Relation du bannissement des Jésuites de la Chine
RELATION
DU BANNISSEMENT DES JÉSUITES
DE LA CHINE
A Chine, autrefois entièrement ignorée, longtemps
ensuite défigurée à nos yeux, et enfin
mieux connue de nous que plusieurs provinces
d’Europe, est l’empire le plus peuplé, le plus florissant
et le plus antique de l’univers : on sait que,
par le dernier dénombrement fait sous l’empereur
Kang-hi, dans les seules quinze provinces de la
Chine proprement dite, on trouva soixante millions
d’hommes capables d’aller à la guerre, en ne comptant
ni les soldats vétérans, ni les vieillards au-dessus
de soixante ans, ni les jeunes gens au-dessous
de vingt, ni les mandarins, ni les lettrés, encore
moins les femmes : à ce compte, il paraît difficile
qu’il y ait moins de cent cinquante millions d’âmes,
ou soi-disant telles, à la Chine.
Les revenus ordinaires de l’empereur sont deux cents millions d’onces d’argent fin, ce qui revient à douze cent cinquante millions de la monnaie de France, ou cent vingt-cinq millions de ducats d’or.
Les forces de l’État consistent, nous dit-on, dans une milice d’environ huit cent mille soldats. L’empereur a cinq cent soixante et dix mille chevaux, soit pour monter les gens de guerre, soit pour les voyages de la cour, soit pour les courriers publics.
On nous assure encore que cette vaste étendue de pays n’est point gouvernée despotiquement, mais par six tribunaux principaux qui servent de frein à tous les tribunaux inférieurs.
La religion y est simple, et c’est une preuve incontestable de son antiquité. Il y a plus de quatre mille ans que les empereurs de la Chine sont les premiers pontifes de l’empire ; ils adorent un Dieu unique, ils lui offrent les prémices d’un champ qu’ils ont labouré de leurs mains. L’empereur Kang-hi écrivit et fit graver dans le frontispice de son temple ces propres mots : « Le Chang-ti est sans commencement et sans fin ; il a tout produit ; il gouverne tout ; il est infiniment bon et infiniment juste. »
Yong-tching, fils et successeur de Kang-hi, fit publier dans tout l’empire un édit qui commence par ces mots : « Il y a entre le Tien et l’homme une correspondance sûre, infaillible, pour les récompenses et les châtiments. »
Cette religion de l’empereur, de tous les colaos, de tous les lettrés, est d’autant plus belle qu’elle n’est souillée par aucune superstition.
Toute la sagesse du gouvernement n’a pu empêcher que les bonzes ne se soient introduits dans l’empire, de même que toute l’attention du maître-d’hôtel ne peut empêcher que les rats ne se glissent dans les caves et dans les greniers.
L’esprit de tolérance, qui faisait le caractère de toutes les nations asiatiques, laissa les bonzes séduire le peuple ; mais, en s’emparant de la canaille, on les empêcha de la gouverner. On les a traités comme on traite les charlatans : on les laisse débiter leur orviétan dans les places publiques ; mais s’ils ameutent le peuple, ils sont pendus. Les bonzes ont été tolérés et réprimés.
L’empereur Kang-hi avait accueilli avec une bonté singulière les bonzes jésuites ; ceux-ci, à la faveur de quelques sphères armillaires, des baromètres, des thermomètres, des lunettes, qu’ils avaient apportés d’Europe, obtinrent de Kang-hi la tolérance publique de la religion chrétienne.
On doit observer que cet empereur fut obligé de consulter les tribunaux, de les solliciter lui-même, et de dresser de sa main la requête des bonzes jésuites pour leur obtenir la permission d’exercer leur religion : ce qui prouve évidemment que l’empereur n’est point despotique, comme tant d’auteurs mal instruits l’ont prétendu, et que les lois sont plus fortes que lui.
Les querelles élevées entre les missionnaires rendirent bientôt la nouvelle secte odieuse. Les Chinois, qui sont gens sensés, furent étonnés et indignés que des bonzes d’Europe osassent établir dans leur empire des opinions dont eux-mêmes n’étaient pas d’accord ; les tribunaux présentèrent à l’empereur des mémoires contre tous ces bonzes d’Europe et surtout contre les jésuites, ainsi que nous avons vu depuis peu les parlements de France requérir et ensuite ordonner l’abolition de cette société.
