Redgauntlet/Chapitre 16

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Redgauntlet. Histoire du XVIIIe siècle
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume XXp. 362-382).


CHAPITRE XVI.

SUITE DES AVENTURES D’ALAN FAIRFORD.

LE PÈRE BONAVENTURE.


Le lendemain matin, il se trouva que le sommeil n’avait guère restauré notre voyageur, attendu que ce sommeil avait été sans cesse troublé par des rêves bizarres sur son père et sur Darsie Latimer, — sur la mante verte et sur les vestales de Fairladies ; — il s’était vu buvant de la petite bière avec Nanty Ewart, et faisant naufrage avec Jenny la Sauteuse au milieu de la Solway. En conséquence, il ne se trouva point en état de résister aux ordres de M. Ambroise qui lui commandait de garder le lit, d’où à la vérité il n’aurait pu se lever sans assistance. Il sentit en effet que son inquiétude et ses fatigues des jours précédents avaient de beaucoup dépassé ses forces, et que, si grande que fût son impatience, il ne pouvait continuer son entreprise avant que sa santé fût rétablie.

En attendant, impossible de trouver une meilleure maison de santé pour un malade. Les domestiques ne parlaient qu’à voix basse, et ne marchaient que sur la pointe des pieds : — rien ne se faisait que par ordonnance du médecin : — Esculape régnait en maître absolu dans le château de Fairladies. Une fois par jour, les dames de la maison venaient en grande cérémonie le visiter, et lui demander des nouvelles de sa santé. Ce fut alors que la politesse naturelle d’Alan, et l’effusion de cœur avec laquelle il les remercia de leurs secours charitables et donnés à propos, l’élevèrent considérablement dans leur estime. Il fut, le troisième jour, transporté dans un appartement meilleur que celui qu’il avait d’abord occupé. Lorsqu’on lui permit de boire un verre de vin, le vin fut de première qualité ; et dans cette occasion apparut une de ces antiques et curieuses bouteilles couvertes de toiles d’araignée, comme on en trouve seulement dans les caves des vieux châteaux, où elles peuvent rester paisiblement couchées pendant un demi-siècle.

Mais, quoique Fairladies fut un séjour délicieux pour un malade, cette résidence, ainsi que notre jeune homme s’en aperçut bientôt, n’était pas aussi agréable pour un convalescent. Quand il se traîna jusqu’à la fenêtre (et ce fut dès qu’il put mettre un pied hors du lit), il vit qu’elle était grillée par d’épais barreaux, et qu’elle n’avait vue que sur une petite cour pavée. Il n’y avait là rien d’étonnant, car les fenêtres de la plupart des maisons sur la frontière étaient pareillement grillées. Mais Fairford observa aussi que, soit qu’on entrât, soit qu’on sortît, on fermait toujours la porte de sa chambre avec beaucoup de soin et de circonspection. Certaines insinuations sur le plaisir qu’il trouverait à se promener dans la galerie, ou même dans le jardin, furent si froidement accueillies, et par les dames et par le premier ministre, M. Ambroise, qu’il vit clairement que ses privilèges, en sa qualité d’hôte, ne pouvaient aller jusque-là.

Jaloux de s’assurer si cette singulière hospitalité lui laisserait du moins le droit d’agir à sa volonté, il annonça bientôt à cet important fonctionnaire, tout en le remerciant avec effusion des soins qu’on lui avait prodigués, son intention de quitter Fairladies le matin suivant, désirant seulement, pour continuation des bontés dont on l’accablait, qu’on lui prêtât un cheval pour se rendre à la ville voisine. Enfin, assurant M. Ambroise que sa reconnaissance ne se bornerait pas à une si faible bagatelle, il lui glissa trois guinées dans la main pour le mettre entièrement dans son intérêt. Les doigts de ce digne domestique se refermèrent aussi naturellement sur cet honorarium que si un grade pris dans la docte faculté lui eût donné le droit de s’en saisir ; mais sa réponse touchant le projet de départ d’Alan fut d’abord évasive, et lorsqu’il fut par trop pressé, il déclara péremptoirement qu’on ne pouvait lui permettre de partir le lendemain : sa vie y était intéressée, et par conséquent les miss Arthuret n’y consentiraient pas.

« Je sais mieux que personne l’intérêt que je dois prendre à ma vie, répliqua Fairford, et je ne l’estime rien en comparaison de l’affaire qui réclame mes soins. »

Ne recevant pas encore de M. Ambroise une réponse satisfaisante, Alan pensa qu’il valait mieux déclarer sa résolution aux dames elles-mêmes, en termes très-mesurés, très-respectueux, très-propres à montrer sa reconnaissance, mais en leur montrant combien il était fermement résolu à partir le lendemain, ou le jour suivant au plus tard. Ces dames firent plusieurs tentatives pour obtenir de lui qu’il restât, sous prétexte que sa santé l’exigeait ; mais le ton sur lequel elles s’exprimaient montrait qu’on voulait seulement l’arrêter le plus long-temps possible. Alors Fairford leur avoua franchement qu’il était chargé de dépêches importantes pour un gentilhomme connu sous les noms d’Herries, de Redgauntlet et du laird des lacs, et que c’était une affaire de vie et de mort de les remettre sans délai.

« J’ose dire, ma sœur Angélique, dit miss Arthuret l’aînée, que ce jeune homme est honnête, et s’il est réellement parent du père Fairford, nous ne pouvons courir aucun risque.

— Jésus Marie ! s’écria la sœur cadette. Oh fi ! sœur Séraphine, fi ! fi ! — Vade rétro. — Passez derrière moi.

— Fort bien ! mais ma sœur, — ma sœur Angélique, venez que je vous parle dans la galerie. »

Au froissement seul de leurs longues robes de soie, on se serait aperçu de la sortie des dames ; il se passa une bonne demi-heure avant qu’elles rentrassent, et leur visage portait une nouvelle empreinte d’importance et de fierté.

« Pour vous dire la vérité, monsieur Fairford, le motif qui nous porte à désirer que vous restiez ici, c’est — qu’il se trouve à présent, dans cette maison, un digne ecclésiastique…

— Un homme très-vénérable, vraiment…, dit la sœur Angélique.

