Relation de voyage de Shang-haï à Moscou, par Pékin, la Mongolie et la Russie asiatique/09

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Temple de l’Agriculture, à Pékin. — Dessin de Thérond d’après une photographie.


RELATION DE VOYAGE DE SHANG-HAI À MOSCOU,

PAR PÉKIN, LA MONGOLIE ET LA RUSSIE ASIATIQUE,


RÉDIGÉE D’APRÈS LES NOTES DE M. DE BOURBOULON, MINISTRE DE FRANCE EN CHINE, ET DE Mme DE BOURBOULON, PAR M. A. POUSSIELGUE[1].
1859-1862. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




PROMENADE DANS PEKIN (suite).


Récit de M. Trèves (suite). — Le temple de l’Agriculture. — Une ronde de nuit. — Les environs de Pékin. — Le cimetière français. — La route qui conduit au Palais d’été.

« J’ai dit que le temple de l’Agriculture est moins beau que celui du Ciel ; mais il est entouré d’un labyrinthe de balcons, d’un dédale d’escaliers surmontés de monolithes d’une forme étrange qui donnent à l’ensemble de l’architecture un aspect bizarre et unique au monde. Sur tous ces marbres sont sculptés en relief les flots de la mer, des fleurs, des champs de blé, des oiseaux, et tous les monstres qu’a su enfanter l’imagination des sculpteurs chinois.

Enceinte et portiques du temple de l’agriculture. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

« Cet édifice, orné et décoré dans le même goût que le temple du Ciel, n’en diffère que par ses dimensions moins considérables et par ses trois toits superposés ; les peintures sont moins riches, quoique mieux conservées. En général les émaux, les porcelaines et les laques sont mieux entretenus, ce qu’on pourrait attribuer à la fête de l’agriculture qu’y célèbre encore tous les ans l’empereur actuel.

« Le sol y paraît aussi plus humide et moins sablonneux que celui du monument rival. Malgré les soins des gardiens, la mousse et les plantes parasites recouvrent d’un épais tapis les dalles des escaliers et des avenues ; ces braves gens font dans toutes ces vieilles pierres une abondante récolte d’excellents champignons qu’ils vont vendre en ville. C’est, avec le logement et le chauffage, le plus clair de leurs appointements.

« L’enceinte du temple de l’Agriculture contient en outre de vastes dépendances : on y voit la plaine, où chaque année l’empereur et les princes de sa famille viennent, à l’époque des premiers labours du printemps, préparer de leurs mains augustes une étendue de terrain déterminée par les rites religieux[2] ; enfin une des avenues conduit à des bâtiments abandonnés, entourant une vaste cour au milieu de laquelle se trouve une tourelle de dix mètres d’élévation. Jadis les empereurs, montant sur la terrasse de cet édifice, y sacrifiaient des brebis au maître du ciel, et les précipitaient la gorge ouverte sur le parvis de la cour ou les devins consultaient leurs entrailles fumantes. Il y a bien longtemps, dit-on, que ces hécatombes sanglantes ont été abandonnées, cependant on y voit encore les carcasses et les cendres des victimes.

« Le jour touchait à sa fin, et de nombreuses bandes de corbeaux, dont les aïeux se nourrissaient sans doute des restes du sacrifice, et qui ont gardé l’habitude de nicher dans cette nécropole, arrivaient en croassant se percher sur les corniches : la lune, qui se levait à l’horizon, blanchissait d’une lueur fantastique les portiques de marbre blanc, auxquels les rangs pressés de ces oiseaux de mort faisaient une couronne funèbre plus noire que la nuit !

« Il était temps de rentrer ! Je savais, par expérience, qu’il n’est pas commode de circuler dans Pékin après le coucher du soleil, et je pressai l’allure de mon cheval, devant lequel courait mon domestique chinois une lanterne à la main.

« À sept heures du soir, on ferme les portes de la ville, le gong sonne le couvre-feu, et la garde va occuper les postes désignés pour la nuit.

« L’avenue du centre présentait un spectacle tout différent de celui auquel j’avais assisté quelques heures auparavant : on n’y rencontrait plus que quelques passants attardés et silencieux, pressant le pas pour regagner leur logis, et des chiens errants cherchant une maigre nourriture dans les tas d’immondices.

