Reclus - Correspondance, tome 1/6

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Schleicher Frères (1 : Décembre 1850 - Mai 1870p. 38-46).


À Mme Reclus, à Orthez.


Berlin. Sans date. 1851.
Chère mère,

Ce sera une grande joie pour moi de vous revoir, et un frisson de plaisir me parcourt les membres quand je pense à ces platanes que je verrai d’abord onduler au-dessus des maisons, puis au jardin et à ceux qui s’y promènent. Puissiez-vous n’avoir alors que bénédictions et actions de grâce à rendre à notre sujet, et puissiez-vous trouver que tout ce que Dieu veut est bien voulu, et qu’il peut incliner diversement les cœurs, comme deux fleuves qui, partis de la même montagne, vont aboutir à deux golfes différents de la même mer.

Vous me demandez si j’ai besoin d’argent pour faire le voyage ; je vous remercie, chers parents, j’aurai suffisamment pour aller jusqu’à vous. Le Seigneur m’a donné bien souvent plus que je n’avais besoin et les jours de disette m’ont été utiles plus que tous les autres, mon corps surtout s’est fortifié et mon âme a été heureuse. Béni soit mon Dieu qui bénit toujours, qu’il donne ou qu’il retire !

Les cours sont terminés ici, mais je ne sais quand M. d’Orlich viendra pour me relayer, aussi ne m’attendez pas à époque fixe ; supposez que je vienne dans un ou deux mois et ne vous en tenez à aucune date précise ; en tous cas, j’ai la ferme espérance de vous voir et de rester quelque temps avec vous. Ce que nous deviendrons plus tard est l’affaire du bon Dieu et il ne permettra pas au mauvais ange de nous toucher. Quant à ce qui est du mariage, c’est là une question bien délicate que nous pourrions traiter tout au long, mais je ne suis nullement pressé ; je ne veux pas m’exciter moi-même pour trouver femme, j’attendrai patiemment l’amour sans vouloir le produire d’une manière galvanique.

Je quitterai Berlin presque avec regret, mais c’est une ville pour laquelle j’ai trop d’affection pour ne pas espérer d’y revenir tôt ou tard, les chemins de fer aidant. J’y ai été reçu avec affection et sympathie par ceux mêmes qui ne me connaissaient pas ; j’ai trouvé des amis vrais là où j’espérais à peine trouver des connaissances et, moi-même, j’ai été en retard d’affection, ne pouvant croire qu’on m’aimât si vite avec sincérité. On ne veut pas croire à l’amour, on se refuse longtemps à reconnaître cette supériorité dans autrui, mais enfin il faut bien céder et admettre celui qui vous aime dans l’intimité de vos pensées. Je tiendrai aussi à revoir plus tard mon élève ; il est aujourd’hui tant soit peu vaniteux, en vrai noble allemand, et je voudrais savoir à quel point les circonstances et son oncle auront influé sur lui.

Ma santé est excellente, chère mère. Qu’il en soit ainsi de la tienne !

Ton fils
Elisée Reclus.



On a vu qu’Élisée n’avait pu rester à Neuwied. Il avait vite perdu ses dernières illusions sur le milieu des Frères Moraves. À Berlin, Élisée aurait eu les coudées franches, s’il s’était résigné, dans les commencements, à demander plus souvent des subsides à sa grand’mère et à son oncle qui gérait la modeste dot de Mme Reclus, car il ne voulait à aucun prix recourir à son père et à sa mère qu’il savait aussi pauvres que lui. Mais il manqua parfois de pain et fut obligé de vendre jusqu’à ses clefs. Une fois qu’une somme de 200 francs envoyée par sa mère ne lui était pas parvenue, il lui écrivit qu’il voyait dans la perte de cet argent une juste punition de son peu d’aptitude à se suffire personnellement. Il vendit même ses souliers pour payer la cotisation, cependant faible, de 15 francs, exigée pour la fréquentation des cours. Heureusement que sa bonne humeur, sa cordialité, son généreux caractère lui firent bientôt des amis, surtout parmi les ouvriers de Berlin avec lesquels il causait volontiers et qu’il trouvait intelligents et bons compagnons. Il eut aussi des élèves sympathiques, entr’autres le fils d’un baron, très haut personnage, filleul du roi de Prusse. Parmi les professeurs dont il suivait les cours, se trouvait, on l’a vu, Ritter, l’illustre géographe, dont l’enseignement eut une très grande influence sur tout l’avenir de son fervent élève.

