René Leys/39

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G. Crès (p. 254-257).

22 novembre 1911. — Et, pour la dernière fois, le referme non sans y écrire ce qui suit. J’ai relu ce manuscrit, mot par mot, dans un corps à corps et une émotion grandissante, non plus avec mon doute ni ma défiance, — mais établissant l’irrécusable certitude de ma propre culpabilité.

René Leys ne s’est pas tué. On ne l’a pas empoisonné. Et pourtant il est bel et bien mort par le poison. (Ce paradoxe est le plus véridique des aveux.) Le poison : c’est moi qui le lui ai proposé, — certes le plus méchamment du monde —, c’est de moi qu’il l’a reçu, accepté et bu… et cela, depuis notre première entrevue…

René Leys, fils économe d’épicier belge, ne songeait guère aux Chinois, encore moins au palais, quand, pour la première fois, je l’ai pris pour confident du mystère du Palais… Il est vrai que sa réponse dépassait déjà mon attente. C’est moi le premier, qui, sur la foi de Maître Wang, l’entretint de l’existence d’une Police Secrète : huit jours après, il en faisait partie, et m’enrôlait au bout de deux mois. Les attentats à la vie du Régent ne m’appartiennent pas : on les lisait dans tous les journaux, mais je m’accuse de cette question répétée :

— Dites-moi, Leys : une Mandchoue peut-elle être aimée d’un Européen… et… — Et quinze jours après il était aimé d’une Mandchoue…

Enfin, enfin, je m’accuse de lui avoir tenu, voici quatre jours exactement, le propos trop suggestif : « Pensez donc au poison »… Il a répondu : « Merci de m’y avoir fait penser »… m’a pris au mot et ne s’est pas démenti.

Il ne s’est jamais démenti. L’interrogatoire incisif dans la claire nuit froide ne pouvait conduire à rien. Je demandais : oui ou non, as-tu… Mais j’aurais été cent fois déçu s’il avait renié ses actes, même inventés ; mais je tremblais plus que lui à sentir vaciller le bel échafaudage… Mais j’entendais venir sa réponse : il m’aurait plus durement trompé en me détrompant sans pitié. Il est resté fidèle à ses paroles et peut-être toujours fidèle à mes paroles…

Tout ce que j’ai dit, il l’a fait, à la chinoise, puisqu’il vient, à la chinoise, de m’en donner, par sa mort, la meilleure preuve — qu’il préférait perdre la vie et sauver la face… et ne pas se trahir ni me trahir ; et ne pas démériter… Tout ceci est donc vrai à « la chinoise » ?

Tout ce que j’ai dit, il l’a fait, même un enfant.

Cette preuve réclamée par moi, posée par moi … la preuve cruciale : l’enfant : de lui-même, il me l’a dit : — C’est un gros garçon… si cet enfant est vivant et viable… pourquoi me surprendre à compter tout d’un coup sur mes doigts… jusqu’au nombre neuf ? — Il me semble que le terme est un peu court, entre ma suggestion et l’enfant… Ce garçon est décidément surprenant… Mais part à deux ! part à moi-même… saurais-je jamais ce qui lui vint de moi ? — Restent des moments inexplicables… des aperçus, des éclats, des éclaircies… des lueurs, des mots impossibles à inventer, des gestes impossibles à imiter… Toutes ses confidences habitaient vraiment un Palais capital bâti sur la plus belle assise… Et la mise en décor… et cette pleine vie protocolaire et secrète et pékinoise que nulle vérité officiellement connue ne pourra jamais suspecter…

À bien réfléchir, sa part est donc beaucoup plus riche que la mienne… la jeunesse d’avoir osé cela ! la foi peut-être de l’avoir accompli… Et je suis là, vivant, promenant autour de sa mort mon doute comme une lanterne fumeuse… Alors que, fidèle à lui-même, — et je m’en aperçois tout d’un coup —, je devrais d’abord me souvenir de sa parole : l’autre, l’Empereur, est mort sans un ami auprès de lui… — « J’étais son ami » — m’a dit avec un profond accent René Leys…

— J’étais son ami, — devrai-je dire avec le même accent, le même regret fidèle, — sans plus chercher de quoi se composait exactement notre amitié… dans la crainte de le tuer, ou de la tuer une seconde fois… ou — ce serait plus coupable encore, — d’être mis brusquement en demeure d’avoir à répondre moi-même à mon doute, et de prononcer enfin : oui ou non ?


Écrit à Péking du 1er Novembre 1913 au 31 Janvier 1914.