« La police interdit les assemblées nocturnes, qui ne sont pas du reste dans les mœurs de la population ; deux heures après la tombée de la nuit, tous les habitants sont couchés, et on ne connaît ni les bals, ni les concerts, ni les soupers. Les tribunaux, le commerce, les opérations financières, les affaires sérieuses s’expédient dès le point du jour. À midi tout est terminé. Le reste de la journée jusqu’à la nuit est consacré au plaisir. Aux heures où l’on remarque le plus de mouvement dans les grandes villes d’Europe, celles de Chine jouissent du calme le plus profond ; chacun est rentré dans sa famille, les boutiques sont fermées, les lecteurs publics ont terminé leurs séances, les théâtres ont fini leurs représentations.

« Toutes les ruelles qui viennent déboucher dans l’avenue du centre étaient déjà fermées par des portes à claire-voie, que gardait le ti-pao chargé de la police du quartier. Quand on veut rentrer ou sortir, il faut parlementer avec lui et lui expliquer pourquoi on se trouve dehors à cette heure indue : quelques sapèques de gratification sont en général la meilleure explication.

« Il y a un de ces gardes de police attaché à la surveillance nocturne de chacune des rues de la ville et il est responsable de ce qui s’y passe ; aussi n’entend-on presque jamais parler à Pékin de vols avec effraction et encore moins d’attaques à main armée : il y existe pourtant un grand nombre de coupeurs de bourse et de filous d’une adresse étonnante.

« À chaque pas je rencontrais des gardiens de nuit : ils se promènent en frappant sur un cylindre de bois qui produit un son analogue à celui d’une crécelle ; dès qu’ils entendent du bruit, ou qu’ils voient quelque chose de suspect, ils ont bien soin de frapper à coups redoublés sur leur instrument, ce qui veut dire aux voleurs et aux malintentionnés : Je suis là ! Sauvez-vous ! Vous reviendrez un peu plus tard. D’ailleurs, pour qu’on les voie de plus loin, ils portent une lanterne allumée à la ceinture.

« Pékin n’est pas éclairé, il est vrai, mais les Chinois ont une passion inexplicable pour les lanternes ; on ne saurait s’en passer même par le plus beau clair de lune. Les porteurs de chaise, les mendiants, les gardiens de police en sont munis ; les enfants même en ont qui sont proportionnées à leur taille.

« J’ai rencontré, en rentrant dans la ville mongole, une patrouille de nuit chargée de faire la ronde. L’officier commandant qui la précédait à cheval faisait porter devant lui une énorme lanterne où étaient inscrits son nom et ses titres ; chaque homme de la patrouille en avait une plus petite ayant forme de poissons, d’oiseaux, de chevaux. Toutes ces lumières, s’agitant dans l’obscurité, et éclairant seulement les jambes des soldats de police, dont le haut du corps et la tête restaient dans l’ombre, produisaient l’effet le plus singulier.

« Malheureusement ce spectacle pittoresque fut interrompu par un vacarme épouvantable, qui me fit prendre le galop aussitôt : les gardiens de chaque rue transversale, afin de reconnaître la patrouille et de prouver qu’ils veillaient, signalaient son passage en frappant à tour de bras sur leurs cylindres, et en réponse les soldats de la patrouille agitaient tous ensemble une cliquette attachée à leurs bras.

« Ces bruits sont extrêmement incommodes, tant que l’oreille n’y est pas habituée, et je leur ai dû bien des nuits d’insomnie dans les premiers temps de mon séjour à Tien-tsin.

« En rentrant à la légation et dès qu’ils ont vu de la lumière dans ma chambre, j’ai aperçu nos deux braves veilleurs de nuit, car il y en a dans toutes les grandes maisons de Pékin. Ils ont soin d’accourir dès qu’ils sont bien sûrs qu’il y a quelqu’un, et alors ils font assaut de zèle.

« Je riais en moi-même de voir la manière fanfaronne avec laquelle l’un d’eux agitait ses bras d’un air terrible, en indiquant les coins obscurs du jardin à l’autre qui les fouillait tour à tour avec son trident de fer, comme s’il eût voulu transpercer tous les voleurs. S’ils en avaient aperçu un, comme ils auraient pris la fuite !

