Recueil d’emblêmes divers/1/1

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DISCOURS I.


Qu’il n’y a point de pro∫perité


a∫∫eurée.


Les grandeurs du monde ne peuvent mieux être repreſentées que par cét ingenieux Apologue de la Citroüille. On ſema de la graine auprés d’un Pin, Et ſoit que la nature du terroir, ou le temperament de l’air, ou les frequentes pluyes qui l’arrouſoient, la fiſſent croître & groſſir, elle porta ſes branches ſi haut, qu’à force de ſerrer celles du Pin, & de remper à l’entour, elles en gagnerent le ſommet. Le Pin cependant chargé d’un fruit étranger, le ſupportoit, & le laiſſoit croître. Ce qui fut cauſe que parmi tant de citroüilles qui le tenoient enlaſſé, il s’en trouva une, qui plus groſſe, & plus audacieuſe que les autres , s’etant miſe à l’attaquer : Et bien, luy dit-elle , arbre groſſier & peſant, n’avoües-tu pas que tu es fort peu de choſe au prix de moy ? ne vois tu pas comme mes fueilles ſont beaucoup plus vertes & plus larges que les tiennes ? comme elles s’élevent par deſſus tes rameaux ; & comme je te ſerre ſi bien que tu en es à la géne ? Voila ce que dit la Citroüille. De quoy le Pin ne tint compte : mais ſe mocquant de ſon inſolence : Pauvre fruit, luy répondit-il, que tu me fais de pitié ! & qu’avec peu de ſujet tu viens t’égaler à moy ! à peine

es-tu au monde ! il y a déja pluſieurs années que j’y ſubſiſte. Il ne faut que la moindre gelée pour t’en oſter : au lieu que je m’y ſuis toûjours maintenu contre le froid le plus violent. Attends donc que l’Hiver vienne , & tu verras à qui de nous deux demeurera la victoire.

Par ce myſterieux Emblême ſe doivent entendre, ſi je ne me trompe, les amoureux de la vaine gloire, & des trompeuſes proſperitez de la vie. Ces hommes ambitieux ſont de belles hapelourdes, qui n’ont que l’apparence & l’éclat. Le déguiſſement fait la meilleure partie de leur vertu pretenduë. Tout ce qui manque d’oſtentation, paſſe pour extravagant chez eux : ils ne payent jamais que de mine ; & pour peu qu’il leur arrive de bon ſuccez, ils en deviennent inſuportables. Ce n’eſt donc pas merveille, ſi lors qu’ils ſacriſient à leurs vanitez, ils s’immollent eux-mêmes

à la riſée publique. Puis que leur humeur altiere les porte naturellement à mépriſer tout le monde, il eſt bien juſte que tout le monde les mépriſe auſſi ; & que la ſoiſ qu’ils ont des grandeurs, ſemblable à celle des hydropiques, les perde à la fin, ſans qu’elle ſe puiſſe éteindre. Cette violente ardeur qu’ils ne ceſſent d’avoir pour les choſes de la terre, eſt un effet de leur Ambition, qu’ils entretiennent d’une eſperance frivole. C’eſt elle qui leur fait bâtir en l’air mille deſſeins ridicules, ou pour mieux dire, mille Chimeres, qui ſe détruiſent à meſure qu’elles ſe forment. C’eſt elle qui leur donne des ſonges pour des veritez, en le flattant d’une puiſſance imaginaire ; Elle leur perſuade folement, qu’ils ont aſſez de courage pour ſe rendre redoutables aux plus vaillans, aſſez de merite, pour ſe faire aimer des plus belles Dames, & aſſez de bonne

fortune, pour venir à bout des entrepriſes les plus diſſiciles. C’eſt elle qui de moment en moment leur inſpire de nouveaux deſirs, qui s’étendent plus loin que leurs forces ne peuvent aller ; Elle leur promet des conqueſtes & des threſors, des victoires & des triomphes des Sceptres & des Couronnes. Mais cette eſperance, qu’eſt-elle autre choſe qu’une belle fleur, auſſi-tôt morte que née ? Qu’eſt-elle qu’une nombre fugitive, qu’un tourbillon de fumée, qu’une poule qui flotte ſur l’eau, & qu’une veſſie pleine de vent ? N’a t’elle pas plus de montre que de rapport, plus d’apparence que d’effet, & plus d’enlûre que d’embonpoint ? En quoy, ce me ſemble, elle ne peut mieux être comparée qu’à la Citroüille, qui en eſt le veritable ſimbole. A la voir ſous l’étenduë de ſes larges feuilles, s’étaler ſi groſſe & ſi polie, ſur une couche de terre, où elle repreſente diverſes formes, & s’éleve inſenſiblement à la faveur de ce qui l’appuye ; on s’en eſtonne d’abord, & il ſemble même qu’elle doive avoir de tres-grands advantages ſur les autres fruits. Mais on trouve aprés tout, que ce n’eſt que ventre & qu’écorce ; que le dedans ne répond point au dehors ; qu’il n’y a rien de ſi materiel, ny de ſi terreſtre ; & qu’en un mot, c’eſt une Citroüille, qui coûte plus qu’elle ne vaut, pour la bien aſſaiſonner, tant le goût en eſt fade, ſi l’art des Cuiſiniers ne l’aiguiſe, & ne luy donne une pointe. Avec tout cela neantmoins, elle veut faire comparaiſon avec le Pin, juſques à ſe faire accroire, quoy qu’elle ſoit extrémement foible, que cét arbre inébranlable, qui eſt l’honneur des foreſts, luy doit ceder en toutes façons, & qu’il eſt bien fort au deſſous d’elle.

