René Leys/09

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G. Crès (p. 88-94).

16 juin 1911. — Est-ce les leçons magistrales du vieux Wang, l’influence de Dame Wang, la précision des conseils du jeune Belge, ou la loquacité fureteuse de « ses » amis, — ou l’air pénétrant, les effluves lettrées de Pei-king… — le fait est que je progresse en cette langue pratique puisqu’elle annule la syntaxe en réduisant toutes les règles à trois, — et que je m’éprends tout d’un coup de Style écrit, ayant découvert une architecture et toute une philosophie dans la série ordonnée des « Caractères »… Enfin, j’en arrive à traiter mes Professeurs comme il convient : en simples lexiques, en outils bons ou mauvais, en machines parlantes et récitantes…

Ainsi :

— Maître Wang, nous avons vu, l’autre jour, ce qu’il y a dans le Palais. Nous pourrions, aujourd’hui, énumérer ce qui existe hors du Palais.

Maître Wang approuve et récite :

— Hors du Palais, il y a l’Empire. L’Empire a ses frontières. Dans les frontières, dix-huit provinces. Chaque province a une capitale de province, des Préfectures de premier ordre, des Préfectures de second ordre…

— Oui, comme les concubines… Quel Empire bien ordonné ! J’aimerais mieux un peu plus d’imprévu…

Maître Wang ne comprend pas mon essai timide de traduction du mot « imprévu ».

— Tout comme « impossible » en français, « imprévu » ne serait-il pas chinois ?

— Il y a bien les « Sociétés Secrètes », avoue enfin Maître Wang. Il y a des gens qui donnent de l’argent et font partie de réunions où l’on parle. Ils proposent que l’Empereur soit un Han-jen, un Chinois. Mais ces gens perdent leur argent, et quelques-uns d’entre eux vont en prison et perdent leur tête.

J’ajoute, un peu à l’aventure :

— Il y a aussi Yuan Che-k’ai ?

Mon Professeur me donne aussitôt une leçon, par l’air distant dont il reprend le nom.

— Yuan Che-k’aï ! C’est un ancien fonctionnaire de l’Empire. Il est en congé.

Et, confidentiellement :

— Il a une jambe bien malade.

Je sais. Yuan Che-k’aï est politiquement bien mal en point. Sa jambe malade… c’est une apocope toute littéraire, un euphémisme. Jambe est ici employé comme figure de rhétorique, à la place de Tête ; la tête, cet organe si important et cependant si fragile dans l’Histoire ancienne de la Chine et des Hommes, la Tête, cette calebasse pédiculisée toute prête pour le couperet, avec ce trou préparé pour le Poison, la bouche !

Tout ceci intraduisible en jeux de mots chinois !

Il faudra que j’en parle en bon français à René Leys.

Un entr’acte dans mon « emploi du temps ».

Deux heures. Le voici. Ponctuel à la leçon.

— Voulez-vous que nous fassions aujourd’hui une liste nominale des « Partis Politiques de l’Empire ? »

René Leys me toise d’assez haut.

— Des partis ? Je n’en connais pas. Il y a « la Cour », la Dynastie mandchoue, et… des Rebelles…

— Parlons donc des rebelles.

Il répond avec négligence, et ce qu’il dit ne m’apprend rien de plus. Les sociétés secrètes paraissent former des « clubs » tout à fait comparables aux « Loges maçonniques » américaines, et mélanger, en un seul saladier, la réclame purement commerciale des mercantis de Canton à la Raison sociale biblique, Jehovah Business & C°.

En vérité, en vérité, ceci ne m’apprend rien de nouveau. Alors, j’insiste sur le mouvement d’idée que l’on appelle « Révolutionnaire », et spécialement sur la personne d’un certain commis-voyageur en pacotille « 89 et Droits de l’Homme » qui dit s’appeler « Sun-Yat-Sen ».

Sur son propos, René Leys est particulièrement méprisant. Je l’approuve. Il ne dira jamais de ce personnage électoral, à peine éligible, tout le mal politique, moral, esthétique et social, que j’en pense.

Mais j’ai mieux à lui soumettre. Je reprends ma question.

— Et Yuan Che-k’aï. Que faites-vous de Yuan Che-k’aï ?

Il sourit. J’attends. Il daigne enfin me répondre :

— Yuan Che-k’aï… une invention des Européens !

Oh ! c’est un peu vif ! Yuan est tout autre qu’un fantoche… C’est précisément ce qui m’intéresse en lui. Yuan est un Mandarin de l’Ancien Régime… Un fondé de pouvoirs impériaux… Yuan a d’abord été l’élève de Li Hong-t’chang… un maître…

— Vous êtes trop jeune, mon cher Leys, pour avoir connu Li Hong-t’chang… Ensuite Yuan s’est trouvé tout seul, séparé de son maître, en Corée, à Séoul, comme Commissaire Impérial… N’oubliez pas, qu’il a fait, le premier, tirer le canon contre les Japonais… C’était une responsabilité, cela ! Il fallait défendre la Corée…

— Ce fut un tort. Nous avons été battus.

