pas nécessairement en conséquence des progrès du pays où elle est située. Le marché, pour le produit d’une carrière de pierre de taille, ne s’étend guère au-delà de quelques milles à l’entour, et la demande en sera généralement en proportion des progrès et de la population de ce petit arrondissement ; mais le marché, pour le produit d’une mine d’argent, peut s’étendre à tous les pays du monde connu. Ainsi, à moins que le monde entier n’augmente généralement en richesse et en population, les progrès survenus même dans une grande étendue de pays autour de la mine n’augmenteront pas la demande de l’argent ; et dans le cas même où le monde entier irait en s’enrichissant, lors même que, dans le cours de ces progrès, on découvrirait de nouvelles mines beaucoup plus fécondes qu’aucune de celles connues jusqu’alors, et bien que, dans ce cas, la demande d’argent allât toujours en augmentant, cependant il pourrait se faire que l’approvisionnement augmentât de son côté dans une proportion tellement supérieure, que le prix réel de ce métal tombât de plus en plus ; c’est-à-dire que, de plus en plus, une quantité donnée, une livre pesant, par exemple, de ce métal, ne pût acheter ou commander qu’une quantité de travail toujours moindre, ou s’échangeât contre une quantité toujours successivement plus petite de blé, la principale subsistance du travailleur.

Le grand marché pour l’argent, c’est la partie du monde civilisée et commerçante.

Si la demande de ce marché venait à s’accroître par le progrès de l’amélioration générale, et que l’approvisionnement n’augmentât pas en même temps dans la même proportion, alors la valeur de l’argent s’élèverait successivement, par rapport à celle du blé. Une quantité donnée d’argent s’échangerait contre une quantité de blé toujours de plus en plus grande, ou, en d’autres termes, le prix moyen du blé en argent deviendrait successivement de plus en plus bas.

Si, au contraire, l’approvisionnement venait à s’accroître, par suite de quelque événement, pendant plusieurs années de suite, dans une proportion beaucoup plus forte que la demande, ce métal deviendrait successivement de moins en moins cher, ou, en d’autres termes, le prix moyen du blé en argent, en dépit de toutes les améliorations possibles, deviendrait successivement de plus en plus cher.

Mais, d’un autre côté, si la quantité ou l’offre de ce métal venait à augmenter à peu près dans la même proportion que la demande, il continuerait alors à acheter ou à obtenir en échange la même ou à peu près la même quantité de blé, et le prix moyen du blé, en argent, resterait toujours à peu près le même, malgré tous les progrès.


Ces trois différents cas épuisent, à ce qu’il semble, toutes les combinaisons d’événements qui peuvent avoir lieu à cet égard dans le cours des progrès de l’amélioration générale ; et si nous pouvons en juger par ce qui s’est passé tant en France que dans la Grande-Bretagne, pendant le cours des quatre siècles qui ont précédé celui-ci, chacune de ces trois combinaisons différentes semble avoir eu lieu dans le marché de l’Europe, et à peu près suivant l’ordre dans lequel je viens de les exposer[20].


DIGRESSION

Sur les variations dans la valeur de l’argent pendant le cours des quatre derniers siècles.


première période.

En 1350, et quelque temps antérieurement à cette époque, le prix moyen d’un quarter de froment en Angleterre n’était estimé valoir, à ce qu’il paraît, pas moins de quatre onces d’argent, poids de la Tour, environ 20 schellings de notre monnaie actuelle. De ce prix il paraît être tombé successivement à deux onces d’argent, égales environ à 10 schellings de notre monnaie actuelle, prix auquel nous le trouvons évalué dans le commencement du seizième siècle, et auquel il semble avoir toujours été estimé jusqu’à l’an 1570 environ.

En 1350, qui était la vingt-cinquième année d’Édouard III, fut porté le statut qu’on appelle des ouvriers. On s’y plaint beaucoup, dans le préambule, de l’insolence des domestiques, qui tâchaient de tirer de leurs maîtres une augmentation de salaires ; en conséquence, le statut ordonne que tous domestiques et ouvriers seront tenus à l’avenir de se contenter des mêmes salaires et livrées (on entendait alors par ce mot livrées, non-seulement les habits mais les vivres) qu’ils avaient été dans l’usage de recevoir dans la vingtième année de ce règne et les quatre années précédentes, qu’à ce compte, leur livrée en blé ne pourrait être nulle part évaluée au-dessus de 10 deniers le boisseau, et qu’il serait toujours au choix du maître de la leur payer en blé ou en argent. On regardait donc, dans la vingt-cinquième année d’Édouard III, 10 deniers le boisseau comme un prix très-modéré du blé, puisqu’il fallait un statut particulier pour forcer les domestiques à le recevoir à la place de leur livrée ordinaire de vivres, et on avait regardé ce même prix comme un prix raisonnable, dix années avant celle-ci, dans la seizième année du même règne, époque à laquelle se réfère le statut ; or, dans la seizième année d’Édouard III, 10 deniers contenaient environ une demi-once d’argent, poids de la Tour, et valaient environ une demi-couronne de notre monnaie actuelle. Ainsi, quatre onces d’argent, poids de la Tour, égales à 6 schellings 8 deniers de la monnaie d’alors, et à près de 20 schellings de celle d’aujourd’hui, étaient regardées comme un prix modéré pour le quarter de huit boisseaux.

Ce statut indique plus sûrement, sans aucun doute, ce qu’on regardait alors comme le prix modéré du grain, que ces prix de certaines années recueillies en général par les historiens et par d’autres écrivains, à cause de leur cherté ou de leur bon marché extraordinaire, et qui ne peuvent, en conséquence, servir à établir aucun jugement sur ce que peut avoir été le prix moyen. Il y a, d’ailleurs, d’autres raisons de croire que, dans le commencement du quatorzième siècle, et quelque temps encore auparavant, le prix commun du froment était au moins de quatre onces d’argent le quarter, et celui des autres grains en proportion.

En 1309, Raoul de Born, prieur de Saint-Augustin de Cantorbéry, donna, au jour de son installation, un festin dont Guillaume Thorn nous a conservé le détail, non-seulement quant au service, mais même quant aux prix des denrées. Dans ce repas on consomma : 1° 53 quarters de froment, valant 19 livres, ou bien à 7 schellings 2 deniers le quarter, ce qui fait environ 21 schellings 6 deniers de notre monnaie actuelle ; 2° 58 quarters de drèche[21] valant 17 livres 10 schellings, ou à 6 schellings le quarter, qui en font environ 18 de notre monnaie d’aujourd’hui ; 3° 20 quarters d’avoine, valant 4 livres, ou à 4 schellings le quarter, qui font environ 12 schellings de notre monnaie actuelle. Les prix de la drèche et de l’avoine paraissent être ici au-dessus de leur proportion ordinaire avec le prix du froment.

Ces prix n’ont pas été recueillis pour leur cherté ou leur bon marché extraordinaire, mais ils sont rapportés accidentellement comme les prix payés dans le temps pour les immenses quantités de grain consommés dans un festin qui était fameux par sa magnificence.

En 1262, la cinquante-unième année de Henri III, on fit revivre un ancien statut sur la taxe du pain et de l’ale[22], qui avait été porté, dit le roi dans le préambule, au temps de ses ancêtres, rois d’Angleterre. Ce statut est donc vraisemblablement au moins aussi ancien que le règne de son grand-père Henri II, et il peut même remonter au temps de la conquête. Il règle le prix du pain d’après les prix du blé, depuis un schelling jusqu’à 20 le quarter, argent de ce temps-là ; or, il est à présumer, en général, que les statuts de ce genre cherchent à pourvoir également à toutes les déviations du prix moyen, autant au-dessous qu’au-dessus de ce prix. D’après cette supposition, dans le temps où ce statut fut porté d’abord, et depuis cette époque jusqu’à la cinquante-unième année de Henri III, le prix moyen d’un quarter de blé serait évalué à 10 schellings contenant six onces d’argent, poids de la Tour, faisant environ 30 schellings de notre monnaie d’aujourd’hui. Ce n’est donc pas nous écarter beaucoup de la vérité, que de supposer que le prix moyen n’était pas au-dessous du tiers du plus haut prix auquel ce statut règle le prix du pain, ou moins de 6 schellings 8 deniers argent de ce temps-là, contenant quatre onces d’argent, poids de la Tour[23].

Différents faits nous autorisent, en quelque sorte, à conclure que, vers le milieu du quatorzième siècle, et encore un certain temps auparavant, le prix moyen ou ordinaire du quarter de blé n’était pas au-dessus de quatre onces d’argent, poids de la Tour.

Depuis le milieu environ du quatorzième siècle jusqu’au commencement du seizième, ce qu’on regarde comme le prix raisonnable et modéré du blé, c’est-à-dire son prix moyen ou ordinaire, paraît avoir baissé successivement jusqu’à la moitié environ du prix ci-dessus, de manière à être tombé enfin à près de deux onces d’argent, poids de la Tour, faisant environ 10 schellings de notre monnaie actuelle. Il est demeuré à ce prix jusqu’à 1570 environ.

Dans le journal de dépense de Henri, cinquième comte de Northumberland, à la date de 1512, il y a deux différentes estimations du blé ; dans l’une, il est compté à 6 schellings 8 deniers le quarter, et dans l’autre, à 5 schellings 8 deniers seulement ; en 1512, 6 schellings 8 deniers ne contenaient que deux onces d’argent, poids de la Tour, et valaient environ 10 schellings de notre monnaie d’à présent.

D’après plusieurs différents statuts, il paraît que, depuis la vingt-cinquième année d’Édouard III, jusqu’au commencement du règne d’Élisabeth, pendant un espace de plus de deux cents ans, ce qu’on appelle le prix modéré et raisonnable du blé, c’est-à-dire son prix moyen et ordinaire, a toujours continué à s’évaluer à 6 schellings 8 deniers. À la vérité, la quantité d’argent contenue dans cette somme nominale alla continuellement en diminuant pendant le cours de cette période, par suite des altérations qui se firent dans la monnaie ; mais l’augmentation de la valeur de l’argent avait, à ce qu’il semble, tellement compensé la diminution de la quantité contenue dans la même somme nominale, que la législature ne pensa pas que ces altérations valussent la peine de s’en occuper.

Ainsi, en 1436, il fut statué qu’on pourrait exporter du blé sans permission, quand le prix serait descendu jusqu’à 6 sch. 8 deniers, et en 1463 il fut statué qu’on ne pourrait pas importer de blé quand le prix ne serait pas au-dessus de 6 schellings 8 deniers le quarter. La législature avait pensé que lorsque le prix était aussi bas, il n’y avait aucun inconvénient à laisser exporter ; mais lorsqu’il s’élevait plus haut, il devenait imprudent de permettre l’importation ; ainsi, on avait considéré, dans ce temps, que ce qu’on appelle le prix modéré et raisonnable du blé était 6 schellings 8 deniers, contenant environ la même quantité d’argent que 13 schellings 4 deniers de notre monnaie actuelle, un tiers de moins que n’en contenait la même somme nominale au temps d’Édouard III.

En 1554, par actes des première et seconde années de Philippe et Marie et, en 1558, par acte de la première Élisabeth, l’exportation du blé fut de même prohibée toutes les fois que le prix du quarter excéderait 6 schellings 8 deniers, qui, alors, ne contenaient pas pour plus de 2 deniers d’argent au-delà de ce qu’en contient aujourd’hui la même somme nominale[24] ; mais on reconnut bientôt que c’était prohiber tout à fait l’exportation du blé, que de la restreindre au temps où le blé tomberait à un prix aussi excessivement bas. En conséquence, en 1562, par acte de la cinquième année d’Élisabeth, on permit l’exportation du blé par certains ports, toutes les fois que le prix du quarter n’excéderait pas 10 schellings, contenant à peu près la même quantité d’argent qu’en contient à présent la même somme nominale. Ce prix a donc été alors regardé comme étant ce qu’on nomme le prix modéré et raisonnable du blé. Il s’accorde de très-près avec l’estimation du journal de Northumberland, de 1512.

En France, M. Dupré de Saint-Maur[25] et le judicieux auteur de l’Essai sur la police des grains[26], ont observé l’un et l’autre que le prix moyen du blé y avait de même été beaucoup plus bas à la fin du quinzième siècle et au commencement du seizième, que dans les deux siècles précédents. Son prix a vraisemblablement baissé de la même manière, pendant la même période, dans la majeure partie de l’Europe.

Cette augmentation dans la valeur de l’argent, relativement à celle du blé, pourrait être attribuée entièrement à une augmentation survenue dans la demande de ce métal, en conséquence des progrès et de l’amélioration de la culture, la quantité ou l’offre demeurant toujours la même pendant ce temps-là ; ou bien elle peut être entièrement due à la diminution successive de l’approvisionnement, la plupart des mines alors connues dans le monde étant fort épuisées et, par conséquent, plus dispendieuses à exploiter ; ou bien, enfin, elle peut être attribuée en partie à l’une et en partie à l’autre de ces deux circonstances. Sur la fin du quinzième siècle et au commencement du seizième, la plus grande partie de l’Europe s’avançait déjà vers une forme de gouvernement plus stable que celle dont elle avait pu jouir depuis plusieurs siècles. Une plus grande sécurité devait naturellement accroître l’industrie et tous les genres d’amélioration, et la demande des métaux précieux, comme celle de tout autre objet de luxe et d’ornement, devait naturellement augmenter à mesure de l’augmentation des richesses. Un produit annuel plus considérable exigeait, pour sa circulation, une masse d’argent plus considérable, et une plus grande quantité de gens riches demandaient une plus grande quantité de vaisselle et autres meubles en argent. Il est aussi naturel de supposer que la plupart des mines qui fournissaient alors d’argent le marché d’Europe devaient être extrêmement épuisées et que, par conséquent, leur exploitation entraînait plus de dépenses. Plusieurs d’entre elles avaient été exploitées dès le temps des Romains.

Cependant, la plupart de ceux qui ont écrit sur les prix des denrées, dans les temps anciens, ont été d’opinion que, depuis la conquête, peut-être même depuis l’invasion de Jules César, jusques à la découverte des mines d’Amérique, la valeur de l’argent a été continuellement en décroissant. Ils semblent avoir été amenés à cette opinion, en partie par les observations qu’ils ont eu occasion de faire sur les prix, tant du blé que de quelques autres parties du produit brut de la terre, et en partie par cette notion vulgaire que la quantité d’argent augmentant naturellement dans chaque pays à mesure que les richesses y augmentent, sa valeur doit diminuer à mesure qu’il augmente en quantité.

À l’égard de leurs observations sur le prix du blé, trois circonstances différentes les ont souvent induits en erreur.

D’abord, dans l’ancien temps, presque toutes les rentes se payant en nature, en une certaine quantité de blé, de bétail, de volailles, etc., il arrivait quelquefois que le propriétaire stipulait avec le tenancier qu’il aurait la faculté de demander son payement annuel en nature, ou une certaine somme d’argent à la place. Le prix auquel le payement en nature est ainsi échangé pour une somme d’argent s’appelle, en Écosse, prix de conversion. Comme c’est toujours au propriétaire qu’appartient l’option de prendre la chose ou le prix, il est nécessaire, pour la sûreté du tenancier, que le prix de conversion soit plutôt au-dessous qu’au-dessus du prix ordinaire du marché. Aussi, dans beaucoup d’endroits, il n’est guère au-dessus de la moitié de ce prix. Dans la majeure partie de l’Écosse, cette coutume subsiste encore à l’égard de la volaille, et dans quelques endroits à l’égard du bétail. Elle aurait aussi vraisemblablement subsisté à l’égard du blé, si l’institution des fiars ou mercuriales des marchés ne l’eût fait cesser. Ce sont des évaluations annuelles, faites au jugement d’une assise, du prix moyen de toutes les sortes de grains de différentes qualités, suivant les prix actuels du marché pour chaque comté différent. Au moyen de cette institution, le tenancier trouve assez de sûreté, et le propriétaire beaucoup plus de commodité à convertir, comme on dit, la rente de blé dans le prix des fiars de chaque année ; plutôt qu’à stipuler un prix fixe et constant ; mais les auteurs qui ont recueilli le prix du blé dans les temps anciens ont souvent pris, par erreur, pour le prix actuel du marché, ce qu’on appelle en Écosse le prix de conversion. Fleetwood reconnaît quelque part qu’il est tombé dans cette méprise ; néanmoins, comme il écrivait son ouvrage dans une autre vue, il ne jugea à propos de faire cet aveu de son erreur qu’après avoir déjà cité quinze fois ce prix de conversion, qu’il porte à 8 schellings le quarter. En 1423, l’année à laquelle il commence à le citer, cette somme contenait la même quantité d’argent que 16 schellings de notre monnaie actuelle ; mais, en 1562, qui est l’année où il le rapporte pour la dernière fois, cette somme de 8 schellings ne contenait pas plus d’argent que n’en contient aujourd’hui la même somme nominale.

En second lieu, ces auteurs ont été induits en erreur par la négligence avec laquelle quelques anciens statuts pour la taxe du prix des denrées ont été quelquefois transcrits par des copistes paresseux, et même quelquefois rédigés par la législature du temps.

Il paraît que les anciens statuts de taxe des denrées ont toujours commencé par déterminer quels devaient être les prix du pain et de l’ale, lorsque les prix du blé et de l’orge étaient au taux le plus bas, et qu’ils ont procédé successivement à déterminer ce que ces prix devaient être, suivant que les prix de ces deux sortes de grains viendraient successivement à s’élever au-dessus de ce taux le plus bas. Mais les copistes qui ont transcrit ces statuts ont pensé souvent qu’il suffisait de copier seulement les articles de la taxe, qui étaient les trois ou quatre premiers des bas prix, s’épargnant par là une partie de leur peine, et jugeant, à ce que je présume, que c’en était assez pour montrer quelle proportion il fallait observer à l’égard des prix élevés.

Ainsi, dans la taxe du pain et de l’ale de la cinquante et unième année de Henri III, le prix du pain fut taxé, selon les différents prix de blé, depuis 1 schelling jusqu’à 20 le quarter, monnaie de ce temps-là ; mais, dans les manuscrits sur lesquels ont été imprimées toutes les différentes éditions des statuts, avant celle de M. Ruffhead[27], les copistes n’ont jamais transcrit les articles de la taxe au delà du prix de 12 schellings. Aussi plusieurs écrivains, induits en erreur par cette transcription inexacte, en ont-ils tiré la conclusion fort naturelle que le prix moyen ou ordinaire du blé, dans ce temps-là, était la moyenne de ceux énoncés au statut, c’est-à-dire 6 schellings le quarter, qui en font environ 18 de notre monnaie actuelle.

Dans le statut du tombereau[28] et du pilori, porté à peu près à la même époque, le prix de l’ale est taxé en proportion de l’élévation du prix de l’orge de 6 deniers en 6 deniers, depuis 2 jusques à 4 schellings le quarter. Cependant ces 4 schellings n’étaient pas regardés comme le plus haut prix que l’orge pût atteindre dans ce temps ; et ce qui peut bien nous porter à croire que ces prix n’étaient donnés que comme un exemple de la proportion à observer pour tous les autres prix, soit plus élevés, soit plus bas, ce sont ces derniers mots du statut : Et sic deinceps crescetur vel diminuetur per sex denarios. L’expression est fort peu élégante, mais la signification est assez claire : « Qu’il faut ainsi élever ou diminuer le prix de l’ale par chaque 6 deniers de hausse ou de baisse que le prix de l’orge viendra à subir. » Il paraît que la législature elle-même a mis aussi peu de soin à la rédaction de ce statut que les copistes en avaient mis à transcrire l’autre.

Dans un vieux manuscrit du Regiam Majestatem, qui est un ancien livre du roi d’Écosse, il y a un statut dans lequel est taxé le prix du pain d’après tous les différents prix du blé, depuis 10 deniers jusques à 3 schellings le boll d’Écosse, qui fait environ moitié du quarter anglais. Au temps où cette taxe paraît avoir été faite, 3 sous d’Écosse valaient environ 6 schellings sterling de notre monnaie actuelle. Il paraît que M. Rudiman[29] en a conclu que 3 sous étaient le plus haut prix auquel le blé s’élevât jamais dans ce temps-là, et que le prix ordinaire était de 10 à 12 deniers, tout au plus de 2 schellings. Cependant il est bien évident, en consultant le manuscrit, que tous ces prix ne sont mis là que comme des exemples de la proportion à observer entre les prix respectifs du blé et du pain. Les derniers mots du statut sont : Reliqua judicabis secundum prœscripta, habendo respectum ad pretium bladi. « Vous jugerez dans les autres cas d’après ce qui a été marqué ci-dessus, ayant égard au prix du blé. »

En troisième lieu, ces auteurs paraissent encore avoir été induits en erreur par le très-bas prix auquel le blé s’est quelquefois vendu dans les temps fort anciens, et il paraît qu’ils se sont imaginé que son plus bas prix ayant été alors beaucoup moindre qu’il ne l’est dans les temps postérieurs, son prix ordinaire doit pareillement avoir été bien plus bas. Ils auraient pourtant dû s’apercevoir que, dans ces temps reculés, le plus haut prix s’élevait au-dessus de tout ce qu’on a pu connaître des temps subséquents, autant que le plus bas prix descendait au-dessous. Ainsi, en 1270, Fleetwood nous donne deux prix du quarter de blé : l’un est de 4 livres 16 schellings, argent de ce temps-là, faisant 14 livres 8 schellings de celui d’aujourd’hui ; l’autre est de 6 livres 6 schellings, faisant 19 livres 4 schellings de notre monnaie actuelle[30]. On ne trouve rien qui approche de ces prix excessifs, à la fin du quinzième ou au commencement du seizième siècle. Quoique en tout temps le prix du blé soit sujet à des variations, cependant il varie infiniment plus dans ces sociétés, livrées aux troubles et aux désor­dres, où l’interruption de tout commerce et de toute communication empêche que l’abondance d’une province ne vienne suppléer à la disette de l’autre. Dans l’état de confusion où était l’Angleterre sous les Plantagenets, qui la gouvernèrent depuis le milieu environ du douzième siècle jusque vers la fin du quinzième, un canton pouvait se trouver dans l’abondance, tandis qu’un autre, qui n’était pas très-éloigné, ayant eu sa récolte détruite par quelque accident naturel, ou ravagée par les excursions d’un baron voisin, souffrait toutes les horreurs de la famine ; et cependant, s’ils étaient séparés par les terres de quelque seigneur ennemi, l’un d’eux ne pouvait pas donner le moindre secours à l’autre. Sous l’administration vigoureuse des Tudors, qui gouvernèrent l’Angleterre pendant le reste du quinzième siècle et dans tout le cours du seizième, il n’y avait pas de baron assez puissant pour oser troubler la tranquillité publique.

Le lecteur trouvera à la fin de ce chapitre tous les prix du blé, qui ont été recueillis par Fleetwood, depuis 1202 inclusivement jusques à 1597 aussi inclusivement, réduits au cours de la monnaie actuelle, et disposés, suivant l’ordre des temps, en sept séries de douze années chacune. Il trouvera aussi à la fin de chaque série le prix moyen des douze années qui la composent. Fleetwood n’a pu recueillir, dans cette longue période, que les prix de quatre-vingts années seulement, de manière que, pour compléter la dernière série, il ne manquerait que quatre années ; j’ai donc ajouté, d’après les comptes du collège d’Eton, les prix des années 1598, 1599, 1600 et 1601 ; c’est la seule addition que j’aie faite. Le lecteur verra que, depuis le commencement du treizième siècle, jusque passé le milieu du seizième, le prix moyen de chaque série de douze années va successivement en baissant de plus en plus, et que, vers la fin du seizième siècle, il commence à se relever. Il est vrai que les prix que Fleetwood a pu recueillir paraissent être principalement ceux qui ont été remarquables par leur bon marché ou leur cherté extraordinaire, et je ne pense pas qu’on en puisse tirer aucune conclusion bien décisive.

Cependant, s’ils prouvent quelque chose, ils confirment absolument la proposition que j’ai cherché à établir. Fleetwood lui-même paraît néanmoins avoir pensé, avec la plupart des autres écrivains, que, pendant toute cette période, l’argent, attendu son abondance sans cesse croissante, a été toujours en diminuant de valeur. Les prix du blé, qu’il a recueillis lui-même, ne s’accordent certainement pas avec cette opinion. Ils s’accordent parfaitement avec celle de M. Dupré de SaintMaur, et avec celle que j’ai tâché de démontrer. L’évêque Fleetwood et M. Dupré de Saint-Maur sont les deux auteurs qui semblent avoir recueilli, avec le plus de soin et de fidélité, les prix des choses dans les temps anciens. Il est assez remarquable que, malgré la grande différence de leurs opinions, les faits recueillis par chacun d’eux se trouvent coïncider avec tant d’exactitude, au moins pour ce qui regarde les prix du blé.

Cependant c’est moins du bas prix du blé que de celui de quelques autres parties du produit brut de la terre, que les écrivains les plus judicieux ont inféré la grande valeur qu’ils attribuent à l’argent dans ces anciens temps. Le blé, ont-ils dit, étant une espèce de produit de main-d’œuvre, a été, dans ces temps grossiers, beaucoup plus cher, en proportion, que la plupart des autres marchandises ; je présume qu’ils ont voulu dire la plupart des autres marchandises qui n’étaient pas produit de main-d’œuvre, telles que le bétail, la volaille, le gibier de toute espèce, etc. En effet, que dans ces temps de pauvreté et de barbarie ces sortes de choses fussent en proportion à beaucoup meilleur marché que le blé, c’est une vérité indubitable ; mais ce bon marché n’était pas l’effet de la haute valeur de l’argent, mais bien du peu de valeur de ces denrées. Ce n’était pas que dans ce temps-là l’argent fût en état d’acheter ou de représenter une plus grande quantité de travail, mais c’est que ces sortes de denrées n’en pouvaient acheter ou représenter qu’une quantité beaucoup plus petite que dans les temps où la richesse et l’industrie eurent fait plus de progrès. L’argent doit certainement être à meilleur marché dans l’Amérique espagnole que dans l’Europe ; dans le pays qui le produit, que dans celui où on l’apporte chargé de la dépense d’un long transport tant par terre que par mer, de celle du chargement et de l’assurance. Cependant, il n’y a pas beaucoup d’années qu’à Buenos-Ayres, à ce que nous dit Ulloa, 21 deniers et demi sterling étaient le prix d’un bœuf choisi dans un troupeau de trois ou quatre cents têtes. M. Byron nous rapporte que, dans la capitale du Chili, le prix d’un bon cheval est de 16 schellings sterling. Dans un pays naturellement fertile, mais dont la plus grande partie est tout à fait inculte, le bétail, la volaille, le gibier de toute espèce peuvent s’acquérir au moyen d’une très-petite quantité de travail ; il en résulte qu’ils ne peuvent en acheter ou en commander qu’une très-petite quantité. Le très-bas prix auquel ils y sont vendus en argent n’est pas une preuve que la valeur de l’argent y soit très-haute, mais c’est une preuve que la valeur de ces marchandises y est fort basse.

Il faut toujours se rappeler que c’est le travail, et non aucune autre marchandise ou classe de marchandises particulières, qui est la mesure réelle de valeur, tant pour l’argent que pour toute autre marchandise quelconque[31].

Mais dans des pays presque déserts ou très-peu habités, le bétail, la volaille, le gibier de toute espèce, etc., étant des productions spontanées de la nature, s’y multiplient souvent en beaucoup plus grande quantité que ne l’exige la consommation des habitants. Dans un tel état de choses, l’offre excède communément la demande. Ainsi, ces sortes de denrées, suivant les différents états où sera la société, suivant les différents degrés d’opulence ou d’industrie où elle se trouvera, représenteront ou vaudront des quantités de travail fort différentes.

Quel que soit l’état de la société, quel que soit son degré de civilisation, le blé est toujours une production de l’industrie des hommes. Or, le produit moyen de toute espèce d’industrie se subordonne toujours avec plus ou moins de précision à la consommation moyenne, la quantité moyenne de l’approvisionnement à la quantité moyenne de la demande ; d’ailleurs, dans les différents degrés d’amélioration d’un pays, il faudra toujours, en moyenne, des quantités de travail à peu près égales, pour faire croître des quantités égales de blé dans un même sol et sous un même climat, l’augmentation continuelle qui a lieu dans la puissance productive du travail, à mesure que la culture va en se perfectionnant, étant plus ou moins contre-balancée par l’accroissement continuel du prix des bestiaux, qui sont les principaux instruments de l’agriculture. Nous devons donc, d’après ceci, être bien certains qu’en tout état possible de la société, dans tout degré de civilisation, des quantités égales de blé seront une représentation ou un équivalent plus juste de quantités égales de travail, que ne le seraient des quantités égales de toute autre partie du produit brut de la terre. En conséquence, le blé, ainsi qu’il a été déjà observé, est, dans tous les différents degrés de richesse et d’amélioration de la société, une mesure de valeur plus exacte que toute autre marchandise ou que toute autre classe de marchandises ; ainsi, dans tous ces différents degrés, nous pouvons mieux juger de la valeur réelle de l’argent, en le comparant avec le blé, qu’en prenant pour objet de comparaison une autre marchandise quelconque ou plusieurs autres sortes de marchandises conjointement[32].

En outre, le blé ou tout autre végétal faisant la nourriture ordinaire et favorite du peuple, constitue, dans tout pays civilisé, la principale partie de la subsistance du travailleur. Par suite de l’extension de la culture, la terre d’un pays quelconque produit une bien plus grande quantité de nourriture végétale que de nourriture animale, et partout l’ouvrier se nourrit principalement de l’aliment qui joint à la salubrité l’avantage d’être le plus abondant et le moins cher. Excepté dans les contrées les plus florissantes, et dans lesquelles le travail est le plus libéralement récompensé, la viande de boucherie n’est qu’une bien faible partie de la subsistance de l’ouvrier ; la volaille en est encore une bien moindre, et le gibier n’y entre pour rien. En France, et même en Écosse, où le travail est un peu mieux rétribué qu’en France, l’ouvrier pauvre ne mange guère de viande que les jours de fêtes et dans quelques circonstances extraordinaires. Le prix du travail en argent dépend donc beaucoup plus du prix moyen du blé, qui est la subsistance de l’ouvrier, que de celui de la viande ou de toute autre partie du produit brut de la terre ; par conséquent, la valeur réelle de l’or et de l’argent, la quantité réelle de travail qu’ils peuvent acheter ou commander, dépend beaucoup plus de la quantité qu’ils peuvent acheter ou représenter, que de celle de viande ou de toute espèce de produit brut dont ils pourraient disposer.

Cependant, des observations aussi peu approfondies sur les prix du blé ou des autres denrées n’auraient vraisemblablement pas induit en erreur tant d’auteurs éclairés, si elles ne se fussent pas trouvées conformes à cette notion vulgaire, que la quantité d’argent augmentant naturellement dans un pays où la richesse augmente, ce métal doit diminuer de valeur à mesure qu’il augmente en quantité. Cette notion paraît pourtant tout à fait dénuée de fondement.

Deux causes différentes peuvent augmenter dans un pays la quantité des métaux précieux. La première, c’est une augmentation dans l’abondance des mines qui en fournissent à ce pays ; la seconde, c’est un accroissement dans la richesse du peuple, une augmentation du produit annuel de son travail. Sans nul doute, la première de ces deux causes entraîne nécessairement avec elle une diminution dans la valeur des métaux précieux, mais non pas la seconde.

Quand des mines plus abondantes viennent à être découvertes, une plus grande quantité de métaux précieux est apportée au marché, et la quantité des autres choses propres aux besoins et aux commodités de la vie contre laquelle ils doivent s’échanger, étant la même qu’auparavant, des quantités égales de ces métaux s’échangeront nécessairement contre des quantités plus petites de ces choses. Ainsi, l’augmentation de la quantité des métaux précieux dans un pays, en tant qu’elle provient d’une plus grande abondance dans les mines, emporte de toute nécessité avec elle quelque diminution dans la valeur de ces métaux.

Quand, au contraire, la richesse d’un pays augmente, quand le produit annuel de son travail devient successivement de plus en plus considérable, il lui faut nécessairement une plus grande quantité d’argent monnayé pour faire circuler cette plus grande quantité de marchandises ; d’un autre côté, les gens de ce pays achèteront naturellement de la vaisselle d’argent et d’autres ouvrages d’orfèvrerie en quantités de plus en plus fortes, à mesure qu’ils se trouveront en état de faire cette dépense et qu’ils auront à leur disposition plus de marchandises pour la payer. La quantité de leur monnaie augmentera pour cause de nécessité ; celle de leur orfèvrerie pour cause de vanité et d’ostentation, ou pour la même raison qui fera que les belles statues, les tableaux et tous les autres objets de luxe et de curiosité deviendront probablement en plus grand nombre parmi eux. Mais comme il n’est pas vraisemblable que les peintres et les sculpteurs soient plus mal payés dans des temps de richesse et de prospérité que dans des temps de pauvreté et de décadence, de même il n’est pas vraisemblable que l’or et l’argent soient aussi moins bien payés[33].