« Dieu merci, nos veilleurs de la légation, quoiqu’ils portent à leur ceinture le tam-tam et la crécelle, insignes de leurs fonctions, n’en font pas usage à leur grand regret comme leurs confrères de la rue. Ce vacarme nocturne leur a été expressément défendu. »


La province de Petche-li, dans laquelle se trouve Pékin et qui est la plus septentrionale de la Chine proprement dite, se divise en neuf départements dont chacun a sa ville capitale. Nous avons eu occasion de parcourir celui dont Tien-tsin est le chef-lieu ; le département de Pékin est moins fertile encore ; bordé au nord-ouest par une chaîne de petites montagnes qui le séparent de Suan-hoa-fou, il ne se compose guère que de grandes plaines sablonneuses arrosées par les rivières Pei-ho et Weu-ho, dont les vallées seules possèdent une richesse naturelle. Mais, si la nature a refusé ses dons aux environs de Pékin, l’industrie humaine en a changé complétement l’aspect, à force de travail. Les irrigations, les transports de terre végétale, l’abondance des engrais ont formé un sol artificiel ; aux environs du village de Haiien, les empereurs, en bouleversant le terrain à force de bras, ont placé un paysage pittoresque au milieu d’une plaine nue et aride : des collines rocailleuses, de plantureux vallons, des forêts d’arbres magnifiques, des lacs, des cascades, toutes les créations de l’art secondé par le temps y ont avantageusement remplacé la nature.

Ces immenses travaux de terrassements s’étendent à plus de quarante kilomètres au nord-ouest de Pékin. Au nord de la capitale, se trouvent des champs de blé, de sorgho et d’orge ; au sud, d’immenses marais et des rivières alimentées par les eaux du Weu-ho ; et enfin, c’est à l’est que vient aboutir la chaussée de Pa-li-kiao, sur laquelle est assise la ville de Tong-cheou, que nous avons décrite précédemment.

Quand on débouche de la capitale par la porte de Pin-tse, on se trouve sur la grande route du nord-ouest qui conduit aux ruines du Palais d’été. Au pied des murailles, une enceinte plantée de grands arbres renferme l’ancien cimetière portugais, où ont été déposés les corps des victimes de l’attentat de Tong-cheou et du général Collineau.

À quelques kilomètres plus loin, on rencontre le cimetière français, qui contient le monument consacré à la mémoire des officiers et soldats morts pendant la campagne de Chine. Rien de plus triste que l’aspect de cette nécropole ! On y arrive par une porte dégradée, entourée de murs qui tombent en ruine ; un frère catholique, qui est à la fois gardien du cimetière et maître d’école, y habite une mauvaise masure entourée d’une haie de sorghos ; derrière s’étend un jardin maraîcher, où de maigres légumes croissent difficilement au milieu des gravats et des vieilles pierres moussues qui encombrent le sol.

PLAN DU CIMETIÈRE FRANÇAIS, À PÉKIN. D’après M. le capitaine Bouvier.

Après le potager, viennent les tombes. Elles sont alignées à une distance égale et toutes construites sur le même modèle adopté jadis par les missionnaires : ce sont des carrés égaux coiffés d’une demi-sphère avec un rebord ; on dirait de vastes chapeaux ronds. Ces pierres blanches sont lugubres à voir dans la monotonie de leur forme et dans la régularité de leur position. Devant chaque tombe, un monolithe dressé sur un socle contient les inscriptions funéraires. Au loin, par les brèches de la muraille, on aperçoit au-dessus de la plaine les pics bleuâtres des montagnes. Le sol du cimetière est recouvert d’une mousse noire toute desséchée par le soleil ; on n’y voit d’autres arbres que d’humbles mélèzes nouvellement plantés dans les intervalles des tombes, et qui végètent à peine dans ce terrain ingrat.

Le monument expiatoire élevé à l’armée française par les soins du capitaine Bouvier se trouve près de l’entrée : il est carré, plus haut que large, et très-simplement orné ; une grille en fer en entoure la base et en défend l’approche ; devant est l’aigle impérial, derrière deux épées en croix avec la Légion d’honneur en sautoir. L’un des côtés porte cette inscription : « À la mémoire des officiers et soldats morts pendant la campagne de Chine. — 1860. » Sur l’autre, on lit les noms des victimes de l’attentat de Tong-cheou et des officiers tués en combattant.

Cimetière français, à Pékin. — Dessin de Lancelot d’après M. le capitaine Bouvier.

