Relation de voyage de Shang-haï à Moscou, par Pékin, la Mongolie et la Russie asiatique/26

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Krasnoiarsk. — Monuments et habitants de Tomsk. — Danses et jeux militaires. — Petite guerre aux flambeaux. — Manière de conduire des postillons. — Le fleuve Obi. — Les Bouriattes, descendants des Tatares. — Les marais de la Baraba. — Les Voyageurs assaillis par les mouches et les cousins. — Magnifique végétation. — Cheval tué par les taons. — Omsk. — Menu d’un dîner bourgeois à Tioumen. — Scène touchante avec la femme d’un capitaine de village. — Les monts Ourals. — Perm et Kasan. — Souvenir de la Grande Catherine. — Le champ de foire à Nijnei-Novgorod. — Arrivée à Moscou et retour en France.

« Krasnoiarsk, bâtie sur un plateau, possède un fort beau jardin public taillé et tracé dans un antique bois de bouleaux, dont les derniers arbres poussent leurs racines dans les falaises du fleuve élevées de quatre-vingts pieds à pic. Une large avenue parfaitement plane, et où plusieurs voitures peuvent passer de front, traverse ce jardin et donne en enfilade sur tout le cours de l’Yéniséï dont le panorama est splendide. C’est ce que la ville présente de plus remarquable.

« La journée d’aujourd’hui s’est passée en visites, en réceptions et en promenades au beau jardin dont j’ai parlé où la musique militaire nous a donné une aubade. Les femmes sont très-élégantes et toujours à la dernière mode de France ; j’en dirai autant des voitures, des livrées et de l’aspect de la population. Krasnoiarsk me fait l’effet d’être l’Athènes de la Sibérie.

« Le gouverneur civil, qui nous a servi de mentor, a une femme excellente qui m’a donné les meilleurs avis d’hygiène, et des recettes contre la fatigue pour la suite de notre voyage ; elle m’a prévenu que nous serions dévorés par les cousins en traversant les marais de la Baraba, et a voulu à toute force me faire cadeau de deux filets en gaze pour me protéger la figure, m’assurant qu’elle s’était bien trouvée de cette précaution dans ses nombreux voyages. Le gouverneur a aussi une fille de seize ans, pleine d’esprit qui parle de tout avec un aplomb surprenant ; à son âge elle a des opinions politiques, est fort libérale, et nous a soutenu que la liberté et l’égalité deviendraient un jour la loi universelle, et que tous les peuples y seraient irrésistiblement entraînés. Qui sait où cette toute jeune fille a pu puiser ces idées que les femmes se forgent rarement à elles toutes seules, et qui ont ordinairement pour bases une passion ou même un simple caprice ? En tout cas elle est charmante, sinon que ses toilettes sont exagérées, et qu’elle porte un chapeau à plumes et à aigrette blanche si empanaché qu’il fait le plus singulier effet sur cette jeune tête blonde et espiègle.

« Partout où j’ai voyagé, j’ai remarqué que les prétendues modes parisiennes, les choses les plus excentriques et du plus mauvais goût étaient portées d’abord par les dames des contrées les plus éloignées, où elles leur arrivent toutes faites, et sans qu’il leur soit possible de contrôler si elles seront acceptées par le public. De là les toilettes hétéroclites qu’on remarque chez les étrangères qui arrivent à Paris, persuadées qu’elles sont mises à la dernière mode.

« Nous ne nous arrêtons que quelques heures à Atchinsk, petite ville, qui n’a d’autre importance que d’être le point de séparation des deux grands gouvernements de la Sibérie orientale et de la Sibérie occidentale. C’est la rivière Tchoula, que je vois d’ici et que nous allons traverser tout à l’heure, qui forme la frontière.

« M. d’Ozeroff qui nous avait accompagnés fidèlement depuis Kiakhta vient de nous faire ses adieux. C’est le lieutenant-colonel Lerche, aide de camp du général Duhamel, gouverneur de la Sibérie occidentale qui le remplace auprès de nous. Il est impossible d’être reçus avec plus d’honneurs et d’égards. Nous sommes réellement comblés par le gouvernement russe.

« Nous partons a l’instant : dans deux jours nous serons à Tomsk.

« Notre entrée dans la Sibérie occidentale a été signalée par le mauvais état des routes qui m’ont paru détestables entre Atchinsk et ici. Le paysage monotone ne présente que des landes perpétuelles entrecoupées de quelques forêts de sapins et de quelques belles vallées situées le long des cours d’eau qui sont nombreux, car il nous a encore fallu passer en bac les rivières de Mariinsk et d’Ichimsk.

« La civilisation a déjà pris racine ici : Tomsk, la ville la plus peuplée de la Sibérie avec Irkoutsk (22 000 habitants), est le centre d’un grand commerce alimenté par les riches mines d’or, de platine et de cuivre dont les gisements sont nombreux dans les contreforts des monts Altaï. Quoique n’étant pas la capitale officielle de la Sibérie occidentale (c’est Omsk qui à cet honneur), Tomsk, a complétement détrôné Tobolsk, située dans un pays plus froid, moins cultivé, et où l’industrie n’a pas plus d’avenir que l’agriculture. Cette ville est peu pittoresque ; cependant on y voit, sur les bords d’un bras canalisé du Tom qui la traverse d’une extrémité à l’autre, nombre d’anciennes maisons en briques et en pierres d’une architecture qui remonte aux premiers temps de l’occupation de la Sibérie. Quelques rues étroites, de vieux quartiers habités par les Tartares étonnent l’œil quand on arrive d’Irkoutsk et de Krasnoiarsk dont les rues sont si larges et si droites, les maisons si bien peintes et si bien alignées. On y trouve aussi un vaste jardin public, analogue à ceux que j’ai déjà décrits, avec des cafés, des salles de bal et des marchands ambulants de toute sorte ; là on rencontre les types si divers de la population sibérienne, Bouriattes, Kalmouks, Khirghis, achetant, vendant, et surtout buvant des boissons fortes. Une grande partie de ce qu’ils gagnent est employée à satisfaire cette déplorable passion… Pourtant, malgré la quantité d’ivrognes, on n’entend point de cris, de querelles, tout se passe paisiblement et avec ordre ; l’ivresse même est apathique chez les gens du Nord !

