Rembrandt (Verhaeren)/02

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Henri Laurens, éditeur (Les Grands Artistes) (p. 19-36).


II.

La vie de Rembrandt.


Si le génie de Rembrandt se libère de son milieu et de son temps, fatalement la vie quotidienne l’y rattache. Elle l’enveloppe et le cerne comme pour le pénétrer.

Pendant la période de formation et de recherches, elle l’envahira ; mais dès que le peintre se sera conquis, c’est-à-dire dès qu’il sera le Rembrandt que nous étudions, il luttera avec elle, la reléguera aussi loin de lui que possible, se créera en pleine réalité âpre, une existence de rêve, une existence fastueuse, imaginaire et folle, qu’un jour il lui faudra abandonner comme un failli, comme un vaincu. Tel aura été le résultat de son inassimilation à son milieu.

Rembrandt naît à Leyde, le 15 juillet 1606, près des remparts, sur un des bras du Rhin qui traverse la ville. Ses parents ? Harmen Gerritszoon (c’est-à-dire fils de Gerrits) et Neeltgen Willemsdochter (c’est-à-dire fille de Willem). Il est leur cinquième enfant. Harmen Gerritszoon est un bon bourgeois. Il veut que son fils, dans un milieu universitaire, soit un savant, « serve par sa science la cité et la république ». Rembrandt regimbe, refuse de se courber sur les livres. À treize ans, il entre dans l’atelier de Jacob van Swanenburgh, peintre médiocre, dont le nom n’existerait plus si Rembrandt ne l’avait prononcé comme le nom de son premier maître.

Harmen Gerritszoon est meunier. C’est donc dans un moulin, dans une maison de vent, de pluie et de soleil que s’est écoulée l’enfance de son fils.

Un moulin est ailé, il vibre, tremble, s’agite ; il tourne, il se meut, il change à chaque instant d’aspect, il n’appartient guère qu’à l’espace et à l’air ; tout l’infini le traverse. Pour un artiste, le moulin est un logis idéal. Il y peut étudier à l’intérieur mille effets de lumière presque surnaturelle et, dès qu’il en sort, toute la nature comme transfigurée apparaît devant lui. La première habitation de Rembrandt est donc située comme au delà de la vie. Plus tard quand il aura élu domicile dans les villes, sa préoccupation constante sera de se recréer quelque séjour idéal, qui lui rappelle celui de son enfance. Il n’y parviendra jamais. Il l’essayera toujours.

Après les premières leçons reçues chez Swanenburgh, il partit pour Amsterdam. Il entra en 1623 comme élève chez Lastman. Ce maître, comme la plupart de ses contemporains hollandais, inclinait vers l’art italien. Il travaillait en contrariant sa nature. Septentrional, il s’était épris d’un goût et d’un style étrangers et son œuvre hybride se diminuait au fur et à mesure qu’à ses yeux elle se rapprochait d’une décevante grandeur.

Pourtant il ne fut pas sans exercer sur Rembrandt une certaine influence. Peut-être la disposition asymétrique de ses sujets et l’accoutrement bizarre et exotique



de ses personnages lui ont-ils été suggérés par Lastman.

Après un dernier séjour à Leyde, Rembrandt se fixe définitivement à Amsterdam. Il y arrive en 1630.

Ville de marchands positifs et orgueilleux, que cette « Venise du Nord », au moment où l’indépendance de la Hollande, définitivement reconnue enfin par l’Espagne, lui donne un lustre et une prospérité soudaine. Son port se développe. Des maisons avec des frontons lourds, pareils à des pâtes ornementées, avec des guirlandes épaisses, des boules et des vases plaquant ou surmontant les pignons, avec des fenêtres multiples buvant le jour gris et brumeux, s’alignent au long des canaux. L’aspect en est cossu. Des matrones à collerette empesée, assises derrière les vitres, regardent, pendant des heures, la façade d’en face pareille à la leur. Peu de bruit. Tout est régulier, compassé, fixé, prévu. La vie y est tenue comme un papier commercial : lignes droites et chiffres. Les citoyens d’Amsterdam sont des puritains. La Réforme, ils l’ont conquise avec leur sang. Elle les fige dans sa fierté hautaine et calme, mais aussi dans sa tristesse. Ce que ces novateurs rapidement assagis redoutent le plus, c’est qu’à l’avenir on dérange encore la monotonie compassée et textuelle de leur existence. S’ils admettent la liberté dans la pensée, ils n’admettent point la liberté dans la conduite. Ils libèrent les idées, mais enchaînent les actes.