À quelques pas plus loin, une large pierre tumulaire est posée à plat sur le sol : c’est là qu’a été transporté le corps du lieutenant de Damas, tombé au combat de Tehang-Kia-ouang.

Il y a une mélancolie saisissante dans cet humble cimetière, où reposent, à quatre mille lieues de la patrie, quelques-uns des glorieux enfants de la France. Aucun bruit n’y rappelle le pays natal, et le nasillement des écoliers chinois, qui répètent leurs leçons, vient seul en interrompre le morne silence.

Le cimetière français est situé à l’ouest-nord-ouest, à huit kilomètres de Pékin, dans un vallon aride ; plus loin, en avançant vers le village de Hai-tien, on aperçoit vers la droite le célèbre temple de la Cloche.

L’architecture religieuse des Chinois ne ressemble en rien à la nôtre. Nous, cherchant à mettre en harmonie le mystère imposant dont s’entourent nos cérémonies sacrées avec l’ensemble d’édifices voués au recueillement et à la prière, nous personnifions la majesté de Dieu par des églises grandioses, fermées de toute part, d’un style grave, un peu sombre et mélancolique. La dévotion des bouddhistes est moins exigeante, et s’accommode de constructions analogues à celles des particuliers. Aussi les Chinois choisissent-ils, pour élever un temple, un site riant et pittoresque, avec des eaux pures, des grands arbres et une végétation fertile ; ils y creusent des étangs et des ruisseaux, et y tracent une foule d’allées tournantes, près desquelles ils multiplient les arbustes et les fleurs ; par ces avenues fraîches et parfumées, on arrive à plusieurs corps de bâtiments entourés de galeries, dont les piliers sont couverts de plantes grimpantes : on se croirait dans une résidence champêtre consacrée aux plaisirs des sens plutôt que dans un sanctuaire dédié à la Divinité.

Tel est le temple de la Cloche, qui doit son nom à un énorme instrument qui n’a pas la même forme que ses homonymes d’Europe. C’est un cône allongé et presque cylindrique, tout entier en bronze pur sans alliage, d’environ cinq mètres de haut sur trois de diamètre et huit centimètres d’épaisseur. Cette cloche pèse soixante mille kilogrammes et est couverte de frises, de filets, de moulures et de plus de trente-cinq mille caractères en ancien chinois et en langue mandchoue, ciselés en relief et d’une netteté admirable. Comme elle n’est pas mobile et n’a pas de battant, on se contente de frapper dessus avec un pilon en bois mû avec des cordes ; ce qui produit, malgré la pureté du métal, un son sourd à vibrations peu prolongées et indistinctes.

Non loin, au milieu d’un vaste amphithéâtre de hautes collines, s’élève le temple de Pi-yun-tse. L’avenue par laquelle on arrive à l’édifice sacré a plus d’un kilomètre de longueur ; elle est ombragée des deux côtés par une allée de sapins plantés à égale distance et habités par des écureuils et des faisans. L’architecture du temple est assez grandiose : ce monument, placé au pied d’une éminence, est entouré de galeries et de terrasses superposées qui vont toujours en diminuant jusqu’au faîte ; il s’élève ainsi, degré par degré, avec ses mille salles et ses mille corridors.

La grande chaussée dallée en granit, qui conduit aux ruines qui furent le Palais d’été, passe près du village de Hai-tien. Les coteaux environnants sont couverts de jardins et de belles habitations appartenant aux mandarins attachés à la personne de l’empereur. Un grand lac de forme carrée précède l’entrée du palais. À gauche, une route dallée conduit à un nouveau village, habité également par les gens de service du palais, ainsi que l’indiquent les tuiles jaunes des toits. Au nord-ouest, on aperçoit les montagnes que domine la tour du Guet, du haut de laquelle les gardiens chargés de veiller sur les abords de la résidence impériale purent signaler, en 1860, l’approche des barbares de l’Occident.

La tour du Guet. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Tout ce paysage, quoique artificiel, est admirablement tourmenté ; les terres provenant des étangs ont formé de hautes collines rocailleuses, jetées çà et là au milieu de vallées verdoyantes, où le trop plein des eaux est détourné au profit d’immenses rizières.

  1. Suite. — Voy. t. IX, p. 81, 97, 113 ; t. X, p. 33.
  2. J’aurai occasion dans un autre chapitre de donner plus de détails sur cette cérémonie célèbre.