« Nous avions été attendus à Tomsk par le général Duhamel, gouverneur de la Sibérie occidentale, mais, comme nous étions en retard, il avait dû partir en tournée pour affaires de service. Ce fut Mme Duhamel qui nous accueillit avec la grâce la plus charmante à notre arrivée. La gouvernante générale étant logée elle-même chez M. Astatcheff, chef des marchands de la ville, plusieurs riches bourgeois se sont disputé l’honneur de nous héberger : le colonel Lerche choisit pour nous recevoir la maison d’une vieille dame veuve qui a été enchantée de la préférence et qui ne sait qu’inventer pour nous être agréable. Le service de table est d’un luxe fou ; il y a une profusion inouie de fleurs rares, de bougies, de vaisselles d’or et d’argent massifs, et on pourrait nourrir un régiment avec la desserte de notre table, ce qui prouve la générosité de notre hôtesse, car par respect elle ne s’y assoit jamais avec nous. Au milieu de cette humilité bourgeoise, un grain d’orgueil perce cependant chez elle, orgueil légitime de la richesse acquise par le travail et l’intelligence : comme nous lui reprochions ces prodigalités inutiles, elle nous répondit qu’elle était assez riche pour ne rien se refuser, et qu’elle n’avait pas changé son train de maison. C’est un sujet d’étonnement pour moi que la position de la classe moyenne de ce pays : qui sait ce que l’avenir réserve, comme destinée politique, à ces mineurs intrépides, à ces marchands habiles qui ont centuplé par leur travail les richesses de ces immenses régions incultes et sur qui reposent peut-être la force réelle et les destinées futures de l’Empire russe ?

« Avant-hier nous avons dîné chez le général d’Ozerski, gouverneur de la province de Tomsk : une promenade charmante nous attendait après le repas ; nous avons été visiter le campement permanent d’un bataillon de cosaques à pied qui tient garnison à Tomsk. De grands bois entourent le vaste plateau où il est situé, et d’où on domine le cours du fleuve Tom qui serpente au milieu de vastes marais à cent pieds plus bas. Un grand bâtiment en bois, décoré de galeries extérieures où nous prenons place, sert de logement à l’état-major ; les soldats occupent de petites barraques distribuées régulièrement sur les côtés du champ de manœuvre. Aussitôt après notre arrivée, les jeux militaires commencent ; M. d’Ozerski fait distribuer des prix aux vainqueurs du trapèze, du tremplin et du saut périlleux. À la gymnastique succèdent la musique et la danse : les Cosaques se forment en différents chœurs qui entonnent des chants mélancoliques où je remarque la prédominance des tons en mineur ; l’effet en est charmant ; la partie de soprano est tenue avec un ensemble et une pureté de timbre qui feraient envie à une chanteuse d’opéra… En voyant toutes ces larges figures camardes et barbues, je me demande dans quel coin de leur gosier les Cosaques vont chercher ces notes mélodieuses ! Outre qu’ils sont nés musiciens, il paraît que les hommes ont l’habitude de chanter dès l’enfance avec une voix de fausset, qu’ils développent si complétement, qu’elle remplace leur basse naturelle et produit l’illusion la plus complète. Dès que les chœurs ont cessé de se faire entendre, quelques hommes, placés au centre du bataillon, commencent une chanson comique accompagnée d’une mimique effrénée, c’est-à-dire que la danse et la musique faisant alliance, les danseurs se posent deux à deux en vis-à-vis, et exécutent les poses les plus aventurées, la tête en bas, les jambes en l’air, le grand écart, et autres merveilles d’agilité, tandis qu’ils s’accompagnent de claquements de langue, de sifflets et de grands coups de poing sur les joues qui font office de piston ; un tambour major, chef d’orchestre improvisé, dirige avec les évolutions de sa canne tout ce charivari. Soudain, à la nuit tombante, la retraite sonne mettant fin à ce divertissement un peu sauvage ; en un clin d’œil les forcenés danseurs se changent en soldats disciplinés et immobiles sous les armes. Une surprise nous attendait : au moment où nous nous levions pour partir, croyant qu’une revue terminerait la fête, les clairons font retentir le plateau de l’appel aux armes ; deux corps se forment, se mettent en ligne, pivotent sur eux-mêmes, se chargent en tirailleurs, puis à la baïonnette, les feux de peloton se succèdent régulièrement, et des centaines de torches de résine éclairent d’une lueur bleuâtre, de chaque côté du champ de manœuvre, cette petite guerre pittoresque et imprévue. Ces lumières semblables à des feux de bengale faisant scintiller les baïonnettes, les buffleteries et les plaques des colbacks au milieu de la nuit profonde, l’agitation de la mêlée, le bruit des coups de feu et l’odeur de la poudre nous ont tous enthousiasmés, et c’est avec beaucoup de sincérité que nous avons offert nos compliments au général d’Ozerski sur la rapidité, l’entrain et la précision avec lesquels ses troupes venaient d’exécuter les manœuvres militaires.

Pyrrhique russe à Tomsk. — Dessin de Vaumort d’après l’album de Mme de Bourboulon.

« On devient soldat sans le vouloir dans ce pays-ci ! Les rangs civils sont tellement assimilés aux rangs militaires, qu’on appelle perpétuellement M. de Bourboulon le général, et moi, la générale Catherine Alexandrowna ; voilà qui légitimerait suffisamment mon enthousiasme pour la petite guerre.