C’est en cette ville de préjugés, de convention et de réglementation à outrance, que Rembrandt travaille à se créer une vie spontanée, féerique et païenne.

En 1634, — à la suite d’on ne sait quelles occurrences heureuses, — il épouse, lui, fils de meunier, lui plébéien de race, dont le père n’a aucun nom, si ce n’est celui de fils de Gerrits, une patricienne frisonne, Saskia van Uylenburgh. Celle-ci compte parmi ses parents des magistrats, des écrivains, des pasteurs et même un peintre, Wybrand de Geest, représenté par une œuvre bonne au musée de Stuttgart. Saskia fut orpheline fort jeune. Une de ses six sœurs mariées la recueillit. Elle se maria quand elle eut l’âge de vingt-deux ans.

Avec quelle allégresse, quel emportement, quelle folie, Rembrandt dut la recevoir dans sa maison de Bloemengracht où des élèves déjà nombreux témoignaient de sa maîtrise et remplissaient son atelier ! Les fêtes devaient succéder aux fêtes comme les jours de joie aux jours de fièvre. La mesure et la règle si inviolables pour les bourgeois amsterdamois n’existaient pas pour cette famille d’artistes, unis entre eux et dominés par un génie naissant. Tous inauguraient et pour eux et pour lui le règne volontairement accepté, comme un joyeux despotisme, d’une reine fraîche, ardente et toute tendue vers l’amour et ses triomphes.

On connaît Saskia van Uylenburgh. Elle a pris rang dans l’art comme s’y sont imposées la Fornarina de Raphaël, l’Hélène Fourment de Rubens et la maîtresse de Titien. Un de ses premiers portraits (vers 1633) est au musée de Cassel. Et la voici déjà parée comme une princesse avec son grand chapeau d’un rouge assourdi,



faisant une ombre sur son front, avec sa plume légère et oblique, avec sa robe bleue et ses aiguillettes d’or. Le type n’est guère d’une beauté convenue. Le teint est frais ; de petits yeux charmants luisent sous le front lisse ; un sourire fin et frêle laisse voir les dents vives et claires.

Rembrandt, grâce à son tempérament large et violent, devait être, devant ce regard de femme, celui qui aime à se laisser vaincre parce qu’il se sent trop fort. Sans doute, il lui accordera tout ce qui se lève de caprice et de fantaisie dans le champ rouge des désirs féminins ; il sera à ses genoux avec dévotion et ferveur. Elle, de son côté, sûre de sa puissance, ne redoutera point d’être l’épouse autant que la maîtresse, et leurs deux volontés s’exalteront dans ce don mutuel d’eux-mêmes.

Une page datée de 1635 — au musée de Dresde — nous les montre en liesse et en ripaille. L’énorme Rembrandt tient sa femme mince et petite sur ses genoux et lève à leur santé un verre énorme rempli de vin et d’écume. Les voici surpris dans l’intimité de leur existence débordante. Rembrandt en guerrier — baudrier doré et la rapière au flanc — ressemble à quelque reître galant qui s’amuse avec une fille. Il ne se doute pas du mauvais goût qu’on peut trouver à le voir se pavaner ainsi. Il ne voit qu’une chose : c’est que sa femme est belle et parée — corsage somptueux, jupe de soie, coiffe royale, colliers à médaillons — et qu’il faut qu’on l’admire. Il n’a peur ni de la vulgarité ni de l’ostentation. Il n’admet pour mesure que celle que lui tracent ses instincts, sa force et sa nature d’exception. Il vit dans un monde de rêve et de joie, loin des autres ; il ne peut lui venir à l’esprit qu’il scandalise et qu’on le blâme.