Ce procès n’était pas encore jugé à la Chine, lorsque l’empereur Kang-hi mourut le 20 décembre 1722. Un de ses fils, nommé Yong-tching, lui succéda ; c’était un des meilleurs princes que Dieu ait jamais accordés aux hommes. Il avait toute la bonté de son père, avec plus de fermeté et plus de justesse dans l’esprit. Dès qu’il fut sur le trône, il reçut de toutes les villes de l’empire des requêtes contre les jésuites. On l’avertissait que ces bonzes, sous prétexte de religion, faisaient un commerce immense, qu’ils prêchaient une doctrine intolérante ; qu’ils avaient été l’unique cause d’une guerre civile au Japon, dans laquelle il était péri plus de quatre cent mille âmes ; qu’ils étaient les soldats et les espions d’un prêtre d’Occident, réputé souverain de tous les royaumes de la terre ; que ce prêtre avait divisé le royaume de la Chine en évêchés ; qu’il avait rendu des sentences à Rome contre les anciens rites de la nation, et qu’enfin, si l’on ne réprimait pas au plus tôt ces entreprises inouïes, une révolution était à craindre.
L’empereur Yong-tching, avant de se décider, voulut s’instruire par lui-même de l’étrange religion de ces bonzes ; il sut qu’il y en avait un, nommé le frère Rigolet, qui avait converti quelques enfants des crocheteurs et des lavandières du palais ; il ordonna qu’on le fît paraître devant lui.
Ce frère Rigolet n’était pas un homme de cour comme les frères Parennin et Verbiest. Il avait toute la simplicité et l’enthousiasme d’un persuadé. Il y a de ces gens-là dans toutes les sociétés religieuses ; ils sont nécessaires à leur ordre. On demandait un jour à Oliva, général des jésuites, comme il se pouvait faire qu’il y eût tant de sots dans une société qui passait pour éclairée ; il répondit : Il nous faut des saints. Ainsi donc saint Rigolet comparut devant l’empereur de la Chine.
Il était tout glorieux, et ne doutait pas qu’il n’eût l’honneur de baptiser l’empereur dans deux jours au plus tard. Après qu’il eût fait les génuflexions ordinaires, et frappé neuf fois la terre de son front, l’empereur lui fit apporter du thé et des biscuits, et lui dit : Frère Rigolet, dites-moi en conscience ce que c’est que cette religion que vous prêchez aux lavandières et aux crocheteurs de mon palais.
FRÈRE RIGOLET. — Auguste souverain des
quinze provinces anciennes de la Chine et des quarante-deux
provinces tartares, ma religion est la
seule véritable, comme me l’a dit mon préfet, le
frère Bouvet, qui le tenait de sa nourrice. Les Chinois,
les Japonais, les Coréens, les Tartares, les
Indiens, les Persans, les Turcs, les Arabes, les Africains
et les Américains, seront tous damnés. On ne
peut plaire à Dieu que dans une partie de l’Europe, et ma secte s’appelle la religion catholique, ce qui
veut dire universelle.
L’EMPEREUR. — Fort bien, frère Rigolet. Votre
secte est confinée dans un petit coin de l’Europe,
et vous l’appelez universelle ! apparemment que
vous espérez de l’étendre dans tout l’univers.
FRÈRE RIGOLET. — Sire, votre majesté a mis
le doigt dessus ; c’est comme nous l’entendons. Dès
que nous sommes envoyés dans un pays par le révérend
frère général, au nom du pape qui est vice-dieu
en terre, nous catéchisons les esprits qui ne sont point
encore pervertis par l’usage dangereux de penser.
Les enfants du bas peuple étant les plus dignes de
notre doctrine, nous commençons par eux ; ensuite
nous allons aux femmes, bientôt elles nous donnent
leurs maris ; et dès que nous avons un nombre suffisant
de prosélytes, nous devenons assez puissants
pour forcer le souverain à gagner la vie éternelle
en se faisant sujet du pape.
L’EMPEREUR. — On ne peut mieux, frère Rigolet ;
les souverains vous sont fort obligés. Montrez-moi
un peu sur cette carte géographique où demeure
votre pape.
FRÈRE RIGOLET. — Sacrée majesté impériale, il
demeure au bout du monde dans ce petit angle que
vous voyez, et c’est de là qu’il damne ou qu’il sauve à son gré tous les rois de la terre : il est vice-dieu,
vice-Chang-ti, vice-Tien ; il doit gouverner la terre
au nom de Dieu, et notre frère général doit gouverner
sous lui.
L’EMPEREUR. — Mes compliments au vice-dieu
et au frère général. Mais votre Dieu, quel est-il ?
dites-moi un peu de ses nouvelles.
FRÈRE RIGOLET. — Notre Dieu naquit dans
une écurie, il y a quelque dix-sept cent vingt-trois
ans, entre un bœuf et un âne ; et trois rois, qui
étaient apparemment de votre pays, conduits par
une étoile nouvelle, vinrent au plus vite l’adorer
dans sa mangeoire.