« C’est chez M. Astatcheff que nous avons dîné hier : ce grand industriel, concessionnaire des mines du gouvernement, les fait valoir avec grand profit pour lui-même et pour l’État ; il passe pour l’homme le plus riche de la Sibérie. Nous nous y sommes retrouvés avec Mme Duhamel logée dans sa maison. Il est impossible d’être plus spirituelle, plus charmante, plus grande dame dans toute l’acception du mot que la gouvernante générale. Polonaise de naissance, elle a donné un grand développement aux institutions de charité et aux maisons d’éducation dont sa position l’a fait surintendante de droit, et elle correspond directement avec l’impératrice qui en est la grande maîtresse. Le général Duhamel, avec qui nous n’avons pas le plaisir de nous rencontrer, est d’origine française comme l’indique son nom ; il a été ministre en Perse, et est entouré dans son gouvernement du respect et de l’affection de ses administrés. Les gouverneurs généraux sont aussi autocrates que peut l’être le czar, et à son exemple ils affectent une extrême affabilité dans leurs rapports avec le peuple ; aussi ce pouvoir absolu, délégué par l’empereur à ses représentants, tourne au profit des populations quand il tombe dans les mains d’un homme énergique et voulant le bien à tout prix ; c’est ce que nous avons pu constater dans ce long voyage ; mais l’empereur est-il toujours aussi heureux dans ses choix, et n’est-ce pas le vice de ce système administratif qui concentre tout dans la main d’un seul ?

« M. Astatcheff ne sachant pas un mot de français, ce fut Mme Duhamel qui porta, à ce dîner, un toast à l’empereur et à l’impératrice des Français, auquel il fut répondu par un toast à la famille impériale de Russie, et des remercîments pour l’hospitalité généreuse qu’on nous avait donnée partout.

Aussitôt après Mme Duhamel se revêtit de son costume de voyage, et monta dans sa voiture, avec sa jeune nièce, pour aller rejoindre son mari. Tous les invités allèrent la reconduire jusqu’au Tom où des bateaux étaient préparés pour son usage. Toute la ville s’était portée à sa rencontre : les berges du fleuve, fort élevées en cet endroit, étaient couvertes de spectateurs de toutes les classes qui accompagnèrent de leurs hourrah la gouvernante générale, et étouffèrent sous leurs acclamations la musique militaire retentissant sur le Tom, tandis que Mme Duhamel s’installait avec sa suite sur les bateaux décorés d’une garniture en drap rouge et pavoisés des couleurs nationales.

« Nous sommes partis de Tomsk le 14 à midi, accompagnés du général et de Mme d’Ozerski, qui ont voulu nous reconduire jusqu’à Kaltaïsk.

« Les deux jours suivants, nous cheminons au milieu d’un pays stérile, couvert de buissons, sans culture et sans eau, où aucun accident de terrain ne varie la monotonie du paysage.

« Je tombe alors dans une profonde rêverie où me berce le son argentin des clochettes de mon attelage, mais qu’interrompent souvent les exclamations et les jurons des postillons : skareïé, tishé, zapriagati, napruvo, plus vite, doucement, à droite, à gauche. Un cocher russe parle sans cesse à ses chevaux qu’il entretient comme des camarades, et qu’il invective quelquefois de toute la kyrielle des noms de saints du calendrier grec. Des cinq chevaux de mon attelage, un seul, le plus vigoureux, est placé entre les brancards ; c’est lui qui donne l’allure aux autres par un trot régulier. Les quatre autres, attelés deux à deux de chaque côté aux marchepieds de la lourde tarenta, galopent, piaffent, bondissent ; celui de l’extrême gauche surtout qu’on appelle ici le furieux, se démène comme un possédé, grâce aux claquements de fouet qui menacent sans cesse ses oreilles. Voilà le suprême bon ton dans l’art de conduire ! Le grand cerceau, chargé de sonnettes retentissantes et formant un arc de triomphe au-dessus des deux brancards, complète cette fantasia qui fait la gloire des postillons. Ceux-ci changent à chaque station. Quoiqu’il m’en passe sept ou huit chaque jour sous les yeux, je serais bien embarrassée de les reconnaître ; ils ont tous le même type, les mêmes cheveux longs tombant sur les épaules et coupés carrément au front, le même petit chapeau rond à bords relevés et à galons d’argent, la même ceinture rouge et la même capote à parements croisés avec boutons écussonnés de l’aigle impériale. Quelque bizarre que soit cette façon d’atteler et de conduire, nous faisons régulièrement quinze verstes à l’heure, grâce à l’inspecteur de police qui nous précède d’une demi-journée, et qui nous fait préparer les relais d’avance. Si les routes étaient moins mauvaises et les caisses des tarentas suspendues sur des ressorts en fer au lieu de reposer sur de longues traverses de bois, cette façon de voyager serait comparable au meilleur service de malle-poste qui existe ou plutôt qui ait existé en Europe.

« Nous traversons le fleuve Obi, près de Dombrovino : c’est le plus considérable que nous ayons vu depuis l’Yéniséï. La route qui suit son cours jusqu’à Kolivan côtoie des marais ; l’Obi lui-même coule doucement au milieu des tourbières et de gigantesques roseaux. Lorsqu’il déborde au printemps, il inonde les landes environnantes, où ses eaux croupies par les rayons brûlants du soleil font naître les fièvres intermittentes qui désolent le pays.

Les hameaux, peuplés par les Tartares, s’élèvent çà et là dans la steppe, et j’aperçois de temps en temps des femmes et des enfants couverts de peaux de bêtes qui poussent devant eux des troupeaux de chétifs moutons d’un aspect aussi misérable que leurs maîtres. Les bonnes terres, les gras pâturages sont exploités par la race russe conquérante, et les pauvres descendants des Tatares jadis maîtres de la contrée, en sont réduits à travailler aux mines, tandis que leurs familles cherchent leur vie dans les steppes. Quoiqu’ils aient accepté la religion et le costume russe, ces indigènes ont conservé le type fortement accentué de la race jaune. On les reconnaît invariablement à leur bonnet pointu en laine de mouton semblable à celui des Khirghis ; ils sont fort sales et d’une pauvreté extrême causée par leur horreur pour tout travail régulier et leur goût pour la vie nomade qui semble un penchant naturel à leur race.

