Recherches sur les végétaux nourrissans/Avertissement

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AVERTISSEMENT.

En préſentant cet Ouvrage, j’acquitte deux promeſſes ; la première de donner au Mémoire ſur les Végétaux nourriſſans, qui remporta le Prix de l’Académie des ſciences de Beſançon en 1772, plus de développement & de publicité qu’il n’en a eu lorſqu’il parut dans le Journal d’Agriculture de la même année ; la ſeconde, de répondre aux Objections qu’on m’a adreſſées relativement à la culture & à l’uſage des Pommes de terre apprêtées ſous différentes formes. Je deſire avoir rempli ce double engagement au gré des hommes éclairés qui, habitant les cantons les plus expoſés à manquer de grains, ſont intéreſſés particulièrement à connoître les moyens aſſurés d’y ſuppléer.

Je conviens que la matière qui ſait la baſe de ce Recueil, ayant un rapport direct avec la ſubſiſtance fondamentale du Peuple, j’aurois dû en élaguer beaucoup de détails, peut-être au-deſſus de ſon intelligence, & ne lui offrir que le précepte clair & dépouillé de tout raiſonnement ; mais le goût de cet ordre eſtimable de Citoyens, n’eſt pas de s’inſtruire par la voie de la lecture ; il n’a ſouvent pas le loiſir de lire l’extrait le plus abrégé : s’il le lit, ou il ne l’entend point, ou bien il ſe prévient contre ce qu’on y propoſe, en ſorte que l’exemple eſt le ſeul moyen qui ſemble avoir le droit de le perſuader, encore n’eſt-ce pas l’affaire d’un moment. J’ai donc eu l’intention, en accumulant ici les expériences & les réflexions, d’éclaircir tous les doutes, & de ſeconder les efforts des perſonnes bienſaiſantes, à qui il convient par leurs places & par leurs lumières d’avoir une opinion & de donner l’impulſion à l’activité générale.

Les Végétaux ſarineux que j’ai indiqués, offrent aux hommes un genre d’aliment qui ſupplée à tous les autres, & peut les remplacer de la manière la plus complète dans les circonſtances de ſamine ; ce monſtre affreux, prêt à jeter l’effroi, le trouble & la déſolation dans la ſociété en ſaiſant taire la voix de la Nature & de la Religion, ne ſe montre pas chaque fois, il eſt vrai, avec cet extérieur formidable ; cependant les maladies, les langueurs & la mort décèlent ſon exiſtence ſous la chaumière & dans le plus triſte réduit. Le Miniſtère, empreſſé de tendre aux malheureux une main ſecourable, n’eſt ſouvent pas averti à temps ; ou on ne peut remplir ſes vues paternelles par la rareté des comeſtibles que l’opulence enlève, car les diſettes ſemblent augmenter la cupidité des riches, & c’eſt toujours pour les pauvres que ſont la plupart des fléaux : tâchons au moins de les ſouſtraire à ceux dont il eſt en notre pouvoir de les préſerver.

Avant de porter un jugement ſur la valeur des reſſources que je propoſe, je ſupplie au moins qu’on ſe tranſporte dans les cantons de nos provinces les plus reculés des grandes villes, près des hommes courbés ſous le poids accablant des travaux les plus pénibles, pour voir & goûter le pain dont ils ſe nourriſſent, on s’aſſurera qu’ils le préparent dans les temps d’abondance avec les pois, les petites féves, les haricots, la veſce & l’avoine ; que cet aliment compact, déſagréable & viſqueux, leur coûte ſouvent plus que le meilleur pain de froment ; trop heureux encore quand ils en ont leur ſuffiſance ! Que ſera-ce donc, dès qu’il y aura cherté & diſette ? c’eſt alors qu’on ſera forcé de regarder d’un autre œil le pain de pommes de terre, & celui d’amidon des autres racines farineuſes indiquées.

Perſonne n’a fait une épreuve plus déſagréable de l’humeur difficile & dénigrante de nos Concitoyens dédaigneux, dans une ville où la manie eſt de croire qu’on peut ſe paſſer de toutes les autres, quoiqu’elle les mette toutes à contribution, & que ſouvent ſans leur ſecours on y auroit manqué de pain. L’ignorance paſſionnée & la prévention ridicule, ont preſque été juſqu’à me faire un crime d’avoir oſé montrer qu’il étoit poſſible d’en fabriquer d’une matière différente que de blé, & d’avoir déterminé dans la claſſe des alimens ſalutaires, la reſſource d’une racine qui ſe développant avec ſûreté dans l’intérieur du ſol, devient un remède à ſa diſette accidentelle des grains, que les gelées, les orages, les grêles & les vents ravagent à la ſurface. Cette vérité a été bien ſentie par les ſociétés ſavantes établies dans les provinces du royaume ; toutes ont accueilli mon travail, perſuadées qu’il pouvoit devenir utile, ſelon les beſoins de chaque canton & les circonſtances où ſe trouveroient les habitans.

