Respecte ta main

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Bibliothèque de l’Occident (p. 3-15).
RESPECTE TA MAIN[1]
Au sculpteur Jean Baffier.

Mesdames. Messieurs,


S je débutais par vous dire : Je vous apporte la vérité, vous devriez au moins sourire devant une présomption aussi étrange. Et pourtant vous venez ici, vous venez à toute conférence, décidés à ouïr des affirmations que nul ne viendra là réfuter, sermons que vous laisserez poliment s’implanter en vous, où ils vous deviendront vérités pures. Aussi bien que tout conférencier j’aborde donc l’auditoire avec cette prétention inouïe et d’avance admise : dire la vérité.

Quelle donc responsabilité ! et la redoutable entreprise qu’apostropher d’autres humains réunis ! Eh bien, non. Chez soi, l’écrivain se voit pour interlocuteur le plus complaisant des miroirs, une feuille blanche, et s’y reflète devant soi-même et pour soi-même,

Tel qu’en un autre enfin la vanité nous change.

Mais ici l’horizon se déplace. Cet exercice que la religion pratique, exercice comme toute entreprise humaine si aisément dénaturé, mais sublime en soi : la confession, cet exercice si ardu de nous-mêmes à nous-mêmes, devant notre pauvre papier, devant notre misérable cœur, l’appareil d’un homme confronté à d’autres hommes, nous procure un moyen d’en retrouver le sublime esprit. Ici le discoureur prend conscience de soi, se représente qu’il ne vient pas apporter la vérité, mais confesser l’incertitude où aussi bien que les écoutants il est d’elle, lui leur miroir comme eux le sien, miroir cette fois intègre. À la fois que la sienne c’est leur confession qu’il essaie, et de cette conscience commune, de cette communion d’humilité une fierté plus belle jaillit, celle d’avoir peut-être effleuré de cette vérité quelque rayon perdu, celle surtout de l’effort vers elle tenté. Ainsi tous y gagnent le respect de soi, le respect d’un tel efforcement vers l’inatteignable vérité, efforcement qui figure à la fois que toute sa misère, toute la grandeur de l’être humain. Respecte ta main, respecte ton effort, voilà tout ce que je venais dire, et maintenant, sur cette parole proférée, mon discours se devrait clore, tant cette vérité évidente, tant cette banalité surpasse tous ses commentaires. Je poursuis cependant, mais non pour commenter : seulement aux fins de satisfaire à l’engagement que j’évoquais, l’engagement intérieur qui nous unit dès cette minute, de se maintenir dans ce réciproque respect de soi.

Respecte ta main ! oh, je voudrais enfermer dans cet appel, dans ce cri, toute ma force persuasive, tout mon débile pouvoir ! C’est là la vérité que je venais dire ; vous la connaissez bien, vous la connaissez tous : elle est vieille comme le monde, et c’est le sort de toutes les grandes vérités ; et c’est donc leur sort aussi qu’elles font toutes si bien corps avec nous-mêmes, que nous n’y songeons guère plus que nous ne songeons à respirer. Mais, respirer, notre nature s’en préoccupe pour nous : pourquoi sa cruelle sollicitude ne se pousse-t-elle pas plus outre que pourvoir à nos nécessités immédiatement animales ?

Peut-être est-ce pour notre bien : à quoi bon cette insolente recherche de la vérité ? Mon Dieu, je parle d’elle, j’ose même parler en son nom, et en quoi elle consiste, au fond nous n’en savons rien. Mais nous savons du moins qu’elle existe, et pourquoi le savons-nous ? par cette perpétuelle tension vers elle, tension de nous tout entiers : nous savons qu’elle existe par le besoin qui nous dévore d’elle, ce besoin qui nous fait vivre. Nous vivons, voilà du moins une vérité.

Et je n’en vois pas d’autre. Je sais, on en compte des multitudes, et que nous végétons sur des myriades de vérités partielles, chaque jour par nous remises en question, et chacune vacillant reflet de la vérité unique : nous vivons, — ou bien d’une autre supérieure, inconnue de nous et de nous inconnaissable — et toutes reflets de celle-là, reflet de l’infini sur notre infirme finitude. Il est autant de vérités que d’hommes et que d’instants dans la vie de cet homme. J’arrive de voir, devant que d’entrer ici, les tableaux d’un autre peintre (Charles Lacoste), ils ne ressemblent par rien aux tableaux de Gaston Prunier qui nous entourent, et cependant semblablement beaux, cependant ils peignirent souvent les pareils paysages, à l’aide on peut dire des mêmes couleurs : il n’en est que sept. Leurs vérités sont-elles contradictoires ? non pas elles sont complémentaires. L’un et l’autre, émus aux mêmes spectacles et diversement émus puisqu’ils étaient chacun un homme, prétendirent que leur main réalisât, simplement, pleinement, sincèrement, ce que non leur œil seul, mais leur cœur avait ; vu et tous deux firent œuvre de beauté parce qu’œuvre de vérité, non d’exactitude : ces deux travailleurs avaient respecté leur main.