« La Sibérie occidentale est généralement mal cultivée, ce qui s’explique par l’importance de ses mines qui enrichissent le gouvernement et les spéculateurs en absorbant tous les bras. Il est vrai que le sol, tantôt désolé par la sécheresse, tantôt tourbeux et marécageux, se prêterait difficilement à la culture, et qu’il faudrait d’immenses travaux de canalisation et de drainage pour le fertiliser. Lorsqu’on revient de Chine où chaque goutte d’eau est utilisée par l’agriculture, où le travail de l’homme a rendu fécondes les terres les plus stériles, on se demande si le gouvernement russe, au lieu d’employer tous les bras à chercher les métaux précieux dans les entrailles de la terre, ne ferait pas mieux, dans son intérêt et dans celui de ses sujets, de les exciter à féconder son sein précieux qui est la vraie source de toutes les richesses. Quel est le pays que n’a pas ruiné avec le temps cet infécond travail des mines ! Quel est celui que n’a pas enrichi l’agriculture !

« Après avoir dépassé la petite ville de Kolyvan, le paysage devient de plus en plus désolé : nous parcourons une steppe immense, parsemée de buissons nains, de bruyères et d’ajoncs d’une verdure grisâtre, parmi laquelle font tache de gros cailloux en silex blanc ; puis, à minuit, à la station de Sektinskaïa, on nous prévient que nous allons entrer dans les fameux marais de la Baraba, que nous mettrons deux jours à traverser. D’après les indications qu’on nous avait données, nous nous empressons de mettre nos masques achetés à Tomsk. Qu’on se figure des ovales en crin adaptés à la forme de la figure et déployés sur une petite crinoline en fil de fer doublée de calicot qui nous tombe jusqu’aux épaules comme un camail ; on a l’air ainsi d’avoir mis en cage la partie supérieure de son individu ! Cette mascarade ne laisse pas que de nous amuser beaucoup, et, après avoir muni nos mains d’épais gants de feutre, nous montons chacun dans notre voiture, en nous souhaitant bon courage.

« Je m’assois dans un coin, enroulée dans mes couvertures, et j’ouvre le châssis vitré d’une des portières, toute prête à le refermer si l’ennemi dont on m’avait tant fait peur, c’est-à-dire les cousins et les moustiques, tentait une invasion sur ma personne : l’air est lourd et chaud, la nuit profonde ; des nuages noirs chargés d’électricité roulent au-dessus de moi, dessinant çà et là à la lueur des éclairs de grandes ombres fantastiques ; au loin j’entends les sourds grondements de l’orage, et le vent n’apporte ces senteurs à la fois âcres et fades qui annoncent le voisinage des marais… Peu à peu je m’endormis : j’avais gardé mon masque à camail, mais la carreau était resté ouvert… Une vive sensation de froid et des démangeaisons intolérables aux mains et à la figure me réveillèrent : le jour naissait, les marais m’apparurent dans leur splendide horreur, mais j’avais payé cher mon imprudence : toutes les parties de ma figure, que touchait mon masque dans la position où je m’étais endormie, avaient été percées des milliers de fois à travers le treillage de crin par des milliers de trompes et de suçoirs affamés de mon sang ; les parties saillantes, le front, les joues, le menton étaient ridiculement enflés ; je ne me reconnaissais plus ! Mon poignet, laissé à découvert entre le gant et le commencement de la manche, était orné d’une boursouflure régulière qui me formait un véritable bracelet autour du bras ; enfin, partout où l’ennemi avait pu pénétrer, il avait causé des ravages incalculables ! La voiture était inondée de maringouins et de cousins bourdonnant à mes oreilles. À mesure que le jour se faisait, d’autres essaims affamés montaient à l’assaut ; l’air en était noir… En un clin d’œil j’eus repoussé l’invasion à grands coups de mouchoir. Les plus gros maringouins, alourdis par le sang qu’ils avaient bu, tombèrent morts ou s’enfuirent ; mais rien ne put me débarrasser des milliers de petits cousins presque imperceptibles bourdonnant leurs cris de vengeance et de mort dans une sarabande perpétuelle dansée à la hauteur de ma figure. Enfin le soleil se leva, et la chaleur de ses rayons fit disparaître peu à peu ces ennemis invisibles.

« J’ai eu à Kargatsk-Kiforpost, première station de la Baraba ou nous nous arrêtons deux heures, la satisfaction de voir que mes compagnons de route n’ont pas été épargnés plus que moi par les cousins ; aussi les compresses d’eau imbibées de vinaigre que nous sommes forcés de nous appliquer nous font-elles ressembler pendant le déjeuner à un hôpital ambulant. Pour en finir avec ces vilains insectes, je dirai qu’il n’y a pas ici de moustiques comme dans les pays chauds, mais qu’il y a la plus riche collection de diptères suceurs depuis la tipule grosse comme une tête d’épingle jusqu’au maringouin à ailes noires, et au taon doré qui ont plusieurs pouces de long, et sont armés de trompes, de suçoirs et de lancettes formidables. Ces animaux sont avec les fièvres intermittentes la véritable plaie des marais de la Baraba, et les rendent inhabitables pendant les trois mois d’été.

À partir de Karguinsk, nous voyageons tout à fait dans l’eau. On a rendu la route praticable en y plaçant en travers des rondins de sapins jointifs et recouverts d’argile, ballastage d’un nouveau genre qui n’est guère solide : les roues des voitures, en roulant sur ce sol artificiel, font résonner le creux ; tout tremble sur le passage de nos lourdes tarentas ; l’eau des marais s’agite et fume ; les grandes herbes trépident comme si quelque reptile hideux cherchait à escalader leurs tiges ; la route ondule et gémit, et, en regardant en arrière, je la vois dérouler, au milieu des marais verdoyants, ses longs anneaux jaunes. Là où l’argile est tombée par le frottement des roues, les troncs des arbres, dénudés ou couverts encore de leur écorce blanche, ont l’air d’un charnier de grands ossements antédiluviens.

