Refrains de jeunesse/31

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La Maison de la bonne presse (p. 151-186).


RÉMINISCENCES ET PREMIER AMOUR


Je vous revois, ô toits bénis !
Foyers heureux de mon enfance,
Apres plus de dix ans d’absence,
Je vous revois, ô tendres nids !


Sous le dôme de vos grands ormes,
Couverts de lierre et de houblon,
Sur votre coteau de gazon
Vous dressez vos fronts uniformes.

Comme jadis, entre vous deux,
Sous vos fenêtres délaissées,
Les fleurs émaillent les allées
Du verger plein de chants joyeux ;

Et pardessus les palissades,
Vos lucarnes, comme en rêvant,
Contemplent le vieux saint Laurent
Et ses écumeuses Cascades.


Ce sont bien les mêmes sentiers
Où je semais mon allégresse :
Au bout, le fleuve qui caresse
Le pied des houx, des églantiers.

Avec Belle du voisinage,
— Une candide et pure enfant —
Ces arbustes m’ont vu souvent
Jouer sous leur paisible ombrage.

Ô cette enfant — chers souvenirs —
Fut longtemps ma seule compagne !
Tous les échos de la campagne
Ont redit nos chastes plaisirs…


Aussi nous savions nous entendre,
Tous nos désirs étaient communs,
Communs étaient tous nos chagrins,
Elle était douce, j’étais tendre.

Nous étions presque frère et sœur,
Et nos mères — bonnes voisines —
Nous ouvraient, larges, leurs cuisines,
Avec une même faveur.

Que d’heures, assis au rivage,
Passions nous à voir les remous
Tournoyer et faire des trous
plongeaient copeaux et feuillage.


Et nous laissions nos jeunes cœurs
Se remplir des murmures vagues,
Qu’en déferlant, faisaient les vagues,
Sur le sable aux blondes couleurs.

Ou bien, à travers la prairie,
Armés de nos chapeaux fripons,
Nous poursuivions les papillons
Qui s’abattaient l’aile meurtrie.

Et c’était un cri triomphant !
Nous épinglions nos victimes…
Ah ! ce sont les seuls petits crimes
Que commettaient nos cœurs d’enfant !


Baisers et caresses de mères,
Bois ombragés et chants d’oiseaux,
Grèves et gazouillis des eaux,
Étaient l’objet de nos chimères.

Ô mon amie, il est bien loin,
Ce temps de gaîtés ingénues,
Où nous courrions, les jambes nues,
Dans l’onde et les champs, sans témoin !

Ensemble, ainsi, nous épuisâmes
De nos printemps le premier cours,
Sans croire, qu’en fuyant, ces jours
Laisseraient l’amour dans nos âmes.


Ce doux instant — je me souviens —
Fut un des plus beaux de ma vie,
Et quand je songe, il me convie
À ses enchantements divins.

C’était à la mi-mai ; cinq heures
Sonnaient. À l’horizon vermeil,
Les premiers rayons du soleil
Empourpraient nos chères demeures.

Tout babillait au bord de l’eau,
Et le fleuve, plein de caresses,
Poussait ses voix enchanteresses
Sous les arbustes du coteau.


Au bout des joncs, au bout des herbes,
Qu’effleurait un brouillard léger,
L’astre du jour faisait briller
Des milliers de perles superbes.

Tout m’invitait !… vers les flots bleus,
Filets au bras, je me dépêche
En rêvant une belle pêche
Que « maman » verrait de ses yeux.

Tout à l’extrémité d’une ance,
À quatre arpents de nos maisons,
M’attendent les friants poissons
Que j’avais vu mordre d’avance.


Depuis un mois, mon jeune cœur
Se berçait d’un étrange rêve ;
Je sentais là comme une sève
Frémir, et j’avais presque peur ;

Je ne songeais plus qu’à ma Belle…
Quand elle sortait, à l’écart,
Je la suivais d’un long regard
Où pétillait une étincelle.