L’EMPEREUR. — Vraiment, frère Rigolet, si
j’avais été là, je n’aurais pas manqué de faire le
quatrième.
FRÈRE RIGOLET. — Je le crois bien, sire ; mais
si vous êtes curieux de faire un petit voyage, il ne
tiendra qu’à vous de voir sa mère. Elle demeure
ici dans ce petit coin que vous voyez sur le bord de
la mer Adriatique, dans la même maison où elle
accoucha de Dieu. Cette maison, à la vérité, n’était
pas d’abord dans cet endroit-là. Voici, sur la carte, le
lieu qu’elle occupait dans un petit village juif ; mais,
au bout de treize cents ans, les esprits célestes la
transportèrent où vous la voyez. La mère de Dieu n’y est pas, à la vérité, en chair et en os, mais en bois.
C’est une statue que quelques-uns de nos frères
pensent avoir été faite par le Dieu son fils, qui était
un très bon charpentier.
L’EMPEREUR. — Un Dieu charpentier ! un Dieu
né d’une femme ! tout ce que vous me dites est admirable.
FRÈRE RIGOLET. — Oh ! sire, elle n’était point
femme, elle était fille. Il est vrai qu’elle était mariée,
et qu’elle avait eu deux autres enfants, nommés
Jacques, comme le disent de vieux Évangiles ; mais
elle n’en était pas moins pucelle.
L’EMPEREUR. — Quoi ! elle était pucelle, et elle
avait des enfants !
FRÈRE RIGOLET. — Vraiment oui. C’est là le
bon de l’affaire : ce fut Dieu qui fit un enfant à cette
fille.
L’EMPEREUR. — Je ne vous entends point. Vous
me disiez tout à l’heure qu’elle était mère de Dieu.
Dieu coucha donc avec sa mère pour naître ensuite
d’elle ?
FRÈRE RIGOLET. — Vous y êtes, sacrée majesté ;
la grâce opère déjà. Vous y êtes, dis-je ; Dieu se changea
en pigeon pour faire un enfant à la femme d’un charpentier, et cet enfant fut Dieu lui-même.
L’EMPEREUR. — Mais voilà donc deux dieux de
compte fait, un charpentier et un pigeon.
FRÈRE RIGOLET. — Sans doute, sire ; mais il
y en a encore un troisième qui est le père de ces
deux-là, et que nous peignons toujours avec une
barbe majestueuse ; c’est ce dieu-là qui ordonna au
pigeon de faire un enfant à la charpentière, dont naquit
le dieu charpentier ; mais, au fond, ces trois
dieux n’en font qu’un. Le père a engendré le fils
avant qu’il fût au monde, le fils a été ensuite engendré
par le pigeon, et le pigeon procède du père et du
fils. Or, vous voyez bien que le pigeon qui procède,
le charpentier qui est né du pigeon, et le père qui
a engendré le fils du pigeon, ne peuvent être qu’un
seul Dieu, et qu’un homme qui ne croirait pas cette
histoire doit être brûlé dans ce monde-ci et dans
l’autre.
L’EMPEREUR. — Cela est clair comme le jour.
Un dieu né dans une étable, il y a dix-sept cent vingt-
trois ans, entre un bœuf et un âne ; un autre dieu
dans un colombier ; un troisième dieu, de qui viennent
les deux autres, et qui n’est pas plus ancien
qu’eux, malgré sa barbe blanche ; une mère pucelle ;
il n’est rien de plus simple et de plus sage. Eh ! dis-moi
un peu, frère Rigolet, si ton dieu est né, il est
sans doute mort ?
FRÈRE RIGOLET. — S’il est mort, sacrée majesté,
je vous en réponds, et cela pour nous faire plaisir.
Il déguisa si bien sa divinité qu’il se laissa fouetter
et pendre malgré ses miracles ; mais aussi il ressuscita
deux jours après sans que personne le vît, et s’en
retourna au ciel, après avoir solennellement promis
« qu’il reviendrait incessamment dans une nuée,
avec une grande puissance et une grande majesté, »
comme le dit, dans son vingt et unième chapitre,
Luc, le plus savant historien qui ait jamais été. Le
malheur est qu’il ne revint point.
L’EMPEREUR. — Viens, frère Rigolet, que je
t’embrasse ; va, tu ne feras jamais de révolution
dans mon empire. Ta religion est charmante ; tu
épanouiras la rate de tous mes sujets ; mais il faut
que tu me dises tout. Voilà ton dieu né, fessé, pendu
et enterré. Avant lui, n’en avais-tu pas un autre ?