« Tout ce paysage, noyé dans la brume vaporeuse, est empreint d’une tristesse solennelle qui aurait son charme pour moi si, entraînée sur ce terrain mouvant et perfide, balancée dans ma voiture comme dans une escarpolette, je n’éprouvais à tout instant la sensation du vide qui m’est particulièrement pénible.

« La Baraba, même après la terre des herbes, est un sujet d’étonnement pour nous tous : des lacs immenses comme l’Ubinskoj et le Tchang, dont nous avons côtoyé le premier pendant vingt verstes entre Oubinsk et Kamacova, des étangs se succédant sans interruption et se reliant les uns aux autres, mais formant, à mesure que les eaux croupissent et s’abaissent, des marais sans fin, des prairies tourbeuses couvertes d’une végétation extraordinaire et monstrueuse, des graminées de six pieds, des joncs, des butômes, des plantes de marécage aussi hautes que les bambous de la Chine, et une profusion inouïe de fleurs sauvages plus belles les unes que les autres, les lis, les iris, les achillées, les dracocéphales et mille autres espèces qui auraient jeté un botaniste dans l’extase.

Traversée des marais de la steppe de Baraba. — Dessin de Vaumort d’après l’album de Mme de Bourboulon.

« Quelles magnifiques prairies on pourrait faire dans ces marais abandonnés !

« Nous en eûmes la preuve en arrivant à Kamsk, petite ville fondée par le gouvernement au centre de la Baraba : le fleuve Tom, qui prend sa source à cent verstes au nord de la ville, y a été curé et canalisé de manière à assainir les terrains avoisinants ; aussi les marais et les tourbières ont fait place à des pâturages luxuriants où les chevaux de la poste étaient plongés jusqu’aux épaules. Kamsk est tellement ravagée par les fièvres à l’automne, que les employés qui en forment presque la seule population émigrent à Kolyvan, et même jusqu’à Omsk. Il ne reste alors dans la Baraba que quelques Tatares à demi sauvages qui la parcourent avec leurs troupeaux ; encore sont-ils pâles, décharnés, et toujours tremblants de la fièvre. On m’a assuré qu’il était rare qu’un de ces Barabintses atteignît jusqu’à cinquante ans.

« Nous sommes restés à Kamsk, le 17, depuis le matin jusqu’à midi. En entrant dans cette ville, j’avais remarqué que nos chevaux étant couverts de sang, les palefreniers de la poste s’étaient empressés de les frotter de graisse chaude pour cicatriser leurs plaies. Les piqûres incessantes des mouches rendent les attelages furieux, ils s’emportent et entraînent les voitures dans les tourbières. Ce n’est pas là un des moindres dangers de la traversée de la Baraba, et nous en fîmes bientôt l’expérience.

« Quelque temps avant d’arriver à Boulatova, un des chevaux de ma tarenta s’abattit tout à coup rendant le sang à flots par ses naseaux où avaient pénétré des taons affamés ; ce pauvre animal s’agita avec tant de violence qu’il rompit ses harnais, renversa les postillons qui voulaient le retenir, et, sautant d’un bond au milieu des hautes herbes des marécages, il y disparut dans un sillon mouvant qui se referma bientôt sur lui comme les flots d’un océan végétal ! On ne pouvait suivre de l’œil la direction qu’il avait prise dans sa course effrénée qu’aux essaims innombrables de mouches qui poursuivaient avec acharnement cette proie assurée. En effet, à ce que nous disent les gens du pays, un cheval abandonné dans ces conditions devait infailliblement périr, dévoré tout vivant par ces sanguinaires insectes. Les pasteurs qui y campent toute l’année ne peuvent conserver leurs troupeaux qu’en les parquant sous le vent de véritables incendies qu’ils allument avec des branches de bois vert mouillées sans cesse pour entretenir de la fumée ; eux-mêmes ont toujours la figure couverte de masques faits avec des vessies enduites de poix qui leur donnent l’air de véritables brigands.

« La Baraba, qui a trois cent vingt verstes (325 kilomètres) dans sa partie la moins large, et qui s’étend en hauteur du cinquante-deuxième au soixantième degré de latitude, est peut-être le plus vaste marais du monde : occupant le fond d’un immense plateau situé entre les fleuves Obi et Irtiche, elle sert de réservoir aux eaux pluviales ainsi qu’à celles qui proviennent de la fonte des neiges, et comme le sol argileux en est imperméable, ces eaux n’y trouvent pas d’écoulement, et y forment des lacs, des étangs et des marais fétides et croupissants. Des milliers d’oiseaux aquatiques s’y donnent rendez vous de la haute Asie et de l’Europe orientale pour y nicher, sachant bien que c’est là leur empire où l’homme ne viendra pas les déranger. L’hiver, la neige et la glace recouvrent toute la surface de la Baraba, qui présente alors le même aspect que les autres contrées de la Sibérie, et qui est sillonnée en tous sens par les traîneaux des chasseurs de zibelines, de martes et de renards.

« Le 17 au soir, nous sortons de la Baraba après avoir dépassé la station de Touroumoff, mais le pays, moins inondé, conserve un aspect aussi sauvage et aussi monotone.

« Enfin nous voilà arrivés à Omsk, après un parcours de mille verstes et six jours de voiture forcée, sans avoir pu nous arrêter une demi-journée au même endroit : nous avons la figure et les mains enflées, et le corps rompu par les cahots. Cette traversée des marais de la Baraba est ce qui m’a paru le plus dur dans tout notre grand voyage. Il est vrai que plus on approche du but, moins on est armé de patience, et plus les obstacles sont irritants.

« Je n’ai rien à dire d’Omsk. C’est une grande et ancienne ville peu peuplée (on y compte à peine huit mille habitants), composée de la ville officielle où résident le gouverneur général de la Sibérie occidentale et toutes les autorités, et d’une ville marchande où il n’y a ni commerce ni industrie. Les deux sont fortifiées et entourées d’une enceinte bastionnée en terre avec chemins couverts.