Pensif, j’arrangeais mes filets…
Mais le réveil de la nature,
Ses bruissements, et le murmure
Des vagues battant les galets ;


Le doux hymne des alouettes
Dont je suis dans les airs, le vol ;
Les tremolos du rossignol
Chantant ses amours aux branchettes ;

Là-bas, l’horizon qui s’embrase,
Dissipant dans un beau lointain
Le voile brumeux du matin ;
Et sur les ondes qu’elle rase,

Rêvant à quelque nid mignon,
L’hirondelle enlevant la plume
Qui, scintillante, dans la brume,
Balance à la tête du jonc ;


Le bruit cadencé de la rame
Dont le pêcheur frappe les eaux,
Et que les sonores échos
Repercutent de lame en lame ;

Les sons joyeux de l’Angélus,
Lançant aux voûtes azurées,
Ses saintes et douces volées,
Dont se réjouissent les élus ;

Oui ce beau réveil me fascine !…
J’oublie, et filets, et poissons ;
Dans mon sang courraient des frissons
Et des jets de flamme divine.


L’amour pour la première fois,
Naissant de cette mélodie,
Avait dans mon âme attendrie
Jeté l’ivresse de sa voix.

Alors dans une extase étrange
Vers Belle je tourne les yeux…
Le soleil dorait de ses feux
La chambre où reposait mon ange.

Elle comptait quinz printemps :
J’étais plus âgé d’une année ;
Dans les champs et sous la feuillée
Nous n’allions plus depuis longtemps.


Et puis, un jour, nos bonnes mères
Qui s’aimaient pourtant — pour raisons —
S’étaient interdit leurs maisons.
Ô séparations amères !

Nous avons bien pleuré tous deux :
Mais nous partagions la querelle,
Et je ne voyais plus ma Belle
Qu’à travers le verger ombreux.

Adieu les jeux ! adieu les courses !
Adieu les grèves et les fleurs !
Papillons aux belles couleurs,
Volez sans crainte au bord des sources !


Par la pensée, à ses côtés
Je me revis… mais une flamme
Enivrante berçait mon âme
L’emplissant de molles clartés.

Les doux baisers que sur sa lèvre
J’avais pris souvent autrefois,
Devenaient longs et pleins d’émois…
Leur saveur me donnait la fièvre ;

Et je reprenais les chemins
Que nous avions battus ensemble,
Sous l’aubépine, sous le tremble,
Ou sur la pente des ravins ;


Et tous ces endroits qui naguère
Ne disaient rien à mes désirs,
Avaient des voix et des soupirs
Caressés d’ombre hospitalière,

Et puis, ainsi, pendant longtemps,
Aux naïfs plaisir de l’enfance,
S’ajoutait l’ardente jouissance
De mon seizième et beau printemps.

Remplis d’illusions insignes,
Rêveur, je suivais sur les eaux,
De l’écume les blancs monceaux
Qui se berçaient comme des cygnes.


Un léger bruit de pas, soudain,
Se fait entendre sur la rive,
Puis une voix pure et craintive
Module un suave refrain.

J’écoute, et l’oreille tendue,
Je cherche à ravir aux échos,
Les doux accents, les tendres mots,
D’une chansonnette connue.

Ah ! c’est ma Belle ! Oui, c’est sa voix !
Elle s’avance avec mystère,
Portant l’amphore héréditaire
Que nous emplîmes tant de fois.


De ses deux bras, la baie ombreuse
Nous sépare ; aux extrémités
Couvertes de verts peupliers,
S’avancent dans l’onde amoureuse,

Deux quais de nos sueurs formés :
— Deux madriers longs de trois aunes,
Flottant sur des branchages d’aunes,
Entre quatre pieux enfoncés — :

C’est là que nos mères aimantes,
Sous l’écho sonore du soir,
Faisaient retentir leur battoir,
Au-dessus des eaux murmurantes.


C’est là que je voyais flotter,
Suspendue à la verte branche,
De Belle la chemise blanche
Que sa mère laissait sécher.

Cette chemise qui naguère
Ne m’apprenait rien de nouveau,
Je l’invoquais comme un drapeau
Une séduisante bannière.

Et ce fut là que Belle encor,
Si grand’matin est revenue……
Sur son épaule à demi nue,
Flottait sa chevelure d’or.