FRÈRE RIGOLET. — Oui, vraiment, il y en avait
un dans le même petit pays, qui s’appelait le Seigneur,
tout court. Celui-là ne se laissait pas pendre
comme l’autre ; c’était un Dieu à qui il ne fallait pas
se jouer : il s’avisa de prendre sous sa protection
une horde de voleurs et de meurtriers, en faveur
de laquelle il égorgea, un beau matin, tous les bestiaux
et tous les fils aînés des familles d’Égypte.
Après quoi il ordonna expressément à son cher
peuple de voler tout ce qu’ils trouveraient sous leurs
mains, et de s’enfuir sans combattre, attendu qu’il était le Dieu des armées. Il leur ouvrit ensuite le
fond de la mer, suspendit les eaux à droite et à gauche
pour les faire passer à pied sec, faute de bateaux.
Il les conduisit ensuite dans un désert où ils moururent
tous ; mais il eut grand soin de la seconde
génération. C’est pour elle qu’il faisait tomber les
murs des villes au son d’un cornet à bouquin, et par
le ministère d’une cabaretière. C’est pour ses chers
Juifs qu’il arrêtait le soleil et la lune en plein midi,
afin de leur donner le temps d’égorger leurs ennemis
plus à leur aise. Il aimait tant ce cher peuple qu’il
le rendit esclave des autres peuples, qu’il l’est même
encore aujourd’hui. Mais, voyez-vous, tout cela n’est
qu’un type, une ombre, une figure, une prophétie,
qui annonçait les aventures de notre Seigneur Jésus,
Dieu juif, fils de Dieu le père, fils de Marie, fils de
Dieu pigeon qui procède de lui, et de plus ayant un
père putatif.
Admirez, sacrée majesté, la profondeur de notre divine religion. Notre Dieu pendu, étant juif, a été prédit par tous les prophètes juifs.
Votre sacrée majesté doit savoir que, chez ce peuple divin, il y avait des hommes divins qui connaissaient l’avenir mieux que vous ne savez ce qui se passe dans Pékin. Ces gens-là n’avaient qu’à jouer de la harpe, et aussitôt tous les futurs contingents se présentaient à leur yeux. Un prophète, nommé Isaïe, coucha, par l’ordre du Seigneur, avec une femme : il en eut un fils, et ce fils était notre Seigneur Jésus-Christ ; car il s’appelait Maher Sahal-has-bas, partagez vite les dépouilles. Un autre prophète, nommé Ézéchiel, se couchait sur le côté gauche trois cent quatre-vingt-dix jours, et quarante sur le côté droit, et cela signifiait Jésus-Christ. Si votre sacrée majesté me permet de le dire, cet Ézéchiel mangeait de la merde sur son pain, comme il le dit dans son chapitre iv, et cela signifiait Jésus-Christ.
Un autre prophète, nommé Osée, couchait, par ordre de Dieu, avec une fille de joie, nommée Gomer, fille de Debelaïm ; il en avait trois enfants ; et cela signifiait non seulement Jésus-Christ, mais encore ses deux frères aînés Jacques-le-Majeur et Jacques-le-Mineur, selon l’interprétation des plus savants Pères de notre sainte Église.
Un autre prophète, nommé Jonas, est avalé par un chien marin, et demeure trois jours et trois nuits dans son ventre ; c’est visiblement encore Jésus-Christ, qui fut enterré trois jours et trois nuits, en retranchant une nuit et deux jours pour faire le compte juste. Les deux sœurs Oolla et Ooliba ouvrent leurs cuisses à tout venant, font bâtir un b…, et donnent la préférence à ceux qui ont le membre d’un âne ou d’un cheval, selon les propres expressions de la sainte Écriture ; cela signifie l’Église de Jésus-Christ.
C’est ainsi que tout a été prédit dans les livres des Juifs. Votre sacrée majesté a été prédite. J’ai été prédit, moi qui vous parle ; car il est écrit : Je les appellerai des extrémités de l’Orient ; et c’est frère Rigolet qui vient vous appeler pour vous donner à Jésus-Christ mon sauveur.
L’EMPEREUR. — Dans quel temps ces belles prédictions
ont-elles été écrites ?
FRÈRE RIGOLET. — Je ne le sais pas bien précisément ;
mais je sais que les prophéties prouvent les
miracles de Jésus mon sauveur, et ces miracles de
Jésus prouvent à leur tour les prophéties. C’est un
argument auquel on n’a jamais répondu, et c’est
ce qui établira sans doute notre secte dans toute la
terre, si nous avons beaucoup de dévotes, de soldats
et d’argent comptant.