Ces deux travailleurs… mais vous êtes tous des travailleurs, nous le sommes tous ; travailler fait la propre fin de l’homme, nul homme n’en ignore, et dès notre plus jeune âge pour nous le mieux inculquer, ne nous édifia-t-on pas avec l’exemple de la diligente abeille et de l’active fourmi ? Et ce siècle, ce siècle dont nous avons l’honneur d’être, n’image-t-il pas par excellence le siècle du travail ? non seulement il fouilla l’univers ou matériel ou spirituel dans sa vastitude, arrachant des cieux toutes déités pour instaurer sur terre la Déesse Raison, mais il a réussi encore à faire travailler jusques à la matière auparavant inerte, et à qui infusa son labeur une mystérieuse vie.

Imposture ! non, cette époque n’est pas l’époque du travail, elle est celle de l’agitation, et c’en est précisément l’inverse. Cette époque force à l’effort la matière, hélas oui : hélas, car elle y prit l’écœurement de l’effort avec l’impuissance à le surmonter. À cette matière jusqu’alors passive en effet, mais passive à la façon d’une matrice qu’elle représente, elle communiqua, oui, une manière de vie monstrueuse et triste ; mais il apparaît que c’est sa propre vigueur, sa propre vie qu’elle lui déverse, tellement qu’elle s’est faite, elle à son tour, une espèce de machine qui végète à la façon de quelque automate déréglé. Elle a tué l’effort, unique raison de vivre et la vie même, et ainsi elle-même elle s’est tuée. Vertige ! c’est à ce moment qu’elle s’enivre de sa superbe misère ; que l’homme soit une main elle ne le supporte plus, elle qui n’a plus de mains ; elle le veut un pur esprit ; ses machines à l’infernale dextérité à sa place travaillent, font à sa place de l’art, et tout le reste, et le pur esprit pendant ce temps s’adonne à la politique, aux paresses lucratives, aux honorifiques bassesses. Que dis-je ! la grosse matérialiste a réussi à s’inventer un oripeau immatériel ; elle se frontonne du titre d’intellectuelle : ainsi les sauvages se blasonnaient de plumes et de verroteries. Pauvre intelligence, « accident heureux » dont on ne sait au fond en quoi consiste le misérable trésor, sinon en quelque moignon de main par quoi nous nous efforçons à tâtons de happer une bribe des choses spirituelles, et combien inférieure à l’autre main, notre main manuelle de travailleurs, dont hérita le brutal ergot d’acier des machines accroupies. Et il en va ainsi de bas en haut, de haut en bas, partout.

Elle s’enivre de cela ! elle s’enivre de son intelligence ! Elle halète sur cette délétère niaiserie qu’un menuisier, ou bien un peintre, un orfèvre, éprouve aussi pareillement qu’un professeur la nécessité de pratiquer l’orthographe, et qu’une fois imbu de grec, oh alors, il imagera nécessairement le plus intelligent, le plus expert, le plus heureux des menuisiers, le plus heureux des hommes, et le menuisier le croit ! (Elle dispense les journalistes qui la prônent de connaître le français.) Le menuisier le croit ; déjà lourde sa main que la machine met en grève, et lourde sa cervelle que l’alcool frelaté des mots soûle, il n’apprend pas davantage la vaine grammaire des mots, et chaque heure davantage désapprend la grammaire de sa menuiserie. Hélas ! en cela qui de nous n’est pas ce mauvais menuisier !

Elle répudie toute aristocratie, la démente qui se prétend travailleuse, et soupçonne si peu le noble aristocrate, et authentique, que le menuisier représenterait s’il daignait menuiser ; elle répudie toute aristocratie, la vaniteuse, et s’implante dans la cervelle que des mots, — des mots ! — par cœur appris, inculquent une aristocratie supérieure, et que quelque talent que par ailleurs on enferme, poète, artiste, soldat, manœuvre, qu’importe, ignorer le ménage des participes implique une roture irrémédiable. Elle a honte de sa main, du peu qui lui demeure de main. Grammairiens, numismastes, chinois qu’elle nous fait, nous arrivons à représenter cette humanité de faux instruits, faux ouvriers et faux artistes, faux savants, bavardant avec toute l’autorité d’une ignorance si forcément acquise, sur la toile, sur la pierre ou le marbre, bavardant sur le papier, ou bien dans les beuglants parlementaires.