Mais les vues les plus utiles ſont long-temps contrariées, empoiſonnées même par les préjugés : il faut s’y attendre, tel eſt le ſort des nouveautés de tous les genres ; & malgré les cris inſenſés des Cabaleurs dont le ſiècle abonde, il faut réfuter paiſiblement & ſans humeur, ceux qui ſont diſpoſés à tout déprimer ; profiter de leurs obſervations ſi elles ſont bonnes, ne faire aucun cas de celles qui lancent le ſarcaſme : s’en fâcher ſérieuſement, ce ſeroit combler leur eſpoir ; ils ſont aſſez à plaindre, de ne pas ſavoir ſacrifier quelques momens de leur inutile exiſtence au bien public.

Beaucoup de gens, il eſt vrai, ſans être dominés par l’amour de contredire, blâment les propoſitions nouvelles, parce que ſouvent ils n’y voyent que des prétextes de vexations pour eux & de fortune pour l’auteur ; ils n’y voyent qu’une dérogation révoltante à leur habitude, qu’ils croyent parfaite parce qu’elle leur appartient, ou bien encore une inſulte faite à leur induſtrie, qu’ils ſuppoſent au-deſſus de celle de leurs voiſins. Mais quoique les hommes pour qui on s’occupe le plus utilement, ne ſoient pas toujours les plus reconnoiſſans, il faut être aſſez courageux pour braver leur injuſtice & leur ingratitude. Quand on eſt enflammé réellement du deſir de ſervir ſes ſemblables, on ne doit pas être arrêté par la crainte d’encourir leur cenſure : quiconque cache à la ſociété une vérité précieuſe, lui fait un vrai larcin.

Pour peu que l’on veuille examiner avec quelqu’attention les différens Ouvrages que j’ai publiés ſur les alimens, il fera facile d’apercevoir que les faits qui s’y trouvent rapportés, ne ſont ni l’ouvrage d’une ſpéculation oiſeuſe, ni celui d’une imagination échauffée par quelques ſyſtèmes : il n’en eſt aucun qui ne ſoit appuyé de l’expérience & de l’obſervation ; d’ailleurs, le Gouvernement eſt trop éclairé pour rien adopter aveuglément, & je ſuis trop ennemi de toute eſpèce de projet, pour jamais en préſenter aucun. Chargé de vérifier, par tous les moyens que la Chimie ſuggère, ſi les pommes de terre contiennent quelque principe capable de nuire à l’économie animale, j’ai démontré par des expériences multipliées, & un très-grand nombre d’obſervations, que s’il exiſtoit un remède propre à prévenir les maux dont on inculpoit leur uſage, c’étoit dans ces Racines elles-mêmes qu’il ſalloit le chercher ; mais pour conſerver aux Pauvres une reſſource qui leur fournit à peu de frais une nourriture ſalutaire qu’on vouloit leur ôter, je me ſuis attaché à en augmenter la production, à couvrir de pommes de terre les terreins incultes que la charrue ne ſillonne jamais, & à prouver que leur végétation, prompte, féconde & aſſurée, ne pouvoit avoir d’inconvénient par rapport à celle des grains, au ſuccès deſquels elle pouvoit même concourir. Je n’ai donc pas cherché à établir de ſyſtème ; c’en eſt un dangereux que j’ai oſé attaquer & détruire.

Au reſte, toutes les critiques dirigées ſur mes travaux, n’ont pu tempérer le deſir que j’avois d’en perfectionner l’objet ; ſi quelque choſe eſt capable de déſoler leurs auteurs, c’eſt l’impuiſſance où ils ſont de prouver que mes Recherches aient eu d’autre but que les progrès de l’Art & le bien général. Quel autre motif pouvoit m’animer ? Je ne ſuis dans aucune entrepriſe & ne fais aucun commerce ; je ne ſollicite ni places ni penſions ; je n’ai point d’hypothèſe à établir ou à défendre : ayant entrevu une vérité précieuſe, j’ai tâché de l’appliquer à nos premiers beſoins ; en un mot, j’ai propoſé ce que j’avais fait, & ce que je croyois qu’il conviendroit de faire : ma tâche eſt remplie.

C’eſt maintenant au temps & à l’expérience à porter la conviction ſur cet objet. Puiſſe le dernier travail que je publie, faire naître le deſir d’entreprendre de nouvelles Recherches ! ſi entre des mains plus habiles elles tournent au profit de l’Humanité, on me verra le premier applaudir à leur ſuccès & leur en témoigner ma reconnoiſſance.