L’EMPEREUR. — Je le crois, et on m’en a déjà
averti : on va loin avec de l’argent et des prophéties :
mais tu ne m’as point encore parlé des miracles de
ton Dieu ; tu m’as dit seulement qu’il fut fessé et
pendu.
FRÈRE RIGOLET. — Eh ! sire, n’est-ce pas là
déjà un très grand miracle ? mais il en a fait bien
d’autres. Premièrement, le diable l’emporta sur une
petite montagne, d’où l’on découvrait tous les
royaumes de la terre, et lui dit : « Je te donnerai tous
ces royaumes, si tu veux m’adorer ; » mais Dieu se
moqua du diable. Ensuite on pria notre Seigneur
Jésus à une noce de village, et les garçons de la noce
étant ivres et manquant de vin, notre Seigneur Jésus-Christ changea l’eau en vin sur-le-champ, après
avoir dit des injures à sa mère. Quelque temps après,
s’étant trouvé dans Gadara, ou Gésara, au bord du
petit lac de Génézareth, il rencontra des diables dans
le corps de deux possédés ; il les chassa au plus vite,
et les envoya dans un troupeau de deux mille cochons,
qui allèrent en grognant se jeter dans le lac,
et s’y noyer : et ce qui constate encore la grandeur
et la vérité de ce miracle, c’est qu’il n’y avait point
de cochons dans ce pays-là.
L’EMPEREUR. — Je suis fâché, frère Rigolet, que
ton dieu ait fait un tel tour. Le maître des cochons
ne dut pas trouver cela bon. Sais-tu bien que deux
mille cochons gras valent de l’argent ? Voilà un
homme ruiné sans ressource. Je ne m’étonne plus
qu’on ait pendu ton dieu. Le possesseur des cochons
dut présenter requête contre lui, et je t’assure que
si, dans mon pays, un pareil dieu venait faire un
pareil miracle, il ne le porterait pas loin. Tu me donnes
une grande envie de voir les livres qu’écrivit le
Seigneur Jésus, et comment il s’y prit pour justifier
des miracles d’une si étrange espèce.
FRÈRE RIGOLET. — Sacrée majesté, il n’a jamais
fait de livres ; il ne savait ni lire ni écrire.
L’EMPEREUR. — Ah ! ah ! voici qui est digne de
tout le reste. Un législateur qui n’a jamais écrit
aucune loi !
FRÈRE RIGOLET. — Fi donc ! sire, quand un Dieu
vient se faire pendre, il ne s’amuse pas à de pareilles
bagatelles : il fait écrire ses secrétaires. Il y en eut
une quarantaine qui prirent la peine, cent ans après,
de mettre par écrit toutes ces vérités. Il est vrai qu’ils
se contredisent tous ; mais c’est en cela même que
la vérité consiste ; et dans ces quarante histoires,
nous en avons à la fin choisi quatre, qui sont précisément
celles qui se contredisent le plus, afin que
la vérité paraisse avec plus d’évidence.
Tous ses disciples firent encore plus de miracles que lui ; nous en faisons encore tous les jours. Nous avons parmi nous le dieu saint François Xavier, qui ressuscita neuf morts de compte fait dans l’Inde : personne à la vérité n’a vu ces résurrections ; mais nous les avons célébrées d’un bout du monde à l’autre, et nous avons été crus. Croyez-moi, sire, faites-vous jésuite ; et je vous suis caution que nous ferons imprimer la liste de vos miracles avant qu’il soit deux ans ; nous ferons un saint de vous, on fêtera votre fête à Rome, et on vous appellera saint Yong-tching après votre mort.
L’EMPEREUR. — Je ne suis pas pressé, frère Rigolet ;
cela pourra venir avec le temps. Tout ce que je
demande, c’est que je ne sois pas pendu comme ton
Dieu l’a été ; car il me semble que c’est acheter la
divinité un peu cher.
FRÈRE RIGOLET. — Ah ! sire, c’est que vous n’avez pas encore la foi ; mais quand vous aurez été
baptisé, vous serez enchanté d’être pendu pour l’amour
de Jésus-Christ notre sauveur. Quel plaisir vous
auriez de le voir à la messe, de lui parler, de le manger !
L’EMPEREUR. — Comment, mort de ma vie !
vous mangez votre dieu, vous autres ?
FRÈRE RIGOLET. — Oui, sire, je le fais et je le
mange ; j’en ai préparé ce matin quatre douzaines ;
et je vais vous les chercher tout à l’heure, si votre
sacrée majesté l’ordonne.