L’orthographie d’un menuisier c’est la table bien ouvrée, œuvre difficile ; son enseignement secondaire, acquérir le tour de main des menuisiers illustres, nos huchiers d’autrefois ; ses humanités, savoir lorsqu’il le faut, de son billot de chêne sortir une statue.

Oh, un tel effort surmonté rend l’ouvrier de cela autant édifiant que l’écrivain, le constructeur, ces autres ouvriers, produisant un beau livre, une machine admirable.

Et une instruction universelle raisonnable reviendrait à ceci : le pays se sentant le besoin de tant d’agriculteurs, de menuisiers, de grammairiens, de cochers (hé, c’est un art, conduire que de meneurs de chars nous feront périr, et peut-être fort instruits de la règle d’amour et délices !), de politiciens, de soldats (métier, art aussi, et voulant aussi ses années d’apprentissage) — au pays procurer tout cela, en apprenant à chacun son métier et non pas tout hors son métier. Je n’ai point parlé des artistes  : c’est qu’il n’en est point ; tout ouvrier, de la terre, de la parole, de la couleur ou de la pensée, est artiste, tout métier avec amour traité se faisant art. Mais quoi ! il n’est plus d’ouvriers, il n’est plus de mains.

Bon Boileau ! Soyez plutôt maçon, si c’est votre talent, t’écriais-tu à l’écrivain amateur (ah, l’amateur ! cette autre fausse-main, cette main de paresse et de pacotille, plaie encore de notre âge, que j’aurais de douleureux épilogues à en tirer, aussi !) plutôt maçon, et justement cet écrivain amateur, retournant aux épures, à sa main native, à sa vraie main, donna un maçon supportable, puisqu’il dressa, noble ouvrage en somme : c’est Claude Perrault, la colonnade du Louvre. Si c’est votre talent ! mais n’étant plus de mains il n’est plus de talents, il n’est plus de métiers.

Ah, c’est que cette époque est celle d’autant dire toutes les impostures : mensonge de fraternité, mensonge de pensée, mensonge d’art, mensonge de travail. Cette époque exalte l’ouvrier, dit-elle, et elle n’a plus d’ouvriers parce-qu’elle abjura le respect de la main, et j’entends ici ouvrier au sens le plus étendu, au sens profond du moyen âge, au sens universel d’artisan. Son collectivisme a tué tout en asphyxiant l’individu ; plus d’artisans, ni du poème, ni du livre, ni de la matière pétrie ou bien enluminée. L’ouvrier des ateliers de naguère est un bureaucrate de qui la main, s’il faut encore lui attribuer ce titre, fait pan-pan tant d’heures par jour, le même pan-pan sur le même morceau de matière, sans qu’il sache, ni désire, ni où cela conduit ni d’où cela vient ; une pièce de machine vous dis-je, une pièce de machine ! De même l’artisan du livre assassiné par le journaliste, cet autre usinier, cet autre bureaucrate, tenu chaque soir de cinq à sept, de jouer au furet avec la triste drôlerie du jour, laquelle, de café en café, tout au long du boulevard, passe, repasse, disparaît et puis revient, et par après, de neuf heures à minuit, faire pan-pan à même sa pauvre cervelle d’expéditionnaire, sur cette matière du jour et qui fut celle de la veille, et sera celle du lendemain. Et le lendemain, l’ouvrier, l’homme de bureau, le marchand, et le même journaliste, à la fois hument, à la même heure, cette même pâtée à des millions d’exemplaires multipliée, et l’évacuent dans la même conversation — quand ils conversent. L’artiste est un bureaucrate à qui les écoles, le journal, et le reste, entonnèrent comme la pâte à papier dans la machine, la même… œuvre ; et qu’il évacue, uniformément, intarissablement, éternellement, sans plus de fatigue et de pensée que les autres frères bureaucrates : qu’une machine convenablement alimentée et graissée. Ainsi, plus d’artisans, un immense enrégimentement de bureaucrates qui toute leur vie feront pan-pan, le même pan-pan, avec la même machine, dans la même usine, ou crin-crin sur le même papier dans le même bureau, ou recopient le même article dans la même soupente de rédaction et à qui enfin le même journal, le même caporal, le même comité électoral, font toute leur vie pan-pan sur le crâne, le même crâne ! Ô danse macabre des Apte-à-tout ! chacun de ces emboîtés, tout dressé à faire l’identique et universel pan-pan, sans accent et sans écho ! Monstrueux aveuglement d’un temps de qui l’orgueil malade se figure capable de fabriquer une intelligence comme une pendule de précision et aboutit donc à ces monstres risibles et navrants et dont un peu tous nous sommes : les Intellectuels.

