Reflets d’antan/Le Signal

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Reflets d’antanGrander Frères, Limitée (p. 69-76).
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X

LE SIGNAL


 
La nuit ouvrait son aile à l’orient vermeil ;
Au fond de l’occident s’éteignait le soleil.
Ainsi lorsqu’en nos cœurs s’éveille la souffrance,
On voit souvent hélas ! s’éteindre l’espérance.
Après avoir marché dans l’île tout le jour,
Sur le bord de la mer les marins, de retour,
Entassaient des rameaux pour les livrer aux flammes.
Quand la nuit flotterait dans le sillon des lames,
Ils feraient, aux vaisseaux peut-être errants encore,
Un signal qui pourrait diriger leur essor
Vers la tranquille baie, où la bonté divine
Avait, malgré l’enfer, guidé la Grande Hermine.

Sur le sable où le flot venait avec lenteur,
Cartier se promenait, méditant dans son cœur

Les desseins du Très-Haut et sa magnificence.
Et, débordant d’amour et de reconnaissance,
Son esprit droit et pur montait vers le Seigneur,
Comme vers le soleil une blanche vapeur.

Cependant ses regards, avec inquiétude,
Interrogeaient souvent la vaste solitude.
Le chasseur indien n’était pas revenu.
S’était-il égaré dans le bois inconnu ?
Ou sentant tout à coup ses fiers instincts renaître,
S’était-il échappé pour ne plus reparaître ?

Pendant que ces pensées occupaient ses esprits,
Sur un rocher couvert de sapins rabougris,
Cartier vit s’élancer deux rapides fantômes.
Comme un mulot rusé se cache dans les chaumes,
Il les vit se cacher au plus épais des bois,
Et, là, les entendit contrefaire trois fois,
Toujours en élevant leur voix imitative,
Du lugubre hibou la voix morne et plaintive.

Surpris, vers les marins il accourt promptement.
Il les trouve, eux aussi, remplis d’étonnement.
Quand les étranges voix, s’élevant des ténèbres,
Avaient fait trembler l’air de leurs trois cris funèbres,

Taiguragny, pensif, avait bondi soudain,
Et s’était vers les bois élancé comme un daim.
Mais ses pieds n’avaient plus leur souplesse première.
Un marin le saisit avant que la bruyère
Lui donna, dans son ombre, un asile certain.
Et tenant son front pâle appuyé sur sa main
Il était maintenant assis au pied d’un arbre,
Immobile et muet comme un buste de marbre.

― « Ces endroits, dit Cartier, ne sont donc pas déserts ;
Nous les explorerons en mille sens divers,
Sitôt qu’à l’horizon l’on verra l’aube poindre.
Domagaya nous fuit, il faudra le rejoindre.
Mais brûlons ces rameaux que l’on vient d’entasser ;
Dans le sommeil ensuite allons nous délasser. »

Alors un des marins en frappant une pierre,
Fit jaillir avec bruit un rayon de lumière.
L’étincelle mordit les feuilles des rameaux.
La fumée enchaînant ses étouffants anneaux,
Les envoya se perdre au fond d’un ciel limpide.
Un gai pétillement, un craquement rapide,
Se mêlèrent alors aux cris des matelots,
À leurs éclats de rire, à leurs joyeux propos.


La lueur grandissait. De ses flèches aiguës
La flamme en bourdonnant semblait percer les nues ;
Un rideau ténébreux dérobait les forêts ;
Et du vaste brasier les ondoyants reflets
Luisaient d’un vif éclat, au loin sur l’onde amère,
Comme le souvenir d’une joie éphémère
Vient luire quelquefois sur notre pauvre cœur,
Recouvert à demi d’un voile de douleur.

La flamme cependant s’était bien vite éteinte,
Et la mer n’avait plus sa lumineuse teinte.
Monté sur son vaisseau, l’aventureux marin
Reposait ses esprits dans un sommeil serein.
Aussitôt que l’aurore au monde vint sourire,
Il monta radieux, sur le pont du navire,
Et longtemps sur la mer promena son regard.
Alors les matelots, honteux d’être en retard,
Laissèrent volontiers leurs hamacs et leurs rêves.
Le vent soufflait du large et l’onde sur les grèves
Jetait sa blanche écume avec d’étranges bruits,
Pendant qu’au ciel montaient les frais brouillards des nuits.

Tout à coup, rasant l’île, une frêle pirogue
Sur les flots écumeux se précipite et vogue.