L’EMPEREUR. — Tu me feras grand plaisir, mon
ami. Va-t-en vite chercher tes dieux. Je vais en
attendant faire ordonner à mes cuisiniers de se
tenir prêts pour les faire cuire ; tu leur diras à quelle
sauce il faut les mettre : je m’imagine qu’un plat de
dieux est une chose excellente, et que je n’aurais
jamais fait meilleure chère.
FRÈRE RIGOLET. — Sacrée majesté, j’obéis à
vos ordres suprêmes, et je reviens dans le moment.
Dieu soit béni ! voilà un empereur dont je vais faire
un chrétien, sur ma parole.
Pendant que frère Rigolet allait chercher son déjeuner, l’empereur resta avec son secrétaire d’État Ouang-Tsé : tous deux étaient saisis de la plus grande surprise et de la plus vive indignation.
Les autres jésuites, dit l’empereur, comme Parennin, Verbiest, Péreira, Bouvet, et les autres, ne m’avaient jamais avoué aucune de ces abominables extravagances. Je vois trop bien que ces missionnaires sont des fripons qui ont à leur suite des imbéciles. Les fripons ont réussi auprès de mon père en faisant devant lui des expériences de physique qui l’amusaient, et les imbéciles réussissent auprès de la populace : ils sont persuadés, et ils persuadent ; cela peut devenir très pernicieux. Je vois que les tribunaux ont eu grande raison de présenter des requêtes contre ces perturbateurs du repos public. Dites-moi, je vous prie, vous qui avez étudié l’histoire de l’Europe, comment il s’est pu faire qu’une religion si absurde, si blasphématoire, se soit introduite chez tant de petites nations ?
LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT. — Hélas ! sire, tout
comme la secte du dieu Fo s’est introduite dans votre
empire, par des charlatans qui ont séduit la populace.
Votre majesté ne pourrait croire quels effets
prodigieux ont faits les charlatans d’Europe dans
leur pays. Ce misérable qui vient de vous parler
vous a lui-même avoué que ses pareils, après avoir
enseigné à la canaille des dogmes qui sont faits pour
elle, la soulèvent ensuite contre le gouvernement :
ils ont détruit un grand empire qu’on appelait l’empire
romain, qui s’étendait d’Europe en Asie, et le
sang a coulé pendant plus de quatorze siècles par
les divisions de ces sycophantes, qui ont voulu se rendre les maîtres de l’esprit des hommes ; ils firent
d’abord accroire aux princes qu’ils ne pouvaient
régner sans les prêtres, et bientôt ils s’élevèrent
contre les princes. J’ai lu qu’ils détrônèrent un empereur
nommé Débonnaire, un Henri IV, un Frédéric,
plus de trente rois, et qu’ils en assassinèrent
plus de vingt.
Si la sagesse du gouvernement chinois a contenu jusqu’ici les bonzes qui déshonorent vos provinces, elle ne pourra jamais prévenir les maux que feraient les bonzes d’Europe. Ces gens-là ont un esprit cent fois plus ardent, un plus violent enthousiasme, et une fureur plus raisonnée dans leur démence, que ne l’est le fanatisme de tous les bonzes du Japon, de Siam, et de tous ceux qu’on tolère à la Chine.
Les sots prêchent parmi eux, et les fripons intriguent ; ils subjuguent les hommes par les femmes, et les femmes par la confession. Maîtres des secrets de toutes les familles, dont ils rendent compte à leurs supérieurs, ils sont bientôt les maîtres d’un État, sans même paraître l’être encore, d’autant plus sûrs de parvenir à leurs fins qu’ils semblent n’en avoir aucune. Ils vont à la puissance par l’humilité, à la richesse par la pauvreté, et à la cruauté par la douceur.
Vous vous souvenez, sire, de la fable des dragons qui se métamorphosaient en moutons pour dévorer plus sûrement les hommes : voilà leur caractère ; il n’y a jamais eu sur le terre de monstres plus dangereux ; et Dieu n’a jamais eu d’ennemis plus funestes.
L’EMPEREUR. — Taisez-vous ; voici frère Rigolet
qui arrive avec son déjeuner. Il est bon de s’en divertir
un peu.
Frère Rigolet arrivait, en effet, tenant à la main une grande boîte de fer-blanc, qui ressemblait à une boîte de tabac.
Voyons, lui dit l’empereur, ton Dieu qui est dans ta boîte.
Frère Rigolet en tira aussitôt une douzaine de petits morceaux de pâte ronds et plats comme du papier.
Ma foi, notre ami, lui dit l’empereur, si nous n’avons que cela à notre déjeuner, nous ferons très maigre chère : un dieu, à mon sens, devrait être un peu plus dodu ; que veux-tu que je fasse de ces petits morceaux de colle ?