En somme, il était sur le point de se faire une position à Berlin, et il y serait retourné l’année suivante si les événements ultérieurs ne l’en avaient empêché.

Aux vacances de 1851, Élie ayant achevé ses études à Strasbourg convia Élisée à l’accompagner chez leurs parents à Orthez.

« N’ayant ensemble qu’un peu plus d’une trentaine de francs, ils décidèrent de rentrer dans leur famille par un voyage pédestre, tracé obliquement à travers la France. C’était au commencement de septembre. Évidemment ils ne pouvaient accomplir ce voyage qu’à la façon des chemineaux, se contentant de pain et couchant à la belle étoile ou dans quelque hutte abandonnée. Des milliers de citoyens français ne se déplacent pas autrement, de Nice à Brest et de Bayonne à Dunkerque ; mais ce qui rendait la position des deux frères plus gênante, c’est qu’ils avaient tout de même l’air de « messieurs » et qu’en cette période d’agitations politiques, ils étaient véhémentement soupçonnés par les gendarmes d’être de faux vagabonds ; à chaque rencontre de Pandore, il fallait déployer ses papiers universitaires, que le personnage officiel lisait avec soupçon mais qui pourtant l’empêchaient de sévir.

En outre, un troisième voyageur, d’éducation aristocratique, celui-là, un bel épagneul répondant au nom de Lisio, retardait notre marche en se plantant obstinément devant toutes les auberges de bonne apparence : plus d’une fois, il fallut nous arrêter pour lui faire tremper la soupe. Mais, loin des gendarmes et des aubergistes, quelles promenades délicieuses à la fraîcheur du matin ou à la tiédeur du soir, quels incidents imprévus lorsqu’on décidait de traverser une rivière à la nage, portant les vêtements roulés sur la tête, en forme de turban, ou lorsqu’on abandonnait les chemins battus pour escalader directement les rochers, en contournant les villes : telle nuit passée dans la montagne, dans la plaine, sur un lit de fougères ou sur un tas d’herbes sèches, au bord d’une eau courante, ne fut jamais oubliée, et même les sommeils paisibles, interrompus par le vent ou la pluie, laissèrent d’agréables souvenirs, embellis de jeunesse et de gaieté. Enfin, après vingt et un jours de marche, nous arrivions à Montauban, où des amis nous ravitaillaient de force et, quelques jours après, nous étions à Orthez, auprès des parents.

La famille se trouvait alors en un triste désarroi : une sœurette que tous s’accordaient à dire une enfant vraiment parfaite de beauté, de grâce et d’intelligence, la délicieuse petite Anna venait de mourir après une courte maladie. Puis à ce deuil intime vint s’en mêler un autre, plus profond encore pour la partie jeune de la famille, le deuil de la République. Sans doute, c’était là un événement inévitable : il eût été chimérique d’espérer que la France et, avec elle, l’Europe occidentale, pussent, de par la volonté de quelques minorités généreuses, maintenir une forme politique ayant pour idéal l’égalité, alors que, partout, la masse des nations, assouplie à la servitude, clamait pour avoir un maître ; les Français notamment avaient encore à payer à l’Europe la cote de leurs victoires et conquêtes napoléoniennes. Mais cette République vagissante de « Quarante-huit », qui avait succédé à tant d’espoirs, ne pouvait laisser après elle que de très amers regrets, et nul homme ne fut plus maudit que le Napoléon du Coup d’État, celui que les Châtiments ont flétri pour jamais.

La conduite des deux frères fut très ferme pendant la soirée où la petite ville d’Orthez frémit sous la sinistre nouvelle. Les notables républicains, les jeunes les plus ardents s’étaient réunis dans la chambre d’un représentant du peuple devenu fameux par le tonnerre de sa voix qui, pour le moment, ne faisait entendre qu’un souffle : « Restons bien tranquilles ! Ne bougeons pas, car tous, autour de nous, Bayonne, Pau, Mont-de-Marsan, Auch, Tarbes vont se soulever ; la résistance est organisée ; attendons le mot d’ordre ; tout mouvement isolé troublerait l’harmonie de la Révolution ! » Élie n’eut pas de peine à bafouer ce raisonnement grotesque. Dictant les termes d’un appel aux républicains, éloquent et net, il proposa d’aller aussitôt l’imprimer de gré ou de force et de battre ville et campagne pour grouper à l’Hôtel de Ville toutes les forces de résistance. L’homme à la forte voix se tut, renfrogné, et la plupart des assistants gagnèrent la porte. Élie et ses amis restèrent, mais la « nuit porte conseil », et le lendemain matin à la première heure, ils se trouvèrent seuls à l’« attaque » de l’Hôtel de Ville.