« Sur trente-six heures, nous en avons passé vingt-quatre à dormir dans le palais du général qui commande la province d’Omsk, fort belle résidence meublée avec le plus grand luxe, mais où il n’y a qu’une seule petite chambre à alcôve dans laquelle la femme du gouverneur et sa fille couchent sur deux misérables lits en fer. Il ne faut pas s’attendre à mieux dans toute la Sibérie.

« Omsk, à l’instar de Paris, transforme un bois de son voisinage arrosé par l’Om en bois de Boulogne avec lacs, cascades et rocailles : c’est tout ce que j’ai vu de remarquable. La vieille forêt valait mieux.

« En quittant Omsk, nous traversons en bac l’Irtyche, un des trois grands fleuves de la Sibérie. Il m’a paru moins large que l’Yéniséï.

« Dans la nuit du 22, il nous faut franchir, près d’Abatskaïa, la rivière Ichim, un de ses principaux affluents. Là se termine la chaîne d’Ichim qui s’étend pendant près de quatre cents verstes depuis les frontières du Midi. On appelle ainsi des tours ou fortins en bois espacés régulièrement, qui jadis protégeaient le pays contre les incursions des Khirghis et des Kalmouks. Depuis que les Russes n’ont plus rien à craindre des nomades qu’ils ont soumis, ces fortifications primitives sont délaissées et tombent en ruines.

« À dater de Novozaimsk, nous commençons à sortir de ces steppes infinies ou nous sommes entrés depuis Krasnoiarsk ; le pays devient un peu accidenté, et les coteaux sont couverts de forêts.

« Hier et aujourd’hui nous avons eu des chaleurs excessives ; le thermomètre est monté dans la journée jusqu’à trente-deux degrés centigrades. Ce n’est pas la peine de voyager dans un pays dont le nom est synonyme de froid.

« Tioumen, où j’écris ces mots est une ville assez importante, de dix mille habitants, où on trouve des usines métallurgiques et une fonderie de cloches. C’est le premier centre de population fondé par les Russes en Sibérie.

« Comme nous ne devons nous y arrêter que pendant la journée, nous sommes descendus dans la maison d’un marchand qui a bien voulu nous donner l’hospitalité. Notre hôte est un Russe du vieux temps dont la civilisation n’a pas encore altéré la vieille politesse. En entrant, il me baise la main et me conduit avec force salutations à la salle où est servi le repas qui nous a été préparé. En pareil cas et entre égaux, la femme répond à cette politesse en se penchant pour effleurer de ses lèvres le front de son cavalier. On concevra facilement que je m’affranchisse de cette formalité.

« Voici le menu du dîner que j’inscris pour en donner une idée :

« Hors-d’œuvre, servis à part sur une petite table : saumon cru et fumé, caviar, harengs salés coupés en petits morceaux dans du vinaigre, pain, beurre, du schnaps, ou eau-de-vie de seigle anisée, blanche comme du cristal et très-bonne. On prend de ces hors-d’œuvre pour se mettre en appétit, et on arrose le tout de fortes libations.

« Potage : bouillon aromatisé au serpolet, dans lequel on rompt soi-même de petites pâtisseries farcies qui remplacent le pain.

« Poissons au court bouillon avec une sauce vinaigrée froide contenant une foule d’ingrédients.

« Ragoûts de mouton et de poulets au riz.

« Un koulbac ou pâté contenant des jaunes d’œufs, du riz, des viandes et du gibier pilés.

« Une oie et un coq de bruyère rôtis avec une sauce enragée au safran, au kari et à la muscade.

« Entremets : des choux rouges farcis au caviar, des betteraves et des concombres à la glace et à la crème, ou marinés dans l’eau salée, des gâteaux de gingembre, des tartes au lait caillé, des crèmes et des bavaroises glacées.

« À la fin du dîner, après le thé, du vin de Champagne et des liqueurs.

« Voilà le fond de la cuisine russe qui, toute barbare qu’elle est, est peut-être mieux entendue et plus savamment combinée que les cuisines allemande et anglaise. Il va sans dire que dans toutes les grandes maisons la cuisine française est la seule admise.

« Lorsque les marchands sibériens se traitent entre eux, le maître de la maison, au lieu de servir à table comme il le faisait pour nous, préside au repas assis d’un côté avec tous ses convives masculins, tandis que les dames sont reléguées ensemble à l’autre extrémité. Vers la fin du dîner, celles-ci quittent la table qui devient alors le théâtre d’une orgie complète causée par des libations trop fréquentes. L’ivrognerie est, avec la superstition, le vice dominant des Russes. Il règne exclusivement dans la classe du peuple et des marchands, et quoique mieux dissimulé, il n’est que trop fréquent dans la noblesse. ...............

« … Tout à l’heure je me suis aperçue que toute la famille de mon hôte, que nous n’avions pas vue au dîner, me guettait avidement à travers les serrures pendant que j’étais à ma toilette… Décidément, ces gens-là sont de vrais sauvages avec ameublements en bois de Boule !

« Je reprends la plume que je venais de quitter pour noter une touchante histoire. Dans la maison du maire ou capitaine de Tougoulimsk, où nous nous sommes arrêtés quelques heures, une jeune femme, la sienne sans doute, s’est mise à fondre en larmes en m’apercevant, et s’est jetée à mes pieds en me priant d’excuser sa douleur, et en m’assurant que je ressemblais tellement à sa sœur, morte peu de jours avant, qu’elle n’avait pu contenir son émotion. Je l’ai consolée de mon mieux, et je lui ai promis, sur sa prière, de lui envoyer mon portrait de Moscou, ce que je ferai certainement. Il ne faudrait pas en conclure que les paysans sibériens soient très-démonstratifs ; loin de là, ils sont calmes, dignes, galants même, mais très-contenus : à la fierté près, ils me rappellent les Castillans. Leur figure est régulière, mais extrêmement pâle et décolorée, ce qu’il faut attribuer à leur réclusion forcée pendant huit mois d’hiver, sans air, dans des pièces excessivement chauffées. En revanche, ils souffrent beaucoup de la chaleur pendant l’été, parce que, comme tous les gens des climats froids, ils ne prennent aucune précaution pour s’en défendre. On ne connaît ici ni les persiennes, ni les contrevents, ni les stores, ni les rideaux, et le soleil brûlant entre librement dans les maisons qu’il change en quelques heures en étuves.