— Sire, dit Rigolet, que votre majesté fasse seulement apporter une chopine de vin rouge ; et vous verrez beau jeu.
L’empereur lui demanda pourquoi il préférait le vin rouge au vin blanc, qui est meilleur à déjeuner. Rigolet lui répondit qu’il allait changer le vin en sang et qu’il était bien plus aisé de faire du sang avec du vin rouge qu’avec du vin paillet. Sa majesté trouva cette raison excellente, et ordonna qu’on fît venir une bouteille de vin rouge. En attendant, il s’amusa à considérer les dieux que frère Rigolet avait apportés dans la poche de sa culotte. Il fut tout étonné de trouver sur ces morceaux de pâte la figure empreinte d’un patibulaire et d’un pauvre diable qui y était attaché.
Eh ! sire, lui dit Rigolet, ne vous souvenez-vous pas que je vous ai dit que notre dieu avait été pendu ? Nous gravons toujours sa potence sur ces petits pains que nous changeons en dieux. Nous mettons partout des potences dans nos temples, dans nos maisons, dans nos carrefours, dans nos grands chemins ; nous chantons : Bonjour, notre unique espérance. Nous avalons Dieu avec sa potence.
— C’est fort bien, dit l’empereur : tout ce que je vous souhaite, c’est de ne pas finir comme lui.
Cependant on apporta la bouteille de vin rouge : frère Rigolet la posa sur la table avec sa boîte de fer-blanc ; et tirant de sa poche un livre tout gras, il le plaça à sa main droite ; puis se tournant vers l’empereur, il lui dit :
Sire, j’ai l’honneur d’être portier, lecteur, conjureur, acolyte, sous-diacre, diacre et prêtre. Notre saint père le pape, le grand Innocent III, dans son premier livre des Mystères de la messe, a décidé que notre Dieu avait été portier, quand il chassa à coups de fouet de bons marchands qui avaient la permission de vendre des tourterelles à ceux qui venaient sacrifier dans le temple. Il fut lecteur, quand, selon saint Luc, il prit le livre dans la synagogue, quoiqu’il ne sût ni lire ni écrire ; il fut conjureur, quand il envoya des diables dans des cochons ; il fut acolyte, parce que le prophète juif Jérémie avait dit : Je suis la lumière du monde, et que les acolytes portent des chandelles ; il fut sous-diacre, quand il changea l’eau en vin, parce que les sous-diacres servent à table ; il fut diacre, quand il nourrit quatre mille hommes, sans compter les femmes et les petits enfants, avec sept petits pains et quelques goujons, dans le pays de Magédan, connu de toute la terre, selon saint Mathieu ; ou bien quand il nourrit cinq mille hommes, avec cinq pains et deux goujons, près de Betzaïda, comme le dit saint Luc : enfin il fut prêtre selon l’ordre de Melchisédech, quand il dit à ses disciples qu’il allait leur donner son corps à manger. Étant donc prêtre comme lui, je vais changer ces pains en dieux : chaque miette de ce pain sera un dieu en corps et en âme ; vous croirez voir du pain, manger du pain, et vous mangerez Dieu.
Enfin, quoique le sang de ce Dieu soit dans le corps que j’aurai créé avec des paroles, je changerai votre vin rouge dans le sang de ce dieu même ; pour surabondance de droit, je le boirai ; il ne tiendra qu’à votre majesté d’en faire autant. Je n’ai qu’à vous jeter de l’eau au visage ; je vous ferai ensuite portier, lecteur, conjureur, acolyte, sous-diacre, diacre et prêtre : vous ferez avec moi une chère divine.
Aussitôt voilà le frère Rigolet qui se met à prononcer des paroles en latin, avale deux douzaines d’hosties, boit chopine, et dit grâces très dévotement.
— Mais, mon cher ami, lui dit l’empereur, tu as mangé et bu ton dieu : que deviendra-t-il quand tu auras besoin d’un pot de chambre ?
— Sire, dit frère Rigolet, il deviendra ce qu’il pourra, c’est son affaire. Quelques-uns de nos docteurs disent qu’on le rend à la garde-robe ; d’autres qu’il s’échappe par insensible transpiration ; quelques-uns prétendent qu’il s’en retourne au ciel ; pour moi, j’ai fait mon devoir de prêtre, cela me suffit ; et pourvu qu’après ce déjeuner on me donne un bon dîner avec quelque argent pour ma peine, je suis content.