Le Coup d’État avait eu la victoire facile dans Orthez. Cependant le Gouvernement voulut se venger. Le maire reçut avis d’avoir à sévir contre tels et tels, parmi lesquels les frères Reclus, et le brave homme, fort marri de la commission, s’empressa d’avertir Mme Reclus, l’éducatrice pour laquelle il professait la plus grande vénération. L’avertissement discret venait précisément à point pour hâter l’exécution du projet des jeunes gens, qui était d’aller s’établir en Angleterre pour y continuer leur apprentissage de la vie et leurs études sociologiques. La noble mère réussit encore à trouver cinq cents francs pour ses fils et ceux-ci, riches comme ils ne l’avaient jamais été, traversèrent commodément la France en diligence et chemin de fer, sans autre incident que de voir au Havre se fermer tranquillement devant eux la porte d’un « cher frère en Christ », très riche négociant qui daignait bien échanger des correspondances évangéliques avec le pasteur Reclus, mais qui ne voulait pas se compromettre en recevant de jeunes républicains dans sa maison. Heureusement, les deux réprouvés trouvèrent un vieux capitaine de navire qui, sur leur bonne mine, voulut bien leur donner l’attestation nécessaire de bonne conduite et mœurs et, par une froide nuit, neigeuse et boueuse, le 1er janvier 1852, ils arrivèrent à Londres, où un compagnon révolutionnaire hongrois, rencontré sur le bateau, leur procura aussitôt une chambre garnie, en un quartier convenable.

La lutte commença, car c’était bien une lutte. Élisée n’était encore qu’un jeune homme avide de s’instruire. Élie qu’un philosophe, un théologien, et la théologie se vend toute faite en Angleterre : rares étaient ceux qui auraient vraiment apprécié son bagage de savoir, et pour arriver jusqu’à eux les seules choses indispensables manquaient : gants, habits à queue, chapeaux reluisants. On ne saurait s’imaginer à quel point l’Anglais d’alors, pris dans toute sa masse bourgeoise, professait de religion fervente à l’égard de ces attributs extérieurs de la civilisation. « En dehors de la mise coutumière, point de salut » : telle était la règle suprême à laquelle tout étranger devait se conformer ; l’œil interrogateur de la maîtresse de maison surveillait avec rigueur le vêtement de chaque intrus, surtout lorsque celui-ci était originaire de France, ce « pays de la corruption et de la légèreté profane ». La répugnance de bon ton que l’Anglais respectable éprouvait contre l’immigré français était encore accrue du fait que ce Français, suivant toute probabilité, était un républicain, un socialiste, un contempteur de toutes lois divines et humaines. C’était l’époque où un Stuart Mill refusait de recevoir un Pierre Leroux[1], où le Times se vantait de la supériorité du procédé britannique envers les réfugiés sur les pratiques continentales : les laisser mourir de faim sous le mépris de tous, n’était-ce pas mieux que de les enfermer dans une prison d’où ils sortiraient un jour héros ou martyrs ?

Et puis, il faut bien le dire, les exilés, volontaires ou non, étaient nombreux. Quelques-uns, déjà illustres par leurs travaux, bien vus dans leur patrie, riches ou correspondants de journaux, se tiraient d’affaire ; les bons ouvriers pouvaient à la rigueur trouver de l’ouvrage, s’embaucher chez un patron ; mais les inconnus, étudiants, professeurs, hommes de lettres en herbe, qui souvent ignoraient la langue et ne pouvaient produire de recommandation, ceux-là pullulaient dans les rues de Londres et y connurent toutes les affres de la misère et de la faim. Ils se secouraient entre eux, partageaient leurs derniers sous, et c’est ainsi que les frères Reclus vinrent bien vite à bout de leurs maigres ressources. Eux du moins trouvèrent quelques leçons : ils étaient fils de pasteur, ce qui, dans cette nation protestante, était alors de quelque importance, mais ils coudoyaient tant de besogneux, dont ils se sentaient solidaires, qu’ils souffrirent alors beaucoup plus qu’ils n’ont jamais consenti à l’avouer. Les rares lettres que nous possédons de cette époque ne le laissent que trop voir.


  1. Dans la Grève de Samarez, Pierre Leroux raconte sa visite à l’India Office et la réception plus que glaciale que lui fit John Stuart Mill, son admirateur par correspondance.