En cela elle a pour imitateurs ces hommes inſuportables, qui s’enorgueilliſſent des biens qu’ils poſſedent ; ces Fanfarons, qui s’imaginent que tout le monde ſoit né pour eux, qui pour un peu de bonne fortune qu’ils ont, ſe mocquent de ceux qu’elle traitte indignement ? & qui ne prennent pas garde que de toutes les Furies qu’on a miſes aux Enſers pour le châtiment des coupables, les plus dangereuſes, & les plus ſeveres, ſont celles qui doivent punir les Orgueilleux, & ſe vanger de leur inſolence. L’Hiſtoire nous marque peu de gens ſujets à ce Vice, qui toſt ou tard n’en ayent porté la peine. Témoin cét ancien Pauſanias, que ſes proſperitez continuelles firent mettre au nombre des plus heureux de ſon temps. Il luy prit fantaiſie un jour de traiter le ſage Simonides, qui parmy la bonne chere, étant preſſé de luy découvrir quelque ſecret de Philoſophie, & le voyant par trop attaché aux choſes du monde, dont il étoit idolâtre : Ne te méconnoy point, luy dit-il, & dans le comble de tant de biens qui previennent tes ſouhaits, ſovien-toy que tu es homme. En effet, l’orgueilleux Pauſanias éprouva bien-tôt aprés la verité de ces paroles. Car l’inconſtante Deeſſe qui l’avoit favoriſé juſques alors, changea tout à coup ſes careſſes en ſupplices, & le fit tomber entre les mains de ſes ennemis, qui luy témoignerent en même temps, qu’ils en vouloient à ſa vie. Comme il ſe vid donc ſur le point de la perdre : Malheureux que je ſuis, s’ecria-t’il, d’avoir méprisé l’avis du bon Simonides ! O que ſi ie l’euſſe creu, je ne ſerois pas maintenant reduit en ce déplorable état. D’où l’on peut aſſez conjecturer, que cét homme pouvoit manquer difficilement d’être mal-traité de la Fortune, pour la trop grande confiance qu’il mettoit en elle. Philippe

de Macedoine n’en uſoit pas ainſi, & ne s’en déſioit jamais tant, que lors qu’il en recevoit quelques faveurs extraordinaires. Il ſçavoie trop bien que ny le titre de Souverain, ny l’Empire qu’il avoit ſur tant de peuples, ne pouvoient empécher qu’il ne fût luy-même ſujet aux loix de la Parque. A raiſon de-quoy, pour ſe ſouvenir toujours qu’il étoit mortel, il avoit mis ordre qu’un de ſes Pages ſe trouvât tous les matins à ſon lever, pour luy dire ces mots remarquables. Sire, ſouvenez-vous que vous eſtes homme. Celuy qui l’obligea particulierement à cela, fut à ce que l’on tient, le vaillant Archidamus, fils d’Ageſilaus, qui pour répondre à une lettre pleine d’injures & de menaces qu’il avoit receuë de la part de ce Prince, luy écrivit ces geneſeuſes paroles : Meſure ton ombre, Philippe, & tu ne la trouveras pas plus grande qu’avant la victoire. Par où ce grand Conquerant apprit, Que ny les peuples domtez , ny les villes priſes, ny les batailles gagnées, ny les ſuperbes Trophées dreſſées de la dépoüille des ennemis, ne font pas choſes ſur qui la fortune n’ait de l’Empire ny qui puſſent empécher ſes revolutions. Etant, comme elle eſt, de l’humeur d’une inſidelle Maîtreſſe, elle aime le change, elle n’oblige que par caprice ; elle donne à l’un ce qu’elle oſte à l’autre, & fait quand il luy plaît, ſon galand & ſon favory de l’homme du monde le plus infame, & le moins aimable. Tel fut autrefois ce fameux afranchy de Pompée, cét inſolent Menas, que les Satyriques de ſon temps traiterent ſi mal, & que l’aveugle Deité dont nous parlons, voulut expoſer aux yeux des Romains, pour le plus illuſtre exemple qu’elle leur eût ſceu donner de ſa puiſſance tyrannique. Car aprés l’avoir montré publiquement chargé de fers & de chaînes, tout déchiré de coups de ſoüet, & tout couvert de cicacrices que le feu luy avoit laiſſées, comme autant de caracteres de ſes crimes, elle le fit voir enfin en la poſture d’un homme libre, qui s’acqueroit tous les jours de nouveaux eſclaves, qui regorgeoit de toutes ſortes de biens, qui par ſon authorité ſe faiſoit craindre des plus Grands, & qui avoit l’honneur de commander l’armée navale, en la guerre contre les Pyrates.