Elle laisse la rive et vient vers le vaisseau :
Chaque coup d’aviron la fait bondir sur l’eau.
Cartier a reconnu l’Indien qui la guide.
C’est bien Domagaya dont la ruse perfide
Faillit avoir, la veille, un étrange succès.
Il rame avec vigueur ; il est déjà tout près.
Taiguragny, surpris, ne sait par quel mystère
Dans un canot d’écorce il voit voguer son frère.
Le fugitif arrive, amarre son canot,
Et sur le bâtiment il paraît aussitôt.
Il jette sur son frère un regard de reproche,
Et vers le commandant humblement il s’approche :

— « Noble seigneur, dit-il, tu vois que l’Indien
Ne devient pas ingrat quand on lui fait du bien.
J’aurais pu me cacher en de secrets repaires,
Et voler, cette nuit, au pays de mes pères ;
Mais je sais tout le soin que ton cœur m’a donné,
Et je vais, pour cela, jusqu’à Stadaconé,
À travers les écueils diriger ton navire.
Or, il est dans cette île, enfin je dois le dire,
Une femme que j’aime et qu’il faut emmener.
Des méchants à la mort ont pu la condamner,
Mais l’amour de la croix fut son unique crime.
Des ennemis des Blancs elle fut la victime.


Un Esprit de ton ciel l’a ravie au bûcher,
Et dans ces bois déserts elle vient se cacher.
Si nous la délaissions en ce lieu solitaire,
Elle mourrait bientôt de peine et de misère.
Au ciel du Canada qu’elle vienne avec nous,
Et que ta charité lui fasse un sort plus doux. »

Cartier tout étonné de ce noble langage,
Presse contre son cœur la main du bon sauvage.
Il sait que l’Indien avec habilité,
Peut donner au mensonge un air de vérité,
Et que d’autres motifs, en empêchant sa fuite,
Ont pu déterminer cette noble conduite.
Cependant il se plaît à croire à ses discours,
Et veut que sans retard l’on prête du secours
À cette enfant des bois que poursuit l’injustice.
Par son ordre, aussitôt, une chaloupe glisse
Vers la rive déserte où l’humble fille attend :
Domagaya, ravi, la conduit en chantant.

Qu’il est plaisant et frais le souffle de la brise !
Sur les récifs lointains comme la vague brise !
Qu’ils sont gais dans leur vol, les oiseaux de la mer !
Qu’elle est forte la voix de l’océan amer !


Est-ce un cygne géant que le flot gris balance ?
Une voile qui s’ouvre et devant nous s’élance ?
Ô Cartier, quel éclair s’échappe de tes yeux !
Quel doux étonnement, quel espoir radieux,
Font tressaillir ton cœur comme un bronze qu’on frappe !
Que porte donc la mer sur sa mouvante nappe ?
Ce n’est point un oiseau qui vient en s’ébattant,
Ce n’est point un brouillard qui s’élève éclatant.

Une voile, Dieu bon ! Dieu bon, c’est une voile !
Puis, une autre la suit, comme au ciel une étoile
Suit de près, dans l’azur, l’astre aux rayons sereins.
Elle approche, elle approche ! Et déjà les marins
Du rivage, de l’île, au loin, l’ont aperçue.
Leur immense clameur monte jusqu’à la nue,
Et du rocher sonore éveille les échos.
Et sur le bâtiment les autres matelots
Répondent à leurs cris par de longs cris de joie.
À la cime des mâts le pavillon ondoie.
Ô la divine fête ! Ô les coquets vaisseaux !
Qui semblent de plaisir se bercer sur les eaux !

Les voilà ! les voilà, ces navires rapides,
Avec leurs ponts couverts de marins intrépides,

Leurs flancs tout écumeux, leurs agrès mutilés !
Sous quels cieux, sur quels flots étaient-ils donc allés ?
Quel astre les conduit vers cet heureux rivage ?
Quel pouvoir les sauva des fureurs de l’orage ?
L’ancre tombe, des pleurs coulent de tous les yeux,
Des pleurs de joie. Un chant s’élève vers les cieux.

Marins, ouvrez vos cœurs à la réjouissance.
Chantez l’hymne sacré de la reconnaissance.
Au Dieu qui vous guida sur les gouffres amers,
Et vous fit déjouer les pièges des enfers,
Chantez un chant d’amour, un refrain d’allégresse !
En vain l’ange maudit à vous nuire s’empresse,
Pour vous le ciel combat ; la victoire est à vous.
Après tant de labeurs le repos sera doux.

Enivrés des parfums de ce sauvage asile,
Vous reprendrez la mer. Vous laisserez cette île
Où vous ont attendu de vaillants compagnons.
Ensemble vous verrez des rivages sans noms,
Que le monde d’hier appelait un problème.
Et vous verrez finir cette lutte suprême
Où vous n’avez pas craint, courageux matelots,
De suivre votre chef, le premier des héros.