Comme le prix de l’or et de l’argent hausse naturellement dans une nation à mesure qu’elle s’enrichit, à moins que la découverte accidentelle de mines plus abondantes ne le fasse baisser, il s’ensuit que, quel que puisse être l’état des mines, ce prix sera naturellement plus élevé dans un pays riche que dans un pays pauvre. L’or et l’argent, comme tout autre marchandise, cherchent naturellement le marché où l’on en offre le meilleur prix et, pour quelque denrée que ce soit, le meilleur prix sera toujours offert par le pays qui est le plus en état de le donner. Le travail, comme il faut toujours se le rappeler, est le prix qui, en dernière analyse, paye tout, et dans deux pays où le travail sera également bien salarié, le prix du travail en argent sera en proportion du prix de la subsistance de l’ouvrier ; or, l’or et l’argent

s’échangeront naturellement contre une plus grande quantité de subsistances dans un pays riche que dans un pays pauvre ; dans un pays où les subsistances abondent, que dans un pays qui n’est que médiocrement fourni. Si les deux pays sont à une grande distance l’un de l’autre, la différence pourra être très-grande, parce que, quoique les métaux soient naturellement attirés du marché le moins avantageux vers celui où ils trouvent le plus d’avantages, cependant il peut y avoir de la difficulté à les y transporter en quantité suffisante pour que les prix s’équilibrent à peu près dans les deux marchés. Si les pays sont rapprochés, la différence sera moindre, et quelquefois même elle sera à peine sensible, parce que, dans ce cas, le transport sera facile. La Chine est un pays bien plus riche qu’aucune contrée de l’Europe[34], et la différence du prix des subsistances est très-grande entre la Chine et l’Europe. Le riz est à beaucoup meilleur marché en Chine que ne l’est le blé en aucun lieu de l’Europe. L’Angleterre est beaucoup plus riche que l’Écosse ; mais la différence du prix du blé en argent entre ces deux pays est beaucoup moindre, et elle est à peine sensible. Eu égard à la quantité ou mesure, le blé d’Écosse paraît, en général, à bien meilleur marché que le blé d’Angleterre ; mais eu égard à la qualité, il est certainement un peu plus cher. L’Écosse tire presque tous les ans de l’Angleterre de grosses provisions de blé, et il faut bien qu’une marchandise soit un peu plus chère dans le pays où on l’apporte, que dans celui d’où elle vient[35]. Le blé d’Angleterre est donc nécessairement plus cher en Écosse qu’en Angleterre même, et cependant, en proportion de sa qualité ou de la quantité et bonté de la farine qu’on peut en retirer, il ne peut pas s’y vendre communément à plus haut prix que le blé d’Écosse, qui vient avec lui en concurrence au marché.

La différence du prix du travail en argent entre la Chine et l’Europe est encore bien plus forte que celle du prix des subsistances en argent, parce que la récompense réelle du travail est plus élevée en Europe qu’à la Chine, la plus grande partie de l’Europe étant dans un état de progrès, pendant que la Chine semble rester toujours au même point. Le prix du travail en argent est plus élevé en Écosse qu’en Angleterre, parce que la récompense réelle du travail y est beaucoup moindre, l’Écosse, quoique dans un état de progrès vers une plus grande opulence, avançant néanmoins beaucoup plus lentement que l’Angleterre. Une bonne preuve que la demande du travail est fort différente dans ces deux pays, c’est la quantité de personnes qui émigrent d’Écosse, et le peu qui émigrent d’Angleterre. Il faut se rappeler que ce qui règle naturellement la proportion de la récompense réelle du travail entre différents pays, ce n’est pas leur richesse ou leur pauvreté actuelle, mais leur condition progressive, stationnaire ou rétrograde,

Comme l’or et l’argent, n’ont nulle part naturellement plus de valeur que parmi les nations les plus riches, ils n’en ont aussi nulle part moins que parmi les plus pauvres. Chez les nations sauvages, les plus pauvres de toutes, ces métaux ont à peine une valeur.

Le blé est toujours plus cher dans une grande ville que dans les campagnes éloignées. Cependant, ce n’est pas que l’argent y soit à meilleur marché, mais c’est que le blé y est réellement plus cher. Il n’en coûte pas moins de travail pour apporter l’argent à une grande ville qu’aux campagnes éloignées, mais il en coûte beaucoup plus de travail pour y apporter le blé.

Le blé est cher dans quelques pays riches et commerçants, tels que la Hollande et le territoire de Gênes, par la même raison qu’il est cher dans une grande ville. Ces pays ne produisent pas de quoi nourrir leurs habitants ; leur richesse consiste dans l’industrie et l’habileté de leurs artisans manufacturiers, dans une foule de machines et d’instruments de toute espèce, propres à faciliter et abréger le travail ; dans leurs navires et dans tout l’attirail qui augmente les moyens de transport et de commerce ; mais ces pays sont pauvres en blé, lequel se trouve nécessairement chargé, en sus de son prix, du prix du transport des endroits éloignés d’où il faut absolument le faire venir. Il n’en coûte pas moins de travail pour apporter de l’argent à Amsterdam qu’à Dantzick, mais il en coûte bien plus de travail pour y apporter du blé. Le coût réel de l’argent doit être à peu près le même dans ces deux places, mais celui du blé y doit être très-différent. Diminuez l’opulence réelle de la Hollande ou du territoire de Gênes, le nombre des habitants y restant toujours le même ; diminuez le pouvoir qu’ont ces pays de payer des approvisionnements au loin, et vous verrez que, bien loin de baisser avec cette diminution dans la quantité de l’argent, laquelle, soit comme cause, soit comme effet, accompagnera nécessairement cet état de décadence, le prix du blé va s’y élever au taux d’une famine. Quand nous venons à manquer des choses nécessaires, il faut bien alors renoncer aux choses superflues ; et de même que la valeur de celles-ci hausse dans le temps de prospérité et d’opulence, de même elle baisse dans les temps de pauvreté et de détresse. Il en est autrement des choses nécessaires. Leur prix réel, la quantité de travail qu’elles peuvent commander ou acheter, s’élève dans les temps de pauvreté et de détresse, et baisse dans les temps d’opulence et de prospérité, qui sont toujours des moments de grande abondance, sans quoi ils ne seraient pas des temps d’opulence et de prospérité. Le blé est la chose nécessaire, l’argent est la chose superflue.

Ainsi, quelle qu’ait pu être l’augmentation de quantité dans les métaux précieux, survenue pendant cette première période du milieu du quatorzième siècle au milieu du seizième, en conséquence d’un accroissement de richesse et d’amélioration, cette augmentation n’a pu tendre à diminuer la valeur de ces métaux dans la Grande-Bretagne ou dans toute autre partie de l’Europe. Par conséquent, si ceux qui ont recueilli les prix des denrées dans les temps anciens n’ont pas eu raison d’inférer des observations qu’ils ont faites sur les prix du blé ou des autres marchandises, qu’il y ait eu, pendant cette période, une diminution dans la valeur de l’argent, ils sont encore bien moins fondés à l’inférer de cet accroissement de richesse et d’amélioration qu’ils supposent avoir eu lieu.

deuxième période.

Autant les opinions des écrivains ont varié sur les progrès de la valeur de l’argent pendant cette première période, autant elles se trouveront unanimes sur ces progrès pendant la seconde.

De 1570 environ, jusqu’à 1640, pendant une période d’environ soixante-dix ans, la proportion entre la valeur de l’argent et celle du blé a varié dans un sens tout à fait opposé.

L’argent a baissé dans sa valeur réelle, ou s’est échangé contre une moindre quantité de travail qu’auparavant, et le blé s’est élevé dans son prix nominal, et au lieu de se vendre communément environ 2 onces d’argent le quarter, ou environ 10 schellings de notre monnaie actuelle, il s’est vendu jusqu’à 6 et 8 onces d’argent, c’est-à-dire environ 30 et 40 schellings de notre monnaie actuelle.

Cette diminution de la valeur de l’argent, relativement à celle du blé, ne paraît pas avoir eu d’autre cause que la découverte des mines abondantes de l’Amérique. Aussi, chacun en donne-t-il la même raison, et il n’y a jamais eu, à cet égard, de dispute ni sur le fait ni sur sa cause. Pendant cette période, la majeure partie de l’Europe avançait en industrie et en opulence et, par conséquent, la demande d’argent y doit avoir été toujours en augmentant. Mais l’augmentation de l’approvisionnement, à ce qu’il semble, a tellement surpassé celle de la demande, que la valeur de ce métal n’en a pas moins baissé considérablement. Il faut observer que la découverte des mines de l’Amérique ne paraît pas avoir influé d’une manière sensible sur le prix des choses en Angleterre, avant 1570, quoiqu’il y eût déjà plus de vingt ans que les mines, même du Potosi, fussent découvertes.

De 1595 inclusivement à 1620 aussi inclusivement, le prix moyen du quarter de neuf boisseaux du plus beau froment au marché de Windsor paraît, suivant les comptes du collège d’Eton, avoir été de 2 livres 1 schelling 6 deniers 9/13. En négligeant la fraction, et déduisant de cette somme un neuvième ou 4 schellings 7 deniers 1/3, le prix du quarter de 8 boisseaux serait revenu à 1 livre 16 schellings 10 deniers 2/3. Et en négligeant encore la fraction, et déduisant de cette somme un neuvième ou 4 schellings 1 denier 1/9 pour la différence de prix entre le plus beau froment et celui de qualité moyenne, le prix de ce dernier serait revenu à environ 1 livre 12 schellings 8 deniers 8/9, ou environ 6 onces et un tiers d’once d’argent.

De 1621 inclusivement à 1636 aussi inclusivement, le prix moyen de la même mesure du plus beau froment au même marché, d’après les mêmes comptes, paraît avoir été de 2 livres 10 schellings, de laquelle somme faisant les mêmes déductions que dans le cas précédent, le prix moyen du quarter de huit boisseaux de blé de moyenne qualité serait revenu à 1 livre 19 schellings 6 deniers, ou à environ 7 onces et deux tiers d’once d’argent.

troisième période

C’est entre 1630 et 1640, ou vers l’année 1636, que la découverte des mines de l’Amérique paraît avoir exercé tout son effet sur la réduction de la valeur de l’argent, et il paraît que la valeur de ce métal n’a jamais autant baissé, relativement à celle du blé, qu’elle l’a fait à cette époque. Elle paraît s’être relevée de quelque chose dans le cours de ce siècle ; elle avait même vraisemblablement commencé à hausser quelque temps avant la fin du siècle dernier.

De 1637 inclusivement à 1700 aussi inclusivement, dans les soixante-quatre dernières années du siècle passé, le prix moyen du quarter de neuf boisseaux du plus beau froment au marché de Windsor, d’après les mêmes comptes d’Eton, paraît avoir été de 2 livres 11 schellings 0 denier 1/3 ; ce qui est seulement un schelling et un tiers de denier plus cher qu’il n’avait été pendant les seize années précédentes ; mais dans le cours de ces soixante-quatre années, il était arrivé deux événements qui ont dû produire une rareté du blé beaucoup plus grande que celle qu’aurait sans cela occasionnée la seule influence des saisons, et qui sont plus que suffisants pour expliquer ce petit renchérissement, sans qu’il soit besoin de supposer une réduction ultérieure dans la valeur de l’argent.

Le premier de ces événements fut la guerre civile, qui, en décourageant l’agriculture et en interrompant le commerce, a dû élever le prix du blé fort au-dessus de ce qu’aurait pu faire sans cela l’intempérie des saisons. Elle doit avoir produit cet effet, plus ou moins, sur tous les différents marchés du royaume, mais particulièrement sur ceux du voisinage de Londres, qui sont obligés de s’approvisionner dans une étendue de terrain plus grande. Aussi, en 1648, d’après les mêmes comptes, le plus beau froment, au marché de Windsor, paraît-il avoir coûté jusqu’à 4 livres 5 schellings le quarter de neuf boisseaux, et en 1649 jusqu’à 4 livres. Ces deux années ensemble font un excédent de 3 livres 5 schellings sur les 2 livres 10 schellings, prix moyen des seize années antérieures à 1637, lequel excédent, réparti sur les soixante-quatre dernières années du siècle dernier, suffirait presque seul pour rendre raison du léger renchérissement qui paraît s’y faire remarquer. Cependant ces deux prix, quoique les plus hauts, ne sont pas les seuls hauts prix que les guerres civiles paraissent avoir occasionnés.

Le second de ces événements, ce fut la prime accordée, en 1688, à l’exportation du blé. Beaucoup de gens se sont figuré que la prime, en encourageant la culture, pouvait, dans une longue suite d’années, occasionner une plus grande abondance et, par conséquent, une plus grande diminution du prix du blé dans le marché intérieur que celle qui aurait eu lieu sans cela. J’examinerai dans la suite[36] jusques à quel point les primes peuvent, dans aucun temps, produire un semblable effet ; j’observerai seulement, pour le présent, qu’elles n’auraient pas eu le temps de produire cet effet de 1688 à 1700. Pendant cette courte période, le seul effet qu’elles aient dû produire, c’est d’avoir fait monter le prix du blé sur le marché intérieur, en encourageant l’exportation du produit surabondant de chaque année, et en empêchant par là que la disette d’une année ne se trouvât compensée par l’abondance d’une autre. La prime doit avoir ajouté quelque chose à l’effet de la disette qui a eu lieu en Angleterre de 1693 inclusivement jusques à 1699 aussi inclusivement, quoique cette disette doive être sans doute attribuée principalement aux mauvaises saisons et que, par conséquent, elle se soit fait sentir dans une partie considérable de l’Europe. Aussi, en 1699 l’exportation du blé fut-elle prohibée pour neuf mois.

Il y a encore un troisième événement qui eut lieu dans le cours de la même période et qui, sans occasionner sans doute aucune rareté dans le blé, ni peut-être aucune augmentation dans la quantité réelle d’argent communément payée pour le prix du blé, doit avoir nécessairement amené quelque augmentation dans la somme nominale de ce prix. Cet événement, ce fut la grande dégradation causée dans la monnaie d’argent par le frai et par les rogneurs. Ce mal commença sous le règne de Charles II, et alla toujours en augmentant jusques en 1693, auquel temps, à ce que nous dit M. Lowndes, la monnaie d’argent courante était, en moyenne, à près de 25 pour 100 au-dessous de sa valeur légale. Mais la somme nominale qui constitue le prix de marché des choses se règle nécessairement bien moins sur la quantité d’argent que la monnaie devrait contenir d’après la loi, que sur celle que cette monnaie contient alors effectivement, autant qu’on en peut juger par l’expérience. Cette somme nominale doit donc être nécessairement plus forte, quand la monnaie est dégradée par le frai et par les rogneurs, que quand elle approche de sa valeur légale.

Dans le cours de ce siècle, la monnaie d’argent n’a été dans aucun temps aussi fort au-dessous de son poids légal, qu’elle l’est aujourd’hui. Mais, tout usée qu’elle est, sa valeur est soutenue par la monnaie d’or contre laquelle on peut l’échanger ; car, quoique la monnaie d’or fût aussi très-usée avant la dernière refonte, elle l’était beaucoup moins que la monnaie d’argent. En 1695, au contraire, la valeur de la monnaie d’argent n’était pas soutenue par la monnaie d’or, une guinée s’échangeant alors communément contre 30 schellings de cette monnaie usée et rognée. Avant la dernière refonte de la monnaie d’or, le prix du lingot d’argent ne s’élevait guère au-dessus de 5 sch. 7 deniers l’once, ce qui n’est que 5 deniers au-dessus du prix qu’on en donne à la Monnaie[37]. Mais en 1695, le lingot d’argent était communément à 6 sch. 5 deniers l’once[38], ce qui fait 15 deniers au-dessus du prix pour lequel il était reçu à la Monnaie. Ainsi, même avant la dernière refonte de la monnaie d’or, les monnaies d’or et d’argent, prises ensemble, n’étaient pas estimées à plus de 8 pour 100 au-dessous de leur valeur légale, en les comparant avec le prix du lingot d’argent. Au contraire, en 1695, elles étaient estimées à 25 pour 100 au-dessous de cette valeur. Mais au commencement de ce siècle, immédiatement après la grande refonte, sous le roi Guillaume, la majeure partie de la monnaie courante doit avoir été beaucoup plus près de son poids légal qu’elle ne l’est aujourd’hui. Dans le cours de ce siècle, il n’y a pas eu non plus de grande calamité publique, telle qu’une guerre civile, qui ait pu décourager la culture ou interrompre le commerce au-dedans. Et quoique la prime, qui a eu son effet dans la plus grande partie de ce siècle, ait toujours élevé nécessairement le prix du blé un peu plus haut qu’il n’eût été sans elle (l’état de la culture supposé le même dans les deux cas), néanmoins, comme dans le cours de ce siècle la prime a eu tout le temps de produire tous les bons effets qu’on lui attribue communément, comme d’encourager le labourage et d’augmenter par là la quantité de blé dans le marché intérieur, on peut supposer, d’après les principes d’un système que j’expose ici et que j’examinerai dans la suite[39], qu’elle a contribué en quelque chose à faire baisser le prix de cette denrée, aussi bien qu’elle a contribué d’un autre côté à l’élever. Beaucoup de gens prétendent qu’elle a plus agi dans le premier sens que dans l’autre. En conséquence, dans les soixante-quatre premières années de ce siècle, le prix moyen du quarter de neuf boisseaux du plus beau froment, au marché de Windsor, suivant les comptes du collège d’Eton, paraît avoir été de 2 liv. 0 schelling 6 den. 19/32, ce qui fait environ 10 schellings 6 den., ou plus de 25 pour 100 meilleur marché qu’il n’avait été pendant les soixante-quatre dernières années du siècle précédent ; environ 9 schellings 6 den. meilleur marché qu’il n’avait été pendant les seize années antérieures à 1636, lorsque la découverte des mines abondantes de l’Amérique avait, on doit le supposer, produit tout son effet ; et environ 1 schelling meilleur marché qu’il n’avait été dans les vingt-six années antérieures à 1620, avant qu’on puisse raisonnablement supposer que cette découverte eût pleinement produit son effet. À ce compte, le prix moyen du froment de moyenne qualité, pendant les soixante-quatre premières années de ce siècle, a dû revenir à environ 32 schellings le quarter de huit boisseaux.

Ainsi, la valeur de l’argent paraît s’être élevée de quelque chose relativement à celle du blé pendant le cours de ce siècle, et elle a vraisemblablement commencé à le faire quelque temps avant la fin du siècle dernier.

En 1687, le prix du quarter de neuf boisseaux du plus beau froment, au marché de Windsor, a été de 1 livre 5 sch. 2 deniers, le plus bas prix auquel on l’eût jamais vu depuis 1595.

En 1688, M. Grégoire King, homme célèbre par ses connaissances dans ces sortes de matières, estimait que le prix moyen du blé, dans les années d’abondance moyen­ne, était, pour le producteur, de 3 schellings 6 deniers le boisseau, ou 28 schellings le quarter. J’imagine que ce prix du producteur est le même que celui qu’on nomme quelquefois prix de contrat, ou le prix auquel un fermier s’engage, pour un certain nombre d’années, à livrer à un marchand une certaine quantité de blé. Comme un contrat de ce genre épargne au fermier la peine et la dépense de courir les marchés, le prix de contrat est en général, plus bas que le prix de marché ordinaire. M. King a juré que le prix du contrat ordinaire, dans les années d’abondance moyenne, était, à cette époque, de 28 schellings le quarter. Avant la cherté occasionnée par la suite extraordinaire de mauvaises années que nous venons d’avoir, c’était là le prix ordi­naire de contrat dans toutes les années communes.

En 1688, le Parlement accorda la prime à l’exportation du blé. Les propriétaires fonciers[40], qui étaient en beaucoup plus grand nombre qu’à présent dans la législature, s’étaient aperçus que le prix du blé en argent commençait à baisser. La prime était un expédient pour le faire monter artificiellement à ce haut prix auquel il s’était souvent vendu sous les règnes de Charles Ier et de Charles II. Il fut donc établi qu’elle aurait lieu jusqu’à ce que le blé fût monté à 48 sch. le quarter, ce qui était 20  sch. ou 5/7 plus cher que M. King n’avait, cette même année, évalué le prix du producteur, dans les temps d’abondance moyenne. Si ses calculs méritent tant soit peu la réputation qu’on leur accorde généralement, 48  schell. le quarter étaient un prix qu’à moins de quelque expédient, tel que la prime, on ne devait pas attendre alors, excepté dans les années de cherté extraordinaire. Mais le gouvernement du roi Guillaume n’était pas encore bien solidement établi ; il n’était pas en mesure de refuser quelque chose aux propriétaires fonciers, auprès desquels il sollicitait dans ce temps même le premier établissement de la taxe foncière annuelle[41].

Ainsi, la valeur de l’argent, relativement à celle du blé, s’est probablement un peu élevée avant la fin du siècle dernier, et elle semble avoir continué à s’élever pendant le cours de la majeure partie de ce siècle, quoique la prime ait dû avoir nécessairement l’effet de rendre cette hausse moins sensible qu’elle ne l’eût été sans cela, dans l’état actuel de la culture.

Dans les années d’abondance, la prime, en occasionnant une exportation extraordinaire, élève nécessairement le prix du blé au-dessus de ce qu’il serait sans cela dans ces années. Le but avoué de cette institution, c’était d’encourager le labourage en tenant le blé à un bon prix, même dans les années de la plus grande abondance.

Dans les années de cherté, il est vrai, la prime était suspendue ; cependant, elle n’en a pas moins produit son effet, même sur les prix de la plupart de ces années. Au moyen de l’exportation extraordinaire qu’elle occasionne dans les années d’abondance, elle doit souvent empêcher que l’abondance d’une année ne compense la disette de l’autre.

Ainsi, la prime élève le prix du blé, tant dans les années abondantes que dans les mauvaises, au-delà du prix où il s’arrêterait naturellement, dans l’état où est alors la culture. Si donc, pendant les soixante-quatre premières années de ce siècle, le prix moyen a été plus bas que pendant les soixante-quatre dernières du précédent, il l’aurait été encore bien davantage sans l’effet de la prime, en supposant que l’état de la culture fût resté le même.

Mais, dira-t-on, sans la prime, l’état de la culture n’eût pas été le même. Quand j’en serai à traiter, dans la suite, des primes en particulier, je tâcherai d’expliquer quels peuvent avoir été les effets de cette institution sur l’agriculture. Je me contenterai, pour le moment, d’observer que cette hausse dans la valeur de l’argent, relativement à celle du blé, n’a pas été particulière à l’Angleterre. Trois écrivains qui ont recueilli avec beaucoup de soin et d’exactitude le prix du blé en France, M. Dupré de Saint-Maur, M. Messance et l’auteur de l’Essai sur la police des grains, ont tous observé cette hausse dans leur pays, pendant la même période et presque dans la même proportion ; or, en France, l’exportation des grains a été défendue par les lois jusqu’en 1764, et il me semble assez difficile de supposer que la même diminution de prix à peu près, qui a eu lieu dans un pays, nonobstant la défense d’exporter, doive être attribuée dans l’autre à l’encouragement extraordinaire donné à l’exportation.

Il serait peut-être plus convenable de regarder cette variation dans le prix moyen du blé comme étant plutôt l’effet de quelque hausse graduelle de la valeur réelle de l’argent sur le marché de l’Europe, que de quelque baisse dans la valeur réelle du blé. On a déjà observé que le blé, dans des périodes de temps distantes l’une de l’autre, est une mesure de valeur plus exacte que l’argent, ou peut-être que toute autre marchandise. Lorsque, après la découverte des mines abondantes de l’Amérique, le blé vint à monter trois ou quatre fois au-dessus de son ancien prix en argent, ce changement fut attribué généralement à une baisse dans la valeur réelle de l’argent, et non pas à une hausse quelconque dans la valeur réelle du blé. Si donc, pendant les soixante-quatre premières années de ce siècle, le prix moyen du blé en argent a baissé de quelque chose au-dessous de ce qu’il avait été pendant la majeure partie du siècle dernier, nous devrions de même attribuer ce changement, non à quelque baisse dans la valeur réelle du blé, mais à une hausse survenue dans la valeur de l’argent, dans le marché général de l’Europe.

À la vérité, le haut prix du blé, pendant ces dix ou douze dernières années, a fait naître le soupçon que la valeur réelle de l’argent continuait toujours à baisser sur le marché général de l’Europe. Pourtant ce haut prix du blé paraît avoir été l’effet d’une succession extraordinaire d’années défavorables, et ne devrait pas, par conséquent, être regardé comme une chose permanente, mais comme un événement passager et accidentel. Pendant ces dix ou douze dernières années, les récoltes ont été très-mauvaises dans la plus grande partie de l’Europe, et les troubles de la Pologne ont augmenté extrêmement la disette dans tous les pays qui avaient coutume de s’y approvisionner pendant les années de cherté. Quoiqu’une aussi longue suite de mauvaises années ne soit pas un événement ordinaire, il n’est pourtant pas sans exemple, et quiconque a fait des recherches sur l’histoire des prix du blé, dans les anciens, ne sera pas embarrassé de trouver plusieurs autres exemples de la même nature ; d’ailleurs, dix années de disette extraordinaire n’ont rien de plus étonnant que dix années d’une extraordinaire abondance. Le bas prix du blé depuis 1741 inclusivement, jusqu’à 1750 aussi inclusivement, peut très-bien être mis en opposition avec son haut prix, pendant ces huit ou dix dernières années. De 1741 à 1750, le prix moyen du quarter de neuf boisseaux du plus beau froment, au marché de Windsor, paraît, suivant les comptes du collège d’Eton, avoir été de 1 livre 13 schellings 9 deniers 4/5 seulement, ce qui fait près de 6 schellings 3 deniers au-dessous du prix moyen des soixante-quatre premières années de ce siècle. À ce compte, le prix moyen du blé de moyenne qualité, pendant ces dix années, a dû revenir à 1 livre 6 schellings 8 deniers seulement le quarter de 8 boisseaux.

Cependant, de 1741 à 1750, la prime a dû empêcher le prix du blé de tomber aussi bas dans le marché intérieur, qu’il l’aurait fait naturellement. Il paraît, d’après les registres des douanes, que la quantité de grains de toutes sortes, exportés pendant ces dix années, ne s’élève pas à moins de 8029 156 quarters. La prime payée pour cet objet s’élève à 1514 962 livres 17 schellings 4 deniers 1/2. Aussi, en 1749, M. Pelham, alors premier ministre, fit-il observer à la chambre des communes qu’on avait payé, dans les trois années précédentes, une somme exorbitante en primes pour l’exportation du blé. Il était très-bien fondé à faire cette observation, et l’année suivante il l’aurait encore été bien davantage. Dans cette seule année, la prime payée ne s’éleva pas à moins de 324 176 livres 10 schellings 6 deniers[42]. Il est inutile d’observer combien cette exportation forcée doit avoir fait hausser le prix du blé au-dessus de ce qu’il aurait été sans cela sur le marché intérieur.

À la fin de la table des prix annexée à ce chapitre, le lecteur trouvera le compte particulier des dix années, séparé du reste. Il y trouvera aussi le compte particulier des dix années précédentes, dont le taux moyen, beaucoup moins bas, l’est néanmoins encore plus que le taux moyen des soixante-quatre premières années de ce siècle. L’année 1740 fut pourtant une année de disette extraordinaire. Ces vingt années qui ont précédé 1750 peuvent très-bien être mises en opposition avec les vingt qui ont précédé 1770. De même que les premières ont été beaucoup plus bas que le taux moyen du siècle, malgré une ou deux années de cherté qui s’y trouvent, de même les dernières ont été beaucoup au-dessus de ce taux, quoiqu’elles soient coupées par une ou deux années de bon marché, telle, par exemple, que l’année 1759. Si les premières n’ont pas été autant au-dessous du taux moyen général, que les dernières ont été au-dessus, il faut vraisemblablement l’attribuer à la prime. Le changement a évidemment été trop subit pour pouvoir l’attribuer à une modification dans la valeur de l’argent, qui est toujours un événement lent et graduel. Un effet soudain ne peut être expliqué que par une cause qui agisse d’une manière soudaine, telle que la variation accidentelle des saisons.

Il est vrai que le prix du travail en argent s’est élevé, en Angleterre, pendant le cours de ce siècle. Cette hausse cependant paraît être bien moins l’effet d’une diminution de la valeur de l’argent dans le marché général de l’Europe, que l’effet d’une augmentation de la demande de travail en Angleterre, provenant de la grande prospérité de ce pays et des progrès qui s’y sont accomplis presque universellement. On a observé qu’en France, où la prospérité n’est pas aussi grande, le prix du travail en argent a baissé graduellement avec le prix moyen du blé, depuis le milieu du dernier siècle. On dit que, dans le siècle dernier, ainsi que dans celui-ci, le salaire journalier du travail de manœuvre y a été presque uniformément à environ un vingtième du prix moyen du setier de blé froment, mesure qui contient un peu plus de quatre boisseaux de Winchester. J’ai déjà fait voir[43] qu’en Angleterre la récompense réelle du travail, la quantité réelle de choses propres aux besoins et aisances de la vie qui est donnée à l’ouvrier, a augmenté considérablement pendant le cours de ce siècle. La hausse de son prix pécuniaire paraît avoir eu pour cause, non une diminution de la valeur de l’argent dans le marché général de l’Europe, mais une hausse du prix réel du travail dans le marché particulier de l’Angleterre, due aux circonstances heureuses dans lesquelles se trouve ce pays.

L’argent a dû continuer, pendant quelque temps après la première découverte de l’Amérique, à se vendre à son ancien prix ou très-peu au-dessous. Les profits de l’exploitation des mines furent très-forts, et excédèrent de beaucoup leur taux naturel ; mais ceux qui importaient ce métal en Europe s’aperçurent bientôt qu’ils ne pouvaient pas débiter à ce haut prix la totalité de l’importation annuelle. L’argent dut s’échanger successivement contre une quantité de marchandises toujours de plus petite en plus petite ; son prix dut baisser graduellement de plus bas en plus bas, jusqu’à ce qu’il fût tombé à son prix naturel, c’est-à-dire à ce qui était précisément suffisant pour acquitter, suivant leurs taux naturels, les salaires de travail, les profits de capitaux et la rente de terre qu’il faut payer pour que ce métal vienne de la mine au marché. On a déjà observé[44] que, dans la plus grande partie des mines d’argent du Pérou, la taxe du roi d’Espagne, s’élevant à un dixième du produit total, emporte en totalité la rente de la terre. Cette taxe était originairement de moitié ; elle tomba bientôt après au tiers, ensuite au cinquième, et enfin au dixième, taux auquel elle est restée depuis. Cette taxe représente, à ce qu’il semble, dans la plus grande partie des mines d’argent du Pérou, tout le bénéfice qui reste après le remplacement du capital de l’entrepreneur, avec ses profits ordinaires ; et c’est une chose généralement reconnue, que ces profits, qui étaient autrefois très-hauts, sont maintenant aussi bas qu’ils peuvent l’être, pour que son entreprise puisse se soutenir.

En 1504[45], quarante et un ans avant 1545, époque de la découverte des mines du Potosi, la taxe du roi d’Espagne fut réduite à un cinquième de l’argent enregistré. Dans le cours de quatre-vingt-dix ans, ou avant 1636, ces mines, les plus fécondes de toute l’Amérique[46], avaient eu tout le temps de produire leur plein effet, ou de réduire la valeur de l’argent dans le marché de l’Europe aussi bas qu’elle pouvait tomber, tant que ce métal continuait de payer cette taxe au roi d’Espagne. Un espace de quatre-vingt-dix ans est un temps suffisant pour réduire une marchandise quelconque qui n’est pas en monopole à son taux naturel ou au prix le plus bas auquel, tant qu’elle paye une taxe particulière, elle peut continuer de se vendre pendant un certain temps de suite.

Le prix de l’argent, dans le marché de l’Europe, aurait encore peut-être baissé davantage, et il aurait été indispensable, ou de réduire encore la taxe jusqu’à un vingtième, comme on a fait de celle sur l’or, ou bien de cesser l’exploitation de la plus grande partie des mines d’Amérique qui s’exploitent maintenant. La cause qui a empêché que cela n’arrivât, c’est vraisemblablement l’accroissement progressif de la demande d’argent ou l’agrandissement continuel du marché pour le produit des mines d’argent d’Amérique ; c’est ce qui a non-seulement soutenu la valeur de l’argent dans le marché de l’Europe, mais qui l’a même élevée un peu plus haut qu’elle n’était au milieu du siècle dernier.

Depuis la première découverte de l’Amérique, le marché pour le produit de ses mines d’argent a été continuellement en s’agrandissant de plus en plus.

Premièrement, le marché de l’Europe est devenu successivement de plus en plus étendu. Depuis la découverte de l’Amérique, la plus grande partie de l’Europe a fait des progrès considérables. L’Angleterre, la France, la Hollande, l’Allemagne, la Suède même, le Danemark et la Russie, ont tous avancé d’une manière remarquable dans leur agriculture et leur industrie. L’Italie ne paraît pas avoir rétrogradé ; sa décadence avait précédé la conquête du Pérou ; depuis cette époque, elle paraît plutôt s’être un peu relevée. À la vérité, on croit que l’Espagne et le Portugal sont restés un peu en arrière. Toutefois le Portugal n’est qu’une très-petite partie de l’Europe, et la décadence de l’Espagne n’est peut-être pas aussi grande qu’on se l’imagine communément. Au commencement du seizième siècle, l’Espagne était un pays très-pauvre, même en comparaison de la France, qui s’est si fort enrichie depuis cette époque. Tout le monde sait le mot de l’empereur Charles V, que tout abondait en France, et que tout manquait en Espagne. Le produit toujours croissant de l’agriculture et des manufactures d’Europe a nécessairement demandé un accroissement successif dans la quantité de monnaie d’argent employée à faire circuler ce produit, et le nombre toujours croissant des individus opulents a fait naître aussi nécessairement la même augmentation dans la demande d’argent pour vaisselle, bijoux et autres objets de luxe.