De tous ces exemples nous pouvons tirer pour nôtre inſtruction quelques conſequences infaillibles, & qui meritent bien d’être remarquées. La premiere, Que ceux qui par un bon-heur particulier, ou par leur propre induſtrie, ſont en peu de temps devenus riches, en deviennent auſſi plus inſuportables. La ſeconde, Que ce nouveau changement leur perd l’eſprit, & leur oſte la raiſon : tant il eſt veritable, Que l’or eſt un métal, par qui l’homme s’allie

Avecque la folie.

Ces évenemens ſont pour l’ordinaire des joüets de la Fortune, qui eſt non ſeulement aveugle, mais qui rend auſſi aveugles ceux qui la ſervent. Elle-même, & c’eſt la troiſiéme remarque, fait gloire & coûtume enſemble, d’avancer aux grands honneurs ceux qui bien ſouvent en ont le moins, & de laiſſer en arriere les honneſtes gens ; d’être envers les uns liberale des choſes ſuperfluës, & de priver les autres des neceſſaires. Il eſt vray qu’elle repare quelquefois l’injure faite à ces derniers, & ſe vange de ſes propres creatures, qu’elle precipite quand il luy plaiſt, du haut de ſa rouë. Par où elle leur apprend, Qu’elle n’eſt pas du tout injuſte, puis que pour les mettre à la raiſon, elle ſçait ſi bien abaiſſer

leur orgueil, & châtier leur méconnoiſſance. Il n’en ſaut point d’autre exemple que celuy de Sejanus & de Narciſſe. Elle ſinit les proſperitez du premier, par la plus honteuſe cheute que le monde eût jamais veuë en la perſonne d’un Favory ; & ſe mocqua du dernier, en l’expoſant à la riſée des gens de guerre, dont il ne receut que des injures & des affronts, au lieu des civilitez & des honneurs qu’il en attendoit. Car en la guerre qu’eurent les Romains contre les peuples de la grande Bretagne, les Legionaires ayant fait refus d’obeïr à Plantius leur General, quoy qu’il fut homme qui entendoit ſon mêtier, & dont le commandement ne pouvoit être plus beau, ce même Narciſſe, Afranchy de Claudius, fut envoyé pour les ranger au devoir. Mais d’autant qu’il n’étoit pas de condition pour le pouvoir faire, & qu’il ſe le promettoit neantmoins, tant il étoit vain, il ſe vid d’abord traité avcc ignominie par les ſoldats ; qui d’une commune voix le renvoyerent aux Saturnales. Par ce trait de raillerie, dont ils picquoient ordinairement les inſolens venus de bas lieu, ils voulurent que celuy-cy ſe ſouvint de ſa premiere condition d’eſclave, parce que durant les feſtes de Saturne, les Eſclaves commandoient en Maîtres, & en portoient même l’habit aux feſtins, qui leur étoient faits publiquement.

Il ne faut donc pas, ny que les petits devenus grands, s’imaginent de le devoir toujours être, ny que les grands non plus ſe faſſent accroire, qu’ils ne puiſſent devenir petits. C’eſt à eux à ſe repreſenter qu’en l’éternelle viciſſitude des choſes du monde, ce qui éleve les uns, ſert à rabaiſſer les autres. C’eſt à eux à profiter de l’advis du ſage Pittachus, qui dédia une échelle au Temple de Metelin, afin d’avertir tous les mortels de leur commune condition, dans laquelle ils ne font que monter & deſcendre. Qu’ils ſe ſouviennent que ces mêmes Romains qui ſous l’Empire d’Antonin virent en moins d’un an Cincius Fulvius fait Conſul, & Gardien du Capitole ; ſes Fils Tribuns, & ſa femme Gouvernante des filles de l’Empereur, s’étonnerent de le voir depuis, dans le même an, & tout en un jour, publiquement décapité, ſes enfans jettez dans le Tybre, ſa femme bannie de Rome, ſa maiſon raſée, & tous ſes biens confiſquez. Que ſi cét exemple ne ſuffit, qu’ils y adjoutent, celuy de ce vainqueur des Vandales & des peuples d’Afrique, ce puiſſant Belliſaire, qui par ſa cheute prodigieuſe apprêta ſi fort à rire au Roy Gelimer ſon priſonnier, qu’il ne fit autre choſe depuis, & devint le Democrite de ſon temps. Qu’ils conſiderent un peu le miſerable état de Creſus, de Valerian, de Bajazet ; & je m’aſſeure qu’ils m’advoüeront, Que plus on eſt bien avec la fortune, & tant plus de mal il faut en attendre ; Que le vray moyen de ne l’irriter pas, c’eſt de ſe ſçavoir connoître ſoy-même, & qu’elle n’a point de force ny de malice, que la reſolution & la patience

ne puiſſent vaincre.