— Or çà, dit l’empereur à frère Rigolet, ce n’est pas tout, je sais qu’il y a aussi dans mon empire d’autres missionnaires qui ne sont pas jésuites, et qu’on appelle dominicains, cordeliers, capucins ; dis-moi en conscience s’ils mangent Dieu comme toi.
— Ils le mangent, sire, dit le bonhomme ; mais c’est pour leur condamnation. Ce sont tous des coquins et nos plus grands ennemis ; ils veulent nous couper l’herbe sous le pied. Ils nous accusent sans cesse auprès de notre saint père le pape. Votre majesté ferait fort bien de les chasser tous, et de ne conserver que les jésuites : ce serait un vrai moyen de gagner la vie éternelle, quand même vous ne seriez pas chrétien.
L’empereur lui jura qu’il n’y manquerait pas. Il fit donner quelques écus à frère Rigolet, qui courut sur-le-champ annoncer cette bonne nouvelle à ses confrères.
Le lendemain, l’empereur tint sa parole : il fit assembler tous les missionnaires, soit ceux qu’on appelle séculiers, soit ceux qu’on nomme, très irrégulièrement, réguliers ou prêtres de la propagande, ou vicaires apostoliques, évêques in partibus, prêtres des missions étrangères, capucins, cordeliers, dominicains, hiéronymites et jésuites. Il leur parla en ces termes, en présence de trois cents colaos :
— La tolérance m’a toujours paru le premier lien des hommes, et le premier devoir des souverains. S’il était dans le monde une religion qui pût s’arroger un droit exclusif, ce serait assurément la nôtre. Vous avouez tous que nous rendions à l’être suprême un culte pur et sans mélange avant qu’aucun des pays d’où vous venez fût seulement connu de ses voisins, avant qu’aucune de vos contrées occidentales eût seulement l’usage de l’écriture. Vous n’existiez pas quand nous formions déjà un puissant empire. Notre antique religion, toujours inaltérable dans nos tribunaux, s’étant corrompue chez le peuple, nous avons souffert les bonzes de Fo, les talapoins de Siam, les lamas de Tartarie, les sectaires Loakium ; et, regardant tous les hommes comme nos frères, nous ne les avons jamais punis de s’être égarés. L’erreur n’est point un crime. Dieu n’est point offensé qu’on l’adore d’une manière ridicule : un père ne chasse point ceux de ses enfants qui le saluent en faisant mal la révérence ; pourvu qu’il en soit aimé et respecté, il est satisfait. Les tribunaux de mon empire ne vous reprochent point vos absurdités ; ils vous plaignent d’être infatués du plus détestable ramas de fables que la folie humaine ait jamais accumulées ; ils plaignent encore plus le malheureux usage que vous faites du peu de raison qui vous reste pour justifier ces fables.
Mais ce qu’ils ne vous pardonnent pas, c’est de venir du bout du monde pour nous ôter la paix. Vous êtes les instruments aveugles de l’ambition d’un petit lama italien, qui, après avoir détrôné quelques régules, ses voisins, voudrait disposer des plus vastes empires de nos régions orientales.
Nous ne savons que trop les maux horribles que vous avez causés au Japon. Douze religions y florissaient avec le commerce, sous les auspices d’un gouvernement sage et modéré ; une concorde fraternelle régnait entre ces douze sectes : vous parûtes, et la discorde bouleversa le Japon ; le sang coula de tous côtés ; vous en fîtes autant à Siam et aux Manilles ; je dois préserver mon empire d’un fléau si dangereux, Je suis tolérant, et je vous chasse tous, parce que vous êtes intolérants. Je vous chasse, parce qu’étant divisés entre vous, et vous détestant les uns les autres, vous êtes prêts d’infecter mon peuple du poison qui vous dévore. Je ne vous plongerai point dans les cachots, comme vous y faites languir en Europe ceux qui ne sont pas de votre opinion. Je suis encore plus éloigné de vous faire condamner au supplice, comme vous y envoyez en Europe ceux que vous nommez les hérétiques. Nous ne soutenons point ici notre religion par des bourreaux ; nous ne disputons point avec de tels arguments. Partez, portez ailleurs vos folies atroces, et puissiez-vous devenir sages ! Les voitures qui vous doivent conduire à Macao sont prêtes. Je vous donne des habits et de l’argent : des soldats veilleront en route à votre sûreté. Je ne veux pas que le peuple vous insulte ; allez, soyez dans votre Europe un témoignage de ma justice et de ma clémence.
Ils partirent ; le christianisme fut entièrement aboli à la Chine, ainsi qu’en Perse, en Tartarie, au Japon, dans l’Inde, dans la Turquie, dans toute l’Afrique : c’est grand dommage ; mais voilà ce que c’est que d’être infaillibles.