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Restons chez nous !/Chapitre XXVII

La bibliothèque libre.
J. Alf. Guay (Damase Potvinp. 191-195).

XXVII



UN matin Jacques Pelletier, à qui c’était le tour d’aller mener les bidons de lait à la fromagerie du village, remonta avec une lettre qu’on lui avait remise au bureau de poste et qu’il savait, par l’écriture, venir de Paul.

C’était un de ces matins de fin de mai où, de très bonne heure, dans les campagnes, le train des semailles bat déjà son plein.

À cette saison de l’année, dès cinq heures, en effet, les petits chevaux canadiens et de grands bœufs, attelés à la charrue, tournent la glèbe avec une sorte de lenteur active, à croire qu’ils ne s’arrêteront jamais, pendant que l’on entend les chants des oiseaux, les cris des hommes des champs et les mugissements des troupeaux de vaches et de génisses qui paissent éparpillées aux environs, dans les prés de chaume non encore labourés ou sur la lisière de la forêt déjà verdoyante… Toute la journée, le soleil printanier va répandre sur ces paisibles paysages une clarté qui rayonne et qui charme… Jusqu’au moment où il s’approche de midi, l’astre tempère son ardeur et permet à la brise de rafraîchir l’espace que bientôt rempliront tout entier ses rayons dominateurs…

Et quand, sur le soir, la nature s’est voilée d’un agreste mystère ; quand le roi du jour, arrivé au terme de sa course quotidienne, s’est arrêté au-dessus d’un nuage sombre que frange une lumière d’or, avant de faire le plongeon dans les flots irisés de la baie, Jacques Pelletier est rentré à la maison avec sa lettre, qu’il avait gardée sur lui toute la journée, afin de la lire, le soir venu, en famille.

Ce fut Jeanne, qu’on avait appelée, qui en fit la lecture, après le souper.

La jeune fille lut :

Mes chers parents,

J’ai mis pas mal de temps à répondre à votre dernière lettre, mais je suis bien excusable. Je n’ai que le soir pour venir causer avec vous sur le papier et je suis si fatigué, ces soirs-là, que je ne tarde pas à m’endormir. Mais aujourd’hui, je ne puis retarder davantage, car, j’ai une grande nouvelle à vous apprendre. Cette nouvelle va vous faire de la peine, je le sais, et je vous en demande d’avance, bien pardon, comme pour toutes les autres peines que je vous ai causées.

Comme vous le savez, il y a déjà un an et demi que je suis aux États-Unis. Je pensais bien quand je vous quittais, qu’après un si long temps, ma position ferait envie à tous mes amis de Bagotville, mais Dieu ne l’a pas voulu, faut croire, puisque ma position actuelle est plus mauvaise encore que celle d’il y a un an. Je suis toujours employé à charger et à décharger les bateaux dans le port, et c’est ce que je ne peux plus endurer. Il faut que cela change absolument, et j’ai décidé de faire autre chose.

C’est ce que j’ai décidé, chers parents, qui va être bien triste pour vous et j’aime autant vous le dire tout de suite.

Dans quelques jours je vais m’embarquer sur un steamer pour m’en aller dans les vieux pays où l’on me dit que je pourrais trouver des chances. Quelquefois ça ne fait pas dans un pays et ça fait dans un autre. On embarque, de ce temps-ci, de grandes quantités d’animaux dans un navire, et je suis engagé avec deux autres compagnons, pour les garder durant la traversée. On appelle cela bouvier. Ça me permettra de ne pas donner d’argent pour payer mon passage.

Je n’ai pas le cœur à rire, c’est vrai, mais c’est drôle tout de même de penser qu’il y a un an et demi, à ce temps-ci, j’allais être un monsieur, et je suis un bouvier.

Je sais bien, à présent, chers parents, que je n’aurais pas dû vous quitter ; mais maintenant que c’est fait, il faut bien souffrir mon sort. Dans l’état où je suis, je n’oserais pas retourner parmi vous, bien que je sache que vous me recevriez avec joie ; et puis, il faut absolument que je change d’occupation. Il vaut autant que ce soit là-bas comme ici et il me semble que m’embarquer pour un autre pays, c’est tout ce qu’il me faut, bien que m’en aller plus loin de vous me fasse bien souffrir. Là-bas, je peux trouver une bonne place et me gagner un peu d’argent, alors je retournerai. Je sais bien à présent que je ne serai jamais riche.

Dans quelques jours alors je serai à des milliers de lieues encore plus loin de vous. Il ne faut pas prendre trop de peine pour cela ; ça ne sera pas pour longtemps. Que j’aie de la chance ou non, je reviendrai dans quelques temps et ça ne prolongera pas mon temps d’absence.

Dites à Jeanne qu’elle ne se décourage pas pour rien, que je l’aime toujours bien fort et que j’ai hâte de la voir et de l’embrasser comme vous tous. Que j’en aurai des choses alors à vous conter et aussi à me faire pardonner. C’est un temps de toutes sortes d’épreuves que je traverse et il faut subir mon sort comme je vous l’ai dit. Je vous écrirai de là-bas.

Je vous embrasse tous de tout mon cœur, en vous priant de ne pas m’oublier, malgré tous les chagrins que je vous donne. J’embrasse Jeanne aussi.

Votre fils qui vous aime bien,

PAUL.

Ah ! ceux qui sont aimés ne devraient jamais partir !…

Jeanne finit sa lecture et pleura. La mère, elle, poussa un soupir, un de ces soupirs de femme raisonnable et forte qui sont, avec les larmes d’amour, les plus beaux trésors de la terre… Puisqu’il faut, hélas ! se résigner à les voir grandir, les enfants, il faut aussi s’attendre à tout de leur part. Quand ils sont tout petits, elles sentent bien les mères, que plus ils grandiront, moins ils seront leurs enfants ; elles savent bien que, parvenus à un certain âge, ils vont leur échapper, peut-être pour toujours. Ils ne cherchent qu’à se détacher, ces petits ingrats. Leur première séparation date de leur naissance. Alors, on a beau être leur mère, on n’a que deux bras pour les retenir…