— Nous… Tiens ! seriez-vous Chinois, mon cher Leys ? Ensuite, en 1900, comme Vice-Roi du Chantoung, avouez qu’il a pris parti pour les Européens…

Il ne répond rien. Était-ce un nouveau tort ?

— Je sais bien qu’en 1898 il avait également pris parti pour l’Empereur contre la Vieille Douairière, et je sais encore qu’à la mort de l’Empereur et de la Douairière, il a failli… ou même, il a bel et bien été condamné à mort… et que sa peine fut précisément commuée en une convalescence… qu’il est retiré depuis dans ses terres… Mais, savez-vous ce qu’il y fait ? Comment un homme de sa valeur, et bien portant, de cinquante ans à peine, — comment un homme de son école peut-il accepter…

René Leys me toise de nouveau :

— Yuan est une invention Européenne. Il y a, dans Pei-king, des gens beaucoup plus redoutables qui ne sont pas retirés dans leurs terres ! Ils n’habitent malheureusement pas la Province… ni la Ville chinoise… ni la Ville mandchoue, ni la Ville Impériale… Ils résident dans le Dedans.

— Oh ! Mais vous savez bien que dans le « Palais » il n’y a que des femmes et des eunuques, et un Empereur de cinq ou six ans d’âge… infantile… et de quatre mille ans de Raison Historique !

Il paraît que ni l’Empereur, ni les Eunuques, ni les femmes n’en veulent au Régent, mais… « quelqu’un ».

— Il me semble que le Régent possède pourtant des droits de surveillance ou de défense sur toutes les personnalités chinoises ou mandchoues… Mais de quelle race s’agit-il ?

— Mandchoue, répond René Leys, puisqu’ « elle » habite le Palais.

— « Elle » habite… Une femme alors ?

— Évidemment. Le seul mâle du Palais est l’Empereur.

— Eh bien, mon cher Leys, le Régent dispose d’un moyen de sécurité politique, historique et discret. Il y a des puits au Palais ?

— Comment le savez-vous ? demande-t-il en tressaillant.

— Il y a des puits… comme dans toute la plaine environnante… C’est le même terrain, et l’eau des Lacs ne suffirait pas… Eh bien, pourquoi cette personnalité gênante, ou même dangereuse, n’est-elle pas déjà mise à l’ombre, au fond d’un beau puits d’eau fraîche ? — J’en ai vu, au Temple du Ciel, de remarquables : une énorme margelle de marbre monolithe, comme un tambour de jade, comme une grosse bague de pouce pour tirer de l’arc, et qu’on aurait bien posée à plat, avec ses centaines d’encoches lissées par la corde… celle du puits, — vous savez, la corde qui file dans la terre jusqu’à la nappe où l’on voit un pan de ciel… Et quand on relève la tête, on perce également à travers le toit du kiosque, par un trou de même diamètre que la bague, et l’on s’attend, par réflexion inverse, à voir le puits se tourner bout pour bout et se forer dans le ciel qui refléterait l’eau du puits…

Je m’arrête. René Leys, pâle et les yeux grand ouverts comme deux puits d’ombre, me regarde, ou regarde je ne sais quoi. Il a peur : il va défaillir… Je ne peux me croire en cause : il a déjà dû penser à tout cela. Peut-être une peur d’enfance lui revient tout à coup… Faut-il le gronder ? Ou lui jeter de l’eau à la figure ?

Il se détend, et reprend machinalement, non pas ce que je viens de dire, mais où je m’étais arrêté avant de jeter le mot malencontreux…

— Le Régent dispose d’un moyen de sécurité… Mais le Régent ne sait encore rien.

— Eh bien, et sa Police Secrète ?

— Ses moyens d’action s’arrêtent là.

— Où est-ce, là ?

— Là, où se trouve cette Personne.

— Enfin, oui ou non, dans le Palais ?

— Oui.

Ceci est posé d’un ton définitif, comme il sait parfois en avoir pour couper court à tous les doutes. Mais, si la Police n’y peut rien, si le Régent ne sait rien, si les bombes continuent cependant à pleuvoir, je ne vois vraiment aucune issue.

— J’en ai trouvé une, poursuit René Leys, debout, et qui a revêtu son allure nette et élancée… Voulez-vous m’accompagner demain au théâtre ? On donne depuis huit jours une grande pièce ancienne. Vous en verrez l’apothéose. Mais, avant elle, un jeu de scène tout moderne… qui vous expliquera…

— Bien. À demain. Ou plutôt à ce soir ?

— Je ne sais pas si je coucherai ici ce soir.

Alors, où couchera-t-il ?