Mais il est aussi faux et plus funestement faux peut-être, de croire qu’une main se peut fabriquer. On peut, tout le monde peut devenir l’homme qui sculpte, l’homme qui menuise, l’homme qui politique, mais on ne devient sculpteur, politique ou menuisier que si l’on y naquit. Moins encore qu’une intelligence, se fabrique une main ; aussi malaisément là et là réussit la sacrilège entreprise de détourner de sa voie ou l’une ou l’autre ; elle réussit, au plus, à l’estropier.

J’entends toujours bruire les vers où Baudelaire transcrivit l’enfer que notre époque représente au poète-né :

Lorsque par un décret des puissances suprêmes
Le poète apparaît dans ce monde ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes,
Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié :

— Ah ! que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères
Plutôt que de nourrir cette dérision !
Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères
Où mon ventre a conçu son expiation !

Et cœtera : quel et cœtera ! Or, rien n’y fait, ne prévaut contre lui ; dès la naissance il avait sa main ;

Aussi,

   …sous la tutelle invisible d’un ange,
L’enfant déshérité s’enivre de soleil,
Et dans tout ce qu’il boit, et dans tout ce qu’il mange,
Retrouve l’ambroisie, et le nectar vermeil.

Or, il se rencontra une fois des parents pour vouloir, vouloir de toutes leurs forces, devant même qu’il naquît, que leur rejeton s’achevât en poète ; c’était à une époque légendaire où l’on tenait un poète pour quelque chose d’important dans l’état, sous le règne de Boileau encore : l’ancien régime. Les trop bons parents commirent tout ce qui humainement se peut, et leur fils de tout son pouvoir les y aida. Or cela produisit le plus pâteux rimeur, le plus plat, le plus fuligineux, le plus anti-poétique, et qui reste immortel, en effet, de par le ridicule, le pauvre honnête Chapelain : les parents en un sens réussirent : il demeura unique jusqu’à l’autre régime, le nôtre, où hélas si peu de peu de poètes surnagent, parce que pour nulle activité plus ne subsistent d’ouvriers, plus ne subsistent de mains.

Soyez plutôt maçon si c’est votre talent !

Ah, impitoyable et bienfaisant Boileau, tu connus ton métier, ô main respectable ! et plus notre troupeau se précipite, et toujours vers le pire, mieux nous éprouvons par ton exemple, comme prend figure de mission un métier loyalement rempli.

Loyalement ? Dans tout notre divin Moyen Age, un mot sans cesse revient nous rappelant le sculpteur, non, l’artisan Baffier ; ce mot est : loyauté ; apprenti, compagnon ou maître, prêtaient serment d’ouvrer loyalement une matière loyale, et le marchand même jurait de vendre loyalement, et publiquement la corporation brisait l’ouvrage convaincu d’enfreindre cette règle d’honneur. De même le vassal, quel que fût, infime ou bien illustre, son rang, s’engageait à loyalement servir. Servir ! M. Mithouard sut, dans son Traité de l’Occident, faire ressortir la profondeur héroïque de ce mot qui par aujourd’hui révolte cette fièvre d’insubordination maladive que nous osons nommer du grand nom d’égalité ; servir ? devise d’un roi, ce roi de Bohême qui, aveugle, se fait, par ses chevaliers, mener au fort de la bataille, et expire des coups reçus pour le loyal service de son maître le roi de France. Parlerai-je des artistes ? Quels artistes ? Il n’existait rien répondant à ce mot, non plus qu’à celui d’ouvrier ; le néfaste divorce fomenté parce que nous n’avons point honte de nommer notre civilisation, ces sages l’ignoraient. Le maître qui tailla l’ineffable Vierge d’Amiens s’intitulait — humilité naïve et fière — s’intitulait artisan tout comme le confrère qui taillait des bahuts (peut-être en taillait-il à l’occasion, qui sait ?) et le sublime inconnu qui dressa Notre-Dame de Chartres, s’appelait tout uniment maître des œuvres. Un sentiment primait tout : le respect de la main, le respect de sa main.