En second lieu, l’Amérique est elle-même un nouveau marché pour le produit de ses propres mines d’argent ; et comme ses progrès en agriculture, en industrie et en population sont beaucoup plus rapides que ceux des nations de l’Europe les plus florissantes, la demande doit augmenter chez elle avec beaucoup plus de rapidité. Les colonies anglaises sont un marché tout à fait nouveau, qui, tant pour la monnaie que pour l’orfèvrerie, exige une fourniture toujours de plus en plus forte pour approvisionner d’argent un vaste continent où l’on n’en demandait point du tout auparavant. La plus grande partie aussi des colonies espagnoles et portugaises sont des marchés entièrement nouveaux. Avant la découverte faite par les Européens, la Nouvelle-Grenade, l’Yucatan, le Paraguay et le Brésil étaient habités par des peuples sauvages qui n’avaient ni art ni agriculture. Dans tous ces pays, les arts et l’agriculture se sont introduits à un degré considérable. Le Mexique même et le Pérou, quoiqu’on ne puisse les considérer comme des marchés tout à fait nouveaux, sont certainement des marchés bien autrement étendus qu’ils ne l’étaient auparavant. Malgré tous les contes merveilleux qu’on s’est plu à débiter sur l’état de magnificence de ces pays dans leur ancien temps, quiconque veut lire avec un jugement un peu rassis l’histoire de leur première découverte et de leur conquête, sera à même de discerner très-clairement que leurs habitants étaient beaucoup plus ignorants en arts, en agriculture et en commerce, que ne le sont aujourd’hui les Tartares de l’Ukraine. Les Péruviens mêmes, la plus civilisée des deux nations, quoiqu’ils fissent usage d’or et d’argent pour ornements, n’avaient cependant aucune espèce de métaux monnayés. Tout le commerce se faisait par troc et, par conséquent, il n’y avait chez eux presque aucune division de travail. Ceux qui cultivaient la terre étaient obligés de se bâtir leurs maisons, de faire eux-mêmes leurs ustensiles de ménage, leurs habits, leurs chaussures et leurs outils d’agriculture. Le peu d’artisans qu’il y eût parmi eux étaient tous, dit-on, entretenus par le souverain, les nobles et les prêtres, dont ils étaient vraisemblablement les domestiques ou les esclaves. Tous les anciens arts du Mexique et du Pérou n’ont jamais donné à l’Europe un seul genre de manufacture ; les armées espagnoles, qui s’élevaient à peine au-delà de cinq cents hommes, et très-souvent n’atteignaient pas la moitié de ce nombre, trouvèrent presque partout beaucoup de difficulté à se procurer leur subsistance. Les famines qu’elles occasionnaient, à ce qu’on dit, dans presque tous les endroits où elles passaient, dans des pays qu’on veut en même temps représenter comme très-peuplés et comme très-bien cultivés, sont une preuve suffisante que ce qu’on a raconté de cette grande population et de cette riche culture est en grande partie fabuleux. Les colonies espagnoles sont sous un gouvernement, à beaucoup d’égards, moins favorable à l’agriculture, à la prospérité et à la population, que celui des colonies anglaises. Néanmoins, elles font, à ce qu’il semble, des progrès dans toutes ces choses, avec bien plus de rapidité qu’aucun pays d’Europe. Dans un sol fertile et sous un heureux climat, la grande abondance des terres et leur bon marché, circonstances qui sont communes à toutes les nouvelles colonies, sont, à ce qu’il semble, un assez grand avantage pour compenser bien des abus dans le gouvernement civil[47]. Frézier, qui observa le Pérou en 1713, représente Lima comme contenant entre vingt-cinq et vingt-huit mille habitants. Ulloa, qui demeura dans le même pays entre 1740 et 1746, la représente comme en renfermant plus de cinquante mille. Les rapports de ces deux voyageurs sur la population de plusieurs autres villes principales du Chili et du Pérou varient à peu près dans la même proportion, et comme on ne voit pas de raison de douter qu’ils n’aient été bien instruits l’un et l’autre, on peut en conclure un accroissement de population qui ne le cède guère à celui des colonies anglaises. L’Amérique ouvre donc elle-même au produit de ses propres mines d’argent un nouveau marché, où la demande augmente encore beaucoup plus rapidement que dans celui des pays de l’Europe qui avance le plus.

En troisième lieu, les Indes orientales sont un autre marché pour le produit des mines d’argent de l’Amérique, et un marché qui, depuis l’époque de la première découverte de ces mines, a continuellement absorbé une quantité d’argent de plus en plus considérable. Depuis cette époque, le commerce direct entre l’Amérique et les Indes orientales, qui se fait par les vaisseaux d’Acapulco, a été sans cesse en augmentant, et le commerce indirect qui se fait par l’entremise de l’Europe s’est accru dans une proportion encore bien plus forte. Pendant le seizième siècle, les Portugais étaient le seul peuple d’Europe qui entretînt un commerce régulier avec les Indes orientales. Dans les dernières années de ce siècle, les Hollandais commencèrent à s’emparer d’une partie de ce monopole et les expulsèrent en peu d’années de leurs principaux établissements dans ces contrées. Pendant la plus grande partie du siècle dernier, ces deux nations partagèrent entre elles la portion la plus considérable du commerce de l’Inde, le commerce des Hollandais augmentant continuellement dans une proportion encore plus grande que ne déclinait celui des Portugais. Les Anglais et les Français firent quelque commerce avec l’Inde dans le dernier siècle, mais il a prodigieusement augmenté dans le cours de celui-ci. C’est aussi dans le cours de ce siècle que les Suédois et les Danois commencèrent à commercer dans l’Inde. Les Russes mêmes font actuellement d’une manière régulière le commerce à la Chine par des espèces de caravanes qui vont à Pékin par terre, à travers la Sibérie et la Tartarie. Si nous en exceptons le commerce des Français, que la dernière guerre a anéanti ou peu s’en faut, celui de tous ces autres peuples aux Indes orientales a été presque continuellement en augmentant. La consommation toujours croissante en Europe des marchandises de l’Inde est assez forte, à ce qu’il paraît, pour leur fournir à tous les moyens d’augmenter successivement leurs affaires. L’usage du thé, par exemple, était très-peu répandu en Europe avant le milieu du siècle dernier. Aujourd’hui, la valeur du thé importé annuellement par la Compagnie des Indes anglaises, pour la consommation de l’Angleterre, s’élève à plus d’un million et demi par an, et ce n’est même pas assez dire ; une quantité très-considérable entrant habituellement en fraude par les ports de Hollande, de Gottenbourg en Suède, et aussi des côtes de France, tant qu’a prospéré la Compagnie des Indes de ce dernier pays[48]. La consommation de la Chine, des épiceries des Moluques, des étoffes du Bengale et d’une infinité d’autres articles, a augmenté à peu près dans la même proportion. Aussi, le tonnage de la totalité des vaisseaux employés par l’Europe au commerce de l’Inde, à quelque époque que ce soit du dernier siècle, ne dépassait peut-être pas celui des seuls vaisseaux employés par la Compagnie des Indes anglaises avant la dernière réduction de sa marine.

Mais la valeur des métaux précieux était bien plus élevée dans les Indes, et surtout dans la Chine et dans l’Indoustan, quand les Européens commencèrent à trafiquer dans ces pays, qu’elle n’était en Europe, et il en est encore de même aujourd’hui. Dans des pays à riz, où l’on fait communément deux et quelquefois trois récoltes par an, dont chacune est plus abondante qu’aucune récolte ordinaire de blé, il se trouve nécessairement une beaucoup plus grande abondance de nourriture que dans quelque pays à blé que ce soit, d’une égale étendue. En conséquence, ces pays à riz sont bien plus peuplés ; et de plus les riches, y ayant à leur disposition, au-delà de leur propre consommation, une surabondance infiniment plus grande de subsistances, ont les moyens d’acheter une beaucoup plus grande quantité du travail d’autrui. Aussi, suivant tous les rapports, le train d’un grand seigneur à la Chine ou dans l’Indoustan est-il beaucoup plus nombreux et plus magnifique que celui des plus riches particuliers de l’Europe. Cette même surabondance de nourriture dont ils peuvent disposer, les met en état d’en donner une quantité bien plus grande pour toutes productions rares et singulières que la nature n’accorde qu’en très-petites quantités, telles que les métaux précieux et les pierres précieuses, qui sont les grands objets de convoitise entre les riches. Ainsi, en supposant même les mines qui fournissent le marché de l’Inde aussi abondantes que celles qui fournissent le marché de l’Europe, ces marchandises précieuses ne s’en seraient pas moins naturellement échangées, dans l’Inde, contre une plus grande quantité de subsistances qu’en Europe. Mais il paraît que les mines qui ont fourni de métaux précieux le marché de l’Inde ont été beaucoup moins abondantes, et que celles qui l’ont fourni de pierres précieuses l’ont été beaucoup plus que les mines qui ont fourni le marché de l’Europe. Ainsi, les métaux précieux ont dû naturellement, dans l’Inde, obtenir en échange une quantité de pierres précieuses plus grande qu’en Europe, et une quantité de nourriture encore beaucoup plus considérable. Le prix des diamants, la plus grande des superfluités, a dû être, en argent, un peu plus bas dans un pays que dans l’autre, et celui de la nourriture, la première des choses nécessaires infiniment moindre. Mais, comme on l’a déjà remarqué[49], le prix réel du travail, la quantité réelle de choses propres aux besoins et commodités de la vie qu’on donne à l’ouvrier, est moindre à la Chine et dans l’Indoustan, les deux grands marchés de l’Inde, qu’elle n’est dans la plus grande partie de l’Europe. Le salaire qu’y reçoit l’ouvrier et achètera une moindre quantité de nourriture ; et comme le prix en argent de la nourriture est bien plus bas dans l’Inde qu’en Europe, le prix du travail en argent y est plus bas sous un double rapport ; sous le rapport de la petite quantité de nourriture qu’il peut acheter, et encore sous le rapport du bas prix de cette nourriture. Or, dans des pays où il y a égalité d’art et d’industrie, le prix pécuniaire de la plupart des ouvrages de main-d’œuvre sera proportionné au prix pécuniaire du travail ; et en fait d’ouvrages de manufactures, l’art et l’industrie, quoique inférieurs, ne sont pas, à la Chine et dans l’Indoustan, fort au-dessous de ce qu’ils sont en quelque endroit de l’Europe que ce soit. Par conséquent, le prix en argent de la plupart des ouvrages de main-d’œuvre sera naturellement beaucoup plus bas dans ces grands empires, qu’il ne le sera en aucun endroit de l’Europe. D’ailleurs, dans la majeure partie de l’Europe, les frais de transport par terre augmentent beaucoup le prix tant réel que nominal de la plupart des ouvrages de main-d’œuvre. Il en coûte plus de travail et, par conséquent, plus d’argent, pour transporter au marché, d’abord les matières premières, et ensuite l’ouvrage manufacturé. À la Chine et dans l’Indostan, l’étendue et la multiplicité des moyens de navigation intérieure épargnent la plus grande partie de ce travail et, par conséquent, de cet argent, et par là réduisent à un taux encore plus bas le prix, tant réel que nominal, de la plupart des objets de manufacture de ces deux pays. D’après tout ceci, les métaux précieux sont une marchandise qu’il a toujours été et qu’il est encore extrêmement avantageux de porter de l’Europe aux Indes orientales[50]. Il n’y a presque aucune marchandise qui y rapporte davantage, ou qui, à proportion de la quantité de travail et de choses qu’elle coûte en Europe, puisse commander ou acheter une plus grande quantité de travail et de choses dans l’Inde. Il est aussi plus avantageux d’y porter de l’argent que de l’or, parce qu’à la Chine et dans la plupart des autres marchés de l’Inde, la proportion entre l’argent fin et l’or fin n’est que comme 10 ou au plus comme 12 est à 1, tandis qu’en Europe elle est comme 14 ou 15 est à 1. À la Chine et dans la plupart des autres marchés de l’Inde, dix onces ou au plus douze onces d’argent achèteront une once d’or. En Europe, il en faut de quatorze à quinze onces. Aussi, dans les cargaisons de la majeure partie des vaisseaux d’Europe qui font voile pour l’Inde, l’argent a été, en général, un des articles principaux. C’est le principal article de la cargaison des vaisseaux d’Acapulco qui font voile pour Manille. Ainsi, l’argent du nouveau continent est, à ce qu’il paraît, le grand objet du commerce qui se fait entre les deux extrémités de l’ancien ; il forme le principal anneau de la chaîne qui unit l’une à l’autre ces deux parties du monde si distantes[51].

Pour pouvoir fournir aux besoins d’un marché d’une aussi vaste étendue, il faut que la quantité d’argent qu’on tire annuellement des mines suffise non-seulement à cette augmentation toujours croissante de demande, pour monnaie, pour vaisselle et pour bijoux, qui vient de tous les pays où l’opulence est progressive, mais encore à réparer la consommation et le déchet continuel d’argent qui a lieu dans tous les pays où l’on fait usage de ce métal.

Il est aisé de se former une idée de la consommation de métaux précieux qui se fait continuellement dans les monnaies et dans les ouvrages d’orfèvrerie, par le frottement résultant du service, particulièrement dans la vaisselle par le nettoyage ; et dans une marchandise dont l’usage est si prodigieusement étendu, cet article seul exigerait tous les ans un remplacement considérable. Mais une consommation encore plus sensible, parce qu’elle est bien plus rapide, quoique au total elle ne soit peut-être pas plus forte que l’autre, qui se fait successivement, c’est celle qui a lieu dans certaines manufactures. Dans celles de Birmingham seulement, la quantité d’or et d’argent qui s’emploie annuellement en feuilles et dans des ouvrages de dorure, et qui est mise par là hors d’état de reparaître jamais sous la forme de métal, s’élève, dit-on, à plus de 50,000 livres sterling. Nous pouvons juger, d’après cela, quelle énorme consommation il s’en fait chaque année dans toutes les différentes parties du monde, tant en ouvrages du genre de ceux de Birmingham, qu’en galons, broderies, étoffes d’or et d’argent, dorure de livres, de meubles, etc. Il se perd aussi tous les ans une quantité considérable de ces métaux dans le transport qui s’en fait par terre et par mer. Enfin, il s’en perd encore une bien plus grande quantité par la pratique, presque universellement usitée dans la majeure partie des pays asiatiques, de cacher dans les entrailles de la terre des trésors dont la connaissance meurt souvent avec la personne qui les a enfouis.

D’après les meilleurs rapports, la quantité d’or et d’argent importée tant à Cadix qu’à Lisbonne, en comptant non-seulement ce qui est enregistré, mais encore ce qu’on peut supposer passer en fraude, s’élève par an à 6,000,000 sterling environ.

Selon M. Meggens[52], l’importation annuelle des métaux précieux en Espagne, en prenant la moyenne de six ans, de 1748 inclusivement à 1753 aussi inclusivement ; et en Portugal, en prenant la moyenne de 7 ans, de 1747 inclusivement à 1753 aussi inclusivement, s’est élevée, pour l’argent, à 1,101,107 livres pesant, et pour l’or, à 49,940 livres pesant. L’argent importé, à 62 schellings la livre de Troy, donne 3,413,431 livres 10 schellings sterling. L’or, à 44 guinées et demie la livre de Troy, donne 2,333,446 livres 14 schellings sterling. Les deux, ensemble, font une somme de 5,746,878 livres 4 schellings sterling. Le même auteur assure que le compte de l’importation, pour ce qui a été enregistré, est exact. Il donne le détail des endroits d’où l’or et l’argent ont été apportés, et de la quantité de chaque métal que chacun de ces endroits a fournie, suivant les registres. Il passe aussi en compte la quantité de chacun de ces métaux qu’il présume avoir pu venir en fraude. La grande expérience de cet habile négociant donne un très-grand poids à son opinion.

Suivant l’auteur éloquent de l’Histoire philosophique et politique de l’établissement des Européens dans les deux Indes, qui a eu quelquefois de bonnes informations, l’importation annuelle en Espagne de l’or et de l’argent enregistrés, en prenant la moyenne de onze ans, de 1754 inclusivement à 1764 aussi inclusivement, s’est élevée à 13,984,185 3/4 piastres de 10 réaux[53]. En tenant compte cependant de ce qui peut avoir passé en fraude, il suppose que toute l’importation annuelle s’élève à 17,000,000 de piastres ; ce qui, à 4 schellings 6 deniers la piastre, fait, 3,825,000 livres sterling. Raynal donne aussi le détail des différents endroits d’où ont été tirés l’or et l’argent, et les quantités de chaque métal que chaque endroit a fournies, suivant les registres. Il prétend aussi[54] que s’il fallait juger de la quantité d’or annuellement importée du Brésil à Lisbonne par le montant de la taxe payée au roi de Portugal, qui paraît être d’un cinquième du métal au titre, on pourrait évaluer cette quantité à 18,000,000 de cruzades ou 45,000,000 de livres en France, faisant environ 2,000,000 sterling. Cependant, dit-il, en comptant ce qui peut être passé en fraude, nous pouvons en toute sûreté ajouter à cette somme un huitième en sus, ou 250,000 livres sterling, de sorte que le total sera de 2,250,000 livres sterling. Ainsi, d’après ce compte, la totalité de l’importation annuelle des métaux précieux, tant en Espagne qu’en Portugal, s’élève à 6,075,000 livres sterling environ.

Plusieurs autres rapports manuscrits, mais appuyés de pièces très-authentiques, s’accordent, à ce qu’on m’a assuré, à évaluer la totalité de cette importation annuelle des métaux précieux à environ 6,000,000 sterling, tantôt un peu plus, tantôt un peu moins.

À la vérité, l’importation des métaux précieux à Cadix et à Lisbonne ne compose pas la totalité du produit annuel des mines d’Amérique. Il y en a une partie qui est envoyée tous les ans à Manille par les vaisseaux d’Acapulco ; une autre partie est employée au commerce de contrebande que font les colonies espagnoles avec celles des autres nations européennes, et enfin il en reste indubitablement une autre partie dans le pays même. En outre, les mines d’or et d’argent de l’Amérique ne sont pas les seules qui existent au monde ; elles sont toutefois les plus abondantes, à beaucoup près. Il n’y a nul doute que le produit de toutes les autres mines connues n’est rien en comparaison du leur, et il est pareillement certain que la plus grande partie de leur produit est importée annuellement à Cadix et à Lisbonne. Mais la consommation de Birmingham seulement, en la comptant sur le pied de 50,000 livres par an, emporte déjà une cent vingtième partie de cette importation annuelle, évaluée à 6 millions. Ainsi, la totalité de la consommation annuelle d’or et d’argent, dans tous les divers pays du monde où ces métaux sont en usage, est peut-être égale, à peu de chose près, à la totalité de ce produit annuel. Le reste ne suffit peut-être que tout juste pour répondre à l’augmentation de demande de la part de tous les pays qui s’enrichissent. Il peut même s’être trouvé assez au-dessous de cette demande, pour que le prix de ces métaux se soit élevé de quelque chose dans le marché de l’Europe[55].

La quantité de cuivre et de fer qui va de la mine au marché, est, sans aucune comparaison, plus grande que celle de l’or et de l’argent. Nous n’allons pas nous imaginer, pour cela, qu’il doive en arriver que ces métaux grossiers se multiplient au-delà de la demande, et qu’ils deviendront plus à meilleur marché. Pourquoi donc nous figurerions-nous que cela dût arriver à l’égard des métaux précieux ? Il est vrai que les métaux grossiers, s’ils sont plus durs, sont aussi employés à des usages bien plus rudes et, qu’attendu leur moindre valeur, on apporte beaucoup moins de soin à les conserver. Mais néanmoins, les métaux précieux ne sont pas plus qu’eux de nature indestructible et, comme eux, ils sont sujets à être perdus, dissipés et consommés de mille manières différentes.

Le prix des métaux en général, quoique sujet à des variations lentes et successives, varie moins d’une année à l’autre, que celui de presque toute autre partie du produit brut de la terre, et le prix des métaux précieux est même moins sujet à de brusques variations que celui des métaux grossiers. La durée des métaux est la cause qui donne à leur prix cette stabilité extraordinaire. Le blé qui a été mis au marché l’année dernière sera tout entier ou presque tout entier consommé longtemps avant la fin de cette année. Mais il peut y avoir quelque portion du fer apporté de la mine, il y a deux ou trois cents ans, qui soit aujourd’hui mis en usage, et peut-être se sert-on encore de quelque portion de l’or qui a été extrait de la mine il y a deux ou trois mille ans. Les différentes masses de blé qui, chaque année, doivent fournir à la consommation du genre humain, seront toujours à peu près proportionnées au produit respectif de chacune de ces différentes années. Mais la proportion entre les différentes masses de fer qu’on peut mettre en consommation dans deux années différentes ne souffrira qu’excessivement peu d’une variation accidentelle dans le produit des mines de fer pendant ces deux différentes années, et la proportion entre les différentes masses d’or mises en consommation dépendra encore bien moins de quelque variation semblable dans le produit des mines d’or. Ainsi, quoique le produit de la plupart des mines métalliques varie peut-être encore plus d’une année à l’autre que le produit de la plupart des champs de blé, ces variations ne font pas le même effet sur le prix de la première de ces deux espèces de marchandises que sur celui de l’autre.

des variations dans la proportion entre les valeurs respectives de l’or et de l’argent.

Avant la découverte des mines de l’Amérique, la valeur de l’or fin, relativement à l’argent fin, était réglée, dans les différentes administrations des Monnaies en Europe, dans la proportion de 10 à 1 et de 12 à 1, c’est-à-dire qu’une once d’or fin était censée valoir de dix à douze onces d’argent fin. Vers le milieu du siècle dernier, cette valeur de l’or fut réglée dans la proportion de 14 à 1 et de 15 à 1, c’est-à-dire qu’une once d’or pur fut censée valoir entre quatorze et quinze onces d’argent pur. L’or haussa dans sa valeur nominale ou dans la quantité d’argent avec laquelle on l’échangea. Les deux métaux baissèrent dans leur valeur réelle ou dans la quantité de travail qu’ils pouvaient acheter ; mais l’argent baissa plus que l’or. Quoique les mines d’or et d’argent d’Amérique, les unes comme les autres, surpassent en fécondité toutes les mines connues jusqu’alors, les mines d’argent, à ce qu’il semble, surpassèrent les anciennes dans une proportion encore plus forte que ne le firent les mines d’or.

Les grandes quantités d’argent portées annuellement de l’Europe aux Indes orientales ont réduit par degrés la valeur de ce métal, relativement à l’or, dans quelques établissements anglais. À la Monnaie de Calcutta[56], une once d’or pur est censée valoir quinze onces d’argent pur, comme en Europe. Peut-être la Monnaie le taxe-t-elle trop haut comparativement à la valeur qu’il a dans le marché du Bengale. À la Chine, la proportion de l’or à l’argent est toujours de 10 à 1 ou de 12 à 1. On dit qu’au japon elle est comme 8 est à 1.

Entre les quantités d’or et d’argent annuellement importées en Europe, la proportion est à peu près comme 1 est à 22, au rapport de Meggens, c’est-à-dire que pour une once d’or il y a un peu plus de vingt-deux onces d’argent importées[57]. Il présume que la grande quantité d’argent qui va annuellement aux Indes orientales réduit les quantités de ces métaux qui restent en Europe à la proportion de 1 à 14 ou 15, qui est l’inverse de leurs valeurs respectives. Il paraît penser que la proportion entre leurs valeurs doit nécessairement être en raison réciproque de leurs quantités et que, par conséquent, elle serait comme 22 à 1, si ce n’était cette plus forte exportation d’argent.

Mais il n’est pas vrai que la proportion ordinaire entre les valeurs respectives de deux marchandises doive être nécessairement en raison de celle des quantités qui s’en trouvent communément au marché. Le prix du bœuf, en le mettant à 10 guinées, est environ soixante fois le prix d’un agneau, en mettant celui-ci à 3 schellings 6 deniers. Il serait pourtant absurde d’en conclure qu’il y a communément au marché soixante agneaux contre un bœuf ; et il serait tout aussi absurde d’inférer, de ce qu’une once d’or achètera communément de quatorze à quinze onces d’argent, qu’il y a communément au marché quatorze à quinze onces seulement d’argent contre une once d’or.

Il est vraisemblable que la quantité d’argent qui est communément au marché excède celle de l’or dans une proportion beaucoup plus forte que la valeur d’une certaine quantité d’or ne surpasse la valeur d’une égale quantité d’argent. La masse totale, mise au marché, d’une denrée à bas prix, est ordinairement, non-seulement plus grande en quantité, mais aussi d’une plus grande valeur que la masse totale d’une denrée chère. La masse totale du pain qui va annuellement au marché est non-seulement plus grande, mais encore d’une plus grande valeur que toute la masse de viande de boucherie ; la masse totale de viande de boucherie vaut plus que la masse totale de volaille ; et la masse totale de volaille, plus que la masse totale de gibier à plumes. Le nombre des acheteurs d’une denrée à bas prix excède tellement celui des acheteurs de la denrée chère, qu’on pourra non-seulement débiter une plus grande quantité de la première, mais en débiter pour une plus grande valeur. Ainsi, la masse totale de la denrée à bas prix excédera communément la masse totale de la denrée chère, dans une proportion plus forte que la valeur d’une certaine quantité de la seconde n’excédera la valeur d’une quantité égale de la première. Quand nous comparons les métaux précieux l’un avec l’autre, l’argent est la denrée à bas prix, et l’or est la denrée chère. Nous devons donc naturellement compter qu’il y aura toujours au marché, non-seulement plus d’argent que d’or, mais encore une plus grande valeur en argent qu’en or[58]. Qu’un homme qui possède un peu de ces deux métaux compare ce qu’il a de vaisselle et de bijoux d’argent avec ce qu’il en a en or, et il trouvera probablement que non-seulement la quantité, mais même la valeur de ce qu’il a en argent excède de beaucoup ce qu’il en possède en or. Beaucoup de gens, d’ailleurs, qui ne laissent pas que d’avoir des objets d’argent, n’en ont point du tout en or ; et pour ceux même qui en ont, ces objets se bornent à une boîte de montre, une tabatière et quelques autres colifichets, dont la somme totale est rarement de grande valeur. À la vérité, dans la totalité des monnaies anglaises, l’or l’emporte de beaucoup en valeur sur l’argent ; mais il n’en est pas de même dans les monnaies de tous les pays. Dans celles de quelques-uns, la valeur est à peu près, égale dans un métal et dans l’autre. Dans les Monnaies d’Écosse, avant l’union avec l’Angleterre, l’or l’emportait de très-peu en valeur, quoiqu’il l’emportât pourtant de quelque chose[59], comme on le voit par les comptes de l’administration des Monnaies L’argent l’emporte dans la monnaie de plusieurs pays. En France, les plus grosses sommes se payent communément en argent, et il est difficile de s’y procurer plus d’or que ce qu’on a besoin d’en porter dans sa bourse. En outre, la supériorité de la valeur de la vaisselle et des bijoux d’argent sur ceux d’or, qui est généralement dans tous les pays, fait beaucoup plus que compenser la supériorité de valeur de l’or dans les monnaies, qui est particulière à quelques pays seulement[60].

Quoique l’argent ait toujours été et doive toujours être vraisemblablement beaucoup moins cher que l’or, dans le sens ordinaire de ce mot ; cependant, dans un autre sens, il est possible de dire que l’or est de quelque chose moins cher que l’argent, dans l’état actuel où est le marché de l’Espagne. On peut dire d’une marchandise qu’elle est chère ou à bon marché, non-seulement en raison de ce que son prix habituel fait une grosse ou une petite somme, mais aussi en raison de ce que ce prix habituel se trouve plus ou moins au-dessus du prix le plus bas auquel il soit possible de le mettre au marché pendant un certain temps de suite. Ce prix le plus bas est celui qui remplace purement, avec un profit modique, le capital qu’il faut employer pour mettre cette marchandise au marché. Ce prix est celui qui ne fournit rien pour le propriétaire de la terre, celui dans lequel la rente n’entre pas pour une partie constituante, et qui se résout tout entier en salaires et en profits. Or, dans l’état actuel du marché de l’Espagne, l’or est certainement un peu plus rapproché de ce prix le plus bas que ne l’est l’argent. La taxe du roi d’Espagne sur l’or n’est que d’un vingtième du métal au titre, ou de 5 pour 100, tandis que la taxe sur l’argent s’élève à un dixième du métal, ou à 10 pour 100. De plus, comme nous l’avons déjà observé, c’est dans ces taxes que consiste toute la rente de la plupart des mines d’or et d’argent de l’Amérique espagnole, et celle sur l’or est toujours beaucoup plus mal payée que celle sur l’argent. Il faut bien aussi que les profits des entrepreneurs des mines d’or soient, en général, encore plus modiques que ceux des entrepreneurs des mines d’argent, puisqu’il est plus rare que les premiers fassent fortune[61]. Ainsi, puisque l’or d’Espagne fournit et moins de rente, et moins de profit, il faut donc que son prix, dans le marché de l’Espagne, soit un peu plus rapproché que celui de l’argent d’Espagne, du prix le plus bas auquel on puisse le mettre à ce marché. Si l’on déduisait toutes les dépenses, la masse totale du premier de ces métaux ne trouverait pas, à ce qu’il semble, dans le marché d’Espagne, un débit aussi avantageux que la masse totale de l’autre. Il est vrai que la taxe du roi de Portugal sur l’or du Brésil est la même que la taxe ancienne du roi d’Espagne sur l’argent du Mexique et du Pérou, c’est-à-dire un cinquième du métal, au titre. Il est donc douteux de savoir si, sur le marché général de l’Europe, la totalité de l’or d’Amérique revient à un prix plus voisin du prix le plus bas auquel il soit possible de l’y amener, que n’y revient la totalité de l’argent d’Amérique.

Le prix des diamants et des autres pierres précieuses est peut-être encore plus rapproché que le prix de l’or du prix le plus bas auquel il soit possible de les mettre au marché.

Quoiqu’il n’y ait pas trop d’apparence qu’on veuille jamais rien abandonner d’une taxe qui non-seulement est établie sur un des articles les plus propres à être imposés, un article purement de luxe et de superfluité, mais qui d’ailleurs rapporte un revenu aussi important, tant qu’on verra de la possibilité à la faire payer ; cependant la même impossibilité de la payer, qui a, en 1736, obligé de la réduire d’un cinquième à un dixième, peut quelque jour obliger à la réduire encore davantage, de la même manière qu’elle a obligé à réduire au vingtième la taxe sur l’or. Quiconque a observé l’état des mines de l’Amérique espagnole, a reconnu que, comme toutes les autres mines, elles deviennent de jour en jour d’une exploitation plus dispendieuse, à cause de la plus grande profondeur à laquelle il faut établir les travaux, et des plus fortes dépenses qu’il faut faire pour tirer l’eau et fournir de l’air frais à ces grandes profondeurs[62].

Ces causes, qui équivalent à une rareté qui se ferait sentir dans l’argent (car on peut dire d’une denrée qu’elle devient plus rare quand il devient plus difficile et plus coûteux d’en recueillir une certaine quantité), doivent produire un jour l’un ou l’autre des trois effets suivants : il faut nécessairement que cette augmentation de dépense soit compensée, ou entièrement par une augmentation proportionnée dans la valeur du métal, ou entièrement par une diminution proportionnée de la taxe sur l’argent, ou enfin partie par l’un, partie par l’autre de ces deux moyens. Le dernier de ces trois cas est très-possible. Comme l’or a haussé de prix relativement à l’argent, nonobstant la grande diminution de la taxe sur l’or, de même l’argent pourrait hausser de prix relativement au travail et autres marchandises, nonobstant une pareille diminution de la taxe sur l’argent.

Cependant, si de telles réductions successives de la taxe ne peuvent pas totalement empêcher la hausse de la valeur de l’argent dans le marché de l’Europe, au moins elles doivent certainement la retarder plus ou moins. Ces réductions permettent d’exploiter beaucoup de mines qui n’auraient pas pu être exploitées auparavant, parce que leur produit n’aurait pas pu suffire à payer l’ancienne taxe ; la quantité d’argent annuellement portée au marché doit être nécessairement un peu plus grande, et la valeur, par conséquent, d’une quantité donnée d’argent doit être un peu moindre qu’elle ne l’aurait été sans cela. Quoique la valeur de l’argent, dans le marché de l’Europe, ne soit peut-être pas aujourd’hui au-dessous, malgré la réduction de taxe qui a eu lieu en 1736, de ce qu’elle était avant cette réduction, néanmoins elle est probablement au moins de 10 pour 100 plus bas qu’elle n’aurait été si la cour d’Espagne eût continué à exiger l’ancienne taxe.

Mais que, malgré cette réduction, la valeur de l’argent ait commencé à hausser de quelque chose dans le marché de l’Europe pendant le cours du siècle actuel, c’est ce que les faits et les raisonnements rapportés ci-dessus me portent à croire, ou plutôt à conjecturer, à soupçonner ; car je ne peux donner que comme conjecture l’opinion la plus sûre que je me suis faite à ce sujet. La hausse, il est vrai, en supposant qu’il y en ait une, a été si faible, jusqu’à présent, que malgré tout ce qui a été dit, il pourra peut-être paraître incertain à beaucoup de personnes, non-seulement si cet événement a réellement eu lieu, mais même si le contraire n’est pas arrivé, ou si la valeur de l’argent ne continue pas toujours à baisser dans le marché de l’Europe[63].

Il faut toutefois observer que, quelle que puisse être l’importation annuelle d’or et d’argent, il doit nécessairement arriver une certaine période à laquelle la consommation annuelle de ces métaux sera égale à leur importation annuelle. Leur consommation doit augmenter à mesure qu’augmente leur masse totale, ou plutôt elle doit augmenter dans une proportion beaucoup plus forte. À mesure que leur masse augmente, leur valeur diminue ; on en fait un plus grand usage ; on en a moins de soin, et conséquemment leur consommation croît dans une plus grande proportion que leur masse. Ainsi, après une certaine période, la consommation annuelle de ces métaux doit devenir égale à leur importation annuelle, à moins que cette importation n’aille continuellement en augmentant ; ce qui n’est pas le cas qu’on puisse supposer dans les circonstances actuelles.

La consommation annuelle une fois arrivée au niveau de l’importation annuelle, si celle-ci venait à diminuer par degrés, alors la consommation annuelle pourrait excéder pendant quelque temps l’importation annuelle ; mais alors la masse de ces métaux diminuerait insensiblement et par degrés, et leur valeur hausserait aussi insensiblement et par degrés, jusqu’à ce que, l’importation annuelle rétablissant le niveau, la consommation annuelle vînt à se régler insensiblement et par degrés à ce que cette importation annuelle peut fournir.


des motifs qui ont fait soupçonner que la valeur de l’argent
continuait toujours à baisser
[64].


Ce qui porte beaucoup de gens à croire que la valeur des métaux précieux continue toujours à baisser dans le marché de l’Europe, c’est l’accroissement d’opulence de l’Europe, joint à cette notion vulgaire, que la quantité de ces métaux augmentant naturellement à mesure que l’opulence augmente, ils doivent diminuer en valeur en augmentant en quantité ; et ce qui les confirme encore davantage dans cette opinion, c’est le prix toujours croissant de plusieurs parties du produit brut de la terre[65]

J’ai déjà tâché de démontrer précédemment que l’augmentation de . quantité des métaux précieux dans un pays, quand elle avait sa source dans l’augmentation de richesse, ne tendait nullement à diminuer leur valeur. L’or et l’argent vont se rendre naturellement dans un pays riche, par la même raison que s’y vont rendre tous les objets de luxe et de curiosité ; ce n’est pas parce qu’ils y sont à meilleur marché que dans des pays plus pauvres, mais parce qu’ils y sont plus chers,

. ou parce qu’on donne un meilleur prix pour les obtenir. C’est cette supériorité de prix qui les y attire, et ils cessent nécessairement d’y aller aussitôt que cette supériorité vient à cesser.

