René Leys/35

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G. Crès (p. 227-232).

14 Novembre 1911. — Il revient de lui-même sur cette aventure d’hier soir, et me dit, un peu gêné :

— C’est la première fois que vous me voyez m’évanouir ?

— Non. La troisième.

Tout à fait déconcerté, il se livre, et m’avoue que « d’autres choses lui font peur » parce que dans « ces moments » il ne sait pas qui il est, ni dans quel endroit, il se trouve.

Et il précise, avec des mots cherchés, un très curieux état de transposition visuelle dont je ne connaissais pas d’autre exemple : ainsi, quand il se promène en un point précis de Pei-king, mettons, dans une rue au Sud-Ouest, il a tout d’un coup la certitude de voir, devant lui, mais comme dans un miroir aux images symétriques, le point correspondant, mais en diagonale exacte ; en ce cas : la ruelle du coin Nord-Est ; mieux : il se promène à sa guise dans ce lieu géométrique, aussi longtemps qu’il garde les yeux grands ouverts ; sans ciller. Il lui faut aussi ne pas respirer. Le détail vraiment neuf est que tous ses mouvements subissent la même transposition diagonale : il tourne à droite s’il veut aller à gauche… Ceci arrive sans qu’il y prenne garde… il ne peut pas obtenir ses « visions » quand il le désire…, mais quelquefois il en a trois ou quatre dans la même journée… et… c’est alors bien fatigant !

Je dis, innocemment, presque affectueusement :

— Vos entrées dans le Palais ne sont-elles pas un peu… influencées par ces « visions » ?

Il persiste à chercher des mots, pour lui-même, et à formuler des « souvenirs » :

— Je commence à comprendre pourquoi j’ai si peur de monter sur les murailles ou dans les tours…

— Pourquoi ?

— Parce que… une fois cela m’est arrivé et que naturellement je me suis vu noyé au fond d’un…

Oui. Je comprends moi aussi. Dans « ces moments particuliers » il vit dans un espace inversé bout pour bout, avec d’horribles angoisses de pénétration dans la matière ou de pesanteur à l’envers…

D’autres diront : angoisses imaginaires. C’est possible. Il en invente peut-être le sujet, l’anecdote : partie méprisable ! Je prétends qu’au moment même où il me parle et se confie, elles sont réelles, ces angoisses, d’une intensité enviable, presque redoutable… Et pourtant, je voudrais bien savoir.

— Vous avez eu des « visions » de ce genre dans le Palais même ?

— Non.

Il pousse un terrible soupir mécanique. Il respire comme on souffle… Ces alertes ne valent rien pour un « cœur » adolescent, un cœur au physique, ce muscle creux ! Il est temps de revenir à des sujets pleins et moins vertigineux, à des à-propos familiers… Je m’informe donc :

— Depuis quand ne L’avez-vous pas revue ?

— Depuis avant-hier. — Non ! depuis trois nuits.

— Oh ! dites-moi… mais c’est assez délicat… si vos premières « nuits » vous coûtaient cher…

— Oui, six mille dollars…

— Pardon ! Quatre mille… J’ai le reçu dans ma poche ! Comment faites-vous pour acquitter le péage, maintenant que votre école est fermée et la Banque ?.. Mais vous savez que je plaisante… Et d’ailleurs je suis à votre entière disposition… Il ne faudrait pas vous arrêter en chemin… Si vous aviez besoin d’un service ou d’un refuge, ou d’une mise en sûreté de ce qui vous est précieux…

— Non. Les Eunuques savent bien que j’ai tout perdu. Je leur fais des billets à terme sur mes appointements futurs… Pourtant, si j’ai un service à demander jamais à quelqu’un, c’est à vous que je m’adresserai… soyez-en sûr. Vous n’aviez pas besoin de me le répéter. Si j’ai quelque chose de précieux à cacher, je vous le porterai ici… Je l’ai déjà fait…

C’est vrai. Et quelle meilleure promesse ?

