René Leys/27

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G. Crès (p. 199-203).

11 octobre 1911. — Fait divers, dans le Journal Pékinois : « Révolte dans la province du Hou-Pei : la Xe division, casernée à Wou-t’chang, vient de brûler le Yamen du Vice-Roi. Le Vice-Roi, comme il sied, est en fuite. Les révoltés se sont rendus maîtres de l’artillerie et bombardent les forts de Han-Yang. On commence à s’inquiéter dans les concessions européennes de Han K’eou… »

Ces trois villes, ou plutôt, cette « Triple Cité », beaucoup trop célèbre en Europe par cette qualité de centre ombilical de la Chine que lui confèrent, avec huit millions gratuits d’habitants, les « anticipations » de Wells, — ces trois villes sont, en effet, qu’on le veuille ou non, des localités à prendre en considération dans la politique chinoise. Et d’ailleurs, la révolte est du type « militaire », avec fusils à chargeurs et artillerie… Beaucoup plus grave encore que le mot historique : ceci est une révolution !

Il ne peut y avoir « révolution » en Chine : à peine une rébellion ! Cependant, il me faut en parler à René Leys. Lui seul peut me fixer sur l’importance de l’émeute. Lui seul sera directement en cause, si l’on s’en prend aux gouvernants dynastiques du Trône. Après tout : comme chef de Police et Amant de la Reine Impératrice, lui seul, — dirai-je, — est doublement, ou décuplement, payé pour ça.

Je saisis donc l’à-propos de sa présence pour attendre, sans le questionner, son avis là-dessus. C’est en grand mystère qu’il me rejoint. Il s’agit beaucoup moins d’une date européenne, quelconque, le 11 octobre 1911, — mon anniversaire, paraît-il, et la fête de ma trente-cinquième année, — que de célébrer à la chinoise ledit anniversaire : il prétend me donner « le spectacle », non pas au théâtre, mais chez moi. Il est tout heureux de son idée. Il me promet des acteurs de première classe, la mieux rétribuée, et me donne le titre de la pièce : « La rencontre dans le champ de mûrier ». Il a déjà payé mes domestiques pour dresser contre le mur ouest de ma cour une estrade — et il s’en va, repris d’une gaîté de bon aloi que je n’ai pas ressaisi chez lui depuis longtemps.

Deux heures après, il est de retour, précédé d’un quatuor de musiciens, avec le violon à deux cordes, les claquettes, le Gong, Empereur de tout orchestre, et une sorte de chalumeau dont le son grave précède les entrées de Prince. Lui-même enfin, accompagné de « ses » amis.

Ils me font plaisir à revoir. Le « Gros bon garçon » et le Nième Neveu du Quantième de nos Princes… Toute la Troupe a disparu déjà dans un appentis qui sert communément de remise aux harnais. En quelques instants, l’orchestre, occupant le fond de la scène, s’accorde avec un grand bruit discordant. Et tout à coup, devant moi, unique spectateur, le spectacle commence ! Cela représente… Cette fois je sais bien : la troupe de René Leys et de ses amis… Nouvelle organisation policière, sans doute… Ils évoluent, ils pirouettent, ils jouent avec une précision professionnelle. Là encore, il y a des combats, — mais obligatoires ; — des entrées, des reprises, des méprises, — mais par principe. Grâce à l’initiation bien retenue, je sais très exactement l’instant où il faut applaudir ; — et je pousse énergiquement à propos le « Rrrrhao ! » guttural qui tient lieu de toutes les claques parisiennes, de tous les sifflets américains.

C’est en effet très aimable à lui de me donner ainsi le théâtre à domicile. Je ne marchande point mes « Rrrrhao ! ».

Quand il me rejoint, modeste, la figure lavée des fards, un peu en sueur, fier et satisfait, je devrais tout d’abord le complimenter… mais un je ne sais quoi m’a déplu, m’a déconcerté… Pourquoi lui cacher ce que je pense ? Je le lui dis : quelque chose de cabotin, de très mauvais aloi, surtout en Chine, m’a déplu en lui.

Il répond, très sûr de lui-même :

— C’est qu’Elle aime tant le théâtre ! Elle m’avait fait promettre d’apprendre ce rôle. Vous me dites que j’ai bien joué — c’est tout ce qu’il me faut, — devant vous. Mais je dois jouer devant Elle…, après-demain.

Elle ? Et je répète indiscrètement tout haut :

— Devant Elle… Laquelle ? Devant qui ? René Leys n’hésite vraiment pas.

— Devant ma « Première ». L’ « autre » n’a rien à demander.

Heureux et victorieux jeune homme, qui numérote ses amours ! Que la polygamie règne au milieu des plus saintes fonctions de l’État ! Je ne l’aurais point imaginée réduite en ses facteurs impériaux à la seule arithmétique. Et pourtant, René Leys a raison. Par décence, la jeune concubine offerte, acceptée, possédée, demeure le numéro deux inscrit en sa colonne dans cette comptabilité nouvelle.

Et sérieusement, je voudrais le prendre à parti, le réduire au même dénominateur, aux mêmes facteurs, mais… révolutionnaires ! Qu’est-ce que l’on dit au Palais de ce qui se passe de nos jours — de ces jours que nous vivons, — dans la triple ville de Wou-tch’ang, Han-Yang et Hang-K’eou ?

Mais il s’en va, d’un pas léger, ayant baissé le rideau sur le spectacle. (Geste intraduisible en langue de théorie chinoise !) Il a conscience d’avoir très bien « rempli » « son rôle devant moi ». Il est assuré de jouer sans crainte désormais, pour Elle. Il s’en va, d’un pas satisfait.

Le reste, — la révolte du Yang, à mille kilomètres exactement, dans le sud, — est un peu distant et, vu d’ici, centre de la cour et des élégantes manières de théâtre, un peu… provincial.