J’ai déjà cherché à faire voir qu’à l’exception du blé et des autres végétaux qui sont entièrement le fruit de l’industrie des hommes, toutes les autres espèces de produit brut, le bétail, la volaille, le gibier de tout genre, les fossiles et les minéraux utiles, etc., devenaient naturellement plus chers à mesure que la société s’enrichit et gagne en industrie. Ainsi, quoique ces sortes de denrées viennent à s’échanger contre une plus grande quantité d’argent qu’auparavant, il ne s’ensuit nullement de là que l’argent soit devenu naturellement moins cher ou qu’il achètera moins de travail qu’auparavant, mais seulement que ces denrées sont elles-mêmes devenues réellement plus chères, ou qu’elles achèteront plus de travail qu’auparavant. Ce n’est pas seulement leur prix nominal, c’est encore leur prix réel, qui s’élève en proportion des progrès de l’amélioration du pays. La hausse de leur prix nominal n’est pas l’effet d’une dégradation dans la valeur de l’argent, mais l’effet d’une hausse dans leur prix réel.

des effets différents des progrès de la richesse nationale sur trois sortes différentes de produit brut.

On peut diviser en trois classes les différentes sortes de produit brut dont nous venons de parler.

La première comprend ces sortes de produits sur la multiplication desquels l’influence de l’industrie humaine est nulle ou à peu près nulle.

La seconde comprend ceux qu’on peut multiplier en proportion de la demande.

La troisième, ceux sur la multiplication desquels l’industrie humaine n’a qu’une puissance bornée ou incertaine.

Dans les progrès que fait un pays en opulence et en industrie, le prix réel de cette première classe de produits peut s’élever jusqu’au degré le plus haut qu’on puisse imaginer, et il ne semble contenu par aucunes bornes. Celui de la seconde classe peut bien monter très-haut, mais il a de certaines limites qu’on ne peut guère dépasser pendant une suite de temps un peu longue. Celui de la troisième classe, quoiqu’il ait une tendance naturelle à s’élever dans l’avancement progressif du pays vers l’opulence, cependant le degré d’avancement du pays étant le même, ce prix peut venir quelquefois à baisser, quelquefois demeurer fixe, et quelquefois hausser plus ou moins ; le tout selon que les efforts de l’industrie humaine réussiront plus ou moins, d’après les diverses circonstances, à multiplier cette sorte de produit brut.

première classe.

La première source de produit brut dont le prix s’élève dans les progrès que fait l’opulence nationale, c’est celle sur la multiplication de laquelle l’industrie humaine n’a presque aucune espèce de pouvoir ; elle consiste dans ces choses que la nature ne donne qu’en certaines quantités, et qui, étant très-périssables, ne peuvent s’accumuler pendant plusieurs saisons de suite. Telles sont la plupart des poissons et oiseaux rares et singuliers ; plusieurs différentes espèces de gibier ; presque tous les oiseaux sauvages, particulièrement ceux de passage, ainsi que beaucoup d’autres choses. À mesure que croissent la richesse et le luxe qui l’accompagne, la demande de ces sortes de choses doit vraisemblablement croître aussi en même temps, et il n’y a pas d’efforts de l’industrie humaine capables d’augmenter l’approvisionnement de ces choses fort au-delà de ce qu’il était avant l’accroissement de la demande. Ainsi, la quantité de ces marchandises restant la même ou à peu près la même, tandis que la concurrence des acheteurs va toujours croissant, leur prix peut monter à tous les degrés possibles d’excès, et il ne paraît pas y avoir de bornes pour l’arrêter. Quand même les bécasses deviendraient en vogue pour se vendre vingt guinées la pièce, il n’y a pas d’efforts de l’industrie humaine capables d’en faire venir au marché un plus grand nombre, à peu de chose près, que ce qui y vient aujourd’hui. C’est ainsi qu’on peut facilement expliquer le haut prix de quelques oiseaux et poissons rares, chez les Romains, au temps de leur plus grande opulence. Ces prix n’étaient point l’effet d’une baisse de la valeur de l’argent à cette époque, mais de la grande valeur de ces choses rares et curieuses que l’industrie humaine ne pouvait pas multiplier à son gré. À l’époque qui précéda la chute de la république romaine et dans les temps qui suivirent de près cet événement, la valeur de l’argent, à Rome, était plus élevée qu’elle ne l’est aujourd’hui dans la plus grande partie de l’Europe. Le prix auquel la république payait le modius, ou quart de boisseau de blé de dîme de Sicile, était de 3 sesterces, valant environ 6 den. sterling. Ce prix était pourtant vraisemblablement plus bas que le prix moyen du marché, puisque l’obligation de livrer le blé à ce prix était regardée comme un tribut imposé sur les labours de la Sicile. Aussi, quand les Romains avaient besoin de requérir plus de blé que le montant des dîmes, ils devaient payer le surplus, ainsi qu’ils s’y étaient engagés par capitulation, sur le pied de 4 sesterces ou 8 deniers sterling le modius ; et ce prix avait été sans doute regardé comme le prix modéré et raisonnable, c’est-à-dire le prix de contrat moyen et ordinaire de ce temps-là ; il revient à environ 2 sch. le quarter. Or, le prix de contrat ordinaire du blé d’Angleterre, qui, en qualité, est inférieur au blé de Sicile, et se vend, en général, à un plus bas prix dans le marché de l’Europe, était de 28 sch. le quarter avant les dernières années de cherté. Ainsi, la valeur de l’argent, dans ces temps anciens, doit avoir été, à sa valeur actuelle, dans la valeur inverse de 3 à 4, c’est-à-dire que 3 onces d’argent auraient alors acheté la même quantité de travail et de choses consommables que 4 onces en achèteraient aujourd’hui. Lors donc que nous lisons dans Pline[66] que Seius acheta un rossignol blanc pour en faire présent à l’impératrice Agrippine, au prix de 6,000 sesterces, valant environ 50 livres de notre monnaie, et qu’Asinius Celer[67] acheta un surmulet 8,000 sesterces, valant environ 66 liv. 13 sch. 4 den. de notre monnaie, toute surprenante que nous paraisse l’élévation prodigieuse de ces prix, nous la voyons pourtant encore, au premier coup d’œil, d’un tiers au-dessous de ce qu’elle était réellement. Le prix réel de ces deux choses, la quantité de travail et de subsistances qu’on a cédée pour les avoir, était encore d’un tiers environ plus fort que ce que nous exprime aujourd’hui le prix nominal. Seius céda pour le rossignol le droit de disposer d’autant de travail et de subsistances qu’en pourraient acheter maintenant 66 liv. 13 sch. 4 den. ; et Asinius Celer, pour son surmulet, se dessaisit du pouvoir d’en commander autant qu’en achèteraient aujourd’hui 88 liv. 13 sch. 9 den. 1/3. L’élévation excessive de ces prix provenait bien moins d’une abondance d’argent que de l’abondance de travail et de subsistances que ces deux Romains avaient à leur disposition, au-delà de ce qu’exigeait leur consommation personnelle ; mais la quantité d’argent qu’ils avaient à leur disposition était beaucoup moindre que celle que leur procurerait aujourd’hui la faculté de commander une pareille quantité de travail et de subsistances.

deuxième classe

La seconde sorte de produit brut dont le prix s’élève dans les progrès de la civilisation est celle que l’industrie humaine peut multiplier à proportion de la demande ; elle consiste dans ces plantes et ces animaux utiles que la nature produit dans les pays incultes avec tant de profusion qu’ils n’ont que peu ou point de valeur, et qui, à mesure que la culture s’étend, sont forcés par elle de céder le terrain à quelque produit plus profitable. Pendant une longue période dans le cours des progrès de la civilisation, la quantité des produits de cette classe va toujours en augmentant. Ainsi, leur valeur réelle, la quantité réelle de travail qu’ils peuvent acheter ou commander, s’élève par degrés jusqu’à ce qu’enfin elle monte assez haut pour en faire un produit aussi avantageux que toute autre production venue, à l’aide de l’industrie humaine, sur les terres les plus fertiles et les mieux cultivées. Quand elle est arrivée là, elle ne peut guère aller plus haut ; autrement, pour augmenter la quantité du produit, on y consacrerait bientôt plus de terre et plus d’industrie.

Par exemple, quand le prix du bétail s’élève assez haut pour qu’il y ait autant de profit à cultiver la terre en nature de subsistances pour le bétail qu’en nature de subsistances pour l’homme, ce prix ne peut plus guère hausser ; si cela arrivait, une plus grande partie de terre à blé serait bientôt convertie en pâturages. L’extension du labourage, en diminuant la quantité des vaines pâtures, diminue la quantité de viande de boucherie que le pays produisait naturellement sans travail ou sans culture ; et elle en accroît la demande, parce qu’elle augmente le nombre de ceux qui ont du blé, ou, ce qui revient au même, qui ont le prix du blé à donner en échange pour de la viande. Ainsi, le prix de la viande de boucherie et, par conséquent du bétail, doit s’élever par degrés, jusqu’à ce qu’il monte assez haut pour qu’on trouve autant de profit à employer les terres les plus fertiles et les mieux cultivées à y faire venir de la nourriture pour le bétail, qu’à y faire venir du blé ; mais il faut que l’avancement ait déjà fait bien des progrès, avant que le labourage ne soit assez étendu pour faire monter à ce point le prix du bétail ; et jusqu’à ce que ce prix ait atteint un tel degré, il ira toujours en s’élevant, si le pays est constamment dans un état progressif. Il y a peut-être en Europe des endroits où le prix du bétail n’a pas encore atteint cette hauteur ; il n’y était parvenu dans aucune partie de l’Écosse avant l’union. Si le bétail d’Écosse eût toujours été confiné au marché du pays, il aurait peut-être été presque impossible (dans une contrée où il y a tant de terre qui n’est bonne qu’à nourrir les bestiaux, comparativement à celle qu’on peut employer à d’autres usages) que jamais le prix du bétail se fût élevé assez haut pour qu’il y eût profit à cultiver la terre dans le but d’en nourrir. On a observé que, en Angleterre, dans le voisinage de Londres, le prix du bétail semblait avoir déjà atteint cette hauteur vers le commencement du siècle dernier ; mais il n’y est parvenu vraisemblablement que bien plus tard dans la plus grande partie des comtés qui sont plus éloignés, et il y en a peut-être quelques-uns où il n’y est pas encore arrivé. Au reste, de tous les différents articles qui composent cette seconde classe de produit brut, le bétail est peut-être celui dont le prix s’élève le premier à cette hauteur, dans le cours des progrès de la civilisation matérielle.

À la vérité, jusqu’à ce que le prix du bétail soit parvenu à ce point, il ne paraît guère possible que la plus grande partie des terres, même de celles qui sont susceptibles de la meilleure culture, soient tout à fait cultivées. Dans toutes les fermes qui sont trop éloignées d’une grande ville pour s’y fournir d’engrais, c’est-à-dire dans la très-majeure partie des fermes de tous les pays étendus, la quantité de terres bien cultivées doit être nécessairement proportionnée à la quantité d’engrais que produit la ferme, et cette quantité d’engrais est aussi elle-même proportionnée au fonds de bétail que la ferme entretient. On engraisse la terre, soit en y laissant paître les bestiaux, soit en les nourrissant dans l’étable et en transportant de là leur fumier sur la terre. Or, à moins que le prix des bestiaux ne soit suffisant pour payer et la rente, et le profit d’une terre cultivée, le fermier ne peut trouver son compte à les mettre en pâture sur une pareille terre, et il l’y trouverait encore moins à les nourrir dans l’étable. Le bétail ne peut être nourri dans l’étable qu’avec le produit d’une terre cultivée et améliorée, parce qu’il faudrait beaucoup trop de travail et de dépense pour faire la récolte du produit maigre et épars des terres vagues et incultes. Ainsi, si le prix des bestiaux ne suffit pas à payer le produit d’une terre mise en valeur et cultivée, quand on les y laisse paître, à plus forte raison ne suffira-t-il pas à payer ce produit, s’il faut ajouter encore à la dépense un surcroît de travail pour le recueillir et le porter à l’étable. Dans cet état de choses donc, on ne peut nourrir dans l’étable, avec profit, plus de bestiaux que ce qui est nécessaire au labourage ; or, ceux-ci ne peuvent jamais donner assez d’engrais pour tenir constamment en bon état toutes les terres qui sont capables de recevoir de la culture. Ce qu’ils en donnent étant insuffisant pour toute la ferme, on le réservera naturellement pour les terres sur lesquelles il y a plus de profit ou de commodité à l’employer ; ce sera pour les plus fertiles, ou peut-être pour celles qui seront voisines des bâtiments de la ferme. Celles-ci seront tenues constamment en bon état et mises en culture ; le reste des terres, pour la plus grande partie, sera laissé en friche, et ne produira guère autre chose qu’une chétive pâture, à peine suffisante pour empêcher de mourir de faim quelques bêtes bien maigres, qu’on y laisse errer de côté et d’autre, attendu que la ferme quoique très-dégarnie de bestiaux, eu égard à ce qui serait nécessaire pour la cultiver complètement, s’en trouve le plus souvent surchargée, eu égard à son produit actuel. Cependant une portion de cette terre en friche, après avoir servi de pâture de cette manière misérable pendant six ou sept années de suite, pourra être labourée, et alors rendre peut-être une ou deux maigres récoltes de mauvaise avoine ou de quelques autres menus grains ; et ensuite se trouvant tout à fait épuisée, elle sera laissée en repos et abandonnée en vaine pâture, comme auparavant, tandis qu’une autre portion sera pareillement labourée, pour être ainsi épuisée et abandonnée à son tour de la même manière. Tel était le système général d’exploitation dans tout le plat pays d’Écosse avant l’union. Les terres qu’on tenait constamment bien fumées et en bon état ne faisaient presque jamais plus d’un tiers ou d’un quart de la totalité de la ferme, et quelquefois n’en formaient pas le cinquième ou même le sixième. Le reste n’était jamais fumé ; mais néanmoins il y en avait une certaine portion qui était à son tour régulièrement cultivée et épuisée. Il est évident que sous une pareille gestion, cette partie même des terres d’Écosse qui est susceptible d’une bonne culture ne pouvait produire que très-peu en comparaison de ce qu’elle est en état de produire. Mais, quelque désavantageux que puisse paraître ce système, cependant, avant l’union, le bas prix des bestiaux le rendait, à ce qu’il semble presque inévitable. Si, malgré la hausse considérable du prix du bétail, ce système continue encore à dominer dans une assez grande partie du pays, il faut l’attribuer sans doute, en beaucoup d’endroits, à l’ignorance du peuple et à son attachement à ses anciens usages ; mais dans la plupart des endroits, c’est l’effet des obstacles inévitables que le cours naturel des choses oppose à l’établissement prompt et immédiat d’un meilleur système d’économie. Ces obstacles sont : 1° la pauvreté des tenanciers, qui n’ont pas encore eu le temps d’acquérir un fonds de bétail suffisant pour une culture plus complète de leurs terres, cette même hausse du prix des bestiaux, qui leur ferait trouver du profit à en entretenir un plus grand fonds, leur en rendant aussi l’acquisition plus difficile ; et 2° en supposant qu’ils eussent été dans le cas de l’acquérir, le défaut de temps, qui ne leur a pas encore permis de mettre leurs terres en état d’entretenir convenablement ce plus grand fonds de bétail. L’augmentation du fonds de bétail et l’amélioration de la terre sont deux choses qui doivent marcher de pair, et dont l’une ne peut guère aller plus vite que l’autre. On ne saurait améliorer la terre sans quelque augmentation de bestiaux ; mais on ne peut pas faire d’augmentation de bestiaux un peu importante, à moins d’une amélioration déjà considérable de la terre, autrement la terre ne pourrait pas les nourrir. Ces obstacles naturels à l’établissement d’un meilleur système d’exploitation ne peuvent céder qu’à une longue suite de travaux et d’économies ; et il faut qu’il s’écoule plus d’un demi-siècle, plus d’un siècle peut-être, avant que l’ancien système, qui se détruit de jour en jour, puisse être complètement aboli dans toutes les différentes parties du pays[68]. Au reste, de tous les avantages commerciaux que l’Écosse a retirés de son union avec l’Angleterre, la hausse du prix de son bétail est peut-être le plus grand. Non-seulement cette hausse a ajouté à la valeur de toutes les propriétés des montagnes, mais elle a peut-être encore été la cause principale de l’amélioration des terres dans le plat pays.

Dans toutes les colonies nouvelles, la grande quantité de terres incultes qui ne peuvent pendant beaucoup d’années être employées à autre chose qu’à nourrir des bestiaux, les rend bientôt extrêmement abondants, et en toutes choses la grande abondance engendre nécessairement le bon marché. Quoique tous les bestiaux des colonies européennes de l’Amérique aient été originairement transportés d’Europe, ils y ont bientôt multiplié à un tel point, et y sont devenus de si peu de valeur, qu’on a laissé même les chevaux en liberté dans les bois et sans maître, sans qu’aucun propriétaire voulût prendre la peine de les réclamer. Dans de telles colonies, il faut qu’il se soit écoulé bien du temps depuis le premier établissement, pour qu’on en vienne à y trouver du profit à nourrir le bétail avec le produit d’une terre cultivée. Ainsi les mêmes causes, c’est-à-dire le défaut d’engrais et la disproportion entre le capital employé à la culture, et la terre que ce capital est destiné à cultiver, y doivent probablement introduire un système d’exploitation assez semblable à celui qui continue encore à avoir lieu dans plusieurs endroits de L’Écosse. Aussi M. Kalm, voyageur suédois, en rendant compte de l’état de la culture de quelques-unes des colonies anglaises de l’Amérique septentrionale telle qu’il la trouva en 1749, observe-t-il qu’il lui fut difficile d’y reconnaître la nation anglaise, si habile dans toutes les diverses branches d’agriculture. « À peine, dit ce voyageur, fument-ils leurs terres à blé ; mais quand une pièce de terre a été épuisée par des récoltes successives, ils défrichent et cultivent une autre nouvelle pièce de terre, et quand celle-ci est épuisée, ils passent à une troisième. Ils laissent errer leurs bestiaux à travers les bois et les terres incultes où ces animaux meurent presque de faim, ayant déjà depuis longtemps détruit presque toutes les plantes annuelles des pâturages, en les broutant de trop bonne heure au printemps, avant que l’herbe ait eu le temps de pousser sa fleur et de jeter ses semences[69]. » Les plantes annuelles formaient, à ce qu’il semble, les meilleurs prés naturels de cette partie de l’Amérique septentrionale, et lors des premiers établissements des Européens, elles croissaient ordinairement fort épais à la hauteur de 3 ou 4 pieds. Une pièce de terre qui, dans le temps où écrivait ce voyageur, ne pouvait nourrir une vache, aurait pu aisément, dans ces premiers temps, à ce qu’on lui assura, en nourrir quatre, dont chacune eût donné quatre fois autant de lait que celle-là pouvait en donner. Suivant lui, c’était cette chétive pâture qui causait la dégradation de leur bétail, dont la race s’abâtardissait sensiblement d’une génération à l’autre. Vraisemblablement ce devait être à peu près comme cette espèce rabougrie si commune dans toute L’Écosse, il y a trente ou quarante ans, et qui s’est si fort amendée aujourd’hui dans la plus grande partie du plat pays, moins par un changement de race (quoiqu’on ait employé cet expédient dans quelques endroits), que par une meilleure méthode de nourrir.

Ainsi, quoique dans les progrès de l’amélioration le bétail n’arrive que tard à ce prix qui fait trouver du profit à cultiver la terre exprès pour le nourrir, cependant, de tous les différents articles qui composent cette seconde classe de produit brut, c’est peut-être le premier qui atteigne ce prix, parce que jusqu’à ce qu’il l’ait atteint, il paraît impossible que l’amélioration approche jamais même de ce degré de perfection auquel elle est portée dans plusieurs parties de l’Europe.

Dans cette classe de produit brut, si le bétail est une des premières parties qui atteigne ce prix, le gibier est peut-être une des premières. Quelque exorbitant que puisse paraître le prix de la venaison en Angleterre, il s’en faut encore qu’il puisse compenser la défense d’un parc de bêtes fauves, comme le savent très-bien tous ceux qui se sont occupés de la conservation de ce genre de gibier. S’il en était autrement, ce serait bientôt un objet de fermage ordinaire que d’élever des bêtes fauves, comme c’en était un, chez les anciens Romains, d’élever de ces petits oiseaux qu’ils nommaient turdi. Varron et Columelle nous assurent que c’était une industrie très-lucrative. On dit que c’en est une en certains endroits de la France que d’engraisser des ortolans, sortes d’oiseaux de passage, qui arrivent maigres dans le pays. Si la chair de daim continue à être en vogue, et que la richesse et le luxe augmentent encore en Angleterre, comme ils ont fait depuis quelque temps, le prix de cette sorte de viande pourra vraisemblablement monter encore plus haut qu’il n’est à présent[70].

Entre cette période des progrès de l’amélioration qui porte à son plus haut point le prix d’un article aussi nécessaire que le bétail, et celle qui y porte le prix d’un article aussi superflu que la venaison, il y a un intervalle immense dans le cours duquel plusieurs autres espèces de produit brut arrivent par degrés au plus haut point de leur prix, les unes plus tôt, les autres plus tard, selon les différentes circonstances.

Ainsi, dans toutes les fermes, les rebuts de la grange et de l’étable peuvent entretenir un certain nombre de volailles. Comme celles-ci sont nourries de ce qui serait perdu autrement, on les a seulement pour faire profit de tout ; et comme elles ne coûtent presque rien au fermier, il peut trouver encore son compte à les vendre à très-bas prix. Presque tout ce qu’il en retire est gain, et leur prix ne peut guère être assez bas pour le décourager d’en nourrir le même nombre. Mais dans des pays mal cultivés et, par conséquent, faiblement peuplés, les volailles qu’on élève ainsi sans frais sont souvent suffisantes pour fournir largement à toute la demande. Ainsi, dans cet état de choses, elles sont souvent à aussi bon marché que la viande de boucherie ou que toute autre nourriture animale. Mais toute la quantité de volaille que la ferme produit ainsi sans frais doit toujours être beaucoup moindre que toute la quantité de viande de boucherie qui s’y élève ; et dans les temps d’opulence et de luxe, à mérite presque égal, ce qui est rare est toujours pour cela seul préféré à ce qui est commun. À mesure donc qu’en conséquence de l’amélioration et de l’extension de la culture, l’opulence et le luxe viennent s’accroître, le prix de la volaille vient aussi à s’élever par degrés au-dessus de la viande de boucherie, jusqu’à ce qu’enfin il s’élève assez haut pour qu’il y ait profit à cultiver la terre exprès pour en nourrir. Quand le prix est arrivé à ce point, il ne peut plus monter davantage, autrement on consacrerait plus de terre à cet usage. Dans plusieurs provinces de la France, la nourriture des volailles est regardée comme un article très-important de l’économie rurale, et comme suffisamment lucratif pour encourager le fermier à cultiver une quantité considérable de blé d’Inde et de sarrasin exprès pour les nourrir. Un fermier médiocre aura quelquefois quatre cents têtes de volaille dans sa basse-cour. En Angleterre, la nourriture des volailles ne paraît pas être encore regardée généralement comme un objet aussi important. Elles sont cependant certainement plus chères en Angleterre qu’en France, puisque l’Angleterre en tire une quantité considérable de ce pays. Dans le cours des progrès de l’amélioration, l’époque à laquelle chaque espèce particulière de viande est la plus chère doit naturellement être l’époque qui précède immédiatement la pratique générale de cultiver exprès pour multiplier cette viande ; car, quelque temps avant que cette pratique ne s’établisse généralement, il faut bien nécessairement que la rareté ait élevé le prix de cet article de produit. Lorsque la pratique est généralement établie, on découvre communément de nouvelles méthodes d’élever les animaux qui donnent cette viande particulière, de manière que le fermier se trouve en état d’en élever une plus grande quantité sur la même étendue de terre.

Non-seulement l’abondance de cet article l’oblige à vendre à meilleur marché, mais encore les méthodes perfectionnées le mettent à même de trouver son compte en vendant à meilleur marché ; car, s’il ne l’y trouvait pas, l’abondance ne pourrait durer longtemps. C’est vraisemblablement ainsi que l’introduction des luzernes, des turneps, des choux, des carottes, etc., a contribué à faire baisser le prix ordinaire de la viande de boucherie au marché de Londres, un peu au-dessous de ce qu’elle était vers le commencement du siècle dernier[71].

Le cochon, qui trouve à se nourrir dans l’ordure, et qui dévore avidement mille choses que rebutent les autres animaux utiles, est un animal qu’on a, dans l’origine, comme la volaille, pour faire profit de tout. Tant que le nombre de ceux qu’on peut nourrir ainsi pour rien, ou presque rien, suffit complètement à remplir la demande, cette sorte de viande vient au marché à beaucoup plus bas prix qu’aucune autre. Mais quand la demande excède ce que cette quantité-là peut fournir, quand il devient nécessaire de faire croître de la nourriture exprès pour nourrir et engraisser des porcs, comme on fait pour d’autre bétail, alors le prix de cette viande hausse nécessairement, et devient en proportion ou plus élevé ou plus bas que le prix de l’autre viande de boucherie, suivant que, par la nature du pays ou l’état de sa culture, il se trouvera que les cochons coûteront ou plus ou moins à nourrir que d’autre bétail. Selon M. de Buffon, le prix du porc, en France, est à peu près le même que celui du bœuf. Dans la plupart des endroits de la Grande-Bretagne, il est à présent un peu plus élevé.

On a souvent attribué la hausse considérable du prix des cochons et de la volaille en Angleterre à la diminution du nombre des cottagers et autres petits tenanciers ; diminution qui, dans tous les endroits de l’Europe, a été le prélude immédiat de l’amélioration et de la meilleure culture, mais qui, en même temps, peut bien avoir contribué à élever le prix de ces deux articles un peu plus tôt et un peu plus rapidement qu’il n’aurait fait sans cela. De même que le ménage le plus pauvre peut souvent nourrir un chat et un chien sans aucune dépense ; de même les plus pauvres tenanciers pouvaient ordinairement nourrir presque pour rien quelque peu de volaille ou une truie avec quelques petits. Les restes de leur table, leur petit-lait, le lait écrémé et le lait de beurre, faisaient une partie de la nourriture de ces animaux, qui trouvaient à vivre pour le surplus dans les champs du voisinage, sans faire à personne de dommage sensible. Ainsi, la diminution du nombre de ces petits tenanciers a dû certainement diminuer de beaucoup la quantité de ces sortes de denrées, qui se produisaient pour rien ou presque rien ; et par conséquent, le prix a dû s’en élever et plus tôt et plus rapidement qu’il ne l’eût fait sans cela. Néanmoins, il faut toujours, dans le cours des progrès de l’amélioration, que ce prix monte, plus tôt ou plus tard, à son maximum, c’est-à-dire au prix qui peut payer le travail et la dépense de cultiver la terre par laquelle ces sortes d’animaux sont nourris, tout comme ce travail et cette dépense sont payés par la majeure partie des autres terres cultivées.

C’est aussi, originairement, pour mettre tout à profit que l’on établit la laiterie, tout comme on nourrit d’abord des cochons et de la volaille. Le bétail qu’on est obligé de tenir dans la ferme donne plus de lait qu’il n’en faut pour élever les petits et pour la consommation du ménage du fermier, et cet excédent est encore plus fort dans une saison particulière. Or, de toutes les productions de la terre, le lait est peut-être la plus périssable. Dans les temps chauds, où il est le plus abondant, à peine se garde-t-il vingt-quatre heures. Le fermier en convertit une petite partie en beurre frais, laquelle, par ce moyen, pourra se garder pendant une semaine ; une autre en beurre salé, qui se conservera pendant une année, et une beaucoup plus grande partie en fromage, qui pourra se garder plusieurs années. Il réserve une partie de toutes ces choses pour l’usage de sa famille ; le reste va au marché pour y être donné au meilleur prix qu’on pourra trouver, et ce prix ne peut guère être assez bas pour le décourager d’y envoyer tout ce qui excède la consommation de son ménage. À la vérité, si le prix est extrêmement bas, il est probable que le fermier tiendra tout ce qui concerne le laitage d’une manière fort négligée et fort malpropre ; il ne pensera guère que cet article vaille la peine d’avoir exprès un bâtiment ou une pièce particulière, mais il laissera faire tout le travail de la laiterie dans sa cuisine, au milieu de la fumée, de la mauvaise odeur et des ordures, comme cela se pratiquait dans presque toutes les fermes d’Écosse il y a trente ou quarante ans, et comme cela se fait encore dans plusieurs. Les mêmes causes qui font monter par degrés le prix de la viande de boucherie, c’est-à-dire l’accroissement de la demande et la diminution de la quantité de bétail qu’on peut nourrir pour rien ou presque rien, résultat nécessaire de l’amélioration du pays, concourent de la même manière à faire monter en valeur le produit de la laiterie, produit dont le prix a une connexion naturelle avec celui de la viande de boucherie ou avec la dépense que coûte la nourriture du bétail. L’augmentation de ce prix paye un surcroît de peine, de soins et de propreté. Le laitage mérite alors davantage l’attention du fermier, et sa qualité se perfectionne de plus en plus. Le prix enfin en monte assez haut pour qu’il vaille la peine qu’on emploie quelques-unes des terres les plus fertiles et les mieux cultivées à nourrir des bestiaux exprès pour en avoir le lait ; et quand le prix a monté jusqu’à ce point, il ne peut guère aller plus haut. S’il montait davantage, on n’y consacrerait bientôt plus de terre[72]. Il paraît qu’il a atteint ce maximum dans la majeure partie de l’Angleterre, où communément on emploie à cet objet beaucoup de bonnes terres. Si vous en exceptez le voisinage d’un petit nombre de grandes villes, il ne paraît pas encore être arrivé à ce point dans aucun autre endroit de l’Écosse, où il est rare de voir les fermiers ordinaires consacrer beaucoup de bonnes terres à nourrir des bestiaux, uniquement pour leur lait. Le prix de ce produit est vraisemblablement encore trop bas pour le permettre, quoique depuis quelques années il ait considérablement monté. Il est vrai que, comparé au laitage d’Angleterre, l’infériorité de qualité répond bien en entier à celle du prix ; mais cette infériorité de qualité est peut-être plutôt l’effet de la modicité du prix qu’elle n’en est la cause. Quand même la qualité serait beaucoup meilleure qu’elle n’est, j’imagine que, dans l’état actuel du pays, la plus grande partie de ce qu’on en porte au marché ne pourrait pas y trouver le débit à un beaucoup plus haut prix ; et il est vraisemblable, d’un autre côté, que le prix actuel ne pourrait pas payer la dépense de terre et de travail nécessaire pour produire du lait d’une beaucoup meilleure qualité. Quoique le laitage soit à un prix plus élevé dans la majeure partie de l’Angleterre, cependant cette nature d’emploi de la terre ne passe pas pour avoir une supériorité d’avantages sur la culture du blé ou l’engrais du bétail, qui sont les deux principaux objets de l’agriculture ; donc cette nature d’emploi ne peut pas même avoir encore l’égalité d’avantages dans la majeure partie de l’Écosse.

Il est évident que les terres d’un pays ne peuvent jamais parvenir à un état d’amélioration et de culture complète, avant que le prix de chaque produit que l’industrie humaine se propose d’y faire croître ne soit d’abord monté assez haut pour payer la dépense d’une amélioration et d’une culture complètes. Pour que les choses en soient là, il faut que le prix de chaque produit particulier suffise à payer d’abord la rente d’une bonne terre à blé, qui est celle qui règle la rente de la plupart des autres terres cultivées, et à payer en second lieu le travail et la dépense du fermier, aussi bien qu’ils se payent communément sur une bonne terre à blé, ou bien, en autres termes, à lui rendre, avec les profits ordinaires, le capital qu’il y emploie. Cette hausse dans le prix de chaque produit particulier doit évidemment précéder l’amélioration et la culture de la terre destinée à faire naître ce produit. Le gain est le but qu’on se propose dans toute amélioration, et rien de ce qui entraîne à sa suite une perte nécessaire ne peut s’appeler amélioration. Or, préparer et cultiver la terre dans la vue d’y faire naître un produit dont le prix ne rapporterait jamais la dépense, est une chose qui entraîne avec soi une perte nécessaire. Ainsi, si l’amélioration et la culture complète d’un pays est le plus grand de tous les avantages publics, comme on n’en peut faire aucun doute, cette hausse dans le prix de toutes ces différentes sortes de produit brut, bien loin d’être regardée comme une calamité publique, doit être regardée comme l’avant-coureur et comme la suite nécessaire du plus grand de tous les avantages pour la société.

Ce n’est pas non plus par l’effet d’une dégradation dans la valeur de l’argent, mais c’est par l’effet d’une hausse dans leur prix réel, que le prix nominal ou en argent de toutes ces différentes sortes de produit brut a haussé. Elles en sont venues à valoir, non une plus grande somme d’argent, mais une plus grande quantité de travail et de subsistances qu’auparavant. Comme il en coûte une plus grande dose de travail et de subsistances pour les faire venir au marché, par cela même elles en représentent ou en valent une plus grande quantité quand elles y sont venues[73].
Troisième classe.

La troisième et dernière classe de produit brut dont le prix s’élève naturellement dans les progrès que fait l’amélioration d’un pays, c’est cette espèce de produit sur la multiplication duquel l’industrie humaine n’a qu’un pouvoir limité ou incertain. Ainsi, quoique le prix réel de cette classe de produit brut tende naturellement à s’élever dans le cours des progrès de l’amélioration, néanmoins, selon que, d’après différentes circonstances accidentelles, les efforts de l’industrie humaine se trouvent réussir plus ou moins à augmenter la quantité de ce produit, il peut se faire que ce prix vienne quelquefois à baisser, qu’il se soutienne quelquefois au même taux dans des périodes d’amélioration très-différentes, et quelquefois qu’il hausse plus ou moins dans une même période d’amélioration.

