Retté/Un Préambule

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Arabesques
(p. 180-189).
XIV


UN PRÉAMBULE


Notre époque a pour caractère essentiel l’amour du mensonge. On y vit d’apparences et de simulacres. Les esprits sont tellement habitués à se repaître de formules creuses, de déclamations vaines et de sophismes sentimentaux, qu’il s’en trouve fort peu pour suivre, sans fatigue ou sans répugnance, un raisonnement basé sur l’observation de la réalité, jusqu’en ses conséquences logiques. On redoute le vrai au point qu’on emploie les subterfuges les plus bizarres afin de se le dissimuler à soi-même et qu’on garde rancune aux gêneurs qui s’efforcent de le remettre en évidence. — Prenez, par exemple, un Bourgeois nanti de quelque fortune, doué d’une intelligence moyenne, ni très bon ni très méchant, et qui, les jours où la rente a baissé, se sent enclin à soupçonner que « tout ne va peut-être pas pour le mieux dans le meilleur des mondes ». Le dommage subi l’incite presque à réfléchir ; le risque que court son revenu le porte à passer du particulier au général ; lésé dans son égoïsme, il se découvre des penchants altruistes ; et il manifeste des velléités de critique à l’encontre du régime.

« Ah ! s’écrie-t-il, l’État ne protège pas les petits capitalistes ; il y a des abus ; les gros banquiers nous dévorent ! »

Saisissez l’occasion, démontrez-lui que, dès toujours, les gouvernements servent uniquement à garantir aux Gros une digestion tranquille et à imposer silence aux Petits, il abondera dans votre sens... Puis, tout de suite, — selon le journal dont il s’empoisonne l’intellect, — il attribuera la baisse aux Juifs ou aux Prêtres, aux Anglais ou aux Russes. Vous aurez beau le faire remonter à la cause première du préjudice dont il se plaint ; lui prouver que les hommes agissent d’après le milieu où ils se développent et d’après les instincts de rapine hérités de leurs pères ; que, par conséquent, si l’on veut supprimer la spéculation, il faut d’abord supprimer son générateur : le capital ; il déclarera que vous l’entretenez de chimères. Bien que dupé mille fois par les réformateurs, il affirmera se contenter de réformes nouvelles. Si vous lui objectez que les réformes n’ont jamais abouti qu’au remplacement d’exploiteurs fatigués par des exploiteurs tout frais et bien endentés, il se fâchera. Si vous insistez, il finira par rompre avec vous. Et, vienne la hausse, il oubliera ses griefs.

C’est ainsi que le mensonge social amène la plupart de nos contemporains à nier l’expérience et à rejeter sur quelques-uns les méfaits d’un système dont tous sont comptables.

Un autre exemple : Voici le dilettante qui a coutume d’opposer les idées les unes aux autres, de les disséquer et de jongler avec les notions contradictoires qu’elles lui livrent comme avec des boules de couleur. « Tout est vrai, tout est faux, dit-il, et je me garde de conclure parce que je ne sais jamais si je me trompe ou si je vois juste. » Il est si content de sa virtuosité qu’il se croit un être d’essence supérieure. Les criailleries de « la vile multitude » l’importunent. Il souffre s’il lui faut quitter, même pour un instant, les sphères de l’abstrait. — Tel est, du moins, l’aspect sous lequel il désire être connu. Mais poussez-le un peu, demandez-lui son avis sur la façon de mener les hommes. Il vous répondra que l’idéal serait réalisé par une oligarchie de savants et de penseurs qui imposeraient leurs caprices à la masse, la feraient travailler à leur profit, en lui inculquant un certain nombre de dogmes et en la terrorisant au moyen de miracles scientifiques.

Donc, ce désintéressé, ce fervent de l’Idée pure, ment lorsqu’il vante son mépris des contingences. Furieux d’orgueil, jaloux de nos maîtres actuels, il aspire, lui aussi, à la tyrannie. S’il rêve de ravir sa trique au roi Caliban, c’est pour en armer le prince Prospero. Et ses grimaces hégéliennes lui servent seulement à dissimuler la violence de ses appétits.