« Nous voici donc en Europe ! Mon cœur bat en écrivant ces lignes, et j’oublie bien des noirs pressentiments qui sont venus me tourmenter depuis notre départ de Pékin, et que j’ai dû refouler en moi-même pour ne pas affliger ceux qui m’aiment.

« Derrière nous s’élèvent les cimes neigeuses des monts Ourals que nous venons de traverser avec leur couronne de forêts séculaires et leurs rochers dénudés par les avalanches ; devant nous s’étendent les immenses plaines des vallées de la Kama et du Volga.

« Nous avons passé hier à Ekaterimbourg, ville qui, située sur la pente orientale des Ourals, est géographiquement en Asie, quoiqu’elle dépende administrativement du gouvernement européen de Perm ; c’est une place forte avec chancellerie, douane, arsenal, hôtel des monnaies, fonderie de canons, fabriques d’armes, de coutellerie, etc., etc. Elle est, en outre, le centre d’un commerce considérable de peaux, de suifs, de cuirs, de pierres précieuses (j’y ai acheté de superbes améthystes venant de l’Oural). La contrée environnante est très-industrielle ; on y trouve beaucoup de forges, et des lavages d’or et de platine.

« La traversée des montagnes s’est faite sans encombre ; en cette saison, les neiges sont fondues et aucun accident n’est à craindre.

« Enfin nous cessons de voyager en voitures : le bateau à vapeur nous attend.

« Quelque rapide qu’ait été notre voyage en Sibérie, les accidents de voitures et les réparations perpétuelles qu’il fallait leur faire subir nous ont fait perdre quelques jours. D’ailleurs, c’est avec joie que nous nous sentons débarrassés de cette trépidation et de ces cahots incessants auxquels il est inouï que nous ayons pu résister sans être malades depuis deux mois et demi.

« Perm est une affreuse ville, sale, boueuse et mal entretenue, assez commerçante, mais dont les hôtels sont détestables, et où nous sommes forcés de coucher sur des matelas par terre. Nous y avons passé deux jours à faire vendre nos voitures, tarentas et telegas, et tous les autres objets embarrassants qui nous ont servi pendant notre traversée de la Sibérie. Pour nous transformer en voyageurs européens, nous ne gardons que des caisses et des malles.

« Nous ne restons ici que jusqu’au soir, quoique nous soyions magnifiquement reçus par le gouverneur.

« Nous nous sommes embarqués à Perm sur les bateaux à vapeur Caucase et Mercure, appartenant à une Compagnie qui fait le service entre Perm et Nijnei-Novgorod par la Kama et le Volga. Ils sont fort bien emménagés, mais on ne vous y souffre que vingt livres de bagages par tête, ce qui n’est guère commode. Les voyageurs sont divisés en trois classes strictement séparées. Il y a un très-bon restaurant à bord, où les repas et les vins sont d’un prix fou : une bouteille de vin rouge ordinaire vaut quatre roubles, le champagne six roubles ; malgré cela, il s’en boit considérablement sur notre bateau. Je ne crois pas qu’il y ait de pays au monde où on consomme autant de ce vin qu’en Russie ; tous les vignobles de la Champagne n’y suffiraient pas. Heureusement qu’il y a ici des fabriques où on en fait de passable avec la séve fraîche des bouleaux : cela mousse, petille et fait sauter le bouchon, c’est tout ce qu’il faut.

« Si je n’étais pas blasée par les grands fleuves et les grands lacs de Chine et de Sibérie, je serais émerveillée du spectacle que présentait le confluent de la Kama et du Volga au coucher du soleil ; mais, qu’est-ce que c’est que le Volga, quand on vient de quitter le fleuve Bleu, le fleuve Jaune, le lac Baïkal, l’Yéniséï, l’Obi et l’Irtyche ! D’ailleurs nous sommes tous piqués de la tarentule. Plus nous approchons, plus nous avons envie d’arriver, et nous ne daignons plus accorder un coup d’œil aux beautés pittoresques de la nature.

« Le débarcadère de Kasan est à sept verstes de la ville ; le gouverneur est venu nous y chercher en voitures de gala pour nous mener au Kremlin qui lui sert de palais, et qui est situé sur une hauteur d’où on domine toute la cité. Nos vêtements modestes, tout couverts de poussière, faisaient à déjeuner un singulier contraste avec la splendeur du service et les habits brodés, constellés de décorations dont nous étions entourés. Le dessert surtout était magnifique : il y avait tous les fruits du Midi, venus à grands frais de la Crimée et de l’Asie Mineure.

« Kasan est une très-ancienne et très-pittoresque ville, fondée en 1257 par Batou, grand khan des Tatares. On y compte quarante-cinq mille habitants parmi lesquels sept mille Tatares, descendants des anciens indigènes ; c’est l’entrepôt du commerce entre la Sibérie, la Boukharie et la Russie d’Europe, le centre d’une assez grande industrie et le siége d’un archevêché grec et d’une université.

Nous ne pouvions quitter Kasan sans aller faire un pèlerinage au musée, où est conservée comme une relique la galère impériale qui servit jadis à la grande Catherine pour accomplir ses pérégrinations dans ses États. Rien de plus magnifique et de plus riche que les ornements dont elle est couverte, et surtout ceux de l’appartement particulier de l’impératrice situé à l’arrière.

« Ma visite à la galère impériale m’a donné envie de relire le récit de M. de Ségur, ambassadeur de France, qui accompagna la grande Catherine durant son voyage.