— Un oint du Seigneur ! — repartit Séraphine, — et nous serions contentes que, pour l’acquit de notre conscience, vous pussiez causer un peu avec lui avant votre départ.

— Oh ! pensa Fairford, l’on se découvre enfin, — on a dessein de me convertir ! — Je ne dois pas offenser ces bonnes vieilles dames, mais je me serai bientôt débarrassé du prêtre, je pense. » — Il répondit alors à haute voix « qu’il s’estimerait heureux d’avoir un entretien avec une personne que ces dames comptaient parmi leurs amis ; — qu’en matière de religion, il avait le plus grand respect pour toutes les modifications du christianisme, quoique sa croyance, et il devait le dire, fût tout entière à la communion dans laquelle il avait été élevé ; pourtant s’il pouvait leur prouver le moins du monde son respect, en voyant cet ecclésiastique…

Ce n’est pas tout à fait cela, reprit sœur Séraphine, quoique je puisse dire que le jour n’est pas assez long pour l’entendre ; ce digne père Bonaventure, — parler sur ce qui intéresse nos âmes, mais…

— Allons, allons, ma sœur Séraphine, interrompit la cadette, il n’est pas nécessaire de tant jaser. Sa — Son Éminence, — je veux dire le père Bonaventure, — expliquera lui-même à monsieur ce qu’il désire lui faire savoir.

— Son Éminence ! » s’écria Fairford surpris. — « Cet ecclésiastique occupe-t-il un poste aussi élevé dans l’Église catholique ? — Ce titre ne se donne qu’aux cardinaux, je crois.

— Ce n’est pas encore un cardinal, répliqua Séraphine ; mais je vous assure, monsieur Fairford, que le poste qu’il occupe n’est pas moins éminent que les qualités dont il est doué, et même…

— Allons-nous-en ! dit la sœur Angélique. — Sainte Vierge ! comme vous parlez ! — qu’importe à M. Fairford le rang du père Bonaventure ? — Seulement, monsieur, vous n’oublierez pas que le père a toujours été accoutumé à être traité avec la plus profonde déférence ; — et de fait…

— Allons-nous-en, ma sœur, dit Séraphine à son tour. Qui parle maintenant, je vous prie ? M. Fairford sait comment il doit se comporter.

— Et nous n’avons rien de mieux à faire, répliqua la cadette, car voici Son Éminence en personne. »

Elle baissa la voix en prononçant ces dernières paroles, et comme Fairford se préparait à répondre pour l’assurer qu’il aurait pour tous les amis de la famille tout le respect qu’ils avaient droit d’attendre, elle lui imposa silence en levant le doigt.

Un pas solennel et majestueux retentit alors dans la galerie ; il aurait annoncé l’approche non-seulement d’un évêque ou d’un cardinal, mais du souverain pontife lui-même. Et ce bruit n’aurait pas été entendu avec plus de respect par les deux dames, s’il eût fait deviner que le chef de l’Église arrivait en personne. Elles se placèrent, comme des sentinelles en faction, chacune d’un côté de la porte par laquelle la longue galerie communiquait à l’appartement de Fairford, et s’y tinrent immobiles, avec des visages qui exprimaient la plus profonde vénération.

La démarche du père Bonaventure était si lente que Fairford eut le temps de faire toutes ses remarques, et de s’étonner à part lui qu’un prêtre ambitieux et rusé eût réussi à soumettre ses dignes mais simples hôtesses à tant de superstition. La vue du père Bonaventure, lorsqu’il entra, lui expliqua tout jusqu’à un certain point.

C’était un homme de moyen âge, de quarante ans au plus ; mais le chagrin, les fatigues, ou même les passions, lui avaient donné l’apparence d’une vieillesse prématurée, et imprimaient à sa belle figure une teinte de sérieux et même de tristesse. Néanmoins, sa physionomie était encore noble ; et quoique son teint fût flétri, quoique des rides sillonnassent son visage dans presque tous les sens, un front élevé, les yeux brillants et bien ouverts, un nez parfaitement bien fait, montraient encore quelle beauté mâle il devait avoir eu dans son temps. Sa taille était grande, mais il perdait cet avantage en se tenant un peu voûté ; et la canne qu’il portait toujours à la main, et sur laquelle il s’appuyait parfois, aussi bien que sa démarche lente, quoique majestueuse, semblait annoncer que ses membres, si bien proportionnés, éprouvaient déjà quelque atteinte d’infirmité. On ne pouvait distinguer la couleur de ses cheveux ; car, suivant la mode du temps, il portait une perruque. Il était revêtu d’un habit séculier d’une coupe élégante mais grave, et l’on voyait une cocarde à son chapeau : ces circonstances ne surprirent point Fairford, qui savait qu’un déguisement militaire était souvent pris par les prêtres romains pendant leurs voyages ou leur résidence en Angleterre, pays où ils étaient exposés à des peines portées par la loi.

Lorsque cet imposant personnage entra dans la chambre, les deux dames, tournées vers lui comme des soldats en faction lorsqu’ils veulent saluer un officier supérieur, firent, chacune de leur côté, au révérend père, un salut si profond, que les paniers recouverts de jupons qui furent mis en mouvement parurent s’affaisser jusqu’au plancher, et même le traverser, comme si une trappe s’était ouverte pour recevoir les dames qui faisaient de si belles révérences.

Le père semblait accoutumé à de pareils hommages, quelque profonds qu’ils fussent ; il se tourna un peu vers l’une des deux sœurs d’abord, et puis vers l’autre, tandis que, par une inclination gracieuse de la tête, qu’on ne pouvait certainement pas appeler un salut, il répondait à leur civilité ; mais il continua son chemin sans leur adresser la parole, et parut, en agissant de la sorte, indiquer que leur présence n’était pas nécessaire dans l’appartement.

Elles sortirent donc de la chambre en marchant à reculons, les mains jointes et les yeux levés au ciel, comme si elles imploraient la bénédiction de Dieu pour le saint homme qu’elles vénéraient si profondément. La porte se referma sur elles ; mais Fairford eut le temps de remarquer deux ou trois hommes postés dans la galerie, et il observa aussi que, contrairement à l’usage jusqu’alors suivi, la porte ne fut point fermée à double tour en dehors.