Autre exemple : les gouvernants se suivent et se ressemblent. La sangsue Orléans s’est gorgée du sang de Jacques Bonhomme. Elle tombe. La sangsue Bonaparte lui succède. Puis, ce sont les sangsues républicaines qui alternent : l’opportuniste, la ralliée, la radicale. Demain ce sera, peut-être, le tour de la sangsue nationaliste. Tous, royalistes, bonapartistes, républicains roses et rouges, affirment au peuple qu’ils le chérissent. Et, en effet, ils l’aiment, comme on aime à manger un bon dîner. Parfois Jacques Bonhomme se rebiffe un peu. Il prie qu’on le laisse souffler. Tant de sollicitude, tant de solliciteurs : banquiers, industriels, commerçants, ministres, députés, magistrats, généraux, prêtres, fonctionnaires variés, l’accablent. Il caresse vaguement le manche de sa pioche ; il rêve de casser quelques têtes. Alors les bons gouvernants lui disent : « Vois-tu ces bêtes féroces, là-bas ? Elles grincent des dents ; elles veulent te mettre en pièces ! Vois-tu le Prussien, l’Italien, le Chinois, le Nègre qui n’attendent qu’une occasion de te tomber dessus ?... Prends les devants ; sus, sus ! à l’ennemi. » Les Suceurs étrangers haranguent de même leurs victimes. De telle sorte que Jacques Bonhomme, le Nègre, le Chinois, l’Italien, le Prussien — qui, en réalité, ne demanderaient qu’à vivre en paix, sans se chamailler, — se détestent, s’insultent, se cherchent querelle et s’entre-déchirent, affolés par le mensonge dont bénéficient leurs dirigeants.

La Bourgeoisie ne se maintient que par l’équivoque et la ruse. Elle se réclame de la Révolution et elle n’a pas tort, parce que la Bévolution est un fait bourgeois, parce que sous couleur « d’immortels principes », les légistes et les boutiquiers ont réussi à déposséder la noblesse et le clergé. Mais il est douteux que cette substitution d’une classe à une autre constitue un progrès. Car qu’un Roi, vénéré par les courtisans pillards de sa domesticité, arrosé d’huile par les évêques, dise : « L’État c’est moi », ou qu’un sanhédrin de chicanous promulgue que : « Nul n’est censé ignorer la loi », le résultat ne change pas : il y a toujours oppression du grand nombre par une bande de voleurs.

Depuis sa victoire, la Bourgeoisie a montré beaucoup d’ingéniosité. Elle a su persuader aux prolétaires qu’ils étaient libres, heureux et tout-puissants. Elle a joué supérieurement la farce du suffrage universel. On sait comment les choses se passent : chaque arrondissement contient quelques malins qui se forment en comité pour envoyer siéger dans cette caverne d’Ali-Baba qu’on appelle la Chambre un notable choisi à cause de sa fortune, de sa voix sonore ou de son habileté à tromper les simples. D’autres malins lui suscitent un ou plusieurs rivaux qu’ils jugent plus aptes à soutenir leurs intérêts. On convoque les électeurs ; on les étourdit d’une grêle de vocables dénués de sens précis ; on leur promet la lune pour après-demain sans faute ; on accuse le concurrent de coucher avec sa mère, avec le curé ou avec le vénérable de la Loge ; on ouvre un compte au Souverain chez le mastroquet ; on sème, à bon escient, les pièces de quarante sous. — Le jour du vote arrive, et l’électeur dépose, à peu près au hasard, dans un pot suspect, le bout de papier par lequel il s’imagine exprimer sa volonté...

Après quoi l’Élu tire sa révérence et se met, tout de suite, à la besogne, à savoir : détourner du budget le plus d’écus possible afin de les distribuer, sous forme de places ou de subventions, aux membres de son comité, à leurs clients et à leur honorable famille. Puis il s’affilie à un groupe pour tâcher de conquérir un ministère, car une fois ministre, il pourra puiser à même la caisse et satisfaire davantage de convoitises. Lui-même ne s’oublie pas. Il s’acoquine aux financiers et aux industriels qui lui achètent, d’après un tarif variable, son influence. Puis il pérore : il rend compte de son mandat, c’est-à-dire qu’il sert à ses dupes une salade russe, relevée de piments patriotiques et de truismes doctrinaires : « Notre grand allié le tsar, from ! from ! from ! nos chères provinces perdues, dzing ! boum ! boum ! la mission de la France, ratata ! ratata ! etc., etc. »

Cependant l’Élu des Élus se pavane, portant au col la Toison d’or symbolique et en sautoir le grand cordon de Sainte-Cunégonde. Quant aux tenants du régime, pris d’émulation, désireux de fonder une « noblesse républicaine, » ils se font nommer duc d’Entoto par Ménélick, comte Barbotini par le pape, ou baron de la Calebasse par le roi Toffa de la Côte-d’Ivoire.