Il y a certaines espèces de produits bruts qui sont par leur nature en quelque sorte accessoires et dépendants d’une autre espèce ; de manière que la quantité de l’une de ces espèces qu’un pays peut fournir est nécessairement limitée par la quantité de l’autre. Par exemple, la quantité de laines ou de peaux crues qu’un pays peut fournir est nécessairement limitée par le nombre du gros et menu bétail qu’on y entretient, et ce nombre est encore déterminé nécessairement par l’état de l’amélioration de ce pays et la nature de son agriculture.

On pourrait penser que les mêmes causes qui, dans le progrès de l’amélioration, font hausser par degrés le prix de la viande de boucherie, devraient produire le même effet sur le prix des laines et des peaux crues, et faire monter aussi ce prix à peu près dans la même proportion. Il en serait ainsi vraisemblablement si, dans les premiers commencements informes de la civilisation, le marché pour les dernières de ces productions était renfermé dans des bornes aussi étroites que le marché pour la première ; mais communément leurs marchés respectifs sont d’une étendue extrêmement différente.

Presque partout le marché pour la viande de boucherie est borné au pays qui la produit. À la vérité, l’Irlande et quelques parties de l’Amérique anglaise font un commerce assez important en viandes salées, mais ce sont, je pense, les seuls pays du monde commerçant qui exportent dans d’autres pays une partie considérable de leur viande de boucherie.

Au contraire, le marché pour la laine et les peaux crues, dans ces commencements informes, est bien rarement borné au pays qui les produit. La laine, sans qu’il soit besoin d’aucun apprêt, les peaux crues, avec fort peu d’apprêt, se transportent facilement dans les pays éloignés ; et comme ce sont les matières de beaucoup d’ouvrages de manufactures, l’industrie des autres pays peut donner lieu à une demande pour ces denrées, quand même celle du pays qui les produit n’en occasionnerait aucune.

Dans les pays mal cultivés et qui, par conséquent, ne sont que très-faiblement peuplés, le prix de la laine et de la peau est toujours beaucoup plus grand, relativement à celui de la bête entière, que dans les pays qui, étant plus avancés en richesse et en population, ont une plus grande demande de viande de boucherie. M. Hume observe que du temps des Saxons la toison était estimée valoir deux cinquièmes de la valeur de la brebis entière, et que cette proportion est fort au-dessus de l’estimation actuelle. On m’a assuré que dans quelques provinces d’Espagne il arrivait fréquemment de tuer une brebis uniquement pour avoir la toison et le suif ; on laisse le corps pourrir sur la terre, ou servir de pâture aux bêtes et aux oiseaux de proie. Si cela arrive quelquefois même en Espagne, c’est presque toujours le cas au Chili, à Buenos-Ayres et dans plusieurs autres endroits de l’Amérique espagnole, où on ne tue guère les bêtes à cornes que pour leur cuir et leur suif seulement. C’était aussi l’usage presque constant dans la partie espagnole et à Saint-Domingue, quand cette île était infestée par les boucaniers, et avant que l’établissement des colonies françaises, qui s’étendent maintenant autour des côtes de presque toute la moitié occidentale de cette île, eussent, par leur industrie et leur population, donné quelque valeur au bétail des Espagnols, qui sont encore en possession, non-seulement de la partie orientale de la côte, mais encore de toute la partie intérieure et des montagnes[74].

Quoique, dans l’avancement des arts et de la population, le prix de la bête entière s’élève nécessairement, cependant il est vraisemblable que cette hausse portera beaucoup plus sur le prix du corps de la bête que sur celui de la laine et de la peau. Le marché pour le corps de la bête, qui, dans l’état d’une civilisation ébauchée, se trouve toujours borné au pays qui la produit, doit nécessairement s’agrandir dans la même proportion que l’industrie et la population du pays. Mais comme le marché pour la laine et les peaux, même dans un pays encore barbare, s’étend souvent à tout le monde commerçant, il ne peut presque jamais s’agrandir dans cette même proportion. L’amélioration d’un pays particulier ne peut plus guère influer sur l’état du monde commerçant, et après cette amélioration le marché pour ces denrées peut rester le même ou à peu près le même qu’il était auparavant. Cependant, dans le cours naturel des choses, cette amélioration doit bien lui donner quelque avantage, surtout si les manufactures dont ces denrées sont les matières premières venaient à fleurir dans le pays ; le marché, sans être fort agrandi par là, se trouverait au moins beaucoup plus rapproché qu’auparavant du lieu où croissent ces matières, et le prix de celles-ci augmenterait au moins de ce qu’on avait eu coutume de dépenser pour les transporter au loin. Ainsi, quoique ce prix ne puisse pas s’élever dans la même proportion que celui de la viande de boucherie, il doit naturellement s’élever de quelque chose, ou du moins il ne doit certainement pas baisser.

Cependant, malgré l’état florissant des manufactures en Angleterre, le prix des laines anglaises a baissé considérablement dans ce pays depuis le temps d’Édouard III. Il y a une foule de preuves authentiques qui démontrent que pendant le règne de ce prince (vers le milieu du quatorzième siècle, ou environ vers 1339), ce qui était regardé comme le prix modéré et raisonnable de la balle ou de vingt-huit livres de laine, poids d’Angleterre, n’était pas à moins de 10 schellings de l’argent d’alors[75], contenant, sur le pied de 20 deniers l’once, 6 onces d’argent, poids de la Tour, valant environ 30 schellings de notre monnaie actuelle. Aujourd’hui, on regarderait 21 schellings comme un bon prix pour la balle de vingt-huit livres de la plus belle laine d’Angleterre. Ainsi, le prix pécuniaire de la laine, au temps d’Édouard III, était à son prix pécuniaire d’aujourd’hui comme 10 est à 7. La supériorité de son prix réel était encore plus forte. Dix schellings étaient dans ce temps-là le prix de douze boisseaux de blé, sur le pied de 6 schellings 8 deniers le quarter. Aujourd’hui, à raison de 28 schellings le quarter, 21 schellings ne valent que six boisseaux. Ainsi la proportion des deux prix réels est comme 12 est à 6, comme 2 est à 1. Une balle de vingt-huit livres de laine aurait acheté, dans ces temps anciens, deux fois la quantité de subsistance qu’elle achèterait à présent et, par conséquent, deux fois la quantité de travail, si dans l’une et l’autre de ces deux périodes la récompense du travail eût été la même[76].

Cette dégradation, tant dans le prix nominal que dans le prix réel des laines, n’aurait jamais pu arriver dans le cours naturel des choses. Aussi, a-t-elle été l’effet de la contrainte et de l’artifice. Elle procède : 1° de la prohibition absolue d’exporter de la laine d’Angleterre[77] ; 2° de la permission de l’importer de l’Espagne sans payer de droits ; 3° de la défense de l’exporter de l’Irlande en tout autre pays qu’en Angleterre[78]. En conséquence de ces règlements, le marché pour la laine d’Angleterre, au lieu d’avoir reçu quelque extension par l’amélioration de ce pays, a été confiné au marché intérieur, où la laine de tous les autres pays peut venir en concurrence avec elle, et où celle d’Irlande est forcée d’y venir[79]. Comme d’ailleurs les manufactures de laine en Irlande sont aussi découragées que peuvent le permettre la justice et la bonne foi du commerce, les Irlandais ne peuvent mettre en œuvre qu’une très-petite quantité de leurs laines, et ils sont en conséquence obligés d’en envoyer une plus grande quantité en Angleterre, qui est le seul marché où il leur soit permis d’en expédier.

Je n’ai pas trouvé des renseignements aussi authentiques sur le prix des peaux crues dans les temps anciens. La laine était ordinairement payée au roi comme subside, et son évaluation dans le subside atteste au moins, à un certain point, quel était son prix ordinaire. Mais il ne paraît pas qu’il en fût de même pour les peaux crues ; cependant on trouve dans Fleetwood un compte de 1425, entre le prieur de Burcester-Oxford et un de ses chanoines, qui nous donne ce prix, du moins tel qu’il fut établi dans cette circonstance particulière ; savoir : pour cinq cuirs de bœuf, 12 schellings ; pour cinq cuirs de vache, 7 schellings 3 deniers ; pour trente-six peaux de mouton de deux ans, 9 schellings ; pour seize peaux de veau, 2 schellings. En 1425, 12 schellings contenaient environ la même quantité d’argent que 24 de notre monnaie actuelle. Ainsi, à ce compte, un cuir de bœuf valait autant d’argent qu’il y en a dans 4 schellings quatre cinquièmes de notre monnaie actuelle ; son prix nominal était de beaucoup plus bas qu’aujourd’hui. Mais dans ces temps-là, où le blé était sur le pied de 6 schellings 8 deniers le quarter, 12 schellings en auraient acheté 14 boisseaux et quatre cinquièmes de boisseau, lesquels coûteraient aujourd’hui, à raison de 3 schellings 6 deniers le boisseau, 51 schellings 4 deniers. Ainsi un cuir de bœuf, dans ces temps-là, aurait acheté autant de blé que 10 schellings 3 deniers en achèteraient à présent. Sa valeur réelle était égale à 10 schellings 3 deniers de notre monnaie actuelle. Dans ces temps anciens, où le bétail était à demi mourant de faim pendant la plus grande partie de l’hiver, il n’est pas à présumer qu’il fût d’une très-belle taille. Un cuir de bœuf qui pèse quatre stones[80] de seize livres avoir du poids, n’est pas regardé actuellement comme très-chétif, et aurait vraisemblablement passé pour très-beau dans ces temps-là. Or, un cuir de cette espèce, à raison d’une demi-couronne[81] le stone, qui est en ce moment (février 1773) le prix ordinaire, ne coûterait aujourd’hui que 10 schellings. Ainsi, quoique son prix nominal soit maintenant un peu plus haut qu’il n’était dans ces anciens temps, son prix réel, la quantité réelle de subsistances qu’il achètera ou dont il disposera, est plutôt de quelque chose au-dessous. Le prix des cuirs de vache, tel qu’il est porté dans le compte ci-dessus, approche beaucoup de sa proportion ordinaire avec le prix des cuirs de bœuf. Le prix des peaux de mouton" est fort au-dessus de cette proportion ; probablement qu’elles furent vendues avec leur laine ; celui des peaux de veau, au contraire, est de beaucoup au-dessous. Dans les pays où le prix du bétail est fort bas, les veaux qu’on n’a pas dessein d’élever pour entretenir le fonds de bétail de la ferme sont en général tués très-jeunes ; on en usait ainsi en Écosse il y a vingt ou trente ans. On épargne le lait que leur prix ne suffirait pas à payer ; en conséquence, leurs peaux ne sont ordinairement pas bonnes à grand-chose.

Le prix des peaux crues est de beaucoup plus bas aujourd’hui qu’il n’était il y a quelques années ; ce qui vient vraisemblablement de la suppression du droit sur les peaux de veau-marin[82], et de la permission qui a été donnée, en 1769, pour un temps limité, d’exporter les peaux crues de l’Irlande et des colonies, franches de droits. En faisant un taux moyen pour tout ce siècle, leur prix réel a vraisemblablement été tant soit peu plus haut qu’il n’était dans ces anciens temps. La nature de cette denrée ne la rend pas tout à fait aussi propre à être transportée au loin que la laine. Elle risque plus à être gardée. Un cuir salé est regardé comme inférieur à un cuir frais, et se vend moins cher. Cette circonstance doit nécessairement tendre à faire baisser le prix des peaux crues produites dans un pays qui ne les manufacture point, mais qui est obligé de les exporter, et à élever comparativement le prix de celles qui sont produites dans un pays où on les manufacture. Elle doit tendre à faire baisser leur prix dans un pays barbare, et à le faire hausser dans un pays riche et manufacturier. Elle doit donc avoir eu quelque tendance à le faire baisser dans l’ancien temps, et à le faire monter dans celui-ci. Et puis, nos tanneurs n’ont pas tout à fait aussi bien réussi que nos fabricants de draps à persuader à la sagesse nationale que le salut de la chose publique dépendait de la prospérité de leur manufacture particulière. Ils ont en conséquence été bien moins favorisés. À la vérité, on a prohibé l’exportation des peaux crues, et on l’a déclarée délit public[83]. Mais leur importation des pays étrangers a été assujettie à un droit ; et quoique ce droit ait été supprimé pour cinq années seulement sur celles importées de l’Irlande et de nos colonies, cependant l’Irlande n’a pas été restreinte au seul marché de la Grande-Bretagne pour la vente de l’excédent de ses peaux ou de celles qui ne sont pas manufacturées chez elle. Il n’y a que très-peu d’années que les peaux de bétail commun ont été mises au nombre des marchandises que les colonies ne peuvent envoyer ailleurs qu’à la mère patrie[84], et enfin le commerce d’Irlande n’a pas, sur cet article, été opprimé jusqu’à présent dans la vue de soutenir les manufac­tures de la Grande-Bretagne.

Tous les règlements, quels qu’ils soient, qui tendent à abaisser le prix, soit de la laine, soit de la peau crue, au-dessous de ce qu’il serait naturellement, doivent néces­sai­rement, dans un pays cultivé et amélioré, avoir quelque tendance à faire hausser le prix de la viande de boucherie. Il faut que le prix du bétail qu’on nourrit sur une terre améliorée et cultivée, soit gros, soit menu bétail, suffise à payer la rente et le profit que le propriétaire et le fermier sont en droit d’attendre d’une terre améliorée et cultivée. Sans cela, ceux-ci cesseront bientôt d’en nourrir. Ainsi, toute partie de ce prix qui ne se trouve pas payée par la laine et la peau, il faut que le corps la paye. Moins on paye pour l’un de ces articles, plus il faut payer pour l’autre. Pourvu que le propriétaire et le fermier trouvent tout leur prix, il leur importe peu comment il sera réparti sur les différentes parties de la bête. Ainsi, comme propriétaires et comme fermiers, dans tout pays cultivé et amélioré, ils ne peuvent guère être lésés par de tels règlements, quoiqu’ils puissent en souffrir comme consommateurs, par la hausse du prix des vivres. Cependant il en serait tout autrement dans un pays sans amélioration et sans culture, où la majeure partie des terres ne pourrait être employée qu’à nourrir des bestiaux, et où la laine et la peau feraient la plus grande partie de la valeur de l’animal. Dans ce cas leur intérêt, comme propriétaires et comme fermiers, souffrirait extrêmement de semblables règlements, et leur intérêt, comme consommateurs, en souffrirait très-peu. Dans ce cas, la baisse du prix de la laine et de la peau ne ferait pas monter le prix du corps de la bête, parce que, la majeure partie des terres du pays ne pouvant servir qu’à nourrir du bétail, on en nourrirait toujours tout autant. Il viendrait toujours au marché la même quantité de viande de boucherie. La demande n’en serait pas plus forte qu’auparavant ; ainsi son prix resterait le même. Le prix total de l’animal baisserait et, avec lui, tant la rente que le profit de toutes ces terres dont le bétail faisait le produit principal, c’est-à-dire de la majeure partie des terres du pays. Dans de telles circonstances, la prohibition perpétuelle d’exporter la laine, qu’on attribue communément, mais à tort, à Édouard III, eût été le règlement le plus destructif qu’on eût pu jamais imaginer. Non-seulement il aurait diminué la valeur alors actuelle de la majeure partie des terres, mais encore, en abaissant le prix de l’espèce de menu bétail la plus importante, il aurait prodigieusement retardé l’amélioration ultérieure du royaume.

Le prix des laines d’Écosse baissa considérablement par suite de l’union avec l’Angleterre, par laquelle elles furent exclues du grand marché de l’Europe, et confinées dans les bornes étroites du marché de la Grande-Bretagne. Cet événement aurait extrêmement influé sur la valeur de la majeure partie des terres des comtés méridionaux d’Écosse, qui sont principalement des pays de moutons, si la baisse du prix de la laine n’eût été largement compensée par la hausse de celui de la viande de boucherie.

Si, d’un côté, le pouvoir de l’industrie humaine sur la multiplication de la laine et des peaux crues est limité dans ses effets, en tant qu’il dépend du produit du pays dans lequel s’exerce cette industrie, d’un autre côté, ce pouvoir est incertain dans ses effets en tant qu’il dépend du produit des autres pays ; et à cet égard il en dépend bien moins à raison de la quantité que ces autres pays produisent, qu’à raison de la quantité qu’ils ne manufacturent pas eux-mêmes, et aussi à raison des restrictions qu’ils jugeront ou ne jugeront pas à propos de mettre à l’exportation de cette espèce de produit brut. Ces circonstances, étant entièrement indépendantes de l’industrie nationale, apportent nécessairement plus ou moins d’incertitude dans les efforts qu’elle peut faire pour multiplier cette espèce de produit brut.

Ses efforts sont également bornés et incertains pour la multiplication d’une autre sorte de produit brut très-important ; c’est la quantité du poisson mise au marché. Ils sont bornés par la situation locale du pays, par la distance ou la proximité où ses différentes provinces sont de la mer, par le nombre de ses lacs et de ses rivières, et enfin par ce qu’on peut appeler la fertilité ou stérilité de ces mers, lacs et rivières, quant à cette espèce de produit brut. À mesure que la population augmente, à mesure que le produit annuel de la terre et du travail du pays grossit de plus en plus, le nombre des acheteurs de poisson doit augmenter, et ces acheteurs possèdent une plus grande quantité et une plus grande diversité d’autres marchandises, ou, ce qui est la même chose, le prix d’une plus grande quantité et d’une plus grande diversité d’autres marchandises pour acheter ce poisson. Mais, en général, il sera impossible d’approvisionner ce marché ainsi agrandi et étendu, sans employer pour cela une quantité de travail qui croisse au-delà de la proportion de celle qu’exigeait l’approvisionnement de ce marché quand il était circonscrit dans des limites plus étroites. Un marché qui, d’abord approvisionné avec mille tonneaux de poisson, vient par la suite à en absorber dix mille tonneaux, ne pourra guère être alors approvisionné à moins d’un travail qui sera plus que décuplé du travail qu’il fallait pour l’approvisionner dans le premier état. Il faut alors, en général, aller chercher le poisson à de plus grandes distances, il faut employer de plus grands bâtiments et mettre en œuvre des machines plus dispendieuses en tout genre. Ainsi le prix réel de cette denrée doit augmenter naturellement dans les progrès que fait l’amélioration ; c’est aussi, à ce que je crois, ce qui est arrivé, plus ou moins, en tout pays.

Quoique ce soit une chose fort incertaine que le succès de tel ou tel jour de pêche en particulier, cependant, la situation locale du pays une fois donnée, si vous prenez, en somme, tout le cours d’une année ou de plusieurs années ensemble, l’effet général du travail nécessaire, dira-t-on, pour amener au marché telle ou telle quantité de poisson, paraît être assez certain ; et dans le fait, il n’y a pas de doute que cela ne soit. Cependant, comme cet effet dépend plus de la situation locale du pays que de l’état de sa richesse et de son industrie ; comme d’après cela cet effet, dans les différents pays, peut être le même, quoique les degrés d’amélioration de ces pays soient très-différents, ou être fort différent, les degrés d’amélioration étant les mêmes, il en résulte que sa liaison avec l’état d’amélioration du pays est une chose incertaine, et c’est de cette espèce d’incertitude que j’entends parler ici.

Quant à l’augmentation de quantité des divers minéraux et métaux qu’on tire des entrailles de la terre, et particulièrement des plus précieux, le pouvoir de l’industrie humaine ne paraît pas être borné, mais il paraît être tout à fait incertain dans ses effets,

La quantité de métaux précieux qui peut exister dans un pays n’est bornée par rien qui tienne à la situation locale de ce pays, comme la fertilité ou la stérilité de ses propres mines. Ces métaux se trouvent en abondance dans les pays qui ne possèdent point de mines. Leur quantité, dans chaque pays en particulier, paraît dépendre de deux circonstances différentes. La première, c’est le pouvoir qu’il a d’acheter, c’est l’état de son industrie, c’est le montant du produit annuel de ses terres et de son travail : circonstance qui le met en état d’employer une quantité plus grande ou plus petite de travail et de subsistances, à faire venir ou à acheter des superfluités, telles que sont l’or et l’argent, soit de ses propres mines, soit de celles des autres pays. La seconde, c’est l’état de fécondité ou de stérilité des mines qui, au moment dont il s’agit, approvisionneront de ces métaux le monde commerçant. Cette fécondité ou cette stérilité des mines doit influer plus ou moins sur la quantité de ces métaux dans les pays les plus éloignés des mines, à cause de la facilité et du peu de frais du transport de cette marchandise, résultant de son peu de volume et de sa grande valeur. L’abondance des mines de l’Amérique a dû avoir plus ou moins d’effet sur la quantité de ces métaux à la Chine et dans l’Indoustan.

En tant que la quantité de ces métaux dans un pays particulier dépend de la première de ces deux circonstances (le pouvoir d’acheter), leur prix réel, comme celui de toute autre chose superflue et de luxe, doit vraisemblablement monter à mesure de la richesse et de l’amélioration du pays, et baisser à mesure de sa pauvreté et de sa décadence. Les pays qui ont une grande quantité de travail et de subsistances au-delà de leur besoin sont en état de dépenser, pour avoir une certaine quantité de ces métaux, une plus grande somme de travail et de subsistances que les pays qui en ont moins au-delà du nécessaire.

En tant que la quantité de ces métaux, dans un pays particulier, dépend de la seconde de ces circonstances (la fécondité ou stérilité des mines qui se trouvent alors approvisionner le monde commerçant), leur prix réel, la quantité réelle de travail et de subsistances qu’ils achèteront, ou pour laquelle on les échangera, baissera sans aucun doute plus ou moins en proportion de la fécondité de ces mines, et haussera plus ou moins en proportion de la fécondité de ces mines, et haussera plus ou moins en proportion de leur stérilité.

La fécondité ou la stérilité des mines qui se trouvent, à une époque donnée, approvisionner le monde commerçant, est toutefois une circonstance qui évidemment ne peut avoir aucune sorte de liaison avec l’état de l’industrie dans un pays quelconque. Elle semble même n’avoir aucune liaison nécessaire avec l’état de l’industrie du monde en général. Il est vrai qu’à mesure que les arts et le commerce viennent à se répandre sur une plus grande partie du globe, la recherche des mines nouvelles offrant aux spéculateurs une plus vaste surface, il peut y avoir quelques chances de plus de réussite que lorsqu’elle est circonscrite dans des bornes plus étroites.

Toutefois, rien n’est plus incertain au monde que de savoir si l’on parviendra à découvrir des mines nouvelles à mesure que les anciennes viendront successivement à s’épuiser, et il n’y a pas d’industrie ou de savoir humain qui puisse en répondre. Il est reconnu que toutes les indications sont douteuses, et que la seule chose qui puisse assurer la valeur réelle d’une mine ou même son existence, c’est sa découverte actuelle et le succès de son exploitation. Dans une recherche de cette nature, on ne peut fixer jusqu’à quel point l’industrie humaine peut être heureuse ou trompée dans ses efforts. Il peut se faire que, dans le cours d’un siècle ou deux, on découvre de nouvelles mines plus fécondes que toutes celles connues jusqu’alors ; et il est tout aussi possible que les mines les plus fécondes, connues à cette même époque, soient plus stériles qu’aucune de celles qu’on exploitait avant la découverte des mines de l’Amérique. Quelle que soit l’une ou l’autre de ces deux hypothèses qui eût lieu, elle serait de très-peu d’importance pour la richesse et la prospérité réelle du monde, pour la valeur réelle du produit annuel de la terre et du travail parmi les hommes. Sans doute, la valeur nominale de ce produit, la somme d’or ou d’argent par laquelle il serait exprimé ou représenté, serait très-différente dans les deux cas ; mais la valeur réelle du produit, la quantité réelle de travail qu’il pourrait commander ou acheter, serait toujours précisément la même. Il se pourrait, dans l’un de ces cas, qu’un schelling ne représentât pas plus de travail qu’un penny n’en représente aujourd’hui et que, dans l’autre, un penny en représentât autant que fait à présent un schelling. Mais, dans le premier cas, celui qui aurait un schelling dans sa poche ne serait pas plus riche que celui qui a aujourd’hui un penny ; et dans le second cas, celui qui aurait alors un penny serait tout aussi riche que celui qui a un schelling à présent. Le seul avantage que le monde pourrait retirer de l’une de ces hypothèses, et le seul inconvénient qui résulterait pour lui de l’autre, ce serait, dans la première, l’abondance et le bon marché de la vaisselle et des bijoux d’or et d’argent et, dans la seconde, la rareté et la cherté de ces frivoles superfluités.


conclusion de la digression sur les variations dans la valeur de l’argent.


La plupart des écrivains qui ont recueilli les prix en argent des denrées, dans les temps anciens, paraissent avoir regardé le bas prix, en argent, du blé et des marchandises en général, ou, en d’autres termes, la haute valeur de l’or ou de l’argent, comme une preuve non-seulement de la rareté de ces métaux, mais encore de la pauvreté et de la barbarie du pays à cette époque. Cette notion se lie à ce système d’économie politique qui fait consister la richesse nationale dans l’abondance de l’or et de l’argent, et la pauvreté générale dans leur rareté, système que je tâcherai d’expliquer et d’examiner fort au long dans le quatrième livre de ces Recherches. Je me contenterai d’observer, pour le moment, que la grande valeur des métaux précieux ne peut pas être la preuve de la pauvreté et de la barbarie d’un pays à l’époque où a lieu cette grande valeur. C’est seulement une preuve de la stérilité des mines qui se trouvent à cette époque approvisionner le monde commerçant. Comme un pays pauvre n’est pas en état d’acheter plus d’or et d’argent qu’un pays riche, par la même raison il n’est pas en état de les payer plus cher ; ainsi il n’est pas vraisemblable que ces métaux aient plus de valeur dans le premier de ces pays que dans le dernier. À la Chine, qui est un pays beaucoup plus riche qu’aucun endroit de l’Europe, la valeur des métaux précieux est aussi beaucoup plus élevée qu’en aucun endroit de l’Europe[85]. À la vérité, la richesse de l’Europe s’est grandement accrue depuis la découverte des mines de l’Amérique, et la valeur de l’or et de l’argent y a aussi diminué successivement depuis la même époque. Toutefois, cette diminution de leur valeur n’est pas due à l’accroissement de la riches­se réelle de l’Europe, à l’accroissement du produit annuel de ses terres et de son travail, mais elle est due à la découverte accidentelle de mines plus abondantes qu’au­cu­ne de celles connues auparavant. L’augmentation de la quantité d’or et d’argent en Europe, et l’extension de son agriculture et de ses manufactures, sont deux événe­ments qui, pour être arrivés presque à la même époque, ont eu cependant leur source dans des causes très-différentes, et n’ont presque pas la moindre liaison l’un avec l’autre. L’un est provenu du pur effet du hasard, dans lequel la prudence ni la politique n’ont eu ni n’ont pu avoir aucune part ; l’autre est la conséquence de la chute du système féodal et de l’établissement d’une forme de gouvernement qui a donné à l’industrie le seul encouragement dont elle ait besoin, c’est-à-dire une confiance assez bien établie qu’elle pourra jouir du fruit de ses efforts. La Pologne, qui n’est pas délivrée du système féodal, est encore aujourd’hui un pays aussi misérable qu’il l’était avant la découverte de l’Amérique. Cependant le prix du blé a haussé en Pologne ; la valeur réelle des métaux précieux y a baissé, comme dans tous les autres endroits de l’Europe. La quantité de ces métaux a donc dû y augmenter comme ailleurs et à peu près dans la même proportion, relativement au produit annuel de ses terres et de son travail. Néanmoins, cette augmentation dans la quantité de ces métaux n’a pas, à ce qu’il semble, augmenté ce produit annuel, ni étendu l’agriculture et les manufactures du pays, ni amélioré le sort de ses habitants. L’Espagne et le Portugal, qui possèdent les mines, sont peut-être, après la Pologne, les deux plus pauvres pays de l’Europe ; cependant il s’en faut bien que la valeur des métaux précieux soit moins élevée en Espagne et en Portugal que dans tout autre endroit de l’Europe, puisque de ces deux pays ils viennent se rendre dans tous les autres, avec la charge non-seulement du fret et de l’assurance, mais encore avec la dépense de la contrebande, leur exportation étant ou prohibée ou soumise à des droits. Leur quantité, comparée au produit annuel des terres et du travail, doit donc nécessairement être plus grande dans ces deux pays qu’en aucun autre endroit de l’Europe ; cependant ces pays sont plus pauvres que la plupart des autres pays de l’Europe. C’est que si le système féodal a été aboli en Espagne et en Portugal, il y a été remplacé par un système qui ne vaut guère mieux.

De même donc que la faible valeur de l’or et de l’argent n’est pas une preuve de la richesse ni de l’état florissant du pays où elle a lieu, de même on ne peut, de la haute valeur de ces métaux, dans un pays ou bien du bas prix en argent, soit des mar­chandises en général, soit du blé en particulier, inférer en aucune manière que ce pays soit pauvre ou qu’il soit dans un état de barbarie.

Mais si le bas prix en argent, soit des marchandises en général, soit du blé en par­ti­culier, ne prouve nullement la pauvreté et la barbarie d’une époque, d’un autre côté, le bas prix en argent de quelques espèces particulières de marchandises, telles que le bétail, la volaille, les différentes sortes de gibier, relativement à celui du blé, en est une des preuves les plus décisives. Il démontre clairement, d’abord la grande abon­dance de ces sortes de denrées relativement au blé et, par conséquent, la grande étendue de terre qu’elles occupent relativement à celle qui est occupée par le blé ; il démontre, en second lieu, le peu de valeur de ces terres relativement à la valeur des terres à blé et, par conséquent, l’état négligé et inculte de la très-grande partie des terres du pays. Il démontre clairement que la population du pays et son capital ne sont pas, relativement à son territoire, dans la proportion où ils sont ordinairement dans les pays civilisés et que, dans un tel pays ou dans un tel temps, la société n’en est encore qu’à son enfance. Du haut ou du bas prix en argent des marchandises en général ou du blé en particulier, nous ne pouvons inférer autre chose, sinon que les mines d’or et d’argent qui, à cette époque, approvisionnaient le monde de ces métaux étaient fécon­des ou étaient stériles, mais non pas que le pays fût riche ou pauvre. Mais du haut ou bas prix en argent de certaines espèces de denrées relativement au prix de certaines autres, nous pouvons inférer, avec un degré de probabilité qui approche presque de la certitude, que le pays était riche ou pauvre, que la majeure partie de ses terres étaient améliorées ou abandonnées, et qu’il était alors ou dans un état plus ou moins barbare, ou dans un état plus ou moins civilisé.

Toute hausse dans le prix pécuniaire des denrées qui proviendrait entièrement d’une dégradation dans la valeur de l’argent, tomberait également sur toutes les espèces de denrées et marchandises et ferait hausser universellement leur prix d’un tiers, d’un quart ou d’un cinquième, selon que L’argent viendrait à perdre un tiers, un quart ou un cinquième de sa première valeur. Mais cette hausse du prix des denrées, sur laquelle on a tant raisonné, ne tombe pas également sur tous les genres de denrées. En prenant le cours de ce siècle pour faire un taux moyen, il est bien reconnu, même par ceux qui rapportent cette hausse à une dégradation dans la valeur de l’argent, que le prix du blé a beaucoup moins haussé que celui de quelques autres sortes de denrées. On ne peut donc pas entièrement attribuer à la dégradation de la valeur de L’argent la hausse du prix de ces autres sortes de denrées. Il faut bien y faire entrer en compte quelque autre cause, et peut-être que celles que j’ai indiquées ci-dessus pourraient bien, sans recourir à cette prétendue dégradation de la valeur de l’argent, fournir une raison suffisante de la hausse de ces espèces particulières de denrée, dont le prix se trouve actuellement avoir haussé relativement à celui du blé.

Quant au prix du blé lui-même, il a été, pendant les soixante-quatre premières années de ce siècle et avant cette dernière suite extraordinaire de mauvaises années, un peu plus bas qu’il ne l’avait été pendant les soixante-quatre dernières années du siècle précédent. Ce fait est attesté non-seulement par les comptes du marché de Windsor, mais encore par les registres publics de tous les différents comtés d’Écosse, et par les relevés des prix de plusieurs différents marchés de France, qui ont été recueillis avec beaucoup de soin et d’exactitude par M. Messance[86] et par M. Dupré de Saint-Maur[87]. La preuve est plus complète qu’on ne devrait s’y attendre dans une matière qui est naturellement si difficile à connaître avec quelque degré de certitude.

À l’égard du haut prix du blé dans ces dix à douze dernières années, on peut suffisamment l’expliquer par la suite de mauvaises récoltes qui a eu lieu, sans avoir recours à aucune dégradation de valeur de l’argent.

Ainsi aucune bonne observation, soit sur le prix du blé, soit sur le prix des autres denrées, ne paraît pouvoir fonder l’opinion, qui a été souvent avancée, que l’argent continuait à baisser de valeur.

Mais, me dira-t-on peut-être, d’après votre propre compte, la même quantité d’argent, dans le temps présent, achètera une moindre quantité de plusieurs espèces de denrées qu’elle n’en aurait acheté pendant une partie du siècle dernier ; et chercher à démontrer si ce changement est dû à une hausse dans la valeur de ces denrées, ou à une baisse dans la valeur de l’argent, c’est établir une distinction oiseuse et qui ne peut être d’aucune utilité pour celui qui n’a qu’une certaine quantité d’argent à porter au marché, ou qui a son revenu fixe en argent. je ne prétends assurément pas que la connaissance de cette distinction puisse mettre cette personne en état d’acheter à meilleur marché ; elle n’est cependant pas pour cela tout à fait inutile.

Elle peut être de quelque avantage pour le public, en fournissant une preuve facile de l’état de prospérité du pays. Si la hausse dans le prix de quelques espèces de denrées est due uniquement à une baisse dans la valeur de l’argent, elle est due alors à une circonstance de laquelle on ne peut inférer autre chose que la fécondité des mines de l’Amérique. Malgré cette circonstance, la richesse réelle du pays, le produit annuel de ses terres et de son travail peuvent aller, soit en déclinant successivement comme en Portugal et en Pologne, soit en avançant par degrés, comme dans la plupart des autres contrées de l’Europe. Mais si cette hausse dans le prix de quelques espèces de denrées est due à une hausse dans la valeur réelle de la terre qui les produit, à un accroissement dans la fertilité, ou à ce qu’en conséquence des progrès d’amélioration et de bonne culture elle a été rendue propre à la production du blé, alors cette hausse est due à une circonstance qui indique de la manière la plus évidente l’état de prospérité et d’avancement du pays. La terre constitue la plus grande, la plus importante et la plus durable partie, sans comparaison, de la richesse de tout pays étendu. Il peut sûrement être de quelque utilité pour la nation, ou au moins il peut résulter quelque satisfaction pour elle, d’avoir une preuve aussi décisive que la partie, de beaucoup la plus grande, la plus importante et la plus durable de la richesse nationale, va en augmentant de valeur.