« Ces bonnes âmes peuvent-elles appréhender que le dieu de leur idolâtrie coure avec moi le moindre danger ? » pensa Fairford. Mais il n’eut pas le temps de faire de plus longues réflexions, car l’étranger était déjà arrivé au milieu de l’appartement.

Fairford se leva pour le recevoir poliment ; mais, lorsqu’il fixa les yeux sur le saint personnage, il lui sembla que le père évitait ses regards. Ses raisons pour garder l’incognito étaient assez puissantes pour expliquer cette circonstance, et Fairford se hâta de le mettre à son aise, en baissant à son tour les yeux ; mais, lorsqu’il releva la tête, il vit le grand œil vif de l’étranger si fixement attaché sur lui, qu’il se trouva presque décontenancé par la hardiesse de son regard. Jusque-là ils étaient restés debout.

« Reprenez votre siège, monsieur, dit le père ; vous avez été malade. »

Il parlait du ton d’un homme qui permet à un inférieur de s’asseoir en sa présence, et sa voix était pleine et mélodieuse.

Fairford vit avec quelque surprise qu’il se laissait dominer par des airs de supériorité, que son interlocuteur ne pouvait cependant se permettre qu’envers les personnes sur lesquelles la religion lui donnait de l’influence. Néanmoins il s’assit à son invitation, comme mû par des ressorts, et ne sut comment faire pour se remettre sur un pied d’égalité, comme il croyait en avoir bien le droit. L’étranger profita de l’avantage qu’il avait obtenu.

« Votre nom, monsieur, j’en suis informé, est Fairford ? »

Alan répondit par une légère inclination de tête.

« Membre du barreau d’Écosse ? — Il y a, je crois, dans l’ouest une noble famille dont les membres s’appellent Fairford de Fairford. »

Alan trouva l’observation fort singulière dans la bouche d’un ecclésiastique étranger, comme l’indiquait le nom du père Bonaventure ; mais il répondit seulement qu’il pensait que cette famille existait.

« Êtes-vous parent de ces personnes, monsieur Fairfort ?

— Je n’ai pas l’honneur de prétendre à une pareille distinction. L’industrie de mon père a tiré sa famille d’une situation obscure ; — je ne puis réclamer aucun titre de noblesse héréditaire. — Pourrais-je savoir le motif de toutes ces questions ?

— Vous l’apprendrez dans l’instant, » répondit le père Bonaventure, à qui était échappé un hem bien sec de désappointement, lorsque le jeune homme avait avoué son origine plébéienne. Il l’invita par un signe à ne pas prendre la parole, et continua de le questionner.

« Quoique vous ne soyez pas né noble, vous êtes sans doute, par les sentiments de l’éducation, homme d’honneur et gentilhomme ?

— Je m’en flatte, monsieur, » répliqua Fairford, rougissant de colère. « Je n’ai pas l’habitude de m’entendre adresser une semblable question.

— Patience, jeune homme, repartit l’imperturbable interlocuteur ; — il s’agit d’affaires sérieuses, et une sotte étiquette ne doit pas nous empêcher de les traiter sérieusement. — Vous n’ignorez sans doute pas que vous parlez à un individu proscrit par les lois sévères et injustes du gouvernement actuel ?

— Je connais parfaitement le statut de 1700, chapitre 3, dit Alan, lequel bannit du royaume les prêtres ainsi que les conspirateurs papistes, et punit de mort, sur conviction sommaire, toute personne qui, après ce bannissement, se permettrait de revenir. La loi anglaise, je pense, n’est pas moins sévère. Mais je n’ai aucun moyen de savoir, monsieur, que vous soyez une de ces personnes, et je crois que la prudence vous recommande de garder vos secrets pour vous-même.

— Il suffit, monsieur, et je ne redoute aucune conséquence fâcheuse de ce que vous m’avez vu dans cette maison.

— Oh ! vous pouvez être tranquille. Je me regarde comme devant la vie aux nobles dames qui possèdent ce château ; et ce serait les payer d’ingratitude et de bassesse que de vouloir pénétrer les mystères qui s’y passent, ou divulguer ce que j’ai pu voir et entendre sous ce toit hospitalier. Lors même que je rencontrerais le Prétendant en personne dans une situation pareille, au risque de compromettre un peu ma loyauté, il n’aurait rien à craindre de mon indiscrétion.

— Le Prétendant ! » répliqua le prêtre avec emphase, mais aussi avec un ton d’aigreur ; puis, adoucissant tout à coup ce ton, il ajouta : « Nul doute, cependant, qu’il n’existe un prétendant ; et certaines personnes pensent que ses prétentions ne sont pas mal fondées. Mais, avant de nous jeter dans la politique, permettez-moi de vous dire que je suis étonné de trouver un homme qui professe des opinions telles que les vôtres en relation intime avec M. Maxwell de Summertrees et M. Redgauntlet, et servant d’intermédiaire à leur correspondance.

— Pardonnez-moi, monsieur ; je n’aspire pas à l’honneur de passer pour leur confident ou leur agent. Mes rapports avec ces messieurs se bornent à une malheureuse affaire qui m’intéresse vivement, parce qu’elle intéresse la sûreté, — peut-être la vie même — de mon meilleur ami.

— Verriez-vous le moindre inconvénient à me confier la cause de votre voyage ? Mes conseils peuvent vous servir, et mon influence sur l’un et l’autre de ces messieurs est considérable. »

Fairford hésita un moment, et, repassant à la hâte dans son esprit une foule de circonstances, conclut qu’il tirerait peut-être quelque avantage de la protection de cet homme ; tandis que, d’un autre côté, il ne s’exposait à aucun risque en lui communiquant le motif de son voyage. En conséquence, après avoir dit en peu de mots qu’il se flattait que M. Bonaventure lui témoignerait une confiance réciproque, il lui exposa brièvement l’histoire de Darsie Latimer, — parla du mystère qui enveloppait sa naissance, et du malheur qui lui était arrivé. Il termina en lui annonçant sa propre résolution de chercher son ami, et de le délivrer, au péril même de ses jours.