Et l’électeur vote infatigablement.

Toutefois, la Révolution n’a pas eu pour conséquence unique l’arrivée au pouvoir des divers syndicats bourgeois qui se disputent l’assiette au beurre depuis un siècle. Ceux qui la préparèrent, ceux qui l’aimèrent d’un amour désintéressé ont engendré l’idée de Justice. Cette idée n’a cessé de se développer malgré la haine que lui vouent les Satisfaits et malgré les habits d’Arlequin dont l’affublent les Politiques. Elle a vaincu l’idée de Dieu qui trouvait son application par l’absolutisme guerrier et par la théocratie. Elle lutte, aujourd’hui, contre l’idée étatiste qui tend à détruire l’esprit d’initiative en subordonnant les individus à cette fiction : la Loi. — Il appartient aux Indépendants, à ceux qui ne veulent être ni d’une école, ni d’un parti, ni d’un cénacle, de la maintenir intégrale, d’indiquer les corollaires qu’elle comporte et d’en poursuivre la réalisation pratique. Il faut, pour cela, mépriser les satisfactions d’argent et de vanité que peut offrir la société actuelle. Il faut s’élargir l’âme au point qu’elle embrasse l’âme de l’humanité entière. Il faut sentir battre son cœur selon le cœur de tous les opprimés. Il faut, enfin, nier l’Autorité sous quelque déguisement qu’elle se présente.

Car la Justice ne souffre pas qu’on la restreigne. Ce n’est pas du haut d’un tribunal, par la bouche d’un homme faillible comme nous, qu’elle peut s’exprimer. Elle n’admet ni atténuations ni compromis. Du jour où l’on tente de l’accommoder à une tactique, du jour où elle cesse d’être l’idéal pour devenir le thème ampoulé sur lequel la faconde de rhéteurs ambitieux brode de tonitruantes variations, elle perd toute vertu. Or pour qu’elle triomphe dans l’avenir, il est bon que quelques-uns, fussent-ils une poignée, ne cessent de l’affirmer, en toute sa pureté, à la face de l’univers.

La Justice n’habite pas un paradis chimérique où monteraient la rejoindre, après leur mort, ceux qui, de leur vivant, l’attestèrent. La Justice n’a rien de surhumain. Acceptant les hommes tels qu’ils sont, elle se propose seulement d’équilibrer en eux les instincts égoïstes et les instincts sociables, de façon que chacun confonde son propre intérêt avec l’intérêt commun, de façon que la peine d’un seul soit ressentie par tous et aussi sa joie. Nul décret, nulle Bible, nul code ne réussiraient à déterminer des êtres susceptibles d’évoluer, selon la Justice, vers la perfection de l’espèce. C’est en nous que vit l’homme futur. Dégageons-le, ouvrons-lui la voie par nos paroles et par nos actes, et nous connaîtrons la volupté sereine de créer en beauté.

Il n’est pas besoin de chercher des formules nouvelles pour proclamer notre espoir. La formule existe : Liberté, Égalité, Fraternité. Jusqu’à présent, elle fut un symbole stérile, inscrit au fronton des palais, des prisons, des temples et des casernes. Travaillons à la féconder. Démontrons que les sentiments résumés sous ces trois termes sont contenus dans l’idée de Justice et qu’il suffit de les cultiver en nous, de les répandre autour de nous, si nous voulons abolir peu à peu la barbarie et inaugurer une ère de civilisation réelle.

Je vais essayer de définir la Liberté, l’Egalité, la Fraternité ainsi que je les conçois. Je montrerai comment elles procèdent l’une de l’autre. Puis je donnerai la conclusion logique de ces trois études.