Cette distinction peut aussi être de quelque utilité à l’État, lorsqu’il s’agit de régler la récompense pécuniaire de quelques-uns des fonctionnaires qui le servent. Si cette hausse dans le prix de quelques espèces de denrées est due à une baisse dans la valeur de l’argent, il faut certainement augmenter en proportion de cette baisse leur récompense pécuniaire, à moins qu’elle ne fût trop forte auparavant. Si on ne l’augmente point leur récompense réelle en sera évidemment diminuée d’autant. Mais si cette hausse de prix est due à une hausse de valeur occasionnée par l’accroissement de fertilité de la terre qui produit ces sortes de denrées, c’est alors une affaire beaucoup plus délicate de juger dans quelle proportion il faut augmenter cette récompense pécuniaire, ou bien de juger si c’est même le cas de l’augmenter en rien. Si l’extension de l’amélioration et de la culture élève nécessairement le prix de chaque espèce de nourriture animale relativement au prix du blé, d’un autre côté elle fait aussi nécessairement baisser celui de toute espèce, je crois, de nourriture végétale. Elle élève le prix de la nourriture animale, parce qu’une grande partie de la terre qui produit cette nourriture, étant rendue plus propre à la production du blé, doit rapporter au propriétaire et au fermier la rente et le profit d’une terre à blé. Elle fait baisser le prix de la nourriture végétale, parce qu’en ajoutant à la fertilité de la terre elle accroît l’abondance de cette sorte de nourriture. Les améliorations dans la culture introduisent aussi plusieurs espèces de nourriture végétale, qui, exigeant moins de terre que le blé et pas plus de travail, viennent au marché à beaucoup meilleur compte que le blé. Telles sont les pommes de terre et le maïs, ou ce qu’on appelle blé d’Inde, les deux plus importantes acquisitions que l’agriculture de l’Europe, et peut-être l’Europe elle-même, aient faites par la grande extension du commerce et de la navigation de celle-ci. D’ailleurs, il y a beaucoup d’espèces d’aliments du genre végétal qui, dans l’état grossier de l’agriculture, sont confinés dans le jardin potager et ne croissent qu’à l’aide de la bêche, mais qui, lorsque l’agriculture s’est perfectionnée, peuvent se semer en plein champ et croître à l’aide de la charrue : tels sont les turneps, les carottes, les choux, etc. Si donc, dans les progrès que fait l’amélioration, le prix réel d’une espèce de nourriture vient nécessairement à hausser, celui de l’autre espèce vient à baisser tout aussi nécessairement, et c’est alors une matière qui devient très-épineuse que de savoir jusqu’à quel point la hausse de l’une peut se trouver compensée par la baisse de l’autre. Quand une fois le prix réel de la viande de boucherie a atteint son maximum (ce qu’il paraît avoir déjà fait depuis plus d’un siècle dans une grande partie de l’Angleterre pour toutes sortes de viande de boucherie, excepté peut-être pour la chair de porc), alors quelque hausse qui puisse arriver par la suite dans le prix de toute autre espèce que ce soit de nourriture animale, elle ne peut guère influer sur le sort des gens de la classe inférieure du peuple. Certainement un adoucissement dans le prix des pommes de terre contribuera infiniment plus à améliorer la condition du pauvre, en bien des endroits de l’Angleterre, que ne pourrait l’aggraver une hausse quelconque dans le prix de la volaille, du poisson ou du gibier de toute espèce.


Dans le moment de la cherté actuelle, le haut prix du blé est sans contredit un fardeau pour les pauvres. Mais dans les temps d’une abondance médiocre, quand le blé est à son prix moyen ordinaire, la hausse naturelle qui a lieu dans le prix de toute autre espèce de produit brut ne peut guère tomber sur eux. Ils souffrent bien plus peut-être de cette hausse artificielle qu’ont occasionnée les impôts dans le prix de quelques denrées manufacturées, tel que celui du sel, du savon, du cuir, des chandelles, de la drèche, de la bière et de l’ale, etc[88].

des effets et des progrès de la richesse nationale sur le prix réel des ouvrages de manufacture.

L’effet naturel de l’amélioration générale est cependant de faire baisser par degrés le prix réel de presque tous les ouvrages des manufactures. Le prix de la main-d’œuvre diminue peut-être dans toutes, sans exception. De meilleures machines, une plus grande dextérité et une division et distribution de travail mieux entendues, toutes choses qui sont les effets naturels de l’avancement du pays, sont cause que, pour exécuter une pièce quelconque, il ne faut qu’une bien moindre quantité de travail ; et quoique, par suite de l’état florissant[89] de la société, le prix réel du travail doive s’élever considérablement, cependant la grande diminution dans la quantité du travail que chaque chose exige fait bien plus, en général, que compenser quelque hausse que ce soit dans le prix de ce travail.

Il y a, à la vérité, certains genres de manufactures dans lesquels la hausse nécessaire du prix réel des matières premières fait plus que compenser tous les avantages que les progrès de l’industrie peuvent introduire dans l’exécution de l’ouvrage. Dans les ouvrages de charpenterie et de menuiserie, et dans l’espèce la plus grossière de meubles en bois, la hausse nécessaire du prix réel du bois, résultant de l’amélioration de la terre, fera plus que compenser tous les avantages qu’on pourra retirer de la perfection des outils, de la plus grande dextérité de l’ouvrier, et de la division et de la distribution les plus convenables du travail.

Mais pour tous les ouvrages où le prix réel des matières premières ne hausse point ou ne hausse pas extrêmement, celui de la chose manufacturée baisse d’une manière considérable.

Cette diminution de prix a été la plus remarquable, durant le cours de ce siècle et du précédent, dans les manufactures qui emploient les métaux grossiers. On aurait peut-être aujourd’hui pour 20 schellings un meilleur mouvement de montre que celui qu’on aurait payé 20 livres vers le milieu du siècle dernier. Quoique moindre que dans l’horlogerie, il y a eu aussi une grande réduction de prix, pendant la même période, dans les ouvrages de coutellerie et de serrurerie, dans tous les petits ustensiles faits de métaux grossiers et dans toutes ces marchandises connues communément sous le nom de quincaillerie de Birmingham et de Sheffield. Elle a été assez forte pour étonner les ouvriers de tous les autres endroits de l’Europe, qui, à l’égard de beaucoup d’articles, conviennent qu’ils ne pourraient pas faire d’aussi bon ouvrage pour le double ou même le triple du prix. Il n’y a peut-être pas de manufactures où l’on puisse porter aussi loin la division du travail et où les instruments qu’on emploie soient susceptibles d’être perfectionnés d’autant de manières différentes, que les manufactures dont les métaux grossiers sont la matière première.

Il n’y a pas eu dans les fabriques de draps, pendant la même période, une réduction de prix aussi forte. On m’a assuré au contraire que, depuis vingt-cinq ou trente ans, le prix du drap superfin avait un peu dépassé sa proportion avec les autres, eu égard à la qualité, ce qui provient, dit-on, d’une hausse considérable dans le prix de la matière première, qui consiste entièrement en laine d’Espagne. À la vérité, on dit que les draps du comté d’York, qui sont en entier de laine d’Angleterre, ont considérablement baissé de prix, eu égard à la qualité, pendant le cours de ce siècle. Mais la qualité est une chose si sujette à dispute, que je tiens assez peu de compte de tous les renseignements de ce genre. Dans les fabriques de draps, la division du travail est à peu près la même aujourd’hui qu’elle était il y a un siècle, et les instruments qu’on y emploie ne sont pas très-différents de ce qu’ils étaient alors. Cependant il peut y avoir eu, sur ces deux articles, de légères améliorations qui ont pu occasionner quelque réduction de prix.

La réduction paraîtra pourtant bien plus incontestable et bien plus sensible, si l’on compare le prix de ce genre de fabrique, dans le temps actuel, avec ce qu’il était dans une période beaucoup plus reculée, comme vers la fin du quinzième siècle, où vraisemblablement le travail était beaucoup moins subdivisé et où l’on employait des machines bien moins perfectionnées qu’à présent.

En 1487, la quatrième de Henri VII, il fut statué que « quiconque vendrait au détail l’aune large de la plus belle écarlate, ou d’autre drap cramoisi[90] de la plus fine fabrique, au-dessous de 16 schellings serait à l’amende de 40 schellings par chaque aune ainsi vendue ». Donc, à cette époque, 16 schellings, qui contenaient environ la même quantité d’argent que 24 schellings de notre monnaie actuelle, étaient regardés comme un prix assez raisonnable pour une aune du plus beau drap ; et comme ce statut est une loi somptuaire, il est vraisemblable qu’un pareil drap s’était vendu habituellement un peu plus cher. Aujourd’hui une guinée peut être considérée comme le prix le plus haut d’un tel drap. Ainsi, quand on supposerait même la qualité égale (et vraisemblablement celle de nos draps actuels est très-supérieure), cependant, dans cette supposition même, il paraîtrait y avoir eu une réduction considérable dans le prix pécuniaire du plus beau drap depuis la fin du quinzième siècle. Mais son prix réel a été beaucoup plus réduit encore. Le prix moyen du quartier de froment était alors et a été longtemps encore après à 16 schellings 8 deniers ; 16 schellings étaient donc le prix de deux quarters trois boisseaux de froment. En évaluant aujourd’hui le quarter de froment à 28 schellings, le prix réel d’une aune de drap fin doit avoir été, dans ce temps-là, l’équivalent de 3 livres 6 schellings 6 deniers, au moins, de notre monnaie actuelle. Il fallait que la personne qui l’achetait se dessaisît du pouvoir de disposer de la quantité de travail et de subsistance qu’on pourrait acheter aujourd’hui avec cette somme.

La réduction qui a eu lieu dans le prix réel des fabriques de gros draps, quoiqu’elle ait été considérable, n’a pas été aussi forte que celle qui a eu lieu pour les draps fins.

En 1463, la troisième année d’Edouard IV, il fut statué « qu’aucun domestique de labour, aucun manœuvre, aucun ouvrier servant chez un artisan, hors des villes ou des bourgs, ne pourrait porter dans son habillement un drap de plus de 2 schellings l’aune large »[91]. Dans la troisième année d’Edouard IV, 2 schellings contenaient, à fort peu de chose près, la même quantité d’argent que 4 schellings de notre monnaie actuelle. Or, le drap du comté d’York, qui se vend aujourd’hui 4 schellings l’aune, est probablement fort supérieur à tout ce qu’on pouvait faire alors à l’usage de la classe des plus pauvres manœuvres. Ainsi, eu égard à la qualité, le prix même pécuniaire de leur vêtement peut être regardé comme tant soit peu meilleur marché qu’il n’était dans ces anciens temps. Quant au prix réel, il est assurément de beaucoup meilleur marché. Ce qu’on appelle le prix modéré et raisonnable d’un boisseau de froment était alors de 10 deniers. Ainsi, 2 schellings étaient le prix de deux boisseaux et demi à peu près, lesquels aujourd’hui, à 3 schellings 6 deniers le boisseau, vaudraient 8 schellings 9 deniers. Il fallait donc que, pour acheter une aune de ce drap, un pauvre manœuvre renonçât au pouvoir d’acheter autant de subsistances qu’on pourrait maintenant en acheter pour 8 schellings 9 deniers. Ce statut est aussi une loi somptuaire, qui a pour objet de prévenir, chez les pauvres, toute dépense immodérée. Il faut donc que, pour l’ordinaire, leur vêtement ait été plus coûteux.

Par ce statut, il est défendu à la même classe du peuple de porter des bas dont le prix irait au-delà de 14 deniers la paire, valant environ 28 deniers de notre monnaie actuelle. Or, ces 14 deniers étaient alors le prix d’un boisseau et demi à peu près de froment, qui aujourd’hui, à 3 schellings 6 deniers le boisseau, coûteraient 5 schellings 3 deniers. Nous regarderions maintenant ce prix comme excessivement élevé pour une paire de bas à l’usage d’un domestique de la plus basse et de la plus pauvre classe. Il fallait pourtant alors qu’il les payât en réalité l’équivalent de ce prix.

L’art de faire les bas à l’aiguille n’était probablement connu en aucun endroit de l’Europe au temps d’Édouard IV. Ces bas étaient faits de drap ordinaire, ce qui peut avoir été une des causes de leur cherté. On dit que la reine Élisabeth est la première personne qui ait porté en Angleterre des bas tricotés ; elle les avait reçus en présent de l’ambassadeur d’Espagne.

Les machines que l’on employait dans les manufactures de lainages, tant pour le gros que pour le fin, étaient bien plus imparfaites dans ces anciens temps qu’elles ne le sont maintenant. Elles ont depuis acquis trois degrés principaux de perfection, sans compter vraisemblablement beaucoup de légères améliorations dont le nombre ou l’importance serait difficile à constater. Les trois améliorations capitales sont : 1o le rouet à filer, substitué au fuseau, ce qui avec le même travail, met à même de faire deux fois autant d’ouvrage ; 2o l’usage de plusieurs machines fort ingénieuses qui facilitent et abrègent, dans une proportion encore plus grande, le dévidage des laines filées ou l’arrangement convenable de la trame et de la chaîne avant qu’elles soient placées sur le métier, opération qui a dû être extrêmement lente et pénible avant l’invention de ces machines ; 3o l’usage du moulin à foulon, pour donner du corps au drap, au lieu de fouler dans l’eau. Avant le commencement du seizième siècle, on ne connaissait en Angleterre ni, autant que je sache, en nul autre endroit de l’Europe, au nord des Alpes, aucune sorte de moulins à vent ni à eau ; ils avaient été introduits en Italie quelque temps auparavant.

Ces circonstances peuvent peut-être nous expliquer, à un certain point, pourquoi le prix réel de ces manufactures, tant de gros que de fin, était si haut dans ces anciens temps, en proportion de ce qu’il est aujourd’hui. Il en coûtait une bien plus grande quantité de travail pour mettre la marchandise au marché ; aussi, quand elle y était venue, il fallait bien qu’elle achetât ou qu’elle obtînt en échange le prix d’une plus grande quantité de travail.

Il est vraisemblable qu’à cette époque les fabriques grossières étaient établies, en Angleterre, sur le même pied où elles l’ont toujours été dans les pays où les arts et les manufactures sont dans l’enfance. C’était probablement une fabrique de ménage où, dans presque chaque famille particulière, tous les différents membres de la famille exécutaient au besoin chacune des différentes parties de l’ouvrage, mais de manière qu’ils n’y travaillaient que quand ils n’avaient pas autre chose à faire, et que ce n’était pour aucun d’eux la principale occupation dont il tirât la plus grande partie de sa subsistance. Il a déjà été observé[92] que l’ouvrage qui se fait de cette manière est toujours mis en vente à meilleur marché que celui qui fait le fonds unique ou principal de la subsistance de l’ouvrier. D’un autre côté, les fines fabriques n’étaient pas alors établies en Angleterre, mais dans le pays riche et commerçant de la Flandre, et vraisemblablement elles étaient alors servies, comme elles le sont aujourd’hui, par des gens qui en tiraient toute ou la principale partie de leur subsistance. C’étaient, d’ailleurs, des fabriques étrangères et assujetties à quelques droits envers le roi, au moins à l’ancien droit de tonnage et de pondage[93]. Ce droit, il est vrai, n’était probablement pas très-fort. La politique de l’Europe ne consistait pas alors à gêner, par de forts droits, l’importation des marchandises étrangères, mais plutôt à l’encourager, afin que les marchands se trouvassent plus en état de fournir aux grands, au meilleur compte possible, les objets de luxe et de commodité qu’ils désiraient et que l’industrie de leur propre pays ne pouvait leur fournir.

Ces circonstances peuvent nous expliquer peut-être, jusqu’à un certain point, pourquoi, dans ces anciens temps, le prix réel des fabriques grossières était, relativement à celui des fabriques fines, beaucoup plus bas qu’il ne l’est aujourd’hui[94].

conclusion du chapitre


Je terminerai ce long chapitre en remarquant que toute amélioration qui se fait dans l’état de la société tend, d’une manière directe ou indirecte, à faire hausser la rente réelle de la terre, à augmenter la richesse réelle du propriétaire, c’est-à-dire, son pouvoir d’acheter le travail d’autrui ou le produit du travail d’autrui[95].

L’extension de l’amélioration des terres et de la culture y tend d’une manière directe. La part du propriétaire dans le produit augmente nécessairement à mesure que le produit augmente.

La hausse qui survient dans le prix réel de ces sortes de produits bruts, dont le renchérissement est d’abord l’effet de l’amélioration et de la culture et devient ensuite la cause de leurs progrès ultérieurs, la hausse, par exemple, du prix du bétail tend aussi à élever, d’une manière directe, la rente du propriétaire et dans une proportion encore plus forte. Non-seulement la valeur réelle de la part du propriétaire, le pouvoir réel que cette part lui donne sur le travail d’autrui, augmentent avec la valeur réelle du produit, mais encore la proportion de cette part, relativement au produit total, augmente aussi avec cette valeur. Ce produit, après avoir haussé dans son prix réel, n’exige pas plus de travail, pour être recueilli, qu’il n’en exigeait auparavant. Par conséquent, il faudra une moindre portion qu’auparavant de ce produit pour suffire à remplacer le capital qui fait mouvoir ce travail, y compris les profits ordinaires de ce capital. La portion restante du produit, qui est la part du propriétaire, sera donc plus grande, relativement au tout, qu’elle ne l’était auparavant.

Tous les progrès, dans la puissance productive du travail, qui tendent directement à réduire le prix réel des ouvrages de manufacture, tendent indirectement à élever la rente réelle de la terre. C’est contre des produits manufacturés que le propriétaire échange cette partie de son produit brut qui excède sa consommation personnelle, ou, ce qui revient au même, le prix de cette partie. Tout ce qui réduit le prix réel de ce premier genre de produit élève le prix réel du second ; une même quantité de ce produit brut répond dès lors à une plus grande quantité de ce produit manufacturé, et le propriétaire se trouve à portée d’acheter une plus grande quantité des choses de commodité, d’ornement ou de luxe qu’il désire se procurer[96].

Toute augmentation dans la richesse réelle de la société, toute augmentation dans la masse de travail utile qui y est mis en couvre, tend indirectement à élever la rente réelle de la terre. Une certaine portion de ce surcroît de travail va naturellement à la terre. Il y a un plus grand nombre d’hommes et de bestiaux employés à sa culture ; le produit croît à mesure que s’augmente ainsi le capital destiné à le faire naître, et la rente grossit avec le produit.

Les circonstances opposées, c’est-à-dire le défaut d’amélioration, la culture négligée, la baisse du prix réel de quelque partie du produit brut de la terre, la hausse du prix réel des manufactures, causée par le déclin de l’industrie et de l’art des fabricants, enfin, le décroissement de la richesse réelle de la société, toutes ces choses tendent, d’un autre côté, à faire baisser la rente réelle de la terre, à diminuer la richesse réelle du propriétaire, c’est-à-dire à lui retrancher de son pouvoir sur le travail d’autrui ou sur le produit de ce travail. La masse totale du produit annuel de la terre et du travail d’un pays, ou, ce qui revient au même, la somme totale du prix de ce produit annuel, se divise naturellement, comme on l’a déjà observé[97], en trois parties : la rente de la terre, les salaires du travail, les profits des capitaux, et elle constitue un revenu à trois différentes classes du peuple : à ceux qui vivent de rentes, à ceux qui vivent de salaires, à ceux qui vivent de profits. Ces trois grandes classes sont les classes primitives et constituantes de toute société civilisée, du revenu desquelles toute autre classe tire en dernier résultat le sien.

Ce que nous venons de dire plus haut fait voir que l’intérêt de la première de ces trois grandes classes est étroitement et inséparablement lié à l’intérêt général de la société. Tout ce qui porte profit ou dommage à l’un de ces intérêts, en porte aussi nécessairement à l’autre. Quand la nation délibère sur quelque règlement de commerce ou d’administration, les propriétaires des terres ne la pourront jamais égarer, même en n’écoutant que la voix de l’intérêt particulier de leur classe, au moins si on leur suppose les plus simples connaissances sur ce qui constitue cet intérêt[98]. À la vérité, il n’est que trop ordinaire qu’ils manquent même de ces simples connaissances. Des trois classes, c’est la seule à laquelle son revenu ne coûte ni travail ni souci, mais à laquelle il vient, pour ainsi dire, de lui-même, et sans qu’elle y apporte aucun dessein ni plan quelconque. Cette insouciance, qui est l’effet naturel d’une situation aussi tranquille et aussi commode, ne laisse que trop souvent les gens de cette classe, non-seulement dans l’ignorance des conséquences que peut avoir un règlement général, mais les rend même incapables de cette application d’esprit qui est nécessaire pour comprendre et pour prévoir ces conséquences[99].

L’intérêt de la seconde classe, celle qui vit de salaires, est tout aussi étroitement lié que celui de la première à l’intérêt général de la société. On a déjà fait voir[100] que les salaires de l’ouvrier n’étaient jamais si élevés que lorsque la demande d’ouvriers va toujours en croissant, et quand la quantité de travail mise en œuvre augmente considérablement d’année en année. Quand cette richesse réelle de la société est dans un état stationnaire, les salaires de l’ouvrier sont bientôt réduits au taux purement suffisant pour le mettre en état d’élever des enfants et de perpétuer sa race. Quand la société vient à déchoir, ils tombent même au-dessous de ce taux. La classe des propriétaires peut gagner peut-être plus que celle-ci à la prospérité de la société ; mais aucune ne souffre aussi cruellement de son déclin que la classe des ouvriers. Cependant, quoique l’intérêt de l’ouvrier soit aussi étroitement lié avec celui de la société, il est incapable, ou de connaître l’intérêt général, ou d’en sentir la liaison avec le sien propre. Sa condition ne lui laisse pas le temps de prendre les informations nécessaires ; et en supposant qu’il pût se les procurer complètement, son éducation et ses habitudes sont telles, qu’il n’en serait pas moins hors d’état de bien décider. Aussi, dans les délibérations publiques, ne lui demande-t-on guère son avis, bien moins encore y a-t-on égard, si ce n’est dans quelques circonstances particulières où ses clameurs sont excitées, dirigées et soutenues par les gens qui l’emploient, et pour servir en cela leurs vues particulières plutôt que les siennes.

Ceux qui emploient l’ouvrier constituent la troisième classe, celle des gens qui vivent de profits. C’est le capital qu’on emploie en vue d’en retirer du profit, qui met en mouvement la plus grande partie du travail utile d’une société. Les opérations les plus importantes du travail sont réglées et dirigées d’après les plans et les spéculations de ceux qui emploient les capitaux ; et le but qu’ils se proposent dans tous ces plans et ces spéculations, c’est le profit. Or, le taux des profits ne hausse point, comme la rente et les salaires, avec la prospérité de la société, et ne tombe pas, comme eux, avec sa décadence. Au contraire, ce taux est naturellement bas dans les pays riches, et élevé dans les pays pauvres ; jamais il n’est aussi élevé que dans ceux qui se précipitent le plus rapidement vers leur ruine[101]. L’intérêt de cette troisième classe n’a donc pas la même liaison que celui des deux autres avec l’intérêt général de la société[102]. Les marchands et les maîtres manufacturiers sont, dans cette classe, les deux sortes de gens qui emploient communément les plus gros capitaux et qui, par leurs richesses, s’y attirent le plus de considération. Comme dans tout le cours de leur vie ils sont occupés de projets et de spéculations, ils ont, en général, plus de subtilité dans l’entendement que la majeure partie des propriétaires de la campagne. Cependant, comme leur intelligence s’exerce ordinairement plutôt sur ce qui concerne l’intérêt de la branche particulière d’affaires dont ils se mêlent, que sur ce qui touche le bien général de la société, leur avis, en le supposant donné de la meilleure foi du monde (ce qui n’est pas toujours arrivé), sera beaucoup plus sujet à l’influence du premier de ces deux intérêts, qu’à celle de l’autre. Leur supériorité sur le propriétaire de la campagne ne consiste pas tant dans une plus parfaite connaissance de l’intérêt général, que dans une connaissance de leurs propres intérêts, plus exacte que celle que celui-ci a des siens. C’est avec cette connaissance supérieure de leurs propres intérêts qu’ils ont souvent surpris sa générosité, et qu’ils l’ont induit à abandonner à la fois la défense de son propre intérêt et celle de l’intérêt public, en persuadant à sa trop crédule honnêteté que c’était leur intérêt, et non le sien, qui était le bien général.

Cependant, l’intérêt particulier de ceux qui exercent une branche particulière de commerce ou de manufacture est toujours, à quelques égards, différent et même contraire à celui du public. L’intérêt du marchand est toujours d’agrandir le marché et de restreindre la concurrence des vendeurs. Il peut souvent convenir assez au bien général d’agrandir le marché, mais de restreindre la concurrence des vendeurs lui est toujours contraire, et ne peut servir à rien, sinon à mettre les marchands à même de hausser leur profit au-dessus de ce qu’il serait naturellement, et de lever, pour leur propre compte, un tribut injuste sur leurs concitoyens. Toute proposition d’une loi nouvelle ou d’un règlement de commerce, qui vient de la part de cette classe de gens, doit toujours être reçue avec la plus grande défiance, et ne jamais être adoptée qu’après un long et sérieux examen, auquel il faut apporter, je ne dis pas seulement la plus scrupuleuse, mais la plus soupçonneuse attention. Cette proposition vient d’une classe de gens dont l’intérêt ne saurait jamais être exactement le même que l’intérêt de la société, qui ont, en général, intérêt à tromper le public et même à le surcharger et qui, en conséquence, ont déjà fait l’un et l’autre en beaucoup d’occasions[103].


TABLE DES PRIX DU BLÉ,


ANNONCÉE DANS LA DIGRESSION SUR LES VARIATIONS DANS LA VALEUR DE L’ARGENT,


CHAP. XI, PREMIÈRE PÉRIODE.



TABLE
Des prix du quarter de neuf boisseaux du plus beau froment ou du plus haut vendu au marché de Windsor, les jours de marché de la Notre-Dame (25 mars) et de la Saint-Michel (29 septembre), depuis l’année 1595 inclusivement, jusqu’à l’année 1764 inclusivement, les prix de chaque année étant le medium entre les prix les plus hauts de ces deux jours de marché.


OBSERVATIONS DE GARNIER SUR LES TABLES PRÉCÉDENTES.


L’auteur, en publiant ces tables, a prévenu le lecteur du peu de confiance qu’elles méritent. Il annonce qu’elles ont été, pour la plus grande partie, relevées sur le Chronicon pretiosum de Fleetwood, et il ne dissimule pas que cet écrivain est tombé dans une erreur qu’il n’a pu s’empêcher de reconnaître lui-même. Cette erreur consiste à avoir confondu avec le prix courant du blé, le prix de conversion stipulé, d’après la coutume du lieu, entre le propriétaire et son fermier ; et cette méprise, qui est répétée jusqu’à quinze fois depuis l’année 1423 jusqu’à 1562, n’a point été réformée dans les tables. D’un autre côté, l’évêque Fleetwood a jugé à propos de rapporter certains prix d’une élévation tellement hors de toute mesure, qu’elle est presque incroyable, et qu’il a recueillis dans les chroniques du temps, où ils ont été cités comme un fait extraordinaire. Tel est le prix de 6 livres 8 schellings en 1270, époque à laquelle la livre d’Angleterre était encore la livre de Charlemagne, du poids de 12 de nos onces : en sorte que ce prix est égal, en poids d’argent, à 19 livres 4 schellings sterling, ou à 180 francs de notre monnaie ; et comme l’argent, avant l’introduction de celui du Nouveau-Monde, avait six fois plus de valeur réelle qu’il n’en a actuellement, ce n’est qu’en multipliant par six cette somme d’argent qu’on peut se faire une juste idée de ce prix du quarter. Un tel prix porté en ligne de compte dans une série, fût-il réparti sur cent années, ferait plus que doubler le prix moyen résultant du calcul.

Les prix des temps modernes ne présentent pas non plus l’exactitude qu’on attend d’une recherche de cette nature. L’auteur nous y donne les prix, du blé vendu le plus cher au marché de Windsor, en mars et en septembre de chaque année, en faisant seulement une moyenne de ces deux prix les plus hauts. Mais ce prix le plus haut est une fausse indication du prix moyen de chaque marché, surtout à l’époque des semailles, où il y a toujours une petite quantité de froment de choix que les fermiers achètent pour semer, et qu’ils payent beaucoup plus cher que le blé destiné à la consommation, qui est celui dont il importe de connaître le prix. M. Dupré de Saint-Maur, dans ses Recherches, distingue le blé acheté pour la semence et celui acheté pour la provision de la maison. Nous avons vu au marché d’Étampes, l’un des plus considérables des environs de Paris, en juin 1820, le blé provenant de la récolte de 1818, une des années les plus favorables qu’on ait eues depuis longtemps pour la qualité des grains, vendu jusqu’à 45 francs l’hectolitre et demi[104], tandis que, le même jour, le blé recueilli en 1819 n’a été payé que 23 à 24 francs. La différence de poids entre la première et la seconde espèce de blé, à mesure égale, était de 240 livres à 200. Aussi doit-on remarquer que Smith, dans le cours de son ouvrage, à chaque fois qu’il vient à citer le prix du blé, au moment où il écrit (1773), ne se conforme point aux tables qu’il a publiées. Selon ces tables, le prix moyen du blé, pendant les soixante-quatre premières années du dix-huitième siècle, est indiqué à 2 livres 7 deniers sterling, ce qui est à 4 schellings 6 deniers le boisseau, où à 1 livre 16 schellings pour le quarter de huit boisseaux. Toutefois, Smith évalue dans tout son ouvrage le prix moyen actuel du quarter à 1 livre 8 schellings, et celui du boisseau à 3 schellings 6 deniers. Ce prix de 1 livre 8 schellings (35 de nos francs) s’accorde parfaitement avec l’indication que présentent les tables suivantes. Si l’on y relève les prix du setier de Paris de 1701 à 1764 pour en former un prix moyen, on trouve 19 francs 27 centimes. Le quarter anglais étant à notre setier comme 46 est à 25, ce quarter aurait coûté en France, pendant cette période, 35 francs 46 centimes,

Une table du prix des grains est un recueil de faits qui ont entre eux tous, une parfaite connexité, et s’il a le mérite d’être fidèle, c’est un des documents les plus importants que puissent consulter ceux qui s’occupent d’étudier l’économie politique. Il doit porter sur une suite d’années un peu longue, afin de compenser les chances des bonnes et mauvaises récoltes, et d’offrir un terme moyen. Comme chaque prix agit sur les autres, on manquerait le but qu’on se propose si on n’écartait pas de ce tableau les hauts prix qui ont eu pour cause quelque événement particulier, totalement étranger à l’inconstance des saisons.

On a publié, en France, plusieurs tables du prix des grains ; la plus récente est celle qui a été donnée par l’estimable auteur de la Balance du Commerce (feu M. Arnould), et qu’il annonce avoir copiée sur celle de Messance. Mais les tables de Messance, qui ne comprennent que la période écoulée entre 1674 et 1765, sont un relevé des prix du meilleur froment vendu au marché de Paris, et les prix de ce marché n’ont pas toujours été le résultat naturel de l’influence des saisons et des libres efforts du commerce. On sait que, dans les années de grande cherté, le gouvernement a employé des moyens extraordinaires pour maintenir le prix des grains dans le marché de la capitale à un taux fort inférieur à celui qui aurait eu lieu sans l’intervention du pouvoir. Ainsi, pour en citer un exemple, dans la grande cherté de 1694, le prix du setier de Paris se trouve indiqué, dans les tables de Messance, à 52 livres 2 sous 6 deniers, environ un marc d’argent ; le prix du bichet de Lyon, pour la même année, est porté sur le même pied ; et comme cet auteur a dressé ses tables sur les prix du froment de première qualité, qui est communément de 20 pour cent plus cher que le blé destiné à la consommation générale, le prix courant de 1694 aurait été, si l’on s’en rapporte aux tables de Messance, de 40 francs environ de notre monnaie actuelle pour le setier de Paris, et 8 francs pour le bichet de Lyon, · cinquième du setier de Paris. Mais la réduction du prix de marché dans l’une et l’autre de ces grandes villes a été l’effet de dépenses extraordinaires faites par leurs magistrats municipaux pour adoucir le poids de la disette et le rendre plus supportable à leurs administrés. Il est prouvé par tous les monuments de cette époque, que le prix du blé a monté fort au-dessus des sommes indiquées dans les tables de Messance. Lamarre, dans son Traité de la police (livre V, titre IV, chap. xvi et xvii), expose les moyens violents qui furent mis en œuvre pour faire arriver des blés à Paris, et notamment l’envoi de commissaires chargés de faire des recherches chez les laboureurs et les marchands, et d’informer contre tous ceux qui se trouveraient avoir des provisions au delà des besoins de leur consommation. « Cette mesure (qui eut lieu au mois de juillet 1694) fit baisser, dit-il, le prix du blé au marché de Paris, de 54 livres qu’il avait été jusque alors, à 36 livres, puis à 32 livres. » Il rapporte aussi qu’en 1698, où la même mesure fut renouvelée, les commissaires trouvèrent chez les laboureurs du blé de 1693 « que ceux-ci avaient laissé gâter, plutôt que de le vendre à 50 livres, prix alors courant dans la province, dans l’espérance que la denrée s’élèverait encore au-dessus de ce prix exorbitant. » Or, il ne faut pas perdre de vue que, dans le temps où Lamarre écrivait ceci, le marc d’argent étant à 50 livres, une somme nominale de 50 livres contenait un marc et deux tiers, et, par conséquent, répondait à 90 francs de notre monnaie actuelle. Ainsi, la table suivante, dans laquelle le prix moyen du blé, pour l’année 1694, a été formé sur quatre prix de la même année recueillis par Dupré de Saint-Maur, et indiqué à 60 francs 99 centimes, est encore plutôt au-dessous qu’au-dessus du véritable prix de l’année, quoique de plus de moitié supérieur à celui de la table de Messance.