Plus tard, en 1636, il nous fera voir sa femme au lit, comme Candaule. La Danaé de l’Ermitage n’est autre que Saskia magnifiquement dévoilée et nue, tandis que tombe sur sa chair chaude et rayonnante l’or divin des légendes. Oh ! l’éblouissant festin d’amour ! Comme le corps est souple, d’un modelé gras et délicat, d’une juvénilité joyeuse et douce ; comme il s’anime de vie espiègle, sous les caresses du métal lumineux, comme il s’épanouit sous les chatouilles des beaux flots d’or ! Ce corps surpris en son intimité nous est détaillé, sans mensonge. Saskia sera pour Rembrandt tour à tour Danaé, Artémise, Bethsabée, elle incarnera les fiancées de Judée et les impératrices d’Orient, elle lui sera son rêve matérialisé, magnifié et grandi.

À cette reine de ses illusions, il faut un palais. Rembrandt le lui fournit. Tout ce que les pays lointains envoient d’étrange, d’extraordinaire, de féerique et de fou en Europe, tout ce que les navires rapportent d’imprévu et d’insoupçonné aux civilisations chrétiennes, il l’acquiert et il en peuple sa maison. Son inventaire nous renseigne de quels oiseaux de feu et de flammes, de quelles pierres merveilleuses, de quelles coquilles admirables, il s’enchante les yeux. Oh ! ces jardins de la terre qu’il entrevoit en songe, ces milieux lointains d’accord avec le



milieu qu’il porte en lui, dont il voit s’épanouir les flores, se cristalliser les minéraux et s’étaler les faunes ! Comme Shakespeare, dans son théâtre, il s’arrache à son temps et à son heure, pour se créer une vie frissonnante et nouvelle, une vie de gloire et de richesse, de somptuosité et de fièvre ; il est l’être nostalgique qui regrette tous les anciens paradis. Malheureusement la brutale réalité heurte toujours du choc formidable de ses blocs rugueux et compacts de telles existences qui ne tiennent pas compte de sa pesanteur.

La fantaisie qui présidait au ménage de Rembrandt émut, dès 1638, ses parents. Ils l’accusaient de dilapider l’héritage, de se ruiner en prodigalités folles, « en parures et en ostentation ». Il leur intenta un procès. Il n’obtint point gain de cause. Toute une surveillance aiguë et méchante s’acharna, dès ce moment, sur lui. Il eut beau continuer à vivre son rêve, désormais la vie rayonnante et pure en fut ternie. Son bonheur fut blessé — en attendant qu’il se cassât tout à coup comme une branche trop chargée de fruits et tombât violemment sur le sol.

Inopinément, Saskia mourut. Elle avait donné à Rembrandt quatre enfants, dont seul le dernier, Titus, âgé de six mois, survécut. On ignore la cause de cette mort. Dans son testament, Saskia institue son époux son légataire, elle lui donne l’usufruit de tous ses biens, elle le nomme tuteur de leur fils, sans qu’il doive rendre compte de son administration ; la charge d’élever Titus et de le doter était réservée. Ce deuil frappa Rembrandt le 19 juin 1642. Chez un homme aussi spontané, aussi impressionnable, aussi tendre, aussi violent, aussi extrême, un tel événement, semble-t-il, a dû retentir jusqu’au tréfonds de l’être ? Certes en a-t-il été fortement ébranlé. Toutefois la consolation lui est venue assez vite. Nous le voyons dès ce moment se rattacher à ses amis, séjourner à la campagne, chez le bourgmestre Six, faire des portraits nombreux, esquisser des paysages, se raccrocher à l’existence comme il le peut et en vouloir un peu à son rêve parce qu’il s’est fendu comme une belle coupe. La réalité qu’il a dédaignée jusqu’alors, et qui s’est comme vengée de lui, l’enveloppe comme une proie, le dompte, le saccage. On peut croire un instant qu’elle le vaincra brutalement.