Mais quoi, sa main ? le rimeur ridicule tout à l’heure évoqué, respectait son moignon avec une piété touchante, effroyablement insipide, honnête effroyablement.

Et cela en un temps, de décadence déjà, les justes cruautés de Boileau l’avèrent assez — mais où du moins le respect se conservait encore de ce qui subsistait des angéliques aptitudes d’antan —. Mais aujourd’hui que nous nous contemplons tous estropiés plus ou moins, tous estropiés dans une même direction ? Et moi qui parle ici (je m’ose mettre en avant puisqu’il s’agit de se confesser) moi de qui la main c’est le verbe, si vous saviez, que dis-je, mon Dieu, vous ne vous en apercevez que trop ! quelle peine j’éprouve ici à démêler et rassembler les mots, les phrases, les idées que je m’évertue à vous exposer ! à m’exprimer en français, dans notre langue à tous et à exprimer ma langue à moi, émanation de mon tempérament, à me servir de ma main personnelle !

Ah ! c’est que l’homme fait voir un assemblement de facultés si diverses, si versatiles, si volontiers contradictoires ! chaque homme diffère de chaque homme. Dans chacun de nous, les multiples moments de son passé, et du passé de ses ancêtres, et du passé des autres hommes, et l’oppriment et s’oppriment entre eux, et sa mémoire les lui rend tous présents. Il se débat au milieu de fantômes qui font déjà partie de lui, effarante maladie parasitaire. Il se débat enfin contre une société chaotique où tous sont mélangés, où tout est nivelé, où tout le monde agite la même main mécanique : comment se retrouver, comment être soi ? Ce qui donne sa force au moyen âge, à cet âge d’harmonie et de beauté, c’est d’incarner ce proverbe admirable : Chacun son métier, toutes choses seront bien gardées. Chacun ayant son métier, et quoi qu’on ait prétendu, le métier qui l’appropriait, la main qui lui appartenait, cette main savait réaliser tout ce qu’elle enfermait en puissance. Le roi ou l’artisan, et artisans tous deux et chacun son aristocrate, chacun son roi, sous la suzeraineté de sa conscience loyale, accomplissaient chacun son office, auquel l’avaient préparé — voyez, on n’avait pas attendu Lamarck et Darwin pour les appliquer — auquel l’avaient préparé la longue et fidèle lignée des ancêtres, le chaleureux entour des confrères. Fût-il médiocre, privé de main comme aujourd’hui nous tous, ce tout-puissant apprentissage d’avant même la naissance, lui permettait encore de tenir loyalement sa place infime et pourtant honorable. Ceux qu’on appelle à présent les irréguliers, les êtres d’exception (et comme une telle expression image bien le malheur de notre époque niveleuse et nivelée !) — ceux-là ne troublaient point l’harmonie générale ; ils en formaient l’heureuse dissonance introductive d’une inédite musique ; bâtards ou cadets, qui partirent fonder de nouveaux royaumes ou de nouveaux comptoirs ; tenter, esprits inquiets, les nouvelles fortunes chercher dans l’ordre spirituel comme dans le matériel le continent inconnu ; poètes, chroniqueurs, inaptes à la vie régulière, et que pensions et honneurs dispensaient des luttes qu’elle implique et maintenaient au-dessus d’elle. Chacun servait à tous et tous à chacun.

Cependant vous ne me jugez point je pense, assez ignorant et naïf pour escompter quelque retour vers les paradis révolus, pour le désirer même. Nous appartenons au XXe siècle, rien ne nous en peut arracher et qu’une magie vînt nous introduire dans l’âge du roi Saint-Louis, nous y serions les plus malheureux des hommes. Mais cet âge dut une part au moins de sa sublimité à l’observance de plusieurs vérités propres à tous les âges, voilà l’évidence. Que souhaité-je donc : voir le nôtre qui les répudia et en meurt, revenir à elles, les appliquer à lui-même, et ainsi revivre en force, en beauté, en amour.

Chacun à tous et tous à chacun : aujourd’hui, tous oppriment tous, et ceci nous étale l’horreur d’un tel aujourd’hui, que Ibsen a pu proférer la parole atroce et nécessaire :

L’homme le plus fort est celui qui est le plus seul.