Le prêtre catholique, qui paraissait vouloir éviter tout sujet de conversation qu’il ne mettait pas lui-même sur le tapis, ne fit aucune remarque sur ce qu’il venait d’entendre, mais adressa seulement une ou deux questions à Fairford, sur des faits qui ne lui semblaient pas assez clairs ; puis, se levant, il fit deux tours de chambre, murmurant, mais assez haut, entre ses dents : « Tête folle ! » Mais sans doute il était habitué à maîtriser toute émotion violente : car, presque au même instant, il parla de nouveau à Fairford avec la plus parfaite tranquillité.

« Si vous croyez, dit-il, pouvoir le faire sans indiscrétion, je voudrais que vous eussiez la bonté de me montrer la lettre de M. Maxwell de Summertrees. Je désire particulièrement voir l’adresse. »

Ne voyant aucun motif de se refuser à une pareille demande, Alan n’hésita point à lui remettre la lettre entre les mains. Après l’avoir tournée et retournée dans tous les sens, comme le vieux Trumbull et Nanty Ewart l’avaient déjà fait, et avoir, comme eux, examiné l’adresse avec beaucoup d’attention, le prêtre demanda à Fairford s’il avait remarqué ces mots, en lui montrant toute une phrase écrite au crayon sur l’enveloppe de la lettre. Fairford répondit négativement, et, regardant le papier, il y lut avec surprise : « Cave ne litteras Bellerophontis adferas[1]. » Cet avis coïncidait si exactement avec le conseil que lui avait donné le prévôt de bien examiner la lettre dont il était porteur, qu’il se leva tout à coup comme pour prendre la fuite, bien que ne sachant ni où fuir ni pourquoi.

« Asseyez-vous donc, jeune homme, » dit le père avec ce même ton d’autorité qui régnait dans toutes ses manières, quoique mêlées d’une politesse imposante. « Vous ne courez aucun péril ; — mon caractère garantit votre sûreté. — Par qui supposez-vous que ces mots aient été écrits ? »

Fairford aurait pu répondre : « Par Nanty Ewart, » car il se souvenait d’avoir vu le capitaine du brick tracer quelque chose avec un crayon, quoiqu’il fût alors trop malade pour bien remarquer où et sur quoi il avait écrit. Mais, ignorant quel soupçon, ou quelles conséquences pires encore, l’intérêt que le marin avait pris à ses affaires pouvait attirer sur celui-ci, il jugea convenable de dire qu’il ne reconnaissait pas l’écriture.

Le père Bonaventure garda encore le silence une minute ou deux, qu’il employa à regarder la lettre avec la plus scrupuleuse attention ; puis il s’approcha de la fenêtre, comme pour examiner mieux encore, à l’aide d’un jour plus brillant, l’adresse et la phrase tracée sur l’enveloppe, et alors Alan le vit, avec non moins de surprise que de mécontentement, briser d’un air froid et tranquille le cachet de la lettre, l’ouvrir, et en lire le contenu.

« Arrêtez, monsieur, arrêtez ! » s’écria-t-il aussitôt que son étonnement put lui permettre d’exprimer sa colère par des paroles, « de quel droit osez-vous…

— Paix, jeune homme, » répliqua le père, en lui défendant d’avancer par un geste de la main ; « soyez sûr que je n’agis pas ainsi sans autorité. — Il ne peut rien se passer entre M. Maxwell et M. Redgauntlet que je n’aie droit de le savoir.

— C’est possible, » repartit Alan très-irrité ; « mais, quoique vous puissiez être le père confesseur de ces messieurs, vous n’êtes pas le mien ; et en rompant le cachet d’une lettre qui m’était confiée, vous m’avez fait…

— Aucun tort, je vous assure, » répondit le prêtre d’un ton calme ; « au contraire, je puis vous avoir rendu service.

— Je ne désire pas des avantages achetés à un tel prix, et obtenus d’une telle manière ; rendez-moi cette lettre sur-le-champ, ou sinon…

— Si votre propre sûreté vous intéresse quelque peu, abstenez-vous de toute expression injurieuse, et de tout geste menaçant. Je ne suis pas un homme qu’on puisse menacer ou insulter impunément ; et il ne manque pas de gens, à portée de m’entendre, prêts à châtier toute injure, tout affront qui me seraient adressés, dans le cas où je ne voudrais pas m’abaisser à me défendre et à me venger de ma propre main… »

En parlant ainsi, le père prit un air d’autorité si intrépide et si calme, que le jeune avocat, interdit et confondu, s’abstint de lui arracher la lettre des mains, comme il en avait l’intention, et se borna à des plaintes amères sur l’inconvenance d’une pareille conduite, et sur la fâcheuse idée que prendrait de lui Redgauntlet, lorsqu’il lui présenterait une lettre avec un cachet brisé.

« C’est une affaire que j’arrangerai, répliqua le père Bonaventure ; j’écrirai moi-même à Redgauntlet, et j’enfermerai la lettre de Maxwell dans la mienne, pourvu que vous désiriez toujours la lui remettre, après avoir pris connaissance du contenu. »

Il rendit alors la lettre à Fairford, et, remarquant qu’il hésitait à la lire, il ajouta d’un ton impératif : « Lisez-la, car elle vous intéresse. »

Cette recommandation, jointe à ce que le prévôt Crosbie lui avait déjà conseillé, et à l’avertissement que Nanty avait sans doute voulu lui donner par son allusion classique, détermina enfin Fairford. « Si les deux lairds, pensa-t-il, conspirent contre ma personne, j’ai droit de pratiquer une contre-mine. Ma propre conservation, aussi bien que la sûreté de mon ami, exigent que je ne sois pas trop scrupuleux. »

Il lut donc la lettre, qui était conçue en ces termes :