Une table fidèle du prix des blés en France était une pièce nécessaire dans un ouvrage tel que celui-ci. Aucuns soins n’ont été négligés pour que celle qui suit fût aussi étendue et aussi exacte qu’il était possible de le désirer. Les années de cherté excessive en ont été retranchées, lorsque cet accident a été évidemment causé par des circonstances tout à fait indépendantes du cours naturel des valeurs : elle a été continuée jusqu’à l’année 1788 inclusivement. La fameuse cherté de 1789, qui ne fut pas uniquement produite par une rareté réelle de la denrée, les désordres que les assignats de 1790 ont jetés ensuite dans le rapport nominal des valeurs, et les variations brusques et multipliées que le prix des subsistances a subies pendant cette longue suite de troubles civils et de guerres extérieures qui ont désolé le royaume pendant tout le reste du dix-huitième siècle, sont des événements qui appartiennent à l’histoire, et non aux froides et paisibles méditations de l’économie politique.

Mai 1821.


TABLEAU DU PRIX DU SETIER DE BLÉ,
MESURE DE PARIS,
PENDANT LES XIIIe, XIVe, XVe, XVIe, XVIIe et XVIIIe SIÈCLES,
Divisé par séries de dix en dix années.


  1. Mac Culloch fait observer ici que ce chapitre d’Adam Smith est défectueux. Selon le commentateur, l’auteur de la Richesse des nations n’aurait pas connu la nature, l’origine et les causes du fermage. Il conteste la proposition d’Adam Smith, d’après laquelle certaines espèces de produits produiraient toujours une rente. « S’il en était ainsi, dit Mac Culloch, le fermage existerait toujours, tandis qu’il est inconnu dans les époques primitives des sociétés. La vérité est que le fermage est exclusivement la conséquence de la diminution des pouvoirs productifs des terres successivement mises en culture à mesure que la société se développe, ou plutôt de la diminution du pouvoir productif des capitaux successivement appliqués à la culture de ces terres. On n’a jamais entendu parler de fermage dans les contrées nouvellement peuplées, comme la Nouvelle-Hollande, l’Illinois, l’Indiana, et tous les autres pays où l’on ne cultive que les meilleures terres. Le fermage n’apparaît qu’au moment où la culture s’est étendue aux « terres de qualité inférieure, etc. » *

    *. L’opinion émise ici par M. Mac Culloch n’est autre que la fameuse théorie du fermage imaginée par Ricardo, et qui a obtenu plus de succès en Angleterre que sur le continent. Il se peut, en effet, qu’une telle théorie convienne mieux aux habitudes et peut-être aux préjugés des Anglais sur la propriété ; mais elle nous parait inférieure à celle d’Adam Smith, qui est plus conforme à la nature des choses, et qui explique d’une manière beaucoup plus simple l’origine du fermage. Le fermage n’est, selon nous, que le prix de location d’un instrument privilégié dans les pays d’aristocratie, et d’un accès plus libre dans les pays où règne l’égalité des partages. La liberté absolue du commerce eu ferait encore plus baisser le taux, si elle existait quelque part. A. B.

  2. La rente de la terre, proprement dite, est la somme que l’on paye pour user de la puissance productive naturelle inhérente au sol, et elle est entièrement distincte de la somme payée pour l’usage des constructions, chemins, clôtures et autres améliorations faites sur le sol. La dernière somme n’est que le profit ou l’intérêt du capital engagé sur le sol. En pratique, ces deux sommes sont confondues sous le terme général de fermage, comme elles l’ont été ici par le Dr Smith ; mais elles sont essentiellement distinctes, et elles doivent être considérées ainsi dans les recherches de cette nature. Mac Culloch.
  3. Le nom anglais est kelp. Cette plante est du genre des salicornia, de Linné.
  4. Voyez ci-dessus, chap. vi, p. 103.
  5. Chap. ix et x, sect. ii.
  6. Ce sont les routes sur lesquelles sont placées des barrières nommées turn-pikes, où se perçoivent des droits dont le produit est exclusivement destiné à l’entretien des routes.
  7. De Officiis, lib. ii, § 25.
  8. Le boisseau anglais pèse environ 57 livres un quart de notre poids de marc ; ainsi le quart approche du modius des Romains, qui pesait 24 livres romaines, répondant à 15 trois quarts du même poids de marc.
  9. Le farthing répond à 2 centimes et demi.
  10. Voyages d’un Philosophe.
  11. Le sucre brut ou moscouade, moscovado ou crude sugar, est celui qui n’a subi d’autre préparation que la clarification ordinaire des chaudières. Le sucre brun ou passé, strained sugar, a de plus été filtré à travers la chausse ; mais ni l’un ni l’autre n’a été terré.
  12. Les renseignements que contient le texte concernant les profits des planteurs de sucre étaient probablement très-exagérés à l’époque où le Dr Smith écrivait. Il y a longtemps d’ailleurs qu’ils ont cessé d’être vrais. Loin d’être profitable à l’excès, l’industrie des planteurs de sucre a été généralement le contraire depuis trente ans. La culture a été trop étendue, et la quantité de produit apportée au marché a été si grande, qu’elle a fréquemment réduit le prix à un taux qui ne dépasse guère la somme nécessaire pour couvrir les dépenses de culture et l’acquittement des droits. Mac Culloch.
  13. Douglas’s Summary, vol. II, pages 372, 373.
  14. L’état actuel de l’Irlande justifie tristement cette prévision du Dr Smith. A. B.
  15. Mac Culloch voit dans cette opinion une erreur. Il prétend que c’est la mine de charbon la moins fertile que l’on est forcé d’exploiter pour répondre à la demande, qui règle le prix du charbon des autres mines.
    (Voyez éd. de M. C., p. 55.)
  16. Smith enseigne que le prix auquel le propriétaire de la mine de charbon la plus féconde vend sa marchandise, règle le prix de cette denrée pour toutes les autres mines du voisinage. Il démontre cette proposition en observant que le propriétaire et l’entrepreneur de cette mine féconde trouvent tous deux qu’ils pourront se procurer plus de rente et plus de profit en vendant à un prix un peu au-dessous de celui de leurs voisins, et qu’alors ceux-ci, quoique moins en état de supporter une diminution, sont forcés de vendre au même prix et de baisser toujours leur prix de plus en plus, jusqu’à ce qu’ils soient descendus au point où l’exploitation serait absolument sans profit.

    M. Ricardo a jugé à propos de s’attacher à la proposition contraire. Il soutient que le prix du charbon est réglé par la mine la plus pauvre du voisinage, par celle dont le produit ne fait que rendre l’équivalent du capital employé à son exploitation, avec le profit ordinaire de ce capital, et ne peut suffire à payer un loyer ou prix de ferme quelconque au propriétaire du sol.

    Ceci est une pure dispute de mots, qui ne procède que de deux manières différentes d’exprimer le même principe, et elle disparaît dès qu’on veut définir la chose. Il est constant que la mine la plus pauvre, celle dont le produit est trop peu abondant ou d’une extraction trop dispendieuse pour que l’entrepreneur puise payer un prix de ferme, est celle qui pose les limites du prix du charbon, le taux au-dessous duquel il ne peut pas être vendu dans le canton. C’est ce que Smith reconnaît formellement lorsqu’il dit que le prix le plus bas auquel puisse se vendre le charbon de mine, pendant un certain temps, est comme celui de toutes les autres marchandises, c’est-à-dire, le prix qui ne suffit qu’à remplacer, avec le profit courant, le capital employé à faire aller l’entreprise. Il ajoute que tel doit être à peu près le prix du charbon dans une mine que le propriétaire est forcé d’exploiter lui-même, faute de trouver un entrepreneur qui consente a lui payer un loyer ou prix de ferme.

    Mais pourquoi ce prix est-il si bas ? Pourquoi le propriétaire est-il forcé de vendre sa denrée à un prix qui ne lui donne point de rente ? C’est parce que l’a ainsi voulu et réglé le propriétaire voisin qui possède une mine plus féconde. C’est le propriétaire de la mine la plus féconde qui fait la loi aux autres propriétaires de mines du voisinage, et qui leur prescrit en quelque sorte le taux auquel ils peuvent vendre, dans l’état actuel où est la demande de la denrée. En effet, si la demande est peur dix mille muids de charbon, et que la mine la plus riche puisse les fournir à un prix qui serait trop bas pour les autres mines, et qui ne rendrait pas le profit de leur exploitation, le propriétaire de cette mine plus riche profitera de son avantage naturel pour s’attribuer le monopole, et il baissera ses prix de vente jusqu’au point où il sera nécessaire pour tenir fermées toutes les autres mines du voisinage. Mais si la demande est de trente mille muids, et que pour se les procurer il faille avoir recours jusqu’à la mine la moins riche de toutes celles du canton, comme celle-ci ne peut mettre ses produits au marché qu’autant que l’entrepreneur retrouvera, dans le prix de la denrée, son capital et son profit, il faudra bien que le prix du charbon de cette mine soit assez élevé pour y suffire. Sous ce rapport, la mine la moins riche fixe le minimum au-dessous duquel le prix du charbon ne peut descendre, et à défaut duquel la mine se ferme jusqu’à ce que les consommateurs consentent à donner ce prix. Les bénéfices des mines s’élèvent de toute la différence qui existe entre ce prix le plus bas et le prix naturel auquel revient leur charbon, attendu qu’il ne peut y avoir au même marché deux prix différents pour la même denrée, à qualité égale.

    À cet égard, les mines et carrières ont un point de ressemblance avec les manufactures, le prix de leur produit étant déterminé par la quantité des demandes de la consommation, et ne pouvant jamais descendre au-dessous des avances de l’entrepreneur, augmentées du profit courant et ordinaire. Mais la différence entre ces sortes de manufactures territoriales et les manufactures industrielles, c’est que les bénéfices de ces dernières tendent toujours à se mettre de niveau, sauf le cas où le manufacturier serait possesseur d’un secret qui lui donnerait un avantage sur ses concurrents ; au lieu que, dans les mines et carrières, une inégalité naturelle contre laquelle l’industrie humaine ne peut lutter, empêche que les bénéfices résultant de l’exploitation ne s’égalisent, et les tient constamment à des hauteurs différentes.

    Mais une grave erreur de M. Ricardo, et celle qu’il nous reproduit sans cesse, c’est d’appliquer ce principe du minimum de prix résultant de la moindre fertilité des mines aux terres cultivées en blé, et de supposer qu’il règle de même le prix du blé en argent. Sans doute les besoins actuels de la consommation déterminent bien quel sera le degré de fertilité auquel une terre à blé pourra être cultivée avec avantage ; ils règlent le minimum du produit qu’il faut au propriétaire pour qu’il se décide à préférer la production des subsistances à toute autre production. Si les besoins de la population en subsistances sont satisfaits par des terrains plus productifs, le propriétaire d’une terre inférieure en qualité trouvera plus d’avantage à y faire croître des menus grains, des plantes oléagineuses, des bois, etc., ou même à y faire paître du bétail ; mais le prix moyen du blé en argent n’est nullement affecté par le plus ou le moins de fertilité des terres qui produisent cette denrée. M. Ricardo parait s’être fait une idée extrêmement fausse sur le prix du blé en argent ; il semble avoir écrit sous l’influence de ce préjugé dont l’illusion est entretenue et fortifiée par les habitudes communes de la vie, mais dont il faut se garder, quand on veut considérer d’un œil philosophique les phénomènes de la circulation des richesses. L’argent lui parait être le régulateur du prix du blé, parce que l’argent est la mesure des variations accidentelles et temporaires que le blé éprouve, comme marchandise. Mais il semble perdre de vue que la valeur de l’argent lui-même est, comme celle de toutes les autres valeurs, mesurée par le blé ; que l’argent est un produit du travail, et que ce travail a sa mesure dans la quantité de subsistances qui l’alimentent ; que les hommes ont adopté l’argent comme instrument des échanges et comme mesure de toutes les valeurs commerçables, pour la commodité et l’activité de la circulation ; mais que cet instrument ne peut remplir sa fonction qu’après qu’il a été lui-même ajusté sur l’étalon primitif et originaire des valeurs échangeables, c’est-à-dire la subsistance de l’ouvrier. Garnier.

  17. Au Mexique, antérieurement à la guerre de la révolution, les spéculateurs sur les mines étaient généralement des personnes riches et de distinction, capables de faire de larges avances de leurs propres fonds pour conduire leur industrie, et alors cette industrie était regardée comme aussi sûre, était aussi considérée que tout autre genre de commerce. Mais au Pérou, auquel s’appliquent les observations de Smith, les spéculateurs en mines appartenaient à une classe toute différente : c’étaient des gens nécessiteux dont le capital était emprunté à un intérêt exorbitant, et qui étaient par conséquent à la merci de leurs créanciers et des marchands d’argent. On ne pouvait attendre ni prudence, ni économie de personnes placées dans des circonstances aussi défavorables, et la grande majorité d’entre elles nous est représentée comme ayant été à la fois malhonnêtes, pauvres et prodigues. (Consulter des détails extraits du Mercurio Peruano, feuille périodique publiée à Lima, de 1791 a 1794, dans la Revue d’Édimbourg, t. IX, p. 444.)

    Les associations formées en Angleterre en 1824 et 1825, pour l’exploitation des mises d’Amérique, n’ont eu aucun succès, et ont été en grande partie abandonnées.Mac Culloch.

  18. Voyez ci-après la iiie section de ce chapitre.
  19. Voyez le livre IV, et surtout le chap. i.
  20. La valeur des métaux précieux a été bien plus sérieusement altérée par une autre circonstance que le Dr Smith a négligé de signaler : je veux parler de la substitution du papier aux espèces comme intermédiaire des échanges.
    Buchanan.
  21. La drèche ou le malt est de l’orge infusée dans l’eau, légèrement fermentée, et préparée par différentes manipulations, pour en composer diverses boissons, dont la bière est une des principales.
  22. L’ale est une sorte de boisson composée d’orge et de houblon, et qui diffère de la bière commune, principalement en ce qu’on y met beaucoup moins de houblon ; ce qui la rend bien moins amère que la bière, et moins propre à être gardée longtemps.
  23. Smith ayant une fois admis une prétendue augmentation de la valeur de l’argent, qui serait survenue à la fin du quinzième siècle, éprouve quelque embarras à en rechercher la cause.

    Une grande difficulté qu’il ne songe point à résoudre, c’est de savoir comment, depuis les huitième et neuvième siècles, la valeur de l’argent aurait éprouvé une baisse considérable qui aurait duré pendant trois à quatre siècles, et pour quelle raison ce métal aurait valu au treizième siècle deux ou trois fois moins qu’il ne valait au temps de Charlemagne. Mais Smith ne s’est point fait cette objection, parce qu’il n’a pas remonté jusques à cette époque, qui cependant fournit sur cette matière les informations les plus sûres et les plus complètes qu’on puisse désirer. Il se borne donc à examiner ce qui a pu élever la valeur de l’argent à la fin du quinzième siècle.

    La cause, dit-il, en peut être attribuée à une plus grande demande d’argent occasionnée par le progrès de la richesse, et à laquelle l’ancien approvisionnement n’avait pu suffire ; ou bien on peut l’attribuer à l’épuisement des mines d’argent de l’ancien Monde, qui seraient devenues hors d’état de fournir la même quantité de produits que dans les temps antérieurs ; peut-être enfin, ajoute-t-il, au concours de ces deux causes.

    Sans doute, vers la fin du quinzième siècle, le retour à un état plus tranquille et une administration plus puissante et mieux ordonnée furent de grands encouragements pour le commerce et pour l’industrie, et il est très-vraisemblable que les peuples de l’Europe se trouvèrent dans une situation qui amena une plus abondante consommation de métaux précieux. Mais tout ce qui résulta de cet accroissement dans la consommation de cet article, c’est que le travail de l’exploitation s’étendit dans la même proportion que les demandes, sans que pour cela ce travail fût plus dispendieux, et sans que la valeur de l’argent en fût augmentée. Les mines qui alors fournissaient à l’approvisionnement du monde étaient si peu dans un état d’épuisement, qu’encore aujourd’hui quelques-unes d’entre elles suffisent à payer leurs frais, malgré l’énorme dépréciation de l’argent, et peuvent concourir avec celles du Nouveau-Monde à fournir les marchés de l’Europe. Sur un total de 150 millions et demi auxquels on évalue le produit des mines d’argent des deux Mondes, dans une année moyenne de 1803 à 1809, 13 millions et demi, plus du douzième de la provision annuelle, proviennent des mines de l’Europe et de l’Asie. On peut regarder les mines des métaux précieux comme un fonds inépuisable, capable de fournir a toutes les demandes de la consommation, à quelque point qu’elles s’étendent, et sans qu’on puisse assigner de bornes à ce produit, tant que les consommateurs consentiront à donner la quantité de subsistances nécessaires pour alimenter et entretenir le travail de l’exploitation. Depuis la découverte de l’Amérique, la fécondité de cette contrée en métaux précieux ne semble pas avoir éprouvé la plus légère diminution, quoiqu’on en ait retiré pour une valeur de plus de 33 milliards de francs. Si la presque totalité des anciennes mines d’Europe sont aujourd’hui fermées, ce n’est pas pour cause d’épuisement, c’est parce que la plus féconde de celles qu’on a été forcé d’abandonner était d’un produit inférieur à la moins fertile de celles qui sont actuellement en exploitation.

    Garnier.
  24. La livre était alors taillée en 60 sous ; elle le fut depuis en 62. Ainsi, 6 schellings 8 deniers d’alors étaient juste la neuvième partie d’une livre, et contenaient 1/279 de livre d’argent de plus que 6 schellings 8 deniers d’aujourd’hui ; différence qui équivaut à environ 2 deniers 1/2 sterling.
  25. Essai sur les monnaies et sur le prix des denrées, dans les temps anciens. Paris, 1746, in-4o.
  26. M. Herbert. Son ouvrage a été imprimé en 1755.
  27. Édition donnée en 1762, en 11 volumes in-4o, et augmentée de 8 autres volumes en 1796.
  28. Tumbrel ou Dungeart, cathedra stercoris, instrument de correction pour châtier les brasseurs qui contrevenaient au statut de l’assiette de l’ale, comme le pilori pour les boulangers qui vendaient au-dessus du prix de la taxe. Voyez Blackstone, liv. IV, chap. xii.
  29. Voyez sa préface au Recueil des Chartres d’Écosse, d’Anderson.
  30. Voyez, à la fin de ce chapitre, la note sur la table des prix du blé.
  31. Voyez le chap. v de ce livre.
  32. « Le prix du blé ne règle pas le prix en argent de tous les autres produits bruts de la terre ; il ne règle ni le prix des métaux, ni celui de beaucoup d’autres matières premières ; et comme il ne règle pas le prix du travail, il ne règle pas non plus celui des objets manufacturés*. » (Buchanan.)

    *. Si ce commentateur a voulu dire que les variations fréquentes auxquelles est assujetti le prix du blé en argent, à cause de la rareté ou surabondance de la denrée, n’affectent pas les autres produits bruts ou manufacturés, il a dit une chose incontestable. Mais quand on considère, en théorie, le prix du blé en argent, on ne s’occupe que de son prix naturel et permanent, et on fait abstraction des circonstances passagères qui déterminent les producteurs ou les consommateurs de blé à foire réciproquement des sacrifices momentanés, les uns en livrant leur denrée au-dessous de son prix naturel pour se débarrasser d’une quantité surabondante, les autres en donnant plus que l’équivalent de ce prix naturel dans la crainte de manquer d’un article de première nécessité. Ces chances de hausse et de baisse se balancent nécessairement, et leurs effets se détruisent les uns par les autres, en sorte que c’est toujours le prix naturel qui reste pour objet d’observation. La science de l’économie politique, qui recherche la nature des choses, n’est point comme la statistique ou comme l’administration, qui ne considèrent que des faits particuliers ou n’opèrent que sur des circonstances données. Elle raisonne d’après des lois générales dont l’action n’est jamais interrompue, et qui dominent également sur toutes les sociétés humaines. L’effet de ces lois peut être retardé ou contrarié par des causes accidentelles, mais il se réalise nécessairement au bout d’une période plus ou moins longue. Ainsi, lorsqu’un produit quelconque est dans une quantité inférieure ou supérieure aux besoins de la consommation, le principe qui détermine la reproduction ne peut manquer de rétablir, tôt ou tard, le niveau entre les quantités respectives de l’offre et de la demande. Lorsque le nombre des ouvriers est moindre ou est plus grand que la demande de travail n’en exige, la loi de la population étend ou resserre la génération suivante, et mesure celle-ci sur la quantité que le travail peut faire subsister. Par l’effet de ces lois, l’état ordinaire de toute société est d’avoir la plus grande partie de ses membres luttant contre le besoin de se procurer des subsistances, et n’ayant, pour en obtenir, d’autre moyen que l’offre de leur travail. Ainsi, dans l’ordre naturel et permanent des sociétés, la quantité de subsistances suffisantes pour nourrir l’ouvrier et le mettre à même de se reproduire dans la génération suivante, sera le véritable prix ou équivalent du travail. À mesure qu’il y aura plus de subsistances à distribuer, il y aura plus de travail offert ; mais le rapport de valeur entre les subsistances et le travail restera toujours le même. Si les produits bruts de la terre qui ne se recueillent pas annuellement et ne donnent pas de revenu à la propriété du soi, acquièrent une valeur, c’est parce qu’il existe une assez grande masse de subsistances pour payer le travail qu’exige l’extraction de ces produits. Si les pierres sont tirées de la carrière et transportées à la surface de la terre, si les métaux sont extraits des entrailles de la mine, c’est parce que la demande en est faite par des riches en état de les payer, c’est-à-dire par des hommes qui ont à leur disposition un superflu de subsistances, et qui veulent échanger ce superflu contre le travail des ouvriers employés aux carrières et aux mines. Toutes ces valeurs sont donc la représentation du travail qu’elles ont coûté, et ce travail est lui-même représenté et mesuré par la quantité de subsistances qui a été nécessaire pour l’alimenter. Ce qu’on appelle le prix en argent de ces subsistances, c’est la quantité d’argent que produit la portion de travail alimentée par une certaine mesure de subsistances. Si mille livres pesant de blé valent une livre pesant d’argent lin, c’est que pour rechercher, extraire, affiner et transporter cette livre d’argent, il a fallu une somme égale à ce que mille livres de blé peuvent entretenir. Tous les échanges qui se font entre les hommes sont de deux sortes ; ce sont des produits de travail échangés les uns contre les autres, ou bien ce sont des subsistances échangées soit contre du travail fait, soit contre du travail à faire. Le travail fait et le travail à faire ont naturellement la même valeur, à moins que par des circonstances accidentelles une espèce de travail fait n’ait perdu de son utilité, de cette utilité pour laquelle il a été commandé. Il est donc vrai que toute marchandise, sans exception, a pour mesure de sa valeur le travail qu’elle a coûté pour devenir valeur échangeable, ou, ce qui est la même chose, la quantité de subsistances qui est la mesure de ce travail. Les variations de prix qu’éprouvent un grand nombre de valeurs qui s’écartent de la règle, doivent s’expliquer par des causes accidentelles, étrangères au système général, et qui n’influent que sur ces valeurs particulières. Des pierres à bâtir, si la carrière se trouve dans un lieu où quelqu’un veut construire, acquerront une valeur fort supérieure au travail que nécessite leur extraction ; mais, dans cette valeur, tout ce qui excédera l’équivalent du travail d’extraction sera une prime ou tribut payé au propriétaire du sol pour obtenir de lui la permission d’exploiter la carrière. Ce tribut lui sera payé par le constructeur, et ce dernier ne peut le payer que parce qu’il a à sa disposition ou un superflu de subsistances, ou des produits de travail qui ont eux-mêmes été payés avec des subsistances. En dernière analyse, si l’on attache au mot prix son véritable sens, qui est récompense ou indemnité, on verra que le travail seul, qui est une peine ou une fatigue endurée pour autrui, a droit à un prix, et que ce prix est toujours ta subsistance du travailleur, mesurée sur ce qu’il lui faut pour vivre et se perpétuer. Mais, dit M. Buchanan, l’ouvrier ne vit pas uniquement de blé. Qu’importe ? cela ne change rien à l’état de la question. Lorsque la société est parvenue à un grand état d’abondance, l’ouvrier reçoit, sous forme d’argent, la quantité de blé nécessaire pour sa nourriture et celle de sa famille ; plus, une portion de blé additionnelle pour payer le travail de celui qui l’habille, de celui qui le loge, de ceux qui lui fournissent de la viande, du vin, du sel, etc., parce que tous ces gens n’ont de blé à leur disposition que celui qu’ils reçoivent en échange de leurs différents travaux. Le mouvement universel du travail de la société n’est entretenu que par une distribution de subsistances dont cette société dispose. Si vous supposez une population stationnaire qui fasse des progrès continuels en industrie et en richesse, et si vous supposez que, dans cette population, la classe oisive des propriétaires et des rentiers auxquels les propriétaires doivent chaque année une portion fixe de leurs revenus, appliquent à leur consommation personnelle un vingtième des subsistances produites chaque année, et qu’ils distribuent les dix-neuf autres vingtièmes à la classe ouvrière et industrieuse en échange des produits du travail et de l’industrie de cette classe, quel sera le résultat de cette distribution ? Dans le cas où chaque individu travailleur serait réduit à la simple nourriture qui se consomme dans sa famille, la totalité du produit du travail de la société, à la seule déduction des frais et avances indispensables pour le tenir en activité, tournerait exclusivement aux commodités et jouissances de cette classe oisive. Mais les choses ne peuvent pas se passer ainsi. Depuis le plus simple manœuvre employé à la culture, jusques à l’artiste le plus habile ou l’homme à talent le plus distingué, la distribution d’un excédant de subsistances au delà de la simple nourriture se fait par portions inégales et proportionnées au mérite de l’ouvrier, de telle manière qu’un seul individu de cette classe ouvrière reçoit une part de subsistances assez abondante pour pouvoir appliquer à ses commodités et jouissances une quantité considérable du travail des autres ouvriers. Les capitalistes ne sont eux-mêmes qu’une section de cette classe industrieuse, et le profit qui leur est attribué pour le loyer ou l’emploi de leurs capitaux, quoique réglé sur d’autres principes que le salaire, est cependant toujours puisé dans cette source commune qui fournit des indemnités et des récompenses au travail de tout genre et aux services de toute nature. Les échanges réciproques qui se font entre les membres de la classe active et industrieuse des divers produits de leurs travaux et services ne sont autre chose que des subsistances échangées contre le travail et contre ses produits ; et quoique la plupart du temps les subsistances ne s’y montrent point en nature, ce ne sont pas moins elles seules qui règlent et déterminent les conditions de l’échange. À mesure que la classe ouvrière fait des progrès en dextérité et en intelligence, son travail devient plus productif ; une journée de ce travail, plus habilement appliqué, rendra plus de choses utiles, commodes et agréables, que dix journées d’un travail grossier n’en donnaient précédemment. Dans ce sens, la subsistance aura plus de valeur réelle, ou, si l’on veut, plus d’utilité pour celui qui en dispose, mais cette circonstance ne change absolument rien à son prix d’échange ; car ce prix se mesure non sur le degré d’utilité des produits du travail, mais uniquement sur la quantité effective du travail donné. Si vous échangez le produit du genre de travail qui aura acquis le plus de perfectionnement contre le produit d’une autre sorte de travail qui n’aura pu faire aucun progrès, les conditions de l’échange seront toujours réglées par la quantité de travail donné, sans égard à la différence de leurs produits respectifs. Supposez que l’on vienne à découvrir un moyen d’améliorer le travail des mines d’or et d’argent, au point de faire produire à chaque journée de travail du mineur deux fois plus de ces métaux qu’elle n’en produit aujourd’hui, la valeur de l’or et de l’argent baisserait de moitié, attendu que cette valeur se réglerait, comme elle le fait maintenant, par la quantité de travail, et alors la même mesure de blé vaudrait deux fois plus d’argent. Tous les prix en argent, ceux des salaires, ceux des produits bruis ou manufacturés, subiraient la même augmentation, parce que toutes ces choses représentant autant de travail qu’auparavant, ne pourraient être payées que par une quantité d’argent d’une représentation équivalente. En réduisant donc à son élément le plus simple le jeu si divers et si compliqué de cette grande circulation dont les innombrables fils se croisent dans tous les sens et se replient continuellement les uns sur les autres, et dont chaque mouvement est opéré par l’intermédiaire de l’argent qui masque à nos yeux la véritable matière circulante ; en nous dégageant de cette illusion qu’entretiennent les habitudes de tous les instants de notre vie, qui nous porte à voir dans l’argent le régulateur de ces valeurs, dont il n’est que la mesure usuelle, nous verrons qu’il n’existe dans la société, considérée comme industrieuse et commerçante, qu’une seule chose à laquelle on mette un prix, dans le sens exact du mot ; cette chose, c’est le travail d’autrui. Voilà ce qui se vend et s’achète sous mille formes variées à l’infini. Une seule monnaie réelle paye ce prix, et cette monnaie, c’est la subsistance. Il ne faut voir dans l’argent que du travail fait, qui a été payé par des subsistances, et qui vaut ce qu’il a été payé. Ce qu’on nomme le prix du blé en argent, est l’expression la plus simple et la plus immédiate de la valeur de l’argent ; c’est son évaluation faite en sa véritable monnaie. C’est pour cela que lorsqu’on veut apprécier l’argent dans les temps anciens, la seule méthode est de l’évaluer en blé. Dire que le prix du blé en argent ne règle pas tous les autres prix en argent, c’est briser le seul lien qui mette en rapport entre elles les diverses valeurs dont se compose la circulation. L’assertion de M. Buchanan tendrait à détruire la première base de la doctrine de l’auteur qu’il a entrepris de commenter. Garnier.

  33. La valeur des choses est une qualité positive et absolue qui existe en elles, indépendamment de tout échange. Ce qui constitue le prix originaire d’une chose, c’est la quantité de travail fait ou la grandeur des difficultés vaincues pour l’obtenir. Voilà ce qui la rend plus ou moins chère pour celui qui la possède. C’est bien de là qu’elle tient la faculté de pouvoir s’échanger contre tant de blé, tant d’argent, tant de sucre, tant de laine, etc. Mais certainement il n’est pas nécessaire que cette faculté soit exercée, pour qu’on puisse la considérer en elle-même et s’en former une idée. Robinson, dans son île, sans relation avec aucune autre créature de son espèce avec laquelle il pût faire un échange, avait cependant, parmi les meubles de sa cabane, des objets qu’il considérait comme plus chers que les autres, parce qu’ils lui avaient coûté plus de travail ou plus de peine à acquérir. Qu’un voyageur, en parcourant la mer du Sud, ait occasion d’observer deux îles différentes, dont les habitants n’ont entre eux aucune sorte de rapports ; que dans l’une, les naturels du pays vivent uniquement des produits d’une chasse pénible, difficile et fort incertaine, tandis que les autres insulaires cultivent le bananier, le manioc ou quelque autre plante alimentaire qui croît facilement et presque sans travail dans leur sol : ce voyageur s’exprimerait sans doute d’une manière fort exacte, s’il disait que la nourriture est fort chère chez les uns et qu’elle est à très-bon marché chez les autres. Cette manière de mesurer la valeur des choses par la pensée et d’après le travail qu’elles coûtent à celui qui en fait usage, est extrêmement utile pour connaître, dans les transactions du commerce, d’où procède le renchérissement de certains articles, et pour juger dans un échange quel est celui des deux termes dont se compose cet échange qui gagne le plus et qui procure le plus d’avantages à celui qui le produit ou le possède.

    C’est dans ce sens absolu qu’Adam Smith a considéré l’or et l’argent quand il a observé que ces métaux étaient nécessairement moins chers en Portugal et en Espagne que dans les contrées où on les transporte de l’un ou de l’autre de ces pays, puisque dans les contrées qui importent cet or ou cet argent, il faut ajouter à la valeur que les matières avaient déjà acquise en Espagne ou en Portugal, le surcroît de travail et de risques qui donne lieu aux frais de transport et d’assurance.

    Voilà ce que M. Ricardo a jugé à propos de contredire : « Quand on parle, dit-il, du plus ou moins de valeur de l’or et de l’argent, ou de toute autre marchandise, en différents pays, on devrait toujours choisir une mesure pour estimer cette valeur, si l’on veut être intelligible. Par exemple, quand on dit que l’or est plus cher en Angleterre qu’en Espagne, si on ne l’évalue pas en le comparant avec d’autres marchandises, quel peut être le sens de cette assertion ? Si le blé, les olives, l’huile, le vin et la laine sont à meilleur marché en Espagne qu’en Angleterre, l’or estimé au moyen de ces denrées se trouvera être plus cher en Espagne*. »

    L’argument de M. Ricardo consiste à ne pas prendre les mots dans le sens qu’Adam Smith a voulu leur donner. Le critique ne veut voir que le résultat des échanges, sans considérer séparément chacun des deux termes de l’échange. Je conviens que pour celui qui trafique et qui calcule le profit qu’il peut faire, le résultat de l’échange est le plus souvent le seul point important. Mais il n’en est pas de même pour l’observateur qui s’occupe de l’intérêt général, et qui a souvent

    *. Principes d’économie politique, etc., tom II, page 276 de la traduction française.) besoin de reconnaître quel rôle joue dans un échange chacune des marchandises qui y concourent. Ainsi, dans l’hypothèse que nous offre M. Ricardo, il peut très-bien arriver qu’une livre pesant d’argent achète, en Espagne, un quintal d’une espèce de laine, tandis que le même poids d’argent, en Angleterre, n’achètera que 95 livres de cette même sorte de laine. Que doit-on en conclure, si l’on tient à la doctrine enseignée par Adam Smith ? C’est que la laine, en Espagne, est à meilleur marché qu’en Angleterre, non pas seulement de 5 pour 100, mais encore de toute la différence du prix de l’argent dans ces deux pays. On pourra avec assurance partir de ce point, qu’une livre d’argent transportée en Angleterre, et y étant venue d’Espagne, chargée du fret et de l’assurance, y a plus de valeur réelle qu’elle n’en avait en Espagne ; et cependant cette livre d’argent ainsi renchérie, n’achetant que 95 livres d’une laine dont on a eu en Espagne 100 livres pour un pareil poids d’argent, la conséquence nécessaire est que la différence du prix de la laine en Angleterre est sensiblement de plus de 5 pour 100 avec cette même laine en Espagne. Si, au contraire, on se borne à la théorie de M. Ricardo, on ne saura autre chose, sinon que, dans ce marché, la laine en Espagne gagne 5 pour 100 sur son prix en Angleterre, mais on n’aura aucun moyen de connaître si la différence des deux prix procède du fait de l’argent ou du fait de la laine, ni pour quelle quantité chacune des deux marchandises concourt à opérer cette différence. Je ne puis pas accorder à M. Ricardo que la distinction présentée par Smith soit vide de sens, et dépourvue d’utilité. Garnier.