Seul celui-là peut cultiver sa main. Et me voici revenu une fois encore au carrefour alentour de quoi je tourne sans oser m’en évader par n’importe quelle route : cette main, comment la cultiver ? Je disais encore tout à l’heure et c’est l’évidence même, nous sommes tous divers et il n’est pas plus deux hommes semblables qu’il n’existe de semblables sur le même arbre deux feuilles. Comment ? Et mais n’est-ce pas justement là l’amorce de la route ? En place de nous acharner à nous ressembler tous, pauvres identiques rouages de machine, efforçons-nous à travailler nos différences. Elles nous appartiennent en propre, elles ; elles nous renseignent sur l’aptitude de notre main, elles nous enseignent que chacun emporte la main de son génie, elles nous enseignent que chacun possède son génie. Oui, chacun possède son génie, et si sur lui rien ne peut, si nul ne peut rien sur sa main, sinon la déformer, au moyen d’elle il peut tout.

Sur elle rien, sinon la déformer ; jusqu’à la satiété j’y veux revenir et appelle à mon secours d’illustres parrains : ne forçons point notre talent, répète, frère ailé de Boileau, le délicieux La Fontaine,

Nous ne ferions rien avec grâce

(Avec grâce !)

Jamais un lourdaud, quoi qu’il fasse,
Ne saurait passer pour galant.

Hé, le galant ne manque point de mérites, oh certes, mais le lourdaud possède les siens ; il a son talent, il a son génie : le sien. Qui que tu sois, en toi tu enfermes, or, plomb, neige, ou fange même, la matière de ta statue. Tout le monde ne peut être Christ, et Jean-Baptiste son précurseur, bien peu ; mais tout le monde peut être l’humble sublime saint Joseph, ou Marthe « qui garda la meilleure part » : tout le monde peut être un brave homme, et c’est beaucoup ; tout un chacun a son génie, tout un chacun a sa main.

Eritis similes Deo : vous serez semblables à Dieu, insinuait le serpent Satan aux premiers humains ; et il leur désignait l’arbre de la Science. Vous ne serez pas semblables à Dieu, mais vous serez Dieu même, et vous l’êtes déjà, rétorqua le Christ ; vous l’êtes si vous voulez à force d’amour. Or, toute science est amour. En effet, je veux une nouvelle fois redire cette banalité : nous n’apprenons rien que ce dont en nous se débattait déjà le germe, et si Pascal comme on prétend se réinventa seul la géométrie, c’est qu’il naquit géomètre. Or, qu’est l’amour, au grand sens catholique, au grand sens éternel, sinon cet élan que j’évoquais au début, élan de tout notre être, vers — qu’il l’appelle Dieu, l’infini, la Vérité, les forces inconnues, qu’importe ? — vers ce centre insaisissable de la sublime sphère dont il est comme un rayon perdu ? Qu’est l’amour, sinon la suprême connaissance ? aimer quelqu’un déjà au sens sentimental et au sens sexuel, c’est éprouver le besoin de se fondre en lui, ne faire qu’un avec lui et pourquoi, parce que le système vibrant que nous sommes vibre en rapport juste avec son système vibrant ; par l’amour nous connaissons qu’il nous est pareil ; et pareil à quoi : nécessairement à ce qui fait notre originalité, qui est le plus pur de nous-même, l’essence de nous-même, avec notre génie.

Respectons donc notre main, elle est tout notre être, respectons-la, à quelle infime besogne vouée nous semble-t-elle ; il n’est pas de petits ouvrages, il est seulement de mauvais ouvriers.

Ô, respecte ta main, homme, elle fait toute ta noblesse, elle fait ta seule noblesse ; songe à elle constamment, car tout alentour de toi et tout en toi-même, conspire à te l’estropier ! souviens-toi que c’est par elle que tu surmonteras l’ouvrage de toute vie humaine : faire sa statue.

Fais ta statue : tu auras rempli tout ton office sur terre, et, pour conclure sur la parole du stoïcien moderne, et qui, pour avoir si héroïquement respecté sa main, nous laissa une statue si belle, Stéphane Mallarmé, que cette main te rende, elle seule le peut, rende chacun de nous,

Tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change.

Mesdames, Messieurs,

Je m’excuse de vous avoir si longuement tenus pour vous apporter des paroles si infirmes, et qui rendent ma pensée si pauvrement : c’est que, de ce que j’avançais trop certain témoignage, c’est que je ne possède pas encore ma main.

  1. Conférence faite à l’exposition Gaston Prunier, le 23 janvier 1905.