Ravi, déjà l’âme conquise,
Derrière une roche, caché,
Je l’admire et — mignon péché —
Je me charge d’une expertise.

Comme éprise de tous les tons
Que la voix du matin module,
Près des eaux que la brise ondule,
Belle parcourt les horisons.

Elle contemple les espaces,
Et sur le rose de son cou,
Le zéphyr de caresses fou,
S’enivre au parfum de ses grâces.


Le rêve semble l’envahir…
Les tendres accents de la rive,
Peut-être, en son âme pensive,
Rappellent-ils un souvenir……

Peut-être, à cette heure ravie,
L’amour lui fait, ainsi qu’à moi,
Connaître l’ivresse et l’émoi
Qui changent le cœur et la vie !…

Soudain, confiant au gravier,
Le vase dont elle est jalouse,
Elle accourt sur la fraîche mousse,
Et lui livre bas et soulier.


Le caillou clair et la coquille,
Qui sous l’onde émaillent le fond,
La surface du sable blond
Qui de mille rayons scintille,

La font tressaillir de transports ;
Oh ! alors, relevant sa manche,
Sur le rivage elle se penche,
Comptant d’avance ses trésors.

L’eau mystérieuse et folâtre
L’invite, et le miroir poli
Rayonne de maint petit pli,
En recevant son pied d’albâtre.


Elle y pénètre à petits pas,
Plissant sa jupe sur la hanche,
Et vers chaque coquille blanche
Elle plonge son joli bras.

Et puis, ainsi, longeant la baie,
Elle dégarnit le sablon,
Tandis que le jaloux pinson
La suit en chantant dans la haie.

Chaque pas l’approche de moi ;
De plus en plus je vois sa grâce,
Je l’invoque, mais à voix basse…
Si Belle entendait, quel effroi !


Ah ! penche ta taille divine !
Dans le liquide cristalin,
Mire ton cou de blanc satin
Et ta frémissante poitrine !

Mais si Belle sait que non loin
Un indiscret jusques aux larmes
S’enivre, en épiant ses charmes,
Que dira-t-elle du témoin ?

Ce sombre penser m’inquiète…
Ma retraite semble en danger ;
Belle, c’est assez t’avancer !
Ah ! ne poursuis pas ta cueillette !


Mais, non, hélas ! je n’y tiens plus !
Elle s’arrête, et sa main tremble,
En laissant retomber ensemble,
Sa jupe blanche et ses bras nus.

À dix pas d’elle, sur la pierre,
Gisent mes filets malheureux…
Et ses regards furtifs, peureux,
Soupçonnent leur propriétaire.

La roche me protège encor,
Mais mon âme de crainte est pleine,
Car Belle, toujours incertaine,
Examine à deux pieds du bord.


Rien ne bouge, tout est tranquille…
On n’entend que le bruit câlin
De l’onde sur le sable fin
Qu’émaille la blanche coquille.

Je me rassure peu-à-peu……
Et Belle déjà moins craintive
S’apprête à remonter la rive ;
Je souriais…… lorsque — grand Dieu !

Un coup de brise qui me raille,
— Audacieux, cruel affront —
En se jouant, vole à mon front,
Mon malheureux chapeau de paille…


Et Belle du regard le suit ;
Je ne vois plus, il me dénonce,
Et va s’accrocher à la ronce
De l’aubépine qui bruit.

Oh ! le reconnais-tu, chérie,
Ce vieux chapeau des jours d’antan
Qui sous tes yeux abattit tant
De papillons dans la prairie ?

Oh ! oui, car ta candide main
L’a bien souvent, de fleurs sauvages
Couronné, sous les frais feuillages,
Ou sur les mousses du chemin.


La pâleur envahit sa joue,
Et l’œil baissé, n’osant plus voir,
Elle interroge le miroir
De l’eau. Confus — je l’avoue —

Je cherchais une excuse en vain…
Que pouvais je, en effet, lui dire ?
Il ne me restait qu’à maudire
Ma roche et mon chapeau vilain.

Tremblant, je risque mon front pâle…
Regarde Belle qui rougit……
Je ne sais pas ce que j’ai dit,
Ma voix, hélas ! n’était qu’un râle.