Même soir. — Lui parti, je reste tout d’un coup singulièrement gêné devant moi-même. Voilà moins d’une année que je connais ce garçon. Il m’a raconté toute son histoire, et ses histoires. Je n’en ai rien dit à personne. Je dégustais le développement et la saveur sans un doute sur la réalité.

Or, aujourd’hui, — est-ce d’aujourd’hui seulement ? — je doute de quelque chose… c’est-à-dire, d’un seul coup, — de tout.

L’un est aussi déplacé que l’autre. Il y a le même élément de créance brutale à tout croire ou à tout repousser. Je me reprends : je m’explique : ce n’est pas devant le merveilleux de l’aventure que l’on doit se récuser. Il ne faut pas tourner le dos au mystérieux et à l’inconnu. Les rares instants où le mythe consent à vous prendre à la gorge… à solliciter son entrée parmi les faits quotidiens de la vie…, les minutes hallucinées mensurables pourtant à la montre, — dont le battement retentit ensuite sur les années, — il ne faut rien négliger de cela…

Le fait existe : ce garçon m’a raconté des histoires mystérieuses et merveilleuses. Une seule. Il m’a laissé voir, il m’a conduit, il m’a ouvert… Oh ! voici que pour la première fois depuis si longtemps son surnom chinois me revient à l’oreille : il m’a véritablement ouvert au long des nuits chaudes ou froides, la porte de laine au logue de jade du « Jardin Mystérieux » dont il semblait le maître… Il conte si bien ! Et tant de gens pourraient l’envier !

Cependant, il me faut bien aujourd’hui, par logique apprise, par habitude mondaine ou philosophique, essayer de discerner le vrai du faux ; le possible du probable ; le croyable du déconcertant. Posons d’abord qu’il y a eu du vrai ; — mais qu’il a pu, par vantardise de jeunesse, enjoliver plus d’un détail. Et mettons en présence, d’une part, son récit :

— Un jeune Belge, fils d’épicier Belge (mais de mère purement Française : il y tient absolument), s’en vient en Chine avant la puberté. Il apprend une langue réputée difficile ; il entre au Palais, réputé fermé. Il devient le chef d’une organisation secrète ; l’ami du Régent ; l’a…mant de la Douairière ; le conseiller Européen de l’Empire au moment le plus critique que la fonction « Fils du Ciel » ait connue depuis la première intronisation !

Et, d’autre part, ses dons :

— Une aptitude singulière à apprendre tous les langages composés de sons imités ; à recueillir toutes les notions imposées ou suggérées… Une ardeur, un élan, une beauté adolescente ; un attrait évident, non point de lui vers la femme, mais de la femme pour lui… Il semble que la comparaison soit pleine d’équilibre… et que dans un procès de ce genre, le défenseur aurait réponse à tout.

On rétorquera : crédulité excessive ! Non. J’ai admis déjà que certaines aventures ont été édulcorées, accentuées, dépouillées de toute anicroche… mais c’est bien le rôle du conteur ! En revanche, combien d’épisodes, combien de « mots » ne relèvent que du « moment vécu » et par là seraient dignes, avec le Prix Goncourt, de l’école du Document humain !

Et l’on n’invente pas des détails, des éclats, des coups d’œil, des lueurs comme…

— Ce qu’on voit du haut de la Montagne de Contemplation. — La poignée de main maladroite du Régent, qui saisit le pouce, et laisse tous les doigts en dehors. — La peur du danger passé, de ce même Régent. — Le récit historique de la Nuit de Noces Impériales… Tout cela qui s’est empreint lucidement dans le souvenir, gravé comme un sceau, de ces jours !

Il faut bien que René Leys ait vécu cette extraordinaire existence… Et d’ailleurs, le parti est simple : ou bien, l’accuser en moi-même, derrière lui, comme un Jarignoux anonyme, — (et mon parti est déjà pris tout d’un coup) ou bien, carrément lui dire, dans un moment de grande confidence, tous les doutes, ridicules, maladroits ou trop divinateurs qui me sont venus, aujourd’hui, à son propos.

Mon parti est donc pris : celui de la grande confidence.