« En naviguant sur le Volga, avant-hier, je revoyais en imagination, quatre-vingts ans avant, cette fastueuse embarcation descendant le fleuve aux accords des orchestres, et au milieu des applaudissements des populations enrôlées dans tout le pays pour saluer la czarine à son passage, puis les ambassadeurs de trois grandes puissances, et le favori fameux qui gouvernait alors l’Empire, se pressant auprès de l’illustre souveraine… Quand je revenais à la réalité, je n’avais plus sous les yeux que nos bateaux à vapeur chargés de ballots de marchandises qu’ils portaient à la foire de Nijnei-Novogorod, des trains de bois, des barques de pêche toutes pleines de poix et de goudron, et des bandes de canards sauvages qui s’envolaient, effrayés par le hoquet continuel de la machine… Être ou ne pas être, voilà la question, comme a dit Shakspeare, et le temps emporte tout avec lui !

La foire de Novogorod. — Dessin de Vaumort d’après l’album de Mme de Bourboulon.

« C’est une chance pour notre curiosité que d’être arrivés à Nijnei-Novogorod juste au moment de la foire, qui est la plus célèbre d’Europe avec celle de Leipsick ; elle jette une animation extraordinaire dans cette ville déjà fort peuplée, car on assure qu’il y vient plus de cent mille marchands de toutes les parties du monde.

« Nijnei-Novogorod est située sur des escarpements très-élevés au-dessus du fleuve ; les différents quartiers de la ville sont séparés par des ravins tellement à pic, qu’il a fallu les relier par des ponts.

« La foire se tient dans une grande plaine de l’autre côté du Volga, où le gouverneur habite dans un palais spécial pendant tout le temps de sa durée.

« Au moment de notre arrivée, les eaux débordées ne faisaient que rentrer dans leur lit, et des milliers d’ouvriers s’empressaient d’y élever les constructions provisoires qui allaient servir au commerce. La foire n’était pas ouverte : des masses de ballots de marchandises de toute forme et de toute couleur gisaient çà et là pêle-mêle sur le bord du fleuve, sous la garde d’agents spéciaux de police. La foule des marchands et des acheteurs était déjà immense : on y voyait tous les peuples de l’Orient, Persans, Géorgiens, Turcs, Arméniens, Kalmouks, Khirghis, Indous, Turcomans, se coudoyant avec des Russes, des Juifs, des Cosaques, des Tatares et des négociants de tous les pays de l’Europe. Une foule de spectacles, de charlatans, de jeux, emplissaient de vastes baraques, et formaient déjà un quartier destiné aux plaisirs. Ce que j’y ai vu de plus curieux, sur un théâtre ambulant, c’était un acteur nègre des Antilles qui jouait Othello en anglais, tandis que les autres personnages disaient leur rôle en russe. Cela faisait une cacophonie assez étrange. J’ai trouvé un acteur noir très-bon (en revenant de Chine, on n’est pas difficile). Il y avait aussi des danseuses bohémiennes, de vraies Zingaries, au teint cuivré, qui exécutaient voluptueusement les danses du shall et de l’abeille, puis une troupe de jeunes musiciennes viennoises, en costume national, vestes blanches et toques noires à plumes blanches, dont les plus âgées, qui avaient douze ans, jouaient des instruments à cordes et à vent, tandis que la plus jeune, enfant de six ans à peine, tapait de toute sa force sur la grosse caisse. Il y avait enfin des ménageries, des hercules, des sorciers, etc., etc. Parmi ces divertissements, une chose attira particulièrement mon attention, tant par son originalité et sa couleur locale que par la bizarrerie et l’incontestable antiquité du chant : c’était un chœur de mariniers du Volga, assis par terre et faisant le simulacre de ramer, sous les ordres d’un chef qui commandait la manœuvre ; celui-ci déclamait une sorte de récitatif, auquel le chœur répondait par des strophes chantées en parties. Il s’agissait des exploits de Rurik et de ses pirates normands envahissant la Moscovie au neuvième siècle ; le chant était sauvage, mais bien rhythmé et saisissant. Ce devait être ainsi qu’Homère et les rhapsodes allaient chantant jadis dans les villes de la Grèce les exploits des vainqueurs de la malheureuse Ilion… J’aurais voulu pouvoir noter le chant de victoire des compagnons de Rurik, mais j’en ai été empêchée par le bruit assourdissant qui se faisait dans toutes les langues et dans tous les cris du monde[1]. »

Il fallut remonter en voiture pour gagner Vladimir, située à mi-chemin entre Nijnei-Novogorod et Moscou. Les routes sont exécrables : le chemin de fer étant en construction depuis quelques années, on a négligé de les entretenir. L’absence de rivières navigables a empêché le développement de cette ville, qui, quoique située dans un pays riche et industriel, compte à peine quatre mille habitants.

Vue du Kremlin à Moscou. — Dessin de Thérond d’après une photographie.
Tour de l’église, à Moscou. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

À Vladimir, les voyageurs prirent le chemin de fer de Moscou, qui les mena rapidement dans cette antique capitale de la Russie[2]. Après y être restés six jours pour s’y reposer, ils gagnèrent Saint-Pétersbourg, et revinrent enfin à Paris par le chemin de fer du nord de la Prusse et la Belgique.

Vue de Moscou prise de la Moskowa. — Dessin de Thérond d’après une photographie.
Vue du château et de la pièce d’eau de Stoukine à Moscou. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Ils avaient accompli en quatre mois un des plus grands voyages qu’il soit donné à l’homme de faire par terre sur la surface de notre globe, ayant franchi, de Shang-haï à Paris, au moins douze mille kilomètres, sans éprouver aucun accident fâcheux, et sans qu’aucune menace des hommes ou des éléments vînt troubler leur sécurité.

A. Poussielgue.



  1. Les notes de Mme de Bourboulon s’arrêtent à Nijnei-Novogorod.
  2. Nous ne décrirons pas Moscou, cette description ayant déjà été faite bien souvent, mais nous sommes heureux d’offrir à nos lecteurs la reproduction de quatre belles photographies rapportées par Mme de Bourboulon et représentant les monuments les plus célèbres de cette ville.