« Mon cher bourru,

« Ne cesserez-vous donc jamais de mériter votre vieux surnom ? Vous avez mis votre dessein à exécution, je pense ; or, quel en va être le résultat ? — Qu’on va crier de toutes parts après vous. — Le porteur de la présente est un jeune avocat bien rusé qui a porté une plainte formelle. Heureusement qu’il s’est adressé à un juge de nos amis. Pourtant, quelque favorables que fussent les dispositions de cet homme à votre égard, c’est avec la plus grande peine que la cousine Jenny et moi nous sommes parvenus à le maintenir de notre bord. Il commence à devenir craintif, soupçonneux, intraitable, et je crains que Jenny n’ait bientôt plus d’empire sur lui, malgré ses effrayants sourcils. Je ne sais quel conseil vous donner. — Le jeune homme qui vous remettra mon épître est un brave garçon, — et j’ai juré ma parole d’honneur qu’il n’éprouverait aucun mauvais traitement de votre part. — J’ai juré ma parole, remarquez bien ces mots, et songez que je puis être, dans l’occasion, aussi bourru qu’un autre. Mais je ne lui ai donné aucune assurance contre une courte captivité ; et, comme c’est un jeune drôle très-actif, je ne vois, pour remède, que de le retenir à l’écart jusqu’à ce que cette affaire du bon père B — — soit heureusement terminée : — plût à Dieu que tout fût déjà fini ! — Toujours à vous, quand même je devrais mériter une seconde fois le nom de

Tête-en-péril. »

« Que pensez-vous, jeune homme, du danger que vous avez failli courir si volontairement ?

— Il me paraît aussi étrange que les moyens extraordinaires dont il vous a plu de vous servir tout à l’heure pour découvrir les intentions de M. Maxwell.

— Ne vous inquiétez pas de la conduite que j’ai tenue ; j’étais suffisamment autorisé à faire ce que j’ai fait, et je ne crains aucune responsabilité. Mais, dites-moi, quels sont vos projets maintenant ?

— Je ne devrais peut-être pas vous les communiquer à vous dont la sûreté peut se trouver compromise.

— Je vous comprends ; votre dessein est d’en appeler au gouvernement actuel ? — Nous ne pouvons à aucun prix vous permettre de le faire ; — nous vous retiendrons plutôt de force à Fairladies.

— Préalablement, vous réfléchirez sans doute au risque que vous courez en agissant ainsi dans un pays libre.

— Je me suis exposé à des périls plus formidables, » répliqua le prêtre en souriant ; « néanmoins, je suis prêt à employer un expédient moins sévère. Voyons un peu, tâchons d’amener l’affaire à un compromis. » Et, prenant un air gracieux et conciliant qui étonna Fairford, qui même lui sembla indiquer trop de condescendance pour l’occasion, il continua : « Je présume que vous consentirez bien à rester encore ici un jour ou deux au secret, pourvu que je vous donne ma parole solennelle que vous y verrez la personne que vous cherchez, — que vous la verrez en sûreté parfaite, et même en bonne santé, je l’espère ; qu’ensuite vous serez tous deux en liberté, à même de retourner en Écosse, et d’agir comme bon vous semblera.

Je respecte le verbum sacerdotis autant qu’on peut raisonnablement l’attendre d’un protestant ; mais vous ne pouvez guère, ce me semble, attendre de moi autant de confiance dans la parole d’un inconnu qu’en suppose un pareil arrangement.

— Je ne suis point accoutumé, monsieur, » répliqua le père d’un ton d’orgueil offensé, « je ne suis point accoutumé à voir douter de ma parole. Mais, » ajouta-t-il après un moment de réflexion, durant lequel se calma la colère qui lui avait fait monter le sang au visage, « vous ne me connaissez pas, et je puis vous excuser. Je mettrai dans votre honneur plus de confiance que vous ne paraissez disposé à en accorder au mien ; et puisque nous sommes dans une position où l’un doit s’en rapporter à la bonne foi de l’autre, je vais vous faire rendre sur-le-champ la liberté, et vous mettre à même de porter votre lettre à son adresse, pourvu toujours que, connaissant le contenu, vous ne craigniez pas personnellement de remplir la commission. »

Alan Fairford réfléchit. « Je ne peux imaginer, répliqua-t-il enfin, comment il me serait possible d’arriver au seul but que je me propose d’atteindre, qui est la délivrance de mon ami, sans recourir aux lois, sans obtenir le secours d’un magistrat. Si je remets cette singulière lettre de M. Maxwell, dont je viens de connaître la teneur d’une manière si bizarre, je partagerai la captivité de Latimer.

— Et en vous adressant à un magistrat, jeune homme, vous causerez la ruine de ces dames hospitalières à qui vous êtes redevable de la vie, suivant toutes les probabilités humaines. Vous ne pouvez obtenir un mandat propre à seconder vos vues sans détailler longuement toutes les scènes dont vous venez d’être témoin. Un magistrat vous obligerait à faire un exposé fidèle de votre conduite, avant de vous armer de sa propre autorité contre une tierce personne, et cet exposé compromettra nécessairement la sûreté de ces nobles dames. Des centaines d’espions ont eu déjà et ont encore les yeux fixés sur cette maison ; mais Dieu protégera ses élus. » — Il se signa dévotement, puis continua : « Vous pouvez prendre une heure entière pour arrêter votre détermination ; je m’engage à vous aider moi-même à l’exécuter de la manière suivante, si toutefois votre prudence peut accepter maintenant ma parole. Vous irez trouver Redgauntlet, — je le nomme sans détour, afin de vous montrer que j’ai confiance en vous, — et vous lui remettrez la lettre de M. Maxwell, avec une autre de moi, dans laquelle je lui enjoindrai de rendre la liberté à votre ami, ou du moins de ne rien entreprendre contre vous-même, soit en vous retenant aussi, soit autrement. Si vous pouvez vous fier à moi sur ce point, » dit-il en appuyant sur chacune de ses paroles, « de mon côté je vous verrai partir avec la plus parfaite certitude que vous ne reviendrez pas en ces lieux armé des pouvoirs nécessaires pour causer la perte des gens qui les habitent. Vous êtes jeune et sans expérience, — destiné dès votre jeunesse à une profession qui rend soupçonneux, et donne une fausse vue de la nature humaine. Moi, je connais le monde, et je sais mieux que personne combien une confiance réciproque est nécessaire pour arranger des affaires d’importance. »

Il parlait avec un air de supériorité, d’autorité même, qui réduisit Fairford au silence, et le troubla entièrement, malgré les efforts intérieurs qu’il put faire : et déjà le père se détournait pour sortir de la chambre, lorsqu’il retrouva la parole, afin de lui demander quelle conséquence entraînerait son refus de partir aux conditions proposées.

