Recueil général et complet des fabliaux des 13e et 14e siècles/CXXXV

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Del Couvoiteus et de l’Envieus

CXXXV

DEL COUVOITEUS

ET DE L’ENVIEUS
Bibl. nat., Mss. fr. 19152, fol. 51 vo à 52 ro ;
Bibl. de Berne, Mss. 354, fol. 111 ro à 111 vo.[1]

1
Seignor, après le fabloier,
Me vueil à voir dire apoier,
Qar qui ne sait dire que fables,
N’est mie conterres regnables
5Por à haute cort à servir,[2]
S’il ne sait voir dire, ou mentir.
Mais cil qui du mestier est fers[3],
Doit bien par droit entre .II. vers[4]
Conter de la tierce meüre,
10Que ce fu veritez seüre
Que dui compaignon à .I. tans
Furent, bien a passé .C. ans,
Qui menoient mauvaise[5] vie,
Que li uns est[6] si pleins d’envie
15Que nul plus de lui à devise[7],
L’autre si plain de covoitise
Que riens ne li pooit sourire.[8]
Cil ert ainsi[9] malvais ou pire,

Que covoitise si est tieus,[10]
20Qu’ele fait maint home honteus :
Covoitise preste à usures
Et fait recouper les mesures
Por covoitier d’avoir[11] plus aise.
Envie si est plus[12] malvaise,
25Qu’ele va tot le mont coitant[13].
Entre envieus et[14] covoitant
Chevalchoient .I. jor ensamble[15] :
S’aconsivirent[16], ce me samble,
Saint Martin en une champaigne.
30Poi ot esté en lor compaigne,
Qant il les ot espermentez
De lor mauvaises volentez
Qui es[17] cuers lor erent plantées.
Lors truevent .II. voies[18] hantées ;
35Ses[19] despartoit une chapele.
Saint Martin les homes[20] apele
Qui menoient malvais mestier :
« Seignor, » fait il, « à cest[21] mostier
Tornerai mon chemin à destre,
40Et[22] de moi vos doit il melz estre.
Ge sui saint Martin le preudon ;
Chascun de vos me ruist .I. don :[23]
Si avra lues qui lui plaira,[24]
Et li autres qui se taira
45En avra maintenant[25] .II. tanz. »
Lors se pensa[26] li covoitanz
Qu’il laira demander celui ;
Si en avra .II. tanz de lui :

Molt goulouse[27] double gaaing :
50« Demande, » fait il, « beaus compaing ;
Seürement que[28] tu avras
Quanque tu demander savras ;
Soies larges de sohaidier :
Se de sohaiz[29] te saiz aidier,
55Riches seras tote ta vie. »
Cil qui le cuer ot[30] plain d’envie,
Ne demandera pas son vueil,
Qu’il morroit d’envie et de duel
Se cil en avoit plus de lui.
60Ainsinc esturent anbedui[31]
Sanz[32] demander une grant pièce :
« Qu’atens tu qui[33] ne t’en meschiece ? »
Fait cil qui avoit couvoitié ;
« G’en[34] avrai tote la moitié
65Plus de toi, n’en avrai garant[35] :
Demande, ou ge te batrai tant,
Que mielz ne fu asnes à pont.
— Sire, » li envieus respont,
« Ge demanderai, ce sachiez,
70Ençois que vos mal me faciez,
Mais, se ge mis argent n’avoir,[36]
Vos en vorroiz .II. tanz avoir,
Mais n’en avrez riens[37], se ge puis.
Saint Martin, » dit il, « ge vos ruis[38]
75Que j’aie perdu un des elz,
Et mes compainz en perde deus :
Si sera doublement grevez. »
Tantost ot cil les elz crevez ;

Bien en fu tenuz li otroiz :[39]
80De .IIII. elz perdirent les troiz,
N’i conquistrent autre rien nule[40] ;
Ainz fist l’un borgne, l’autre[41] avugle
Sains Martins, et par lor[42] sozhaiz
Cil perdirent. Mal dahez ait[43]
85De moie part[44] qui il en poise,
Qu’il[45] furent de male despoise.

Explicit de Covoteus et de l’Envieus.

  1. CXXXV. — Del Couvoiteus et de l’Envieus, p. 211.

    A. — Paris, Bibl. nat., Mss. fr. 19152, fol. 51 vo à 52 ro.

    B. — Bibl. de Berne, Mss. 354, fol. 111 ro à 111 vo.


    Le titre n’est plus le même dans le ms. B, qui fait allusion à l’intervention de S. Martin : « Des sohaiz que sainz Martins dona envieus et coveitos ».


    Publié par Barbazan à la suite de l’Ordene de chevalerie, p. 153, et par Méon, I, 91-95 ; donné en extrait par Legrand d’Aussy, III, 85-87.


  2. Vers 5 — B, Por une haute cort servir.
  3. 7 — fers. B, cers.
  4. 8-9 — Allusion au proverbe entre deux vertes une mûre.
  5. 13 — B, mout male.
  6. 14 — B, Car li uns ert.
  7. 15 — B, à delivre.
  8. 17 — B, Que nus ne lo porroit plus dire.
  9. 18 — ainsi. B, assez.
  10. 19 — Ce vers et les trois suivants sont remplacés dans B :

    Covoitise preste à seüre,
    Et fait recoper la mesure,
    Homes an bataille perir,
    Mès Deus fait ele relanquir.
    Courtois[i]e fait l’orne prandre,
    L’autrui don ele la fait pandre.

  11. 23 — B, Et il en cuide avoir.
  12. 24 — B, est ore.
  13. 25 — B, va le mont covoitant.
  14. 26 — et. B, est.
  15. 27 — B, andui ensamble.
  16. 28 — B, Si encontrerent.
  17. 33 — B, ert.
  18. 34 — A, voiées.
  19. 35 — B, Qui.
  20. 36 — A, home.
  21. 38 — B, en cest.
  22. 40 — « Et » manque à B. — A, nos.
  23. 42 — B, Li uns de vos demant.
  24. 43 — B, S’il avra tot à son comant.
  25. 45 — B, aurament.
  26. 46 — B, s’apensa.
  27. 49 — A, Mout goulousent ; B, Mout dolosoit.
  28. 51 — que. B, quant.
  29. 54 — B, Se del rover.
  30. 56 — ot. B, a.
  31. 60 — B, s’estoient par anui.
  32. 61 — B, De.
  33. 62 — B, Demande qu’il.
  34. 64 — B, S’en.
  35. 65 — B, mar vos [va] tardant.
  36. 71 — B, Se demant argent ne avoir.
  37. 73 — B, Mais rien n’i avroiz.
  38. 74 — B, fait il, « je te mis.
  39. 79 — Ce vers et le suivant manquent à B.
  40. 81 — B, nule rien nule.
  41. 82 — B, et l’autre.
  42. 83 — B, por lo lor.
  43. 84 — B, Cui il perdirent. Dahaz ait.
  44. 85 — * part. — A, par. B, Parmi lo col cui il en poise.
  45. 86 — B, Qui.

    Cette pièce a été imitée par plusieurs auteurs, entre autres par Imbert. Voyez, sur l’origine du conte, l’Histoire littéraire, XXIII, 237-238.