  34. Smith s’est formé cette idée des richesses de la Chine d’après le rapport des premiers voyageurs, et particulièrement des jésuites. Des rapports plus récents et plus authentiques nous montrent que la Chine, au lieu d’être un pays riche, est en réalité un pays pauvre et mal cultivé. La population y est excessivement surabondante, et la pauvreté et la misère y règnent à un degré inconnu en Europe, à l’exception de l’Irlande. Mac Culloch.
  35. Ce n’est plus aujourd’hui le cas depuis longtemps. Les exportations de blé d’Écosse en Angleterre dépassent généralement les importations. Mac Culloch.
  36. Chapitre v du livre IV.
  37. Voyez ci-dessus, chap v.
  38. Essai sur la monnaie d’argent, par M. Lowndes, page 68.
  39. Livre IV, chap. v.
  40. Ce sont ceux qu’on nomme country-gentlemen, ceux à qui leur propriété foncière donne le droit de concourir à l’élection des représentants des comtés dans la chambre des communes, et qui de plus n’exercent aucune profession mécanique. Toute personne qui vit noblement, c’est-à-dire sans travail manuel, est désignée en Angleterre par le titre de gentleman.
  41. La taxe foncière ou taxe des terres, land-tax, est un impôt assez semblable à nos anciens vingtièmes, et qui porte sur les revenus fonciers, les maisons et les capitaux de commerce ; ceux placés dans la culture des terres n’y sont pas assujettis. Voyez au reste le liv. V, chap. ii, partie 2e, art. 1er*.

    *. Cette taxe n’existe plus depuis la paix : on parle de la rétablir.

  42. Voyez les traités sur le commerce des blés, 3e partie.
  43. Chap. viii de ce livre.
  44. Voyez ci-dessus, section 2e de ce chapitre.
  45. Solorzano, vol. II.
  46. Le Potose n’a plus cet avantage. Les mines de Guanaxuato, au Mexique, découvertes en 1700, ont été environ deux fois aussi abondantes que celles du Potose. Voyez Humbolt : Essai politique sur la nouvelle Espagne, tom. III, p. 377. Mac Culloch.
  47. Voyez liv. IV, chap. vii, section 2e.
  48. La consommation du thé a considérablement augmenté depuis 1775. La quantité de thé légalement importé pendant les trois ans se terminant en 1783, s’éleva environ à 5 millions et demi de livres poids : mais on estime qu’environ 7 millions et demi de livres poids, en sus de la première quantité, avaient été introduites en fraude, ce qui élève le total des importations à environ 13 millions de livres poids. Cet excès de contrebande était l’objet des droits oppressifs mis sur le thé ; en 1784, après avoir essayé tous les moyens de réprimer la contrebande, M. Pitt réduisit les droits de 119 à 12 1/2 pour cent, ad valorem. Cette mesure eut le plus grand succès. La contrebande, ayant cessé d’être lucrative, fut immédiatement abandonnée, et la quantité du thé légalement importé s’accrut dans une proportion triple en moins de deux ans. La consommation du thé continua de s’accroitre avec une grande rapidité jusqu’en 1800 ; mais depuis cette époque jusqu’en 1819, elle resta stationnaire, ce qu’il faut attribuer, en grande partie, à l’augmentation des droits pendant cet intervalle ; la manière dont la Compagnie des Indes orientales approvisionnait le marché y entre aussi pour quelque chose. Depuis 1817, où la consommation de la Grande-Bretagne et de l’Irlande s’éleva environ à 24 millions de livres poids, cette consommation alla toujours en augmentant, jusqu’en 1833 où elle s’éleva à 31,829,620 livres poids. En 1834, les importations du commerce privé, ajoutées à l’approvisionnement accumulé par la Compagnie des Indes orientales, firent baisser de beaucoup les prix, et la consommation fit de si grands progrès, qu’en 1838 elle s’élevait à environ 40 millions de livres poids, produisant un revenu de 4 millions de livres sterling ! À la première application du nouveau système, les droits furent fixés à 1 schelling 6 deniers, 2 schellings 2 deniers, et 3 schellings la livre, suivant la qualité ; mais cette variation de droits n’ayant pas été trouvée favorable, fut abandonnée en 1855, où un droit uniforme de 2 schellings 1 denier fut imposé sur tous les thés, sans égard à la qualité. En supposant que le droit présent équivaut à une taxe de 100 pour % ad valorem, ce que l’on croit généralement, il en résulte que le thé annuellement consommé coûte, au peuple de la Grande-Bretagne et de l’Irlande, 8,000,000 livres 200 millions de francs), sans compter les profits des marchands en détail. Mac Culloch.
  49. Chap. viii.
  50. Depuis les dernières années on a cessé d’importer de la monnaie dans l’Est ; et des quantités considérables ont été au contraire importées de l’Inde, de la Chine, en Angleterre. Mac Culloch.
  51. M. de Humboldt pense que sur la somme de 49,500,000 dollars d’or et d’argent qu’il suppose avoir été apportés annuellement d’Amérique en Europe antérieurement aux révolutions d’Amérique, 20,500,000 dollars étaient ensuite importés en Asie ; savoir, 4,000,000 par le levant, 17,500,000 par la route du cap de Bonne-Espérance, et 4,000,000 à travers la Russie par la route de Kiachta et Tobolsk, etc. Il doit y avoir beaucoup de conjecture dans cette estimation ; mais la peine que M. de Humboldt s’est donnée pour l’obtenir fait qu’elle mérite une grande confiance. Voyez Essai politique sur la nouvelle Espagne, tom. IV, p. 278. Mac Culloch.
  52. Post-scriptum du Négociant universel, pages 15 et 16. Ce post-scriptum n’a été imprimé qu’en 1756, trois ans après la publication de l’ouvrage, qui n’a jamais eu de seconde édition. Ainsi il y a eu peu d’exemplaires où se trouve ce post-scriptum, qui contient la correction de quelques erreurs du texte.
    (Note de l’auteur.)
  53. Liv. VIII, § 42 des premières éditions ; mais l’auteur a supprimé ce détail dans la seconde publication du même ouvrage ; qu’il a faite en 1780.
  54. Livre IX, § 54 des premières éditions. Dans celle publiée en 1780, cette évaluation se trouve réduite de près de moitié. Voyez cette édition, liv. IX, § 23.
  55. Les savantes recherches de M. de Humboldt ont donné d’importantes informations sur ce sujet. Elles montrent que cette importation d’or et d’argent d’Amérique était beaucoup plus grande à l’époque où la Richesse des nations fut publiée (1770), que ne le supposait le Dr Smith, et que cette importation continua à s’accroître jusqu’au commencement des troubles révolutionnaires. La table suivante contient les résultats des recherches de M. de Humboldt.
    Cette somme de 43,500,000 dollars, à 4 schellings 3 deniers le dollar, s’élève à 9,243,730 livres ; M. de Humboldt estime le produit annuel des mines d’Europe et celui des mines de l’Asie Méridionale, environ à 4,000,000 en plus. M. Jacob, auteur des Recherches historiques sur la consommation des métaux précieux, évalue le produit moyen annuel des mines d’Amérique, de 1800 à 1810, à 47,061,000 dollars. Mais les mouvements révolutionnaires qui, commençant en 1810, ont troublé le Pérou, le Mexique et le reste de l’Amérique espagnole, firent bientôt abandonner entièrement quelques-unes des mines les plus productives, et occasionnèrent un déficit extraordinaire dans l’approvisionnement des métaux précieux qu’on tirait auparavant du Nouveau-Monde. M. Jacob évalue le produit moyen annuel des mines d’Amérique, de 1810 à 1829, à 4,036,000 livres ; ce qui n’est pas la moitié de leur produit au commencement du siècle ; et quoiqu’on ait soupçonné cette évaluation d’avoir été faite trop bas, il y a d’excellentes raisons de penser qu’elle n’est pas loin de la vérité (Jacob, II, p. 267). La déconfiture des Compagnies qui se formèrent en Angleterre en 1825 pour l’exploitation des mines américaines, l’instabilité des gouvernements révolutionnaires et l’insécurité continuelle qui a régné jusqu’ici dans toutes les parties du Mexique et des anciennes provinces espagnoles de l’Amérique du Sud, ont empêché que la quantité de métaux précieux fût considérablement augmentée. Dans ces derniers temps il s’est manifesté un accroissement considérable dans la richesse des mines de l’Oural et d’autres mines de Russie ; et depuis 1829 une assez grande quantité a été obtenue par le lavage dans la Caroline du Nord et dans d’autres parties des États-Unis. La quantité annuelle d’or et d’argent fournie par l’Amérique et l’Europe, en y comprenant la Russie Asiatique, peut être raisonnablement évaluée à 5,000,000 ou 5,500,000 livres. Mais pour se faire une idée juste sur ce sujet, il faut se rappeler que sur la somme de 10,243,000 livres qu’on suppose avoir été fournie par les mines d’Amérique, d’Europe et de Sibérie dans la première partie de ce siècle, 25,500,000 dollars au moins, ou 6,000,000 de livres furent exportés dans l’Inde, à la Chine et dans d’autres contrées de l’Orient ; il ne restait ainsi que 4,243,000 livres pour la consommation de l’Amérique et de l’Europe. Depuis quelques années (1838), cette énorme importation d’argent de l’Ouest à l’Est, a entièrement ou presque entièrement cessé ; il en résulte donc, si nous avons raison d’évaluer le produit présent des mines d’Amérique, d’Europe et de Sibérie à 5,000,000 ou 5,500,000 livres, que l’Europe et l’Amérique ont une plus grande quantité d’or et d’argent pour leur propre usage, qu’elles n’en avaient à l’époque où le produit des mines d’Amérique était à son maximum. Mac Culloch.
  56. Calcutta est le principal établissement de la Compagnie des Indes anglaises et le centre du commerce du Bengale ; c’est le marché régulateur de tout l’Indoustan. Garnier.
  57. Cette proportion diffère beaucoup des rapports établis sur des faits mieux observés, et qui fixeraient la proportion de l’or et de l’argent tirés des mines d’Amérique comme 1 : 62 Buchanan.
  58. Si les rapports dans lesquels on tire l’or et l’argent de la mine sont comme 62 : 1, et leur valeur relative comme 16 : 1, il est évident que l’argent a plus de valeur sur le marché que l’or. Buchanan.
  59. Voyez la préface de Rudiman au Recueil des Chartres d’Écosse (Scotiæ Diplomata), par Anderson.
  60. Dans toute l’Europe occidentale, la grande circulation métallique se fait au moyen de l’argent, dont on ne se sert en Angleterre que pour les petits payements. Si les nations européennes renonçaient à leur système, la demande de l’or s’accroîtrait, et celle de l’argent tomberait ; et la valeur relative de ces deux métaux serait dès ce moment modifiée en faveur de l’or. Buchanan.
  61. Ce n’est pas le seul motif.
  62. Cet inconvénient pourrait être compensé par de grands perfectionnements dans l’art d’exploiter les mines. Buchanan.
  63. Il n’y a pas de doute que la valeur l’or et de l’argent n’ait considérablement baissé depuis un demi-siècle. Buchanan.
  64. Il est incontestable que depuis l’année 1773 la valeur de l’or et de l’argent a fortement baissé ; et l’énorme accroissement de la circulation en papier, abstraction faite de sa dépréciation, nous présente une explication suffisante de ce fait. C’est principalement pour les besoins des échanges commerciaux que les métaux précieux sont si fortement recherchés. Mais si dans cette fonction ils sont surpassés par le papier, ils seront moins demandes, et naturellement auront moins de valeur. L’invention de la circulation de papier donne lieu aux mêmes effets que la découverte d’une mine nouvelle et très-productive, puisque la circulation ainsi alimentée à peu de frais et dans une proportion indéfinie, laisse une plus grande masse de métaux précieux pour d’autres usages. Lord Liverpool a constaté qu’en 1774, lors d’une nouvelle émission de monnaies d’or dans ce pays, il avait été apporté à la Monnaie pour la refonte 21 millions de guinées, outre un excédant de 10 millions qui fut maintenu en circulation. Mais il n’est pas probable qu’il existe maintenant dans la circulation plus de 4 à 5 millions : et l’équilibre s’étant étendu sur tout le marché du monde, a dû tendre généralement à réduire la valeur des métaux précieux*. Dans la circulation de la Grande-Bretagne, les monnaies d’or dominent ; mais dans la plupart des autres pays, l’argent est la monnaie principale. Si toutefois la circulation en papier prenait dans les autres parties du monde le développement qu’elle a acquis en Angleterre, une énorme quantité d’argent se trouverait sans emploi, et sa valeur éprouverait naturellement une baisse proportionnée. Le contingent des métaux précieux fourni par les mines de l’Amérique s’est aussi fortement accru dans ces quatre-vingts dernières années. L’Amérique espagnole principalement a vu, dès l’année 1770, son commerce et sa population faire de rapides progrès : et les travaux de mines y ont été

    *. M. Jacob estime, dans son excellent ouvrage Recherches historiques sur la production a lu consommation des métaux précieux, (Londres 1831, 2 vol. in-8o, non traduit), que la masse de métaux précieux monnayés existant en Europe s’élevait à neuf milliards de francs environ en 1809, et seulement à 7 milliards 72 millions de francs a la fin de 1829, soit une diminution d’un sixième sur la masse totale. Cette diminution provient, selon l’auteur, pour un peu plus de trois cinquièmes, de l’emploi des métaux précieux dans les arts, et pour les deux cinquièmes restant, de l’exportation en Asie. A. B.
    poussés avec une activité toujours croissante. La production a suivi cette proportion ascendante. D’après les rapports consignés dans le Mercurio Peruano, journal périodique publié à Lima, et contenant des vues très-curieuses et très-habiles sur la situation du pays, le monnayage annuel du Mexique, qui est à peu près égal au produit de ses mines en raison de la médiocrité de l’exportation des lingots, se montait, par une moyenne décennale de 1762 à 1773, à 12,503,735 dollars en argent, et 770,742 dollars en or, ensemble 15,074,495 dollars. D’après la moyenne décennale de 1782 à 1793, l’émission se monta à 19,491,509 dollars d’argent et 044,040 dollars d’or, ensemble 20,155,549 : en 1790 il fut en même temps remis à l’Espagne un demi-million de dollars en lingots. En 1795 on atteignit le chiffre de 24,512,942 dollars ; et d’après une moyenne de dix années, entre 1704 et 1805, l’émission annuelle s’éleva à 21,084,787 dollars. Le produit des mines brésiliennes a grandement fléchi depuis les soixante dernières années ; mais, en général, il est évident que toutes les fois que le papier a primé partiellement sur les métaux précieux, comme instrument d’échanges commerciaux, l’approvisionnement moyen a suivi une marche ascendante dans le monde : et ces faits expliquent surabondamment la baisse qui s’est manifestée dans leur valeur.

    Cet énorme accroissement des monnaies d’or et d’argent, et la baisse de leur valeur, inséparable du premier phénomène, en provoqueront dans un temps une plus grande consommation, destinée à arrêter graduellement le déclin de leur valeur. Buchanan.

  65. Il a été déjà observé qu’à mesure que l’industrie s’étend et se perfectionne, le produit total du travail de la société devient de plus en plus considérable ; et comme la production crée la plupart des objets plus vite que la consommation ne les détruit, il en résulte une abondance toujours croissante des choses propres aux besoins et commodités de la vie, en sorte que chaque individu, à proportion de la place qu’il occupe dans l’ordre social, reçoit une portion plus ample dans la distribution générale du dividende commun, et se trouve ainsi mieux et plus largement pourvu.

    Si nous comparons la somme des consommations faites actuellement dans le cours d’une année par un grand propriétaire, par un riche commerçant, par un bourgeois aisé, par un médecin, par un avocat, par un commis, et ainsi en descendant jusqu’au simple artisan des villes et au petit fermier des campagnes, avec ce qu’était cette consommation il y a cent ou cent cinquante ans, chez des hommes de condition absolument semblable, nous trouverons que la somme a tout au moins triplé ou quadruplé ; et comme c’est en argent que nous évaluons toutes choses, cette somme de consommations annuelles sera représentée aujourd’hui par une quantité d’argent trois ou quatre fois plus forte. Ce fait frappe tous les esprits, d’autant plus que les effets de ce progrès étant assez sensibles dans un espace de quarante ou cinquante ans, il est beaucoup de vieillards auxquels il suffit de se rappeler les faits de leur jeunesse pour se convaincre de la vérité de cette observation.

    Nous ne remonterons pas, pour le prouver, jusqu’à cette époque où un premier président du parlement de Paris stipulait, dans un bail avec son fermier, que celui-ci amènerait à la ville, à certains jours de l’année, une charrette bien garnie de paille fraîche pour voiturer madame la présidente et ses filles ; nous nous arrêterons à ce siècle à jamais célèbre par les chefs-d’œuvre qu’il a produits dans tous les genres de littérature et de beaux-arts, par la politesse et le bon goût dont il nous a laissé tant de modèles, et enfin par la grandeur et la magnificence qui se déployèrent à la cour du prince.

    Le comte d’Aubigné, frère de Mme de Maintenon, pouvait passer déjà, en 1678, pour un assez grand seigneur. Il fut depuis décoré du cordon bleu, et maria sa fille au fils aîné du maréchal de Noailles, avec une dot de 1500 mille francs de notre monnaie, tant en argent comptant qu’en pierreries. Sa maison, à l’époque où fut écrite la lettre que nous allons citer, sans être très-nombreuse, était composée de dix domestiques, et il y entretenait deux carrosses. Entrons maintenant dans l’intérieur du ménage, et voyons en quoi devait consister la dépense ordinaire, telle que la règle Mme de Maintenon, d’après l’expérience qu’elle en a et ce qu’elle en a appris dans le monde, enfin suivant ce qu’elle ferait pour elle-même, si elle ne vivait pas à la cour. Quinze livres de viande de boucherie suffisent par jour à la table des maîtres et à la nourriture des dix domestiques. C’est sur ces quinze livres de viande bouillie qu’on prend une entrée qui sera, dit-elle, tantôt de fraise de veau, tantôt de langues de mouton, etc. Le rôti sera épargné lorsque monsieur dînera en ville ou lorsque madame ne soupera pas. Une bouteille de vin par jour est plus qu’il ne faut pour la table des maîtres. On ne doit consommer qu’une livre de sucre en quatre jours pour une compote qui formera tout le dessert avec la pyramide éternelle de poires et de pommes dont on renouvelle les feuilles. Il n’y a que deux feux, celui de la cuisine et un seul pour l’appartement. On ne brûle que deux bougies dans toute la maison, et la livre de six doit durer trois jours. Le compte de chandelle est encore plus curieux. « Je mets une livre de chandelle par jour, qui est de huit ; une dans l’antichambre, une pour les femmes, une pour les cuisines, une pour l’écurie ; je ne vois guère que ces quatre endroits où il en faille ; cependant, comme les jours sont courts, j’en mets huit, et si Aimée est ménagère et qu’elle sache serrer les bouts, cette épargne ira à une livre par semaine*. »

    Tel doit être l’état de la dépense de cette maison pour tout le cours du mois et de l’année. Or, si nous revenons au temps présent, il n’est pas un bourgeois un peu aisé qui, dans le seul jour de la semaine où il juge à propos de recevoir ses amis à dîner, ne consomme en provisions de bouche de toute espèce, en vin, en sucreries, en dessert, en bois et en lumières, beaucoup plus que n’en consommaient dans tout le cours de la semaine M.  et Mme d’Aubigné, sans compter le café, les vins étrangers et plusieurs autres articles qui ne figurent pas dans leur dépense, et qui sont devenus des objets de consommation habituelle pour toute la classe aisée de la société. Nous n’avons pas de détails aussi circonstanciés sur l’économie des habits et de l’ameublement ; mais il est à présumer qu’elle était mesurée sur la même proportion que la dépense de table**.

    Cet accroissement général dans la quantité des consommations de chaque individu est ce qui a fait monter le taux pécuniaire des traitements et rétributions dans toutes les professions libérales, et dans tous les emplois et services qui s’élèvent au-dessus du simple travail, parce que ces traitements et rétributions sont la représentation d’une plus grande quantité d’objets consommables. Le simple travail même est, par cette raison seule, payé avec un peu plus d’argent qu’il ne l’était autrefois, parce que l’ouvrier est mieux nourri et mieux vêtu.

    Les progrès successifs de l’industrie et du commerce, en offrant les objets consommables en plus grande abondance et à moindre prix, ont invité les particuliers à grossir de plus en plus la somme de leur consommation personnelle ; et par une réaction naturelle, cet effet a continuellement agi comme cause des progrès ultérieurs de l’industrie, parce que les manufactures et le commerce ne peuvent avoir de plus puissant encouragement que le prompt débit de leurs productions et marchandises. Garnier.

    *. Lettres de Mme de Maintenon, tom. Ier, p. 95.

    **. Lettres de Mme de Maintenon

  66. Histoire naturelle, liv. X, chap. xxix.
  67. Histoire naturelle, liv. IX, chap. xvii.
  68. Les progrès de l’agriculture et ceux du capital agricole ont été si considérables en Écosse dans ces dernières années, que le vieux système de culture dont parle ici le Dr Smith est généralement abandonné aujourd’hui. Buchanan.
  69. Voyages de Kalm, vol. I, pages 343 et 344.
  70. Le daim est un mets extrêmement recherché en Angleterre, et qu’on se procure à grands frais pour les dîners d’apparat ; mais il est probable que le prix n’en sera jamais assez élevé, ni l’usage assez général pour que ce genre de venaison devienne un objet de spéculation agricole
  71. Il est très-difficile d’établir la quotité des prix à cette époque d’une manière exacte, faute de bases régulières : on ne peut calculer que par approximation.
    Buchanan.
  72. Le prix du lait peut facilement dépasser cette limite dans une grande ville, parce qu’il est impossible de le faire venir d’une certaine distance, et que les terres environnantes ne sont pas toujours en état d’y suffire. C’est ce qui arrive à Londres : la plupart des terres voisines sont consacrées au pâturage, qui leur fait produire un revenu plus élevé que par la culture du blé. Au delà de cette limite, le lait doit être converti en beurre et en fromage, qui ne procurent pas un profit aussi avantageux. Buchanan.
  73. Ce n’est pas parce qu’il en coûte davantage pour les porter au marché qu’on peut les vendre à plus haut prix ; c’est parce qu’une plus forte demande en élève le prix, indépendamment de ce qu’elles ont primitivement coûté. Buchanan.
  74. Il est inutile de rappeler ici combien les temps sont changés. A. B.
  75. Voyez Mémoires sur la laine, par Smith, vol. I, chap. v, vi et vii, et le vol. II, chap. clxxvi.
  76. Il y a de fortes raisons de douter de l’exactitude des prix sur lesquels le Dr Smith raisonne avec confiance, et toutes les comparaisons de ce genre avec le passé ne sont que de pures conjectures. Ainsi, d’après certains documents réunis par Smith, il paraîtrait que le prix du blé est tombé quelquefois à 1 schelling le quarter, pour s’élever à 4 livres sterling et 16 schellings, ou même à plus de 6 livres 8 schellings. De pareilles fluctuations sont évidemment impossibles. Une hausse de prix de 128 pour cent, fût-elle le résultat d’un très-long espace de temps, aurait été la preuve d’une disette aussi funeste que la famine, et l’on n’en trouve la preuve dans aucun document authentique. Buchanan.

  77. Les lois sur la laine dont parle ici Adam Smith ont toutes été abrogées en Angleterre. La laine peut être importée et exportée librement moyennant un denier ou penny par livre, si elle vaut 1 schelling la livre, et 1/2 denier, soit environ 6 centimes par livre, si elle est au-dessous de ce prix. A. B.
  78. En déclarant que les lois qui prohibent l’exportation de la laine ont contribué à en maintenir le prix dans des limites inférieures, le Dr Smith attribue, comme d’ordinaire, de trop grands effets aux mesures artificielles de la législation, quoique ses propres principes suffisent pour démontrer que dans les circonstances actuelles du pays le prix de la laine ne peut avoir été que légèrement modifié par des restrictions de ce genre. Son argument est que le marché national étant encombré de laines par l’effet de la prohibition qui menace l’exportation, elles doivent être violemment maintenues au-dessous de leur prix naturel. Il déclare aussi que la permission d’importer les laines espagnoles en franchise, en ajoutant à la concurrence sur le marché national, a dû fortement seconder cette modicité dans leur prix. Mais si les laines espagnoles ont été importées, n’est-il pas clair que c’est en raison de l’insuffisance de l’approvisionnement national, et que la loi prohibant l’exportation ne pourrait des lors produire aucun mal réel ? Car en effaçant la prohibition, il n’est pas vraisemblable qu’on eût expédié des laines hors d’un pays qui n’en produisait pas une quantité suffisante pour sa propre consommation.
    D’ailleurs, l’approvisionnement ne répondant pas à la demande dans le pays, ta marchandise a dû nécessairement, et indépendamment de l’exportation, atteindre un prix très-favorable, sans lequel le marché n’eût pu être pourvu par l’étranger. Buchanan.
  79. Il y a lieu de penser que le Dr Smith a exagéré l’influence des restrictions apportées au commerce des laines. Il est probable qu’elles ont nu avoir quelque effet en faisant baisser le prix de la laine très-longue, employée par les fabriques de tricots et d’étoffes rases, article qui passe pour être de qualité supérieure en Angleterre. Mais le fait que d’énormes quantités de laine d’Allemagne, d’Espagne, d’Australie et d’autres pays, employée dans les principales branches des fabriques de draps, ont été régulièrement importées en Angleterre pendant une longue suite d’années, nous prouve que les prix de la majeure partie des laines anglaises ont été plus élevés, en moyenne, que le prix de la laine du continent. Mac Culloch.
  80. Le stone est un poids usité pour certaines denrées particulières, notamment pour les cuirs.
  81. Environ trois francs.
  82. Les diverses peaux marines font un article considérable des pêches dans les mers du Nord, et notamment dans le commerce du Groënland.
  83. On déclare nuisances tout ce qui est censé délit public et de nature à être poursuivi, par voie de plainte ou accusation, à la requête du ministère public.
  84. Ce sont les marchandises énumérées. Voyez liv. IV, chap vii.
  85. La renommée de grandes richesses et de haute civilisation acquise à la Chine repose sur les exagérations des voyageurs, que des aperçus plus nouveaux et plus profonds ont maintenant corrigées. Les Chinois, en effet, ont fait de grands progrès dans les arts mécaniques ; mais il n’existe aucune raison de croire qu’ils soient plus riches que les nations d’Europe. Les classes laborieuses y éprouvent une grande misère, circonstance qui certainement ne dénote pas de grandes richesses. Buchanan.
  86. Recherche sur la population de différentes villes de France.
  87. Essai sur les monnaies, ou Réflexions sur le rapport entre l’argent et les denrées. Paris, 1746.
  88. Voyez liv. V, chap. ii, partie 2e, art. 4, impôts sur les objets de consommation.
  89. Ce mot florissant est employé, dans tout le cours de cet ouvrage, dans le sens qu’il semble présenter le plus naturellement, quoique le plus communément usité ; il signifie ici un état de croissance et de développement.
  90. Le texte porte grained, ce qui désigne la belle teinture faite avec la drogue nommée kermès végétal, qu’on regardait comme une sorte de graine et qu’on employait pour faire la couleur écarlate avant que la cochenille fût connue en Europe.
  91. La largeur des draps est déterminée par plusieurs statuts, dont le plus ancien date de 1328. Le drap large doit porter deux aunes entre les deux lisières, après avoir été passé à l’eau. L’aune (yard) ayant 33 pouces 9 lignes du pied de roi, les deux répondent à 1 mètre 82 centimètres.
  92. Chap. x, section 1re.
  93. Voyez l’application de ces mots liv. V, chap. ii, art. 4 de la 2e section.
  94. Le docteur Smith n’a fait aucune allusion, ni dans ce chapitre ni ailleurs, à l’industrie du coton. Au temps où il écrivait, elle n’avait qu’un très-faible développement, et personne n’aurait pu prévoir les merveilleux progrès qu’elle a faits depuis. C’est maintenant une industrie d’une importance immense et sans égale, et on peut affirmer avec raison que ses progrès dans la Grande-Bretagne depuis 1770, et le grand développement qu’elle a atteint aujourd’hui, forment sans aucun doute le phénomène le plus extraordinaire que présente l’histoire de l’industrie. M. Baines, de Leeds, a publié un livre intéressant et bien fait sur l’histoire et la situation de l’industrie du coton. Mac Culloch.
  95. Mac Culloch conteste cette assertion d’Adam Smith ; il prétend que toutes les autres classes de la société profitent plus encore que les propriétaires de la baisse qui s’opère dans la valeur des produits manufacturés. Comment accorder cette opinion du commentateur avec le fait bien constaté de l’augmentation croissante de la misère dans les districts industriels de l’Angleterre ? A. B.
  96. Les progrès de l’industrie manufacturière et le bas prix des articles fabriqués n’ont pas plus de tendance à faire hausser la rente des terres que le taux des profits ou du salaire. À vrai dire, ils n’élèvent ni l’une ni l’autre. Lorsque les objets manufacturés deviendront moins chers, la même rente servira à en acheter une plus grande quantité, et la condition du propriétaire se trouvera améliorée. Mais les deux autres espèces de revenus, savoir, le profit et le salaire, ne pourront-ils de même solder une plus grande somme d’objets fabriqués alors qu’ils seront moins chers, et la condition du marchand comme du travailleur ne s’améliorera-t-elle pas en conséquence dans le même rapport que celle du propriétaire ? Il ne serait cependant pas exact de dire que la rente, le profit ou les salaires s’accroissent par le seul fait qu’ils peuvent acheter plus d’un objet moins cher, et il est d’autant plus nécessaire d’indiquer des erreurs de mots de ce genre, qu’elles peuvent conduire aux plus graves inexactitudes. Buchanan.
  97. Chap. vi.
  98. Ils tendront naturellement à l’égarer par leur ardent désir d’avoir de larges revenus au moyen de la hausse générale des prix : nous en avons eu un remarquable exemple en 1815. À cette époque où les classes laborieuses et tout le pays, dans un vaste rayon, étaient livrés à la détresse depuis plusieurs années par le haut prix des subsistances, et où il était constant que l’Angleterre n’avait pas depuis longtemps produit le blé nécessaire à la consommation, les propriétaires fonciers usèrent de toute leur influence pour faire prohiber les importations, et imposer ainsi des charges énormes à la société dans un but d’intérêt privé. Buchanan.
  99. Lorsque le docteur Smith écrivit ce paragraphe, il avait oublié la prime à l’exportation du blé et l’acte qui prohibait l’importation du bétail en Angleterre. Ces faits, indépendamment des lois céréales de 1814 et 1815, montrent suffisamment que l’esprit de monopole a été aussi puissant chez les propriétaires que chez les manufacturiers et les marchands. Mac Culloch.
  100. Chap. viii.
  101. Mac Culloch prétend que c’est le contraire qui est vrai. Selon lui, les profits sont le plus élevés dans les pays qui avancent le plus rapidement ; et s’ils paraissent très-forts dans les pays en décadence, c’est à cause du défaut de sécurité, et parce que l’on confond avec le profit la prime exigée pour la garantie du capital. Voyez ses Principles of Political economy, p. 109, 2e éd.
  102. Smith est ici évidemment égaré par son amour des théories. N’est-il pas clair que la décadence d’un pays doit nécessairement être suivie de la destruction de son capital ; et le mal ne doit-il pas, dans cette hypothèse, retomber sur ceux qui ont des capitaux en leur possession ? Il est vrai qu’on pourra réaliser de plus grands profits sur le capital subsistant ; mais ce n’est là qu’un de ces avantages particuliers qui surgissent des calamités publiques les plus affreuses.

    Il n’est pas facile de voir pourquoi les propriétaires fonciers seraient plus généreux que les autres hommes. Ceux qui envisagent les efforts qu’ils ont toujours faits pour élever le prix du blé, et conséquemment la rente de la terre, en prohibant les importations au milieu de populations accablées par le manque de subsistances, ceux-là, disons-nous, ne leur reconnaîtront certes pas avec empressement une générosité plus que commune. Buchanan.
  103. Cette remarque ne s’applique-t-elle pas avec une égale force aux propriétaires fonciers qui, craignant que le blé, cette marchandise dont ils avaient intérêt à enfler la valeur, ne pût se vendre à un prix assez élevé sur le marché national, obtinrent, par loi, une prime pour ceux qui l’exporteraient ; et qui, malgré la détresse où le pays a toujours été plongé depuis lors par la cherté des subsistances, s’efforcèrent d’arrêter les approvisionnements extérieurs, et cela, dans le seul but de profiter, par le haut prix des grains, des souffrances dont ils accablaient la société ? La vérité est que les différentes classes dans la société sont sujettes à se laisser dominer par leurs intérêts privés, et qu’elles hésitent rarement à les préférer lorsqu’ils se trouvent en opposition avec le bien général*. Buchanan.

    *. Qu’aurait dit Buchanan, s’il avait assisté, dans notre pays et dans notre temps, aux saturnales du régime prohibitif et aux mensonges de nos enquêtes commerciales ? A. B.

  104. L’hectolitre et demi, en bon froment, pèse 120 kilogrammes ; l’ancien setier pèse 125 kilogrammes. Cet hectolitre et demi, qui est depuis quelques années la mesure des marchés, ne forme guère que 11 et demi des boisseaux dont le setier contenait 12.