« Il vous faut alors, pour la sûreté de toutes les parties, rester quelques jours à Fairladies, où nous avons du reste les moyens de vous retenir par force, le soin de notre propre conservation nous obligeant, dans ce cas, à y recourir. Votre captivité sera courte ; car les choses ne peuvent rester long-temps dans l’état où elles sont. — Le nuage doit bientôt se lever, ou retomber sur nous pour jamais. — Benedicite Domino ! »

En achevant de parler ainsi, il se retira.

Fairford, laissé à lui-même, ne savait à quel parti s’arrêter. L’éducation qu’il avait reçue, aussi bien que les opinions politiques et religieuses de son père, lui avaient inspiré une sainte horreur des papistes, et une croyance sincère pour tout ce qu’on avait dit sur la foi punique des jésuites, ainsi que pour les, expédients de réserves mentales, grâce auxquelles on supposait que les prêtres catholiques, en général, évitaient de tenir leur parole à l’égard des hérétiques. Néanmoins, il y avait, dans les manières et dans les paroles du père Bonaventure, une espèce de majesté, affaiblie et cachée, il est vrai, mais encore grande et imposante, qu’il était impossible de concilier avec ces opinions arrêtées depuis bien long-temps sur la subtilité de l’adresse qu’on imputait aux personnes de sa secte et de sa profession. Alan était surtout convaincu que, s’il n’acceptait pas sa liberté aux conditions offertes, il serait retenu de force : de façon que, sous tous les rapports, il ne pouvait que gagner en les acceptant.

Un frisson involontaire parcourut néanmoins tout son corps, lorsqu’il se dit, en sa qualité d’avocat, que ce père Bonaventure était probablement un traître aux yeux de la loi, et qu’il y avait un certain crime désigné dans le livre des statuts sous le nom de « Non-révélation. » D’un autre côté, quoi qu’il pût croire ou soupçonner, il ne pouvait pas prendre sur lui d’affirmer que cet homme était un prêtre, puisqu’il ne lui avait jamais vu ni porter les habits de son ordre, ni célébrer la messe : il pensa donc qu’il lui était permis de douter d’une chose que n’établissait aucune preuve légale. Il arriva ainsi à cette conclusion : qu’il ferait bien d’accepter sa liberté, et de se rendre près de Redgauntlet, sous la garantie du père Bonaventure, ne doutant guère que cette garantie ne suffît pour le préserver de tout danger personnel. S’il pouvait avoir une entrevue avec le laird des lacs, il se flattait encore de lui démontrer la témérité de sa conduite. Et quand même Redgauntlet ne consentirait pas à relâcher Darsie, dans tous les cas, le lieu de détention et la situation actuelle du jeune homme ne seraient plus un mystère.

Après avoir ainsi formé sa résolution, Alan attendit avec impatience l’expiration de l’heure qu’on lui avait accordée pour réfléchir. Il n’eut pas à souffrir l’inquiétude une seule minute au-delà du temps marqué ; car, à l’instant même où l’horloge sonnait, Ambroise se montra à sa porte et fit signe à Fairford de le suivre dans la galerie. Notre voyageur obéit, et, après avoir traversé plusieurs de ces longs corridors si communs dans les vieux châteaux, il fut introduit dans un petit appartement où se trouvaient réunies toutes les commodités possibles. Il y trouva le père Bonaventure couché sur un sopha, dans l’attitude d’un homme épuisé par la fatigue, ou souffrant d’une indisposition. Sur une petite table, près de lui, était un livre de prières, une fiole renfermant un cordial et une petite tasse à thé en vieille porcelaine de Chine. Ambroise n’entra point dans la chambre ; — seulement il s’inclina profondément, et ferma la porte avec le moins de bruit possible aussitôt que Fairford fut entré.

« Asseyez-vous, jeune homme, » dit le père, toujours avec cet air de condescendance qui avait déjà surpris et presque offensé Fairford. « Vous avez été malade, et je sais trop bien, par expérience, ce qu’une indisposition exige d’indulgence. — Vous êtes-vous décidé, » continua-t-il aussitôt qu’il le vit assis, « à rester ou à partir ?

— À partir, répondit Alan, mais à condition que vous me garantirez de toute insulte de la part de cet homme extraordinaire qui s’est conduit d’une façon illégale envers mon ami Darsie Latimer.

— Ne jugez pas trop précipitamment, jeune homme. Redgauntlet exerce l’autorité d’un tuteur sur son pupille, par rapport à votre ami : il a droit de fixer le lieu de la résidence du jeune homme, quoiqu’il puisse avoir fait preuve de peu de jugement dans le choix des moyens qu’il a employés pour que force restât à son autorité.

— Sa situation, comme condamné pour haute trahison, abroge tous les droits dont vous parlez, » répliqua aussitôt Fairford.

« Sans doute, » répliqua le prêtre à son tour, en riant de la vivacité du jeune avocat, « sans doute aux yeux des personnes qui reconnaissent la validité de cette condamnation, — mais non aux miens qui ne la reconnais pas. Quoi qu’il en soit, monsieur, voici cette garantie : — lisez-en le contenu, et ne portez plus à l’avenir les lettres d’Urie[2]. »

Fairford lut ces mots :

« Mon cher ami,

« Nous vous envoyons un jeune homme qui désire savoir en quelle situation se trouve votre pupille, depuis qu’il est rentré sous votre autorité paternelle. On voudrait traiter avec vous de la mise en liberté de votre parent. Nous recommandons ce parti à votre prudence, désapprouvant hautement toute voie de fait et toute violence non nécessitée, et souhaitant, en conséquence, que cette négociation se termine heureusement. Dans tous les cas, le porteur de la présente a notre parole pour garant de sa sûreté et de sa liberté : il vous faut donc aviser à la stricte exécution de cette promesse, si vous estimez notre honneur et le vôtre. Nous désirons de plus causer avec vous, dans le plus bref délai possible, car nous avons à vous communiquer des choses de la plus haute importance. C’est pourquoi nous voudrions que vous vinssiez ici sans perdre un seul instant. Sur ce, nous vous souhaitons cordialement le bonjour.