Est-ce par pitié que sa main
Daigna se tendre vers la mienne,
Que sa lèvre de douceur pleine,
Fit sourire son pur carmin ?

Est-ce pour chasser mes alarmes,
Qu’elle me dit : « Que fais-tu là ? »
Je l’ignore, mais tout cela
Me rappela vers ses doux charmes.

Alors dans l’azur de ses yeux,
Mes yeux plongent avec ivresse,
Et dans une même caresse
Nos cœurs s’embrasent de leurs feux !


Et saisissant sa main qui tremble,
J’implore de tendres pardons……
Elle me soupira : « Partons ! »
Et nous voilà marchant ensemble.

L’astre du jour tout radieux,
Montait aux voûtes azurées,
Dorant les plaines diaprées,
Et le fleuve majestueux.

L’anse dans une paix profonde,
Semblait écouter son gravier,
Qui, comme un céleste clavier,
Résonnait aux baisers de l’onde.


Belle rêvait, et comme un lis
Qu’une brise amoureuse incline,
Penchait, parfois, sur sa poitrine,
Sa tête et ses regards jolis.

L’oiseau, la fleur, disaient : « Je t’aime »
Aimez-vous disaient les zéphyrs !
Nous nous échangions des soupirs,
Mais nous taisions ce mot suprême.

Ainsi, nous touchâmes heureux,
Au petit quai qui se balance…
— Déjà, hélas ! au bout de l’anse,
Dis-je à mon Ève — Oui, tous les deux !


Nous avions tenu le silence,
Mais nos deux cœurs s’étaient compris…
Dans leurs soupirs, dans leurs souris,
L’amour avait fait sa semence.

Mais l’heure s’avançait. Dans l’eau,
Je plonge de Belle l’amphore,
Puis à deux la portons encore,
En cheminant vers le coteau.

Chaque arbuste avait sa romance,
Chaque ombre, son doux souvenir ;
Aussi, pour nous ressouvenir,
Nous ne gardions plus le silence.


Bien des fois, sur le vert gazon,
Nous avons déposé le vase…
Mais dans notre amoureuse extase
On oubliait qu’à la maison,

Les mamans ne se parlaient guère.
Belle y songea ; son front pâlit
Et frissonnante elle me dit :
« Hélas ! que va dire ta mère ! »

Et je sentis, là, dans mon cœur,
Une tristesse courroucée…
Ma mère était dans ma pensée
Presqu’un obstacle à mon bonheur.


Soudain, j’entends appeler : « Belle ! »
Et mon nom fut suivi de près…
Nous allions fuir avec regrets
— Nous rappelant bien la querelle —

Quand, ô suave vision !
Nos mères descendent la côte,
Et s’entretiennent côte-à-côte
D’une commune émotion.

À nos absences prolongées
Nous devions ce touchant accord ;
Inquiètes de notre sort
Les mères s’étaient rencontrées.


Timides, le regard baissé,
Et rougissant sous leur tendresse,
Nous attendons une caresse,
Et le doux retour du passé.

Ah ! te souvient-il bien, ma mie,
De leurs baisers, de leurs pardons,
Et de ce doux mot : « Oublions, »
Qu’échangeait leur âme attendrie ?

Te souvient-il que sous leurs yeux,
Leur vieille amitié revenue,
Comme un brasier que l’on remue
Sur nous fit rejaillir ses feux ?


Te souvient-il que leur discours
Parfois se tenait à voix basse ?
Eh ! bien, on parlait de ta grâce
Et de nos premières amours…

Extases saintes et sublimes,
Rayons divins de mes printemps,
Comme toute choses, le temps
Vous a portés dans ses abîmes.

Un destin cruel et jaloux,
Un jour visita ces demeures ;
Il sonna vos dernières heures
Et tout disparut avec vous.


Vous n’êtes plus, et solitaire,
Je prête l’oreille aux soupirs
Que les arbres et les zéphyrs
Font entendre dans le mystère.

Ô Belle ! ouvrons encor nos cœurs
Aux échos des jeunes années !
Et sur leurs fleurs, toutes fanées,
Versons ensemble quelques pleurs !…


Septembre, 1893.


FIN