Mais bientôt Rembrandt transporte sa douleur en son rêve comme jadis il y transporta sa joie. Elle s’affirme certes aussi humaine que possible, elle se concentre en désespoir sanglotant ou muet, elle se traduit immense et tragique en tel chef-d’œuvre de violence et de larmes, elle se mue en tristesse ample et universelle comme si tous les hommes gémissaient et souffraient en elle. Avec des ruines, avec des débris d’existence et d’amour, Rembrandt se reconstitue quand même un paradis.

De Saskia, il lui reste un enfant, Titus. En plus, grâce au dévouement d’une servante, Henriette Stoffels, il lui reste une apparence de ménage et d’intérieur. Cela lui suffit pour se croire comme jadis un ordonnateur de fêtes et d’art, un magicien dont la vie s’écoule en quelque île de



luxe, de splendeur et de beauté. La rude et brutale misère, la loi implacable et hargneuse, la faillite, les hommes de justice, les poings des créanciers auront beau ébranler sa porte et l’inquiéter dans ses veilles ou son sommeil, il résistera jusqu’au bout, arrachant son art à leur étreinte, le sauvant de leur rage froide et textuelle, et réalisant quand même, malgré eux, loin de leurs disputes et de leurs cris, la vie haute et illuminée pour laquelle il se sent marcher et penser sur la terre.

Insolvable, on lui enlève la tutelle de son fils. La Chambre des orphelins lui substitue tour à tour Jean Verbout et Louis Crayers. Sa maison de la Joden Breestraat est vendue. Une série de procès mettent aux prises le nouveau tuteur et les créanciers. La gestion défectueuse de Rembrandt sert de base à toutes leurs réclamations.

Le voici harcelé, attaqué, vilipendé. Son honneur est chaviré. Avec Titus et Henriette, il cherche asile dans une chambre d’auberge. Il y vit au jour le jour du crédit qu’on veut bien encore lui faire. Il est pauvre comme les plus pauvres, il est l’être pitoyable sur lequel toute une société s’acharne et qu’elle finirait par pousser au suicide s’il n’était plus fort qu’elle dans son âme. C’est au milieu de cette débâcle qu’il se retrouve tout entier. N’ayant plus que Titus, Henriette et lui-même pour modèles, il se remet à peindre comme aux beaux jours où vivait Saskia. Il transforme Titus en page de légende et Henriette, la servante, en princesse des pays fabuleux. Les bijoux, les soies, les ors, les fourrures, les velours, tout ce qu’il caressait jadis de son pinceau prestigieux réapparaît baigné de belle et idéale lumière. Il les peint, somptueux et merveilleux ; il se croit tour à tour prince, seigneur et roi, et malgré sa vie affreuse et béante, rien de ce qu’il fut n’est sorti de sa tête. Dans un des derniers portraits qu’il fit de lui-même (collection Carstanjen, Berlin) il apparaît ridé, vieilli, ruiné certes, mais tout entier raidi de fierté et d’obstination. Ses yeux petits fixent hardiment le spectateur, et le rire franc, comme un triomphe, anime quand même sa bouche édentée.

Il mourut le 8 octobre 1669. Henriette Stoffels l’avait précédé dans la mort en 1663, Titus en 1668. C’est donc seul, tout seul qu’il trépassa. Sur le registre de la Westerkerk, à la date citée, se lit la mention de ses funérailles.

Il ne laissa pour toute succession que ses « vêtements de laine et de toile et ses instruments de travail ». Mourir fut, pour lui, cesser de créer.