P. B. »

« Vous comprenez bien, monsieur, dit le prêtre, lorsqu’il vit qu’Alan avait lu la lettre, qu’en vous chargeant de cette missive, vous vous engagez à en attendre l’effet avant de recourir à des moyens légaux, comme vous les appelez, pour obtenir la délivrance de votre ami.

— J’aperçois quelques lignes écrites en chiffres, » dit Fairford après avoir pris une lecture attentive du papier, — « puis-je demander ce qu’elles signifient ?

— Elles concernent mes propres affaires, » répondit le père brièvement, « et n’ont aucun rapport aux vôtres.

— il me semble pourtant naturel de supposer…

— Il ne faut rien supposer d’incompatible avec mon honneur, interrompit le prêtre ; lorsqu’un homme tel que moi accorde une faveur, il a droit de s’attendre à la voir acceptée avec reconnaissance ou refusée avec respect ; — mais point de questions, point de discussion !

— Alors j’accepterai votre lettre, » dit Fairford après une minute de réflexion ; « et la gratitude que vous attendez vous sera très-libéralement payée si le résultat répond à l’espérance que vous me faites concevoir.

— Dieu seul détermine l’issue ; l’homme emploie les moyens. Vous entendez bien, n’est-ce pas, qu’en vous chargeant de cette missive vous vous engagez sur l’honneur à attendre l’effet qu’elle produira sur M. Redgauntlet, avant d’avoir recours aux enquêtes judiciaires et aux mandats d’arrêt.

— Je m’y tiens pour obligé, en homme de foi et d’honneur.

— Hé bien ! je me fie à vous. Je vous dirai maintenant qu’un exprès dépêché par moi la nuit dernière, a, je l’espère, amené Redgauntlet dans un lieu qui n’est éloigné que de plusieurs milles de celui où nous sommes : là, il ne pourra tenter impunément aucune violence contre la personne de votre ami, s’il était assez téméraire pour suivre les conseils de M. Maxwell de Summertrees plutôt que mes ordres ; maintenant nous nous entendons. »

Il présenta la main à Alan, qui voulut lui donner un gage de sa foi en la serrant dans la sienne, selon une habitude assez répandue ; mais le père la retira brusquement. Avant que Fairford eût le temps de s’expliquer ce procédé, une petite porte de côté, recouverte d’une tapisserie, s’ouvrit soudain ; le rideau fut levé, et une dame se glissa dans l’appartement comme une apparition subite. Ce n’était pas une des miss Arthuret ; mais une femme dans la fleur de l’âge, et dans tout l’éclat de la beauté, grande, au teint d’albâtre, à l’air imposant. Les boucles de ses cheveux, d’un or un peu pâle, se partageaient sur un front qui, sans parler des nobles regards que lançaient des yeux grands, bleus et brillants, aurait convenu à Junon elle-même. Son cou et son sein étaient d’une forme admirable et d’une éblouissante blancheur. Elle avait peut-être un peu d’embonpoint, mais pas plus qu’il ne convenait à son âge : elle ne semblait avoir qu’une trentaine d’années. Sa démarche était celle d’une reine, d’une Vasthi, et non pas d’une Esther : — c’était une beauté fière et superbe, et nullement une grâce modeste.

Le père Bonaventure se souleva sur son canapé d’un air mécontent, comme fâché de cette visite. « Qui vous amène ici, madame ? » dit-il d’un ton presque courroucé ; » pourquoi avons-nous l’honneur de votre compagnie ?

— Parce que tel est mon plaisir, » répondit la dame très-tranquillement.

« Votre plaisir, madame ! » répéta-t-il toujours sur le même ton.

« Mon plaisir, monsieur, qui marche toujours avec mon devoir. J’ai entendu dire que vous étiez malade : — mais j’espère que c’est uniquement le soin de vos affaires qui vous fait fermer votre porte.

— Je me porte bien, parfaitement bien, et je vous remercie de votre sollicitude ; — mais nous ne sommes pas seuls, et ce jeune homme…

— Quel jeune homme ? » dit-elle en fixant ses grands yeux sur Alan Fairford, comme si elle s’apercevait pour la première fois de sa présence, — « puis-je savoir qui il est ?

— Ce sera pour une autre fois, madame : — je vous conterai son histoire quand il sera parti. Sa présence me met dans l’impossibilité de m’expliquer davantage.

— Après qu’il sera parti, ce sera peut-être trop tard. Et que me fait sa présence, quand il s’agit de votre sûreté ? Est-ce l’avocat hérétique que ces vieilles folles, les miss Arlhuret, ont reçu en cette maison, dans un instant où elles auraient dû laisser leur propre père frapper en vain à la porte, quand même la nuit eût été des plus orageuses ? Vous ne souffrirez sûrement pas qu’il parte ?

— Votre impatience peut seule rendre cette démarche périlleuse ; j’ai résolu de la faire. — N’ajoutez pas par votre zèle indiscret, quoique dicté par d’excellents motifs, un nouveau risque à cette entreprise.

— Oui vraiment ? » répliqua la dame d’un ton de reproche mêlé pourtant de respect et de crainte. « Et ainsi vous allez encore en avant, comme un cerf qui court vers les pièges du chasseur, avec une confiance qui ne doute de rien après tout ce qui est arrivé ?

— Paix, madame ! » dit le père Bonaventure en se levant, « gardez le silence ou sortez de l’appartement ; mes desseins n’admettent pas la critique d’une femme. »

La dame allait répondre vivement à cet ordre péremptoire ; mais elle se retint, et pressant avec force ses lèvres l’une contre l’autre, comme pour retenir les paroles qui étaient déjà sur le bout de sa langue, elle fit une profonde révérence, d’un air moitié de reproche à ce qu’il semblait, moitié de respect, et quitta la chambre aussi soudainement qu’elle y était entrée.

Le père sembla tout troublé de cet incident, et la manière dont il y paraissait sensible ne put que remplir l’imagination de Fairford d’une nouvelle série de bizarres soupçons. Il se mordit les lèvres et marmotta quelque chose entre ses dents, tandis qu’il se promenait dans la chambre ; puis il se tourna tout à coup vers le jeune homme avec un sourire d’une grande douceur, et un visage où toute expression de colère avait été remplacée par un air de politesse et de bonté.

« La visite dont nous venons d’être honorés, mon jeune ami, vous a donné, dit-il, plus de secrets à garder que je n’aurais voulu en confier à votre discrétion. Cette dame est une personne de distinction, — noble et riche ; — mais, néanmoins, telle est sa position que, si seulement l’on venait à savoir qu’elle fût dans ce pays, ce fait occasionnerait de grands malheurs. Je désirerais que vous observassiez le silence à ce sujet, même avec Redgauntlet et Maxwell, quoique du reste je me fie à eux pour tout ce qui concerne mes affaires.

— Je ne puis avoir occasion, répliqua Falrford, d’entrer en discussion avec ces messieurs ni avec personne sur la circonstance dont je viens d’être témoin ; — seulement elle aurait pu devenir le sujet de ma conversation par pur accident, et j’aurai soin désormais de me tenir sur mes gardes.

— Vous ferez bien, mousieur, et je vous en remercie, » dit le père en mettant beaucoup de dignité dans l’expression de la reconnaissance qu’il témoignait : « un temps pourra venir où vous apprendrez ce qu’on gagne à obliger un homme de ma condition. Quant à cette dame, elle est douée du plus grand mérite, et l’on ne peut rien dire sur son compte qui ne soit à son éloge. Néanmoins… Bref, monsieur, nous errons à présent comme dans un brouillard du matin : — le soleil se lèvera bientôt, je pense, pour le dissiper, et alors tout ce qui semble maintenant mystérieux sera clairement révélé ; — ou bien ce brouillard tombera en pluie, » ajouta-t-il d’un ton solennel, « et alors une explication sera de peu d’importance. — Adieu, monsieur, je vous souhaite le bonjour. »

Il fit alors un gracieux salut, et disparut par la porte de côté qui s’était ouverte pour la dame qui était entrée : Alan crut les entendre se disputer à haute voix dans l’appartement voisin.

Aussitôt Ambroise entra, et il lui dit qu’un cheval et un guide l’attendaient au bas de la terrasse.

« Le bon père Bonaventure, ajouta le sommelier, a eu la gracieuse attention de considérer votre situation présente, et m’a chargé de vous demander si vous aviez quelque besoin d’argent.

— Présentez mes respects à Sa Révérence, répondit Fairford, et assurez-le que j’en suis amplement muni. Soyez encore assez bon pour offrir mes remercîments aux miss Arthuret : dites-leur bien que la charitable hospitalité, à laquelle je dois probablement la vie, restera gravée dans ma mémoire aussi long-temps que je vivrai. Vous-même, M. Ambroise, agréez l’expression de ma sincère reconnaissance pour vos soins et vos attentions à mon égard. »

Durant ces recommandations, ils sortaient du vestibule, descendaient la terrasse, et arrivaient à l’endroit où le jardinier : vieille connaissance de Fairford, l’attendait monté sur un cheval, et en tenant un autre par la bride.

Souhaitant le bonjour à Ambroise, notre jeune avocat se mit en selle et galopa dans l’avenue : il se retourna plus d’une fois pour regarder la maison sombre et négligée où il avait été témoin de scènes si étranges, et plus d’une fois il réfléchit sur le caractère des habitants mystérieux qui s’y trouvaient. Il pensait surtout à ce prêtre dont les manières étaient si nobles et presque royales, ainsi qu’à la belle capricieuse, qui, si elle était réellement pénitente du père Bonaventure, semblait moins docile à l’autorité de l’Église que la discipline catholique ne le permettait. Il ne put s’empêcher même de trouver que toute la conduite de ces personnes différait beaucoup de l’opinion qu’il s’était faite d’un prêtre et d’une dévote. Le père Bonaventure en particulier avait plus de dignité naturelle dans ses manières, et moins d’art, moins d’affectation, qu’on ne devait en supposer avec l’idée que se faisaient les calvinistes de cet être rusé et formidable : — un missionnaire jésuite.

Tout en réfléchissant à ces choses, Alan tournait si souvent la tête vers la maison, que Dick le jardinier, garçon hardi et causeur, qui commençait à s’ennuyer de ce long silence, lui dit enfin : « Je suis sûr que vous reconnaîtrez bien Fairladies, quand vous y reviendrez, monsieur.

— La chose est assez probable, Richard, » répondit Fairford d’un ton de bonne humeur. « Je voudrais connaître aussi bien l’endroit où je vais maintenant. Mais vous pourriez me dire au moins quel est cet endroit.

— Votre Seigneurie devrait le savoir mieux que moi ; néanmoins j’ai idée que vous allez où l’on devrait vous envoyer tous, vous autres Écossais, de gré ou de force.

— Non pas au diable, j’espère, mon cher Dick ?

— Certainement non. C’est une route que vous pouvez parcourir comme hérétique ; mais, comme Écossais, je voudrais seulement vous conduire aux trois quarts du chemin, — c’est-à-dire vous ramener en Écosse, — toujours en priant Votre Honneur de me pardonner.

— Est-ce de ce côté que nous allons ?

— Droit au bord de l’eau. Je vais vous conduire chez le vieux père Crackenthorp, et alors vous serez à un pas et à un saut de l’Écosse, comme on dit. Mais peut-être y songerez-vous à deux fois avant d’y rentrer ; car la vieille Angleterre possède de gras pâturages pour les bestiaux du nord.



  1. Prenez garde d’être porteur de la lettre de Bellérophon, parce que vous pourriez bien comme lui, suivant la Fable, courir des dangers de mort. a. m.
  2. Mari de Bethsabé : David le fit tomber dans un piège pareil à celui qui, selon la Fable, fut tendu par